Aller au contenu

Ma cousine Mandine/22

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 37-38).

XXII


Je trouvai ma cousine bien changée, bien triste, mais si heureuse de me revoir. Je lui avais écrit aussitôt que j’avais pu le faire après ma maladie, lui expliquant la cause de mon long silence, qui l’avait, paraît-il, rendue malade elle-même. Je lui avais aussi fait part de mon succès et de mon prompt retour à Ottawa.

Je la trouvai pâle et le visage fatigué. Ses yeux avaient pris cette expression qu’ont les enfants qu’on maltraite et qui craignent toujours d’être battus. Elle était cependant toujours jolie, et la robe noire, simple mais très seyante qu’elle portait maintenant, faisait ressortir la pâleur de son visage, en lui prêtant un certain cachet de douceur et de bonté qui la rendait plus que jamais agréable et charmante à voir.

C’est ce que je lui fis remarquer après les premiers bonjours. Elle sourit tristement en secouant la tête, et me dit, d’une voix émue :

— Ne parlons pas de moi, veux-tu ? Tu as réussi tes examens ?

— Oui, lui répondis-je avec un certain orgueil. Je suis maintenant « m’sieu l’avocat » !

— Je t’en félicite de tout mon cœur, mon cher Paul, et… laisse-moi t’embrasser !

Ah, mes amis ! que ce me fut un doux moment, et combien je me sentis récompensé pour mon travail et mes ennuis passés !…

Nous restâmes à causer longtemps, assis tous les deux dans le petit parloir de l’institution où elle avait été reçue, et dont elle semblait maintenant faire partie d’une manière permanente. Si Mandine était changée au physique, combien plus elle l’était au moral ! De légère, capricieuse et espiègle, sa conversation était devenue grave, sombre et sensée. Et en si peu de temps !…

Il fallait qu’elle eût beaucoup souffert pour avoir si vite perdu son ton badin et moqueur de jadis. Sa voix avait aussi des inflexions autres que dans le passé. Elle parlait bas et lentement, et… elle n’usait plus d’expressions anglaises !

Dis-moi, Mandine, lui demandai-je après avoir causé de tout un peu, pourquoi tu n’as plus répondu à mes lettres ? Était-ce, comme auparavant, trop « fatigant » d’écrire, ou bien mes conseils t’avaient-ils choquée ?

— Non, mon ami, dit-elle en s’essuyant les yeux, que des larmes avaient soudain obscurcis, tu ne m’as jamais froissée. Mais j’ai été si cruellement désappointée en tout et par tous que j’ai fini par perdre confiance en tout ce qui me rappelle le monde. Ce n’est qu’ici, dans ce couvent, que je sens de la vraie sympathie et que je rencontre des cœurs sincères.

— Alors, tu es heureuse ici ?

— Non, je ne suis pas heureuse. Je ne le serai jamais plus !… Mais ici, plus que n’importe où ailleurs, j’ai la tranquillité et la paix que je désire.

— Aurais-tu l’intention, par hasard, de toujours rester dans ce couvent ? lui demandai-je, inquiet tout-à-coup.

— Pourquoi pas ? Si tu savais ce que j’ai souffert de l’abandon de tous ceux que je croyais être mes amis ! Si tu connaissais les humiliations, les insultes qu’on m’a fait subir depuis ton départ ! Ici, au moins, je suis à l’abri de toutes ces misères et je comprends pourquoi ces bonnes petites sœurs, qu’on rencontre sur notre chemin, et qu’on est porté, dans le monde, à prendre en pitié et à plaindre, ont sur le visage cet air de contentement, de béatitude et de paix que seuls un cœur heureux, une âme tranquille peuvent procurer.

Je restai muet pendant quelques minutes, étourdi, hébété, à l’idée que ma cousine pouvait prendre une décision comme celle que suggéraient ses paroles, dites d’un ton sincère, réfléchi. Je sentais qu’elle m’échappait au moment où je venais lui tendre une main pleine d’affection et de dévouement, une main d’ami !… Elle refusait mon aide ! Elle méprisait le secours affectueux que je venais lui offrir avec tant de joie et d’espérance !

— Mais, Mandine, lui criai-je presque, tu ne prendras pas encore une décision aussi grave que celle-là sans en aviser ton père… ta mère ?… Tu sais la peine que tu leur as faite quand tu t’es mariée et que tu les as quittés ?

Ma cousine se mit à pleurer, et je vis par le mouvement saccadé de ses épaules combien son chagrin était profond.

Je la laissai se calmer un peu, puis je repris :

— Ensuite, ma chère cousine, tu ne penses donc pas à la peine que tu me feras, à moi, qui veux tant ton bonheur ? Tu sais, n’est-ce pas, que je veux te voir heureuse… si heureuse !… Tu n’es pas faite pour une vie cloîtrée, pas plus que le papillon n’est fait pour la prison !… Tu mourrais en six mois de cette vie de solitude !…

La pauvre enfant continuait de pleurer, et mes paroles ne semblaient avoir aucun effet sur elle. J’étais désespéré et ne savais plus quelle raison offrir pour influencer ma cousine, pour l’attendrir.

— Écoute, lui dis-je en me levant, il faut que tu me promettes une chose… la dernière que je te demanderai probablement. Promets-moi d’aller voir ton père et ta mère et de leur demander pardon et avis. C’est ton devoir de faire ta paix avec eux d’abord. Si tu ne le fais pas, tu ne seras jamais tranquille, même ici, et ta conscience te reprochera toujours ta froideur vis-à-vis tes parents adoptifs et ton manque de reconnaissance pour ce qu’ils ont fait pour toi.

Ma cousine cessa tout-à-coup de pleurer. Elle s’essuya les yeux et resta quelque temps sans répondre.

— Mon père me recevra-t-il ? demanda-t-elle enfin.

— Je suis certain qu’il te recevra à bras ouverts. D’ailleurs, je vais leur écrire immédiatement pour les préparer à ton arrivée à M… J’aimerais bien t’accompagner, mais j’ai trop de choses à faire d’ici quelques jours. Cependant, je te promets que j’irai te rejoindre avant peu, et si tu es toujours décidée à entrer dans ce couvent, je te ramènerai et…

— Alors, ce n’est pas tout à fait en enfant prodigue que je retournerai là-bas ?…

— Non, mais en bonne petite fille, qui a été un peu folle dans le passé, mais qui est redevenue sage et raisonnable, et qui désire tout simplement accomplir son devoir filial.

— Allons, c’est bien, je te promets d’y aller… Mais tu promets aussi de venir me voir à la maison paternelle ?

— C’est entendu, dans une semaine ou deux.

— Une semaine ou deux, ?… Tu avais dit quelques jours !…

— Eh bien, j’irai dans quelques jours… aussitôt que je le pourrai.

Je laissai Mandine plus gaie que je ne l’avais trouvée, et je partis moi-même le cœur plein de bonheur et… d’espérance.