M. le comte Alexandre de Hubner et ses souvenirs de 1848

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M. le comte Alexandre de Hubner et ses souvenirs de 1848
Revue des Deux Mondes3e période, tome 106 (p. 695-706).
M. LE COMTE ALEXANDRE DE HUBNER
ET
SES SOUVENIRS DE 1848

Après avoir fait deux fois le tour du monde, M. le comte de Hübner vient de faire un voyage dans son passé. Le récit de ses excursions lointaines a été goûté ; ses souvenirs de 1848 ne le seront pas moins. Il n’était alors qu’au début de sa brillante carrière diplomatique. Simple conseiller de légation, il résidait à Leipzig en qualité de consul-général d’Autriche en Saxe et de chargé d’affaires accrédité auprès des petites cours d’Anhalt, de Schwarzbourg et de Reuss. Il commençait à se lasser de ses fastidieuses et ingrates fonctions, qui n’étaient guère qu’une sinécure, quand, vers le milieu de février, M. de Metternich, qui depuis deux ans lui promettait de l’avancement, le manda à Vienne pour lui confier une importante mission en Italie. On avait constitué à Milan, sous le nom de conférence, une sorte de comité exécutif, composé du vice-roi, archiduc Rainer, du feld-maréchal Radetsky, et du gouverneur de la Lombardie. M. de Metternich avait résolu d’y adjoindre un diplomate, chargé d’entretenir d’étroites relations avec les petits princes italiens, de leur prêcher la résistance aux sociétés secrètes, aux idées dangereuses et au parti du mouvement, et de leur répéter sans cesse que s’ils se sentaient impuissans à se défendre contre les hommes de désordre, l’Autriche était là, qu’elle se ferait un plaisir de leur prêter main-forte. Le prince sentait venir l’orage, mais malgré l’échec qu’il avait essuyé en Suisse l’année précédente, il n’éprouvait aucune inquiétude. La plus grande erreur des hommes d’État est de croire à l’éternelle efficacité de la méthode qu’ils ont adoptée ; tous les moyens humains finissent par s’user, et, les circonstances ayant changé, on se perd par les mêmes démarches qui vous avaient plus d’une fois sauvé. C’est l’éternelle ironie de l’histoire. M. de Hübner n’avait pas encore quitté Vienne quand on y apprit la chute de la monarchie de juillet. Le chancelier n’en parut que médiocrement ému ; son imperturbable confiance, son olympienne sérénité ne se démonta point. Deux semaines après, une révolution éclatait à Vienne, et celui qui avait tenu si longtemps dans ses mains tous les fils de la diplomatie européenne en était réduit à rentrer brusquement dans la vie privée. De son côté, M. de Hübner, à peine arrivé en Italie, s’apercevait qu’on l’y avait envoyé trop tard, que le temps des négociations était passé, que c’était aux épées de prendre la parole.

Heureusement, il avait déjà cette vive curiosité qui l’a conduit depuis jusqu’au bout du monde, et les curieux se distraient bientôt de leurs chagrins. Il avait pris l’habitude d’écrire chaque matin son journal. C’est ce journal qu’il vient de publier, non sans le retoucher un peu et en y ajoutant tout un chapitre rédigé l’an dernier à Corville-House. On ne se résout pas facilement à livrer au public, sans y changer un mot, sans rien donner à ses repentirs, des pages qu’on a écrites il y a quarante-deux ans. C’est de tous les courages le plus rare et, à vrai dire, le plus inutile[1].

M. de Hübner persiste à croire, aujourd’hui encore, que M. de Metternich a été fort calomnié et que l’administration autrichienne a procuré à l’Italie de longues années de prospérité, d’ordre et de paix. En 1849, le prince lui disait à Richmond : — « J’ai toujours pensé que les questions sociales devaient avoir le pas sur les questions politiques. Depuis 1815, je ne me suis plus occupé de politique. » — Il entendait par là qu’il avait toujours accordé la première place aux intérêts matériels des peuples. Il les regardait comme des troupeaux que leurs propriétaires doivent s’appliquer à engraisser et à maintenir en santé ; il pensait que le bonheur auquel ils ont droit est celui d’un bœuf de labour, que son maître ne maltraite que lorsqu’il donne de la corne, et auquel il est bon d’assurer, autant qu’il est possible sans trop se déranger, une litière fraîche, une étable passablement tenue, un râtelier bien fourni.

