Maître du monde/15

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Hetzel (p. 169-180).

XV

LE NID DE L’AIGLE.


Le lendemain, lorsque je me réveillai après un assez lourd sommeil, l’appareil ne faisait plus aucun mouvement. Je m’en rendis compte aussitôt : il ne roulait pas sur terre, il ne naviguait ni sur ni sous les eaux, il ne volait pas au milieu des airs. Devais-je en conclure que son inventeur avait regagné la mystérieuse retraite où jamais être humain n’avait mis le pied avant lui ?…

Et alors, puisqu’il ne s’était pas débarrassé de ma personne, son secret allait-il enfin m’être révélé ?…

Peut-être s’étonnera-t-on que j’eusse si profondément dormi pendant ce voyage aérien. Je m’en suis étonné moi-même, et je me demandai si ce sommeil ne fut pas provoqué par une substance soporifique mêlée à mon dernier repas… le capitaine de l’Épouvante voulant me mettre ainsi dans l’impossibilité de connaître le lieu de son atterrissement ?… Tout ce que je puis affirmer, c’est qu’elle avait été terrible, l’impression que je ressentis au moment où l’appareil, au lieu d’être entraîné dans les tourbillons de la cataracte, s’enleva sous l’action de son moteur, comme un oiseau dont les larges ailes battaient avec une extraordinaire puissance !…

Ainsi, donc, cet appareil du Maître du Monde répondait à ce quadruple fonctionnement : il était à la fois automobile, bateau, submersible, engin d’aviation. Terre, eau, air, à travers ces trois éléments, il pouvait se mouvoir, et avec quelle force, avec quelle rapidité !… Quelques instants lui suffisaient à opérer ces merveilleuses transformations !… La même machine présidait à ces locomotions diverses !… J’avais été le témoin de ces métamorphoses !… Mais, ce que j’ignorais encore, ce que je découvrirais peut-être, c’était à quelle source d’énergie puisait cet appareil, et enfin quel était l’inventeur de génie qui, après l’avoir créé de toutes pièces, le dirigeait avec autant d’habileté que d’audace !

Au moment où l’Épouvante dominait la chute canadienne, j’étais accoté contre le panneau de ma cabine. Cette claire soirée me permettait d’observer la direction que suivait l’aviateur[1]. Il filait au-dessus de la rivière et dépassa Suspension-bridge, à trois milles en aval du Horse-Shoe-Fall. C’est à cet endroit que commencent les infranchissables rapides du Niagara, qui se coude alors pour descendre vers l’Ontario.

À partir de ce point, il me sembla bien que l’appareil obliquait vers l’est…

Le capitaine se tenait toujours à l’arrière. Je ne lui avais pas adressé la parole… À quoi bon ?… Il ne m’eût pas répondu.

Ce que je remarquai, c’est que l’Épouvante gouvernait avec une surprenante facilité. Assurément, les routes atmosphériques lui étaient aussi familières que les routes maritimes et les routes terrestres.

Et, en présence de pareils résultats, ne comprend-on pas l’immense orgueil de celui qui s’était proclamé Maître du Monde ?… Ne disposait-il pas d’un engin supérieur à tous autres sortis de la main des hommes et contre lequel les hommes ne pouvaient rien ?… Et, en vérité, pourquoi l’eût-il vendu, pourquoi eût-il accepté ces millions qui lui furent offerts ?… Oui ! cela m’expliquait bien l’absolue confiance en lui-même qui se dégageait de toute sa personne !… Et jusqu’où son ambition le porterait-elle, si, par son excès même, elle dégénérait quelque jour en folie ?…

Une demi-heure après l’envolée de l’Épouvante, j’étais tombé, sans m’en rendre compte, dans un complet anéantissement. Je le répète, cet état avait dû être provoqué par quelque soporifique. Sans doute, le capitaine ne voulait pas me laisser reconnaître quelle direction il suivait.

Donc, l’aviateur a-t-il continué son vol à travers l’espace, a-t-il navigué à la surface d’une mer ou d’un lac, s’est-il lancé sur les routes du territoire américain, je ne saurais le dire. Aucun souvenir ne m’est resté de ce qui s’est passé pendant cette nuit du 31 juillet au 1er août.

Maintenant qu’allait être la suite de cette aventure, et principalement, en ce qui me concernait, quelle en serait la conclusion ?…

J’ai dit qu’au moment où mon étrange sommeil avait pris fin, l’Épouvante paraissait être dans une complète immobilité. Pas d’erreur à ce sujet : sous quelque forme qu’il se fût produit, j’aurais ressenti ce mouvement, même à travers les airs.

