Ma gerbe (Verhaeren)

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Les Flammes hautesMercure de France (p. 187-189).


MA GERBE


Le jour que mon cerveau et mes yeux seront morts,
Ma gloire
Demeurera longtemps encor dans les mémoires
Et mon vers clair et fort
Précédera et rythmera longtemps encor
Tel pas sonore et volontaire,
Quand les peuples nouveaux marcheront sur la terre.


Je serai dans le corps, dans les mains, dans la voix
De ceux qui, malgré l’homme, obstinément espèrent
Et façonnent leur être ardent, quoique éphémère,
À ne vivre que pour l’effort et pour l’exploit.

Mon cri dominera les plus longs cris d’alarme
Et mes strophes de fougue et de témérité
Jetteront de tels feux pendant l’éternité
Qu’elles luiront pour tous comme des faisceaux d’armes.

Vous sentirez courir en vos veines mon sang,
Vous les savants sereins, vous, les chercheurs fébriles,
Qui deviendrez l’orgueil et la clarté des villes
Et les hauts constructeurs d’un avenir puissant.

Mon cœur ira gaîment en ton cœur se répandre,
Homme dont l’esprit calme aime son champ vermeil
Loin de la guerre atroce et du sanglant soleil
Et des clochers fendus et des hameaux en cendre.


Mes rimes vous diront les mots que vous cherchez,
Amants qui sentirez votre double lumière
Se répandre en vos yeux et mouiller vos paupières
De tout l’amour qu’en vos deux cœurs vous rapprochez.

Et vous, les tâcherons perdus dans les dédales
Du port qui retentit ou du chantier qui bout,
Pour les siècles lointains je vous dressai debout
Avec vos sombres bras forgeant les capitales.

Vous m’êtes tous tributaires devant le temps
Qui seul est juge et maintiendra mon œuvre vaste,
Où j’ai d’un poing vainqueur tordu tous vos contrastes
Pour qu’en tonne l’orage en mes vers exaltants.