Il est certain que sous le régime autrichien, la Lombardie ne dépérissait point, qu’une administration probe, régulière, exacte, si lentes que fussent ses allures, si lourde que fût sa main, était plus protectrice que tracassière à l’égard des petits, et que dans les états sur lesquels l’Autriche étendait son bras tutélaire, le peuple, tout compté, tout rabattu, alles in allem, était heureux. Les gouvernemens, se sentant garantis contre toute injure, contre tout ennemi du dehors et du dedans, n’avaient besoin que de peu de troupes et pouvaient épargner à leurs sujets les charges du service militaire. Malgré les douanes intérieures, le commerce ne languissait pas, l’industrie florissait. Les dépenses ne dépassant pas les ressources, la situation financière était satisfaisante, et on assure qu’elle n’était nulle part meilleure que dans le royaume des Deux-Siciles.

Mais si le prince de Metternich avait quelque souci des besoins matériels, les seuls qu’il prît au sérieux, il n’avait aucun égard pour les besoins de l’esprit, qui lui semblaient factices et de pure convention. Il voulait que le bœuf fût gras, il ne lui permettait pas de penser, de caresser des chimères, de se complaire dans les imaginations dangereuses, de s’arroger des droits abstraits, et il était impitoyable pour quiconque se plaignait : — « Sous le règne de l’empereur François Ier, nous dit M. de Hübner, l’Autriche était un heureux pays, mais ses fils n’étaient pas tous heureux. Qu’il y eût des mécontens, cela ne pouvait échapper au vigilant père de famille, et, dès le début, il considéra comme une des principales tâches de son gouvernement d’étouffer le mal dans son germe. Il en voyait le principe dans les idées nouvelles, qui, parties de France, s’étaient répandues sur les bords du Rhin et menaçaient d’envahir l’Europe centrale. Avant la grande Révolution, jouer avec les doctrines des encyclopédistes passait à Potsdam comme à l’Ermitage pour un agréable amusement. Mais depuis que chaque soldat français, dans ses marches à travers l’Europe, avait laissé tomber de sa giberne quelques graines et que ces graines commençaient à germer sur les grandes routes, les cours du nord et la Sainte-Alliance en ressentaient de vives inquiétudes. On croyait la société chrétienne menacée par la société philosophique ; on voulait la sauver, on fit ce qu’on fait dans les temps de maladies contagieuses : on entoura la monarchie d’un cordon. »

S’il y avait des mécontens à Vienne, il y en avait bien plus encore en Italie, dans ce pays profondément remué, travaillé par les idées de 1789. Comme le remarque M. de Hübner, le parti libéral ou national, qu’on appelait alors le parti français, était représenté jusque dans les cours qui avaient à l’Autriche les plus grandes obligations, dans l’entourage des princes, dans les chancelleries, dans les salons de la noblesse et jusque dans le sacré-collège et dans l’antichambre des papes. A plus forte raison trouvait-il des adhérens dans toutes les professions libérales.

L’Autriche procurait aux peuples la vie commode ; mais sa pesante tutelle, sa police oppressive, sa censure aussi rancunière qu’ombrageuse exaspérait les classes intelligentes, tous ceux à qui ne suffisait pas le bonheur du bœuf gras. M. de Hübner en convient, mais peut-être n’en convient-il pas assez. Il faut rendre justice à l’homme, il est ainsi fait que ses plus nobles souffrances sont aussi les plus aiguës. Quand il a commencé de raisonner, c’est lui infliger un supplice que de lui interdire de penser ; quand il a conçu une haute idée de la dignité humaine, c’est le réduire au désespoir que de lui donner pour maître souverain un agent de police qui ne connaît que sa consigne. Ainsi que l’écrivait Lamennais dans ses Affaires de Rome, ne pouvant interdire aux classes élevées une certaine mesure d’instruction, on réglementait scrupuleusement celle qu’on leur permettait d’acquérir, et toutes connaissances ne leur étant pas bonnes, on décomposait le spectre solaire pour ne laisser arriver jusqu’à elles que des rayons d’une couleur choisie. Le XVIIIe siècle avait répandu dans le monde l’esprit d’universelle discussion ; les gouvernemens s’y prenaient bien tard pour dire : « Quiconque discute sera traité par nous comme un malfaiteur, comme un criminel. » Il y avait, à l’Université de Padoue, un professeur d’histoire moderne ; pour s’assurer de sa discrétion, on lui envoyait ses cahiers de Vienne ; défense à lui d’y changer une phrase. A Naples, les droits énormes dont on avait frappé les livres équivalaient presque à une prohibition, ils n’y pénétraient qu’en fraude. « Si la douane, écrivait encore Lamennais, pouvait parfaitement répondre aux sages vues de l’administration, les habitans de ce beau pays, qu’ont illustré tant d’hommes remarquables, deviendraient en peu de temps les lazzaroni de l’intelligence. » Un patriote italien dit un jour à M. de Hübner : « Vous avez fait de nous des cadavres. » De son propre aveu, il ne trouva rien à répondre.