Lorsque je me réveillai, j’étais dans ma cabine, où j’avais été renfermé sans m’en être aperçu, ainsi que cela s’était fait pendant la première nuit passée à bord de l’Épouvante sur le lac Érié.

Toute la question était de savoir s’il me serait permis de monter sur le pont, puisque l’appareil avait atterri.

J’essayai de relever le panneau qui résista à la poussée.

« Eh ! me disais-je, est-ce que la liberté ne me sera pas rendue avant que l’Épouvante n’ait repris sa navigation ou son vol ?… »

N’étaient-ce pas, en effet, les deux seules circonstances dans lesquelles toute fuite devenait impossible ?…

On comprend mon impatience, mon inquiétude, ignorant combien de temps durerait cette halte terrestre.

Je n’eus pas plus d’un demi-quart d’heure à attendre. Un bruit de barres déplacées parvint à mon oreille. Le panneau fut relevé du dehors. La lumière et l’air pénétrèrent à flots dans ma cabine.

D’un bond, je me retrouvai sur le pont à ma place habituelle.

Mes yeux, en un instant, eurent parcouru tout l’horizon.

L’Épouvante, ainsi que je l’avais pensé, reposait sur le sol, au fond d’un cirque mesurant de quinze à dix-huit cents pieds à sa circonférence. Un tapis de gravier jaunâtre le recouvrait sur toute son étendue, où ne poussait pas une seule touffe d’herbe.

Ce cirque affectait la forme d’un ovale presque régulier, dont le grand diamètre se tendait du sud au nord. Quant à son cadre de roches, quelle était sa hauteur, la disposition de son arête supérieure ?… Je ne pus en juger. Au-dessus de nous s’amassaient des brumes très denses que les rayons du soleil n’avaient pas encore fondues. Quelques larges traînées de vapeurs pendaient jusqu’au fond sablonneux. Sans doute, le jour était à ses premières heures, et ce brouillard ne tarderait pas à se dissiper.

Il est vrai, j’eus l’impression qu’une température assez froide régnait à l’intérieur de ce cirque, bien que ce fût le premier jour du mois d’août. J’en concluais qu’il devait être situé dans une région élevée du Nouveau Continent… Laquelle ?… Impossible de former aucune hypothèse à cet égard. En tout cas, si rapide que pût être son vol, l’aviateur n’avait pas eu le temps de traverser l’Atlantique ou le Pacifique, et, depuis notre départ du Niagara, il ne s’était pas écoulé plus d’une douzaine d’heures.

En ce moment, le capitaine sortait d’une anfractuosité, probablement quelque grotte creusée dans la base de cette enceinte, baignée de brumailles.

Parfois, à travers le brouillard, apparaissaient les silhouettes de grands oiseaux dont le cri rauque troublait le profond silence. Et qui sait s’ils ne s’étaient pas effrayés de l’arrivée de
l’épouvante dominait la chute. (Page 170.)
ce monstre aux formidables ailes, avec lequel ils n’auraient pu lutter ni en force ni en vitesse !

Ainsi, tout me portait à le croire, c’était ici que le Maître du Monde se retirait, lorsque ses prodigieux voyages prenaient fin… C’était ici la remise de son automobile, le port de son bateau, le nid de son engin d’aviation ! Et, maintenant, l’Épouvante reposait immobile au fond de ce cirque.

Enfin, j’allais pouvoir l’examiner, et il ne me semblait pas qu’on songeât à m’en empêcher. La vérité est que le capitaine ne paraissait pas plus s’inquiéter de ma présence qu’il ne l’avait fait jusqu’alors. Ses deux compagnons venaient de le rejoindre. Ils ne tardèrent pas à entrer tous trois dans la grotte dont j’ai parlé. Je pouvais donc examiner l’appareil, — à l’extérieur du moins. Quant à ses dispositions intérieures, il est probable que j’en serais réduit aux conjectures.

En effet, sauf celui de ma cabine, les autres panneaux étaient fermés, et c’est en vain que j’essayai de les ouvrir. Après tout, peut-être était-il plus intéressant de reconnaître quel moteur employait l’Épouvante dans ses multiples transformations.

Je sautai à terre, et j’eus tout le loisir de procéder à ce premier examen.

L’appareil était de structure fusiforme, l’avant plus aigu que l’arrière, la coque en aluminium, les ailes en une substance dont je ne pus déterminer la nature. Il reposait sur quatre roues d’un diamètre de deux pieds, garnies à la jante de pneus très épais qui assuraient la douceur du roulement à toute vitesse. Leurs rayons s’élargissaient comme des palettes, et, alors que l’Épouvante se mouvait sur ou sous les eaux, elles devaient accélérer sa marche.