Dès son arrivée en Lombardie, il avait senti remuer ces cadavres, et il ne doutait pas que l’Autriche ne fût appelée avant peu à jouer son va-tout. Ce qui le rassurait, c’était l’étonnante verdeur du maréchal Radetsky et l’absolue confiance que cet octogénaire inspirait à ses troupes dont il était l’idole. Un jour que M. de Hübner dînait à sa table, le général Wallmoden lui dit : « Voyez comme sa main tremble, cet homme devient vieux, très vieux. » Et aussitôt, il s’assoupit. — « Regardez-le, dit à son tour le maréchal. A son âge, il est encore fou du beau sexe, il veut faire le galant et il ronfle à table. » Mais s’agissait-il de se battre, ces vieillards rajeunissaient comme par miracle, ils n’avaient plus que trente ans.

Cependant, le parti de la noblesse, des signori lombards avait fait alliance avec les sociétés secrètes, et le 18 mars, une insurrection éclatait à Milan. A la vérité, on ne s’accordait guère ; les uns voulaient annexer la Lombardie au Piémont, les autres en voulaient faire une république ; mais au commencement des révolutions, on a toujours l’air de s’entendre, les dissidences ne se prononcent que plus tard. Quelques jours après, le roi Charles-Albert déclarait la guerre à l’Autriche. Surpris par l’événement, Radetsky dut évacuer la ville pour se replier sur le quadrilatère, y concentrer son armée et y attendre des renforts. M. de Hübner n’avait pu partira temps ; il fut pris dans la souricière. On le retint comme otage ; sa captivité devait durer plus de trois mois.

Il avait eu tout d’abord une mission assez agréable à remplir. En face de sa maison, demeurait un haut fonctionnaire autrichien, qui, ayant couru en toute hâte chercher un refuge chez des amis, le conjura de tenir compagnie à sa femme jusqu’à des temps meilleurs : « Nous avons un peu ri, elle et moi. C’est vraiment une très jolie femme, une vraie Viennoise. Le piquant de l’affaire est que je la connais à peine, je ne l’ai vue qu’une fois, et les circonstances nous obligent à faire ménage ensemble. Cela ne fait-il pas penser à un vaudeville français ou mieux encore au Décaméron ? » Ils passèrent une nuit dans la même chambre, étendus sur deux matelas, dormant, nous assure-t-il, du sommeil du juste, et se disant l’un à l’autre, à leur réveil : « Honni soit qui mal y pense ! » Le lendemain, il restituait cette aimable Viennoise à son mari, et il trouvait lui-même un asile auprès d’un vieux couple, qu’il baptisa du nom de Philémon et Baucis. Philémon était Trentin et avait pris parti pour les insurgés ; Baucis était une Milanaise aux petits yeux ardens, aux cheveux blancs comme neige, et elle disait : « Je me crois une aussi bonne Italienne que tous ces braillards, schiammazoni, mais je suis pour l’Autriche. »

On confia à Baucis et à Philémon le soin de garder l’otage. Il ne pouvait avoir des geôliers plus doux, et il profitait de leur indulgence pour s’échapper quelquefois et voir ce qui se passait dans Milan. La grande rue avait été barricadée avec des meubles, des chaises d’églises, des charrettes, d’élégans coupés de marquises et de duchesses. Grâce aux couloirs qu’on y avait ménagés, on pouvait circuler, et une foule bigarrée s’y pressait. Les abbés abondaient, la cocarde au chapeau, l’épée au poing. D’innombrables signori paradaient coiffés de grands sombreros à plumes, vêtus d’un pourpoint espagnol ou se drapant dans leurs capes ; c’était une Espagne d’opéra. Par une combinaison dont il a seul le secret, l’Italien joint le goût du théâtral à l’exquise perfection du naturel. Les joies, les émotions de ce peuple émancipé de la veille étaient sincères ; les gestes étaient violens, le langage était excessif : l’Italien ne craint pas d’exagérer, mais il a l’esprit trop fin pour être dupe de ses hyperboles et des airs qu’il se chante à lui-même dans ses heures d’ivresse.