Mais ces roues ne formaient pas le principal moteur. Celui-ci comprenait deux turbines Parson’s, placées longitudinalement de chaque côté de la quille. Mues avec une extrême rapidité par la machine, elles provoquaient le déplacement en se vissant dans l’eau, et je me demandai même si elles ne s’employaient pas à la propulsion à travers les milieux atmosphériques.

En tout cas, si l’appareil se soutenait et se mouvait en l’air, c’était grâce à ces grandes ailes rabattues, à l’état de repos, sur ses flancs, comme des dérives. C’était donc le système du « plus lourd que l’air », appliqué par l’inventeur, — système qui lui permettait de se transporter dans l’espace avec une vitesse supérieure peut-être à celle des plus puissants oiseaux.

Quant à l’agent qui mettait en action ces divers mécanismes, je le répète, c’était, ce ne pouvait être que l’électricité. Mais à quelle source la puisaient les accumulateurs ?… Existait-il quelque part une fabrique d’énergie électrique où ils s’alimentaient ?… Est-ce que des dynamos fonctionnaient dans une des cavernes de ce cirque ?…

De mon examen, il résultait donc que si cet appareil faisait usage de roues, de turbines, d’ailes, je ne savais rien ni du mécanisme ni de l’agent qui les mettait en activité. Il est vrai, à quoi m’eût servi la découverte de ce secret ?… Il aurait fallu être libre, et, après ce que je connaissais — même si peu que ce fût —, le Maître du Monde ne me rendrait pas la liberté !…

Restait, il est vrai, la possibilité de m’enfuir. Or, cette occasion se présenterait-elle jamais ?… Et si ce n’était au cours des voyages de l’Épouvante, serait-ce lorsqu’elle relâchait dans cette enceinte ?…

Toutefois, première question à résoudre, où était situé ce cirque ?… En quel endroit l’aviateur venait-il d’atterrir ?… Quelle communication existait avec la région environnante ?… Cette enceinte n’offrait-elle aucune issue au-dehors ?… N’y pouvait-on pénétrer qu’en franchissant ses murailles avec un appareil volant ?… Et en quelle partie des États-Unis avions-nous pris terre ?… Assurément, et si rapide qu’eût été son vol, en
l’apparaeil était de structure fusiforme. (page 172.)
admettant qu’elle ne fût partie que de la veille, l’Épouvante ne pouvait avoir quitté l’Amérique ni même le Nouveau Monde pour l’Ancien !… N’était-il pas raisonnable d’estimer à quelques centaines de lieues seulement le parcours effectué durant la nuit ?…

Il se présentait bien une hypothèse qui, me revenant parfois à l’esprit, méritait d’être examinée, sinon d’être admise. Pourquoi l’Épouvante n’aurait-elle pas eu pour port d’attache précisément le Great-Eyry ?… Est-ce que cet appareil volant n’avait pas toute facilité pour y pénétrer ?… Ce que faisaient les vautours et les aigles, un aviateur n’était-il pas capable de le faire ?… Cette aire inaccessible n’offrait-elle pas au Maître du Monde une si mystérieuse retraite que notre police n’avait su découvrir, et dans laquelle il devait se croire hors d’atteinte ?… D’ailleurs, la distance entre Niagara-Falls et cette partie des Montagnes-Bleues ne dépasse pas quatre cent cinquante milles, et, en douze heures, l’Épouvante avait pu la franchir !…

Oui ! cette idée prenait peu à peu consistance dans mon cerveau au milieu de tant d’autres !… Et les relations dont je ne voyais pas la nature entre le Great-Eyry et l’auteur de la lettre aux initiales ne s’expliquaient-elles pas ainsi ?… Et les menaces proférées contre moi si je renouvelais ma tentative ?… Et l’espionnage dont j’avais été l’objet ?… Et ces phénomènes dont le Great-Eyry fut le théâtre ne devaient-ils pas lui être attribués pour une raison qui m’échappait encore ?… Oui ! le Great-Eyry !… le Great-Eyry !… Et, puisqu’il m’avait été impossible d’y pénétrer jusqu’alors, me serait-il possible d’en sortir autrement qu’à bord de l’Épouvante  ?…

Ah ! si la brume se dissipait, peut-être le reconnaîtrais-je ?… Peut-être cette hypothèse se changerait-elle en réalité ?…

Cependant, puisque j’avais toute liberté d’aller et de venir, puisque ni le capitaine ni ses compagnons ne s’inquiétaient de moi, je voulus faire le tour de l’enceinte.

En ce moment, tous trois étant dans cette grotte, à l’extrémité nord de l’ovale, c’est par l’extrémité sud que je commençai mon inspection.

Arrivé près de la muraille, j’en longeai la base creusée de nombreuses anfractuosités. Au-dessus se dressait la paroi lisse de ces roches de feldspath dont est formée la chaîne des Alleghanys. À quelle hauteur montait cette paroi, quelle disposition affectait son arête supérieure, impossibilité de le voir encore, et il fallait attendre que la brume se fût dissipée soit sous la brise, soit sous l’action des rayons solaires.

Entre-temps, je continuais à suivre le contour du massif, dont les cavités n’étaient éclairées que par leur orifice. Divers débris gisaient à l’intérieur, des morceaux de bois, des amas d’herbes sèches. Au dedans se voyaient encore les empreintes de pas que le capitaine et ses compagnons avaient laissées sur le sable.

Du reste, ils ne se montraient pas, très occupés sans doute dans cette grotte, devant laquelle étaient déposés plusieurs ballots. Ces ballots, devaient-ils les transporter à bord de l’Épouvante, et procédaient-ils à une sorte de déménagement en vue de définitivement quitter cette retraite ?…

Le tour achevé, en une demi-heure, je revins vers le centre. Çà et là, s’entassaient de larges couches de cendres refroidies, blanchies par le temps, des restes de poutres et de planches calcinées, des montants auxquels adhéraient encore leurs ferrures, des armatures métalliques tordues au feu, débris d’un mécanisme détruit par incinération.

Assurément, à une époque plus ou moins récente, ce cirque avait été le théâtre d’un incendie, volontaire ou accidentel… Et comment ne pas faire un rapprochement entre cet incendie et les phénomènes observés au Great-Eyry, ces flammes apparaissant au-dessus de l’enceinte, ces bruits qui traversaient les airs, et dont s’étaient tant effrayés les habitants du district, ceux de Pleasant-Garden et ceux de Morganton ?… Mais quel était donc ce matériel, et quel intérêt le capitaine avait-il eu à le détruire ?…

En ce moment, passa toute une risée de brise qui commençait à s’élever dans l’est. Le ciel subitement se dégagea des vapeurs. L’enceinte fut inondée de lumière sous les rayons du soleil, à mi-chemin de l’horizon et du zénith.

Un cri m’échappa !…

L’arête du cadre rocheux venait de se découvrir à la hauteur d’une centaine de pieds… Et du côté de l’est saillit à mes regards cette silhouette si reconnaissable, ce roc taillé en forme d’aigle…

C’était bien celui que nous avions remarqué, M. Elias Smith et moi, lors de notre ascension au Great-Eyry !…

Ainsi, plus de doute ! Pendant la nuit dernière, dans son vol, l’aviateur avait franchi la distance comprise entre le lac Érié et la Caroline du Nord !… C’était au fond de cette aire que se remisait l’appareil !… C’était ce nid digne du puissant et gigantesque oiseau créé par le génie de son inventeur, duquel il était impossible à tout autre que lui de franchir les infranchissables murailles ?… Et qui sait même s’il n’avait pas découvert, en quelque profonde anfractuosité, une communication souterraine avec le dehors, et qui lui permettait de quitter le Great-Eyry, en y laissant l’Épouvante  ?…

Ainsi se fit toute complète révélation dans mon esprit !… Ainsi s’expliquait la première lettre venue du Great-Eyry, qui me menaçait de mort !… Et, si nous avions pu pénétrer dans ce cirque, qui sait si les secrets du Maître du Monde n’eussent pas été découverts avant qu’il eût pu se mettre hors d’atteinte ?…

J’étais là, immobile, les yeux fixés sur l’aigle de pierre, en proie à une émotion violente !… Et, quoi qu’il pût en arriver, je me demandais si, cet appareil, je ne devrais pas tenter de le détruire avant qu’il ne reprît son vol à travers le monde !…

Des pas se firent entendre.

Je me retournai…

Le capitaine s’avançait vers moi, et, s’arrêtant, il me regarda en face.

Alors je ne pus me contenir, et ces mots m’échappèrent :

« Le Great-Eyry !… Le Great-Eyry !…

— Oui !… Inspecteur Strock !…

— Et vous… le Maître du Monde ?…

— De ce monde auquel il s’est déjà révélé comme le plus puissant des hommes !…

— Vous ?… m’écriai-je au comble de la stupéfaction.

— Moi… répondit-il, en se redressant dans tout son orgueil, moi… Robur… Robur-le-Conquérant ! »


  1. Le mot « aviateur » s’applique à l’appareil volant comme à celui qui le conduit.