M. de Hübner assista à l’arrivée de la princesse Belgiojoso, qui amenait quatre-vingts jeunes Napolitains et marchait à leur tête, un drapeau tricolore à la main. On s’entassait sur les balcons pour la voir passer ; on agitait des mouchoirs, on applaudissait, on criait, on poussait de bruyans vivats. Pendant quarante-huit heures, les jeunes héros furent hébergés, nourris aux frais de la ville ; puis on les conduisit en grande pompe à la Porta Tosa, en leur souhaitant de revenir sains et saufs du champ de carnage. Trois semaines après, ils n’étaient plus que vingt-cinq, qu’on voyait rôder à travers les rues en mendiant. On assurait que l’ennemi les avait décimés. La vérité était que ces quatre-vingts prodi n’avaient jamais vu le feu, qu’ils étaient allés à la maraude, et qu’ayant eu maille à partir avec les paysans, la plupart avaient été assommés ou éventrés à coups de fourche. « Tel fut le dénoûment de cette manifestation républicaine, écrivait M. de Hübner dans son journal. Les hommes du gouvernement provisoire, qui ne sont pas républicains, en ont ri sous cape ; la princesse, qui a l’esprit inventif, saura se consoler en se procurant quelque autre distraction ; les Milanais ont eu trois ou quatre jours de réjouissance gratuite. Ainsi, à l’exception des pauvres giovinotti napolitains, chacun a sujet d’être content. »

Les jours se suivaient sans se ressembler. En quittant Milan, Radetsky avait emmené à titre d’otages quelques gentilshommes lombards. Sur les instances de leurs familles inquiètes de leur sort, le gouvernement provisoire résolut de proposer au vieux maréchal un échange de prisonniers, et on choisit M. de Hübner pour aller négocier cette affaire avec lui. Il se mit en route, mais il ne put dépasser Brescia. On lui avait donné, pour traverser cette ville, une escorte composée d’un capitaine de la garde civique et d’un gendarme. Ce capitaine était un petit homme fluet, chaussé de grandes bottes de couleur claire ; sur son chapeau en forme de cône flottait une grande plume d’autruche ; il avait ceint sa taille d’une large écharpe tricolore, et des pieds à la tête, sa chétive personne était toute couverte de cocardes ; il en avait mis partout où l’on en peut mettre.

Se souciant peu d’aller aux avant-postes et n’accomplissant sa mission qu’à regret, il chevauchait d’un air mélancolique près de la voiture. En vain M. de Hübner le pressa de quitter son cheval, de venir s’asseoir à ses côtés, il s’y refusa obstinément. Il y a toujours en Italie, quoi qu’il se passe, des curieux pour qui les événemens politiques ne sont que des phénomènes d’histoire naturelle et dont l’unique souci est de trouver le mot des situations. Un de ces curieux s’approcha du diplomate autrichien pour lui dire d’un ton grave, comme un philosophe qui est heureux d’éclaircir les idées de son prochain : « Il va à cheval afin de pouvoir fuir en cas de besoin : va a cavallo per poter fuggire nel caso di bisogno. » Ce grand philosophe connaissait son monde. Comme la voiture allait sortir de la ville, elle fut entourée par une populace qui criait : « Mort à l’Allemand ! mort au traître ! » Le moment psychologique était venu ; le capitaine enfonça ses éperons dans les flancs de son coursier et prit le large, le gendarme disparut aussi, et pendant une heure et demie M. de Hübner se trouva seul pour disputer sa vie à une bande de forcenés blêmes, livides de fureur, à la bouche écumeuse et hurlante, qui l’accablaient d’injures, le menaçaient de leurs piques et braquaient sur lui leurs fusils.

Par intervalles, un pseudo-signore, vêtu d’un pourpoint espagnol et armé d’une longue épée, faisait mine de lui en larder le cou. Son geste était à la fois si terrible et si gracieux que la foule éclatait en applaudissemens. Mais ce noble matassin n’avait garde d’endommager la peau du traître et il lui murmurait à l’oreille : « N’ayez pas peur, ce n’est qu’une démonstration : Non abbia paura, è una dimostrazione. » Cette incommode, mais innocente épée, ne faisait pas grand’peur à M. de Hübner ; ce qui l’effrayait beaucoup plus, c’étaient les femmes qui s’étaient mises aux fenêtres pour assister à cette scène. Quelques-unes lui montraient des assiettes sales, comme pour lui dire : « Voilà ce qui désormais vous attend en Italie. » D’autres jouaient de la prunelle. Il leur parlait par signes, il leur disait piteusement : « Voilà pourtant comme on traite un homme du monde. » — « Nous le voyons bien, répondaient leurs yeux noirs, et nous en sommes ravies. — Cette musique sans paroles, ajoute-t-il, me restera à jamais gravée dans la mémoire, et jamais non plus je n’oublierai le visage d’une de ces femmes. C’était une de ces figures comme on en rencontre ici dans les hautes classes, une figure qui parcourt à son gré toute la gamme des passions humaines, des yeux également faits pour exprimer le désespoir et l’extase, un teint de marbre ombragé d’un crêpe noir, un léger duvet au-dessus d’une bouche fine et sarcastique. Cette femme me contemplait avec une expression de haine qui m’eût paru flatteuse, si son regard s’était adressé à ma personne et non à mon espèce. Qui sait haïr ainsi doit être capable d’aimer beaucoup. »

Parmi les énergumènes qui hurlaient autour de lui, il y en avait un qui, moins déguenillé que les autres, semblait le plus enragé, le plus sanguinaire de tous. Il jurait continuellement, en brandissant son braquemart, et criait avec un accent étranger : « Qu’il meure, mais non de la main du peuple ! Ce serait trop d’honneur pour lui ; il doit mourir de la main du bourreau, non aujourd’hui, mais demain : Non adesso, domani ! » Tout en jurant et gesticulant, il s’efforçait de percer la foule pour arriver jusqu’à l’homme qu’il se promettait de voir pendre ; il y réussit à grand’peine, et lui dit tout bas en français : « Je tâcherai de vous sauver. » Et il se retira aussitôt en criant de plus belle : Non adesso, domani ! Quelques années plus tard, un jour que M. de Hübner, ambassadeur d’Autriche à Paris, se promenait aux Champs-Elysées, il fut pris dans un embarras de voitures, et vit venir à lui un gentilhomme savoyard, qu’il reconnut sur-le-champ et qui lui dit : « Sans aucun doute, monsieur l’ambassadeur, vous n’avez pas oublié Brescia. Vous vous êtes bravement comporté, mais vous étiez bien pâle. C’est une affaire de tempérament. »

Grâce à un gentilhomme savoyard dont il ignore le nom, grâce à l’intervention de quelques signori généreux ou compatissans et de soldats lombards, déserteurs du régiment de l’archiduc Albert, M. de Hübner échappa aux fureurs de la populace de Brescia. Mais il dut renoncer à s’acquitter de sa mission et retourner à Milan, auprès de Philémon et de Baucis. Sa captivité lui fut douce, il en a gardé le meilleur souvenir. Le cœur lui saignait souvent quand il entendait crier dans les rues : « Grande défaite des Autrichiens ! Radetsky est mort ou prisonnier ! » Plus tard, la fortune des armes ayant tourné, il vit plus d’une fois Baucis entr’ouvrir la porte de sa chambre pour lui dire d’une voix émue et d’un air radieux : « Tout va bien, nous avons été battus. » Il avait découvert une bibliothèque pleine de livres à son goût, et tour à tour il relisait Fielding, Cervantes ou Machiavel et Guichardin. Dans les temps agités, rien n’est plus tranquillisant que les vieilles histoires ; elles nous apprennent que les choses qui nous étonnent le plus sont souvent arrivées déjà, et que le monde n’est jamais resté au milieu d’une semaine.

Il avait d’autres distractions. A l’une des fenêtres de la cour sur laquelle donnait son appartement, il voyait s’asseoir une jeune fille qui cousait en fredonnant. Ses vocalises étaient charmantes et légères, et ses yeux, qu’elle laissait trotter, n’étaient point farouches. Elle avait une tête de sainte Vierge ; quand elle regardait le ciel, elle ressemblait à un Léonard de Vinci. M. de Hübner l’avait surnommée la Madone à l’aiguille, Madonna dell’ago. Il craignait d’en tomber amoureux et tâchait de se persuader qu’un homme de trente-sept ans, surtout quand il est diplomate, est maître de son cœur, que ses plus beaux rêves s’évanouissent dans la fumée d’un régalia. Un soir, dans les premières heures langoureuses d’une vraie nuit d’Italie, une voix douce lui cria : Felice sera ! Il fut sur le point de succomber, de se rendre ; mais la cour sentait le graillon. Il répondit par un Felicissima notte ! et ouvrit son Guichardin. Il a eu dans son aimable cachot de Milan tous les plaisirs, même celui de mépriser le bonheur et de pouvoir se dire : « Je ne veux pas. Et pourtant si je voulais ! »

Cet Autrichien aime les Italiens. Ce qu’il apprécie surtout en eux, c’est la facilité, l’ouverture, la souplesse de leur intelligence et plus encore, leur urbanité, répandue dans toutes les classes. Quand Henri Heine passa pour la première fois les Alpes, il s’arrêta quelques heures à Trente, et la meilleure fut celle qu’il employa à faire causer une vieille marchande de fruits : il lui semblait qu’en ce moment un jeune Obotrite, un jeune barbare, s’entretenait familièrement avec une civilisation âgée de deux mille ans qui avait beaucoup de choses à lui apprendre. M. de Hübner aime les Italiens, parce qu’ils sont les premiers-nés de la civilisation ; il adore l’Italie parce qu’elle est le pays des éternels et universels souvenirs, le retentissant théâtre où s’est jouée en tout temps la grande comédie humaine : « Nous voici dans la campagne de Rome. Parmi beaucoup de ruines, le tombeau d’un patricien du siècle d’Auguste attire notre attention ; ses cendres y reposaient avant que le christianisme eût paru dans le monde. Sur le magnifique couronnement du mausolée, on aperçoit des murs à créneaux, restes dégradés d’un fort construit par quelque baron romain ; nous sommes ici en plein moyen âge. Mais sur la toiture du fort, un campagnuolo s’est bâti une cabane avec des débris de bas-reliefs sculptés dans le marbre. La porte est encadrée dans un berceau de vigne, et un figuier, qui a poussé entre deux pierres, lui verse son ombre. Dans cette maison vingt siècles cohabitent. »

M. de Hübner a pardonné aux Italiens les vilaines heures qu’il passa à Brescia le 2 avril 1848. Ce qui est plus méritoire de la part d’un diplomate, il leur pardonne aussi d’avoir démenti les prédictions qu’il avait faites sur leur avenir. Frappé du peu d’homogénéité des diverses races qui se sont partagé la péninsule, il n’avait jamais cru qu’elles pussent se réunir en un corps de nation, et il traitait l’unité italienne de chimère. Elle s’est faite pourtant par l’habileté et la persévérance d’une maison royale, chez qui le génie de la politique est un héritage de famille. Condamnée à défendre son indépendance contre de puissans voisins, elle a combattu la force par la ruse, qui est l’arme des faibles. Les démocrates de Milan et de Venise répétaient sans cesse : « Laissez-nous faire, nous nous sauverons nous-mêmes : Italia farà da se. » Plus avisée, la maison de Savoie a pratiqué la vieille politique italienne, qui consiste à se servir de l’étranger, à employer un straniero pour se débarrasser d’un autre straniero. « Il semble, dit M. de Hübner, que les événemens m’aient donné tort. La nouvelle Italie a-t-elle vraiment l’étoffe d’un grand état ? J’appelle un grand état celui qui fa da se, celui qui a bâti tout seul sa maison, qui l’arrange à son gré et la défend lui-même. Je ne cherche pas à soulever les voiles de l’avenir. Je me permets seulement de remarquer que la diplomatie a plus contribué à la formation du nouveau royaume que son armée. D’habitude, les États se conservent par les moyens qui ont servi à les créer, et on peut croire que l’Italie sera plutôt une puissance diplomatique qu’un état militaire. Première question : l’importance que l’Europe lui attribue dès aujourd’hui, ne l’a-t-elle pas acquise par son accession à l’alliance de l’Autriche et de l’Allemagne ? Seconde question : son traité avec ces deux grandes monarchies n’a-t-il pas été conclu dans l’intention bien arrêtée de fortifier le jeune trône contre les menées inquiétantes du parti républicain ? » Le gouvernement provisoire n’avait pas attendu pour relâcher son otage, que le maréchal Radetsky fût rentré en vainqueur à Milan. En gagnant la frontière suisse, M. de Hübner entendit un vieillard italien s’écrier au milieu d’un groupe de paysans : « Quand donc viendra ce Radetsky que Dieu bénisse ! Il nous fait trop attendre. » Les idées conservatrices ont pour défenseurs naturels les paysans et les femmes ; les gouvernemens absolutistes ont tort de s’imaginer que ces deux forces suffisent à les garantir de tout péril, et les gouvernemens libéraux ont quelquefois l’imprudence de ne pas assez compter avec elles. M. de Hübner, en arrivant à Vienne, n’y trouva partout que trouble, désarroi et confusion. Il fut témoin de la révolution du 6 octobre, à la suite de laquelle l’empereur Ferdinand et la famille impériale se retirèrent à Olmütz, abandonnant la capitale aux tribuns et aux étudians. M. de Hübner n’avait pas su sortir de Milan assez tôt ; il réussit à sortir de Vienne, non sans courir quelques dangers, et il en conclut qu’en temps de révolution, les sages doivent avoir toujours dans leur tiroir un passeport visé, ainsi qu’un ou deux rouleaux de napoléons, et se faire une règle de ne jamais coucher que dans une maison à deux portes.

Si le désordre régnait dans la rue, il était encore plus dans les têtes. Les uns ne songeaient qu’à se mettre en sûreté ; d’autres conseillaient de capituler avec l’émeute ; les plus habiles n’avaient que des expédiens à proposer ; soit par nécessité, soit par effarement, on vivait au jour le jour. La situation semblait désespérée. L’assassinat du ministre de la guerre, comte de Latour, avait jeté l’épouvante parmi les hauts fonctionnaires ; ils avaient tous déserté leur poste, à l’exception toutefois du ministre des finances, le baron de Krauss, qui étonna la cour et la ville par son courage passif et se comporta dans ces jours sinistres comme un véritable héros de la bureaucratie.

Ce petit homme corpulent, au teint pâle, aux joues pendantes, à l’œil pénétrant et doux, avait la physionomie d’un saint, phénomène rare dans le monde administratif. Il déclara qu’il ne pouvait vivre loin de ses bureaux, il s’obstina à rester à Vienne, et il parvint à empêcher le pillage de la Banque nationale, des magasins et des caisses publiques, A la vérité, ses procédés n’étaient pas très orthodoxes. Il avait su se concilier les étudians, il entretenait avec eux des relations courtoises, presque affectueuses. « Ce sont des enfans, disait-il, mais de bons enfans. » Il les détournait de leurs méchantes entreprises par de belles paroles, des plaisanteries, d’amicales remontrances. Avaient-ils besoin d’argent, il leur faisait des avances sur les caisses de l’État ; le comité démocratique lui-même avait part à ses libéralités et tout se passait en douceur.

De temps à autre, on le voyait arriver à Olmütz, et il racontait avec candeur ses petites négociations, ses traités de paix avec l’ennemi commun. Pendant que le prince Windischgraetz, investi du commandement suprême, s’apprêtait à bombarder la capitale de l’empire, le ministre des finances fournissait aux rebelles des subsides pour la défendre. — « Mais y pensez-vous, chère Excellence ? lui dit un jour M. de Hübner ; c’est tout simplement un crime de haute trahison. — Non, assurément non, répliquait-il avec son sourire bénin et ascétique, ces pauvres diables sont faciles à traiter, ils se contentent de doses homéopathiques. Et d’ailleurs, le peu d’argent qu’ils reçoivent de moi prend plus souvent le chemin du cabaret que de la boutique de l’armurier. » On le pressait de rester à Olmütz, on l’engageait à se souvenir du comte de Latour, il secouait la tête et s’en retournait comme il était venu, sans secrétaire, sans huissier, son gros portefeuille sous le bras. Ce Daniel semblait se plaire dans la fosse aux lions. Cosas de España ! s’écrie à ce propos M. de Hübner. Tous les pays en révolution sont des Espagnes. Le cours ordinaire des choses étant comme suspendu, les mots changent de sens, c’est Babel et la confusion des langues : le crime parle comme la vertu et la vertu ressemble quelquefois au crime. C’est alors surtout que les gens de bien qui aimeraient mieux mourir que de manquer à leur devoir ont plus de peine à le découvrir qu’à le faire.

Il semblait que c’en fût fait de l’Autriche. Si déplorable que soit la situation d’un pays, rien n’est perdu quand il a des hommes ; c’est un bonheur qui peut tenir lieu des autres et qu’aucun autre ne remplace. Le prince Félix de Schwarzenberg disait : « La monarchie a été sauvée par trois soldats indisciplinés. » Le maréchal Radetsky, lorsqu’il était à Vérone et avant ses victoires, avait résisté ouvertement à la cour d’Innsbruck, qui lui commandait de céder la Lombardie. Le prince Windischgraetz, prévoyant une insurrection à Prague, avait refusé de se dessaisir d’une partie de l’armée de Bohême. Jellachich, ban de Croatie, traité de traître par l’empereur Ferdinand et dépouillé de tous ses emplois, de tous ses honneurs, avait déclaré qu’il tenait cette destitution pour nulle et non avenue, et l’empereur s’en était bien trouvé. Mais les épées ne suffisaient pas, il fallait à l’Autriche un homme d’état, et c’est l’oiseau rare. Les intelligences les plus vives sont souvent les plus irrésolues et les plus timides. L’Autriche trouva dans le prince de Schwarzenberg un de ces hommes d’État qui voient très clair et n’ont peur de rien. Ils sont le contraire de ces capitani qui chevauchent à côté de la voiture pour pouvoir fuir en cas de besoin ; ce n’est pas ainsi qu’ils l’entendent, et, si elle verse, ils rouleront avec elle dans le fossé.

— « L’entourage de la famille impériale, écrivait M. de Hühner dès le 14 août 1848, se compose de personnalités fort estimables, de dignitaires dévoués et sûrs, mais selon l’usage de notre cour, tout à fait étrangers à la politique, et, par suite, incapables de donner des conseils alors même qu’on leur en demande. Nous avons besoin d’un homme qui soit en état de prendre la conduite des affaires. Je n’en vois, je n’en connais qu’un, Félix de Schwarzenberg. » — M. de Hübner prit sur lui d’écrire au prince, qui était alors à Milan ; il lui représenta combien sa présence était nécessaire à Vienne. Le 30 septembre, au matin, il voyait entrer dans son cabinet de toilette un officier général de haute stature, aux cheveux déjà rares et grisonnans, taillés en brosse, au front élevé et étroit, au visage pâle, impassible, mais les yeux parlaient beaucoup : — « Oh ! mon Autriche, ma chère patrie, pensa-t-il, tu n’es pas perdue ! » — A peine osait-il croire à son bonheur ; était-ce un rêve ? Le prince s’avança lentement vers lui, la main tendue, en disant : « Oui, c’est bien moi ! »

Les révolutions de février, de mars et d’octobre, les insurrections de Milan et de Venise, Radetsky et la bataille de Custozza, la révolte de la Hongrie, Windischgraetz, Jellachich, le prince de Schwarzenberg lui-même, tout cela nous paraît aujourd’hui bien loin de nous, tant l’Europe a changé dans ces vingt dernières années. Les grands événemens qui renouvellent la face des choses sont comme de hautes montagnes qui nous cachent le passé. Et pourtant c’est en 1848 que tout avait été préparé. Le monde politique offrait alors, a-t-on dit, l’aspect d’une maison de fous ; il s’est trouvé que ces fous étaient les confidens du destin. C’est 1848 qui a donné à l’Europe le suffrage universel, qu’on traita longtemps d’insanité ; un homme d’État très absolu en a doté l’Allemagne, et, selon toute apparence, l’une après l’autre, toutes les monarchies l’adopteront.

C’est en 1848 aussi que fut proclamé le principe des nationalités. Les révolutionnaires pensaient le faire servir au triomphe de la république et de la démocratie, il n’a servi jusqu’ici qu’à créer une royauté unitaire et un grand et puissant empire. — « La plupart du temps, disait Machiavel, ceux qui font les révolutions ne sont pas ceux qui en profitent. » — Les uns sèment, les autres moissonnent, et il arrive souvent que les moissonneurs sont des gens contre qui les semeurs avaient conspiré et auxquels ils avaient juré une haine irréconciliable. C’est encore là une des éternelles ironies de l’histoire.


G. VALBERT.

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