Madame Rose/01

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MME ROSE





PREMIÈRE PARTIE.

I

Parmi les villages que les jeux de la fantaisie et de la spéculation ont élevés aux environs de Paris, il n’en est peut-être pas de plus joli et de plus frais que Maisons. La mode l’a un peu gâté en multipliant les jardins et les cottages ; mais elle n’a pu détruire ni la beauté de la Seine qui le côtoie, ni la majesté royale des avenues qui l’entourent. De longues allées bordées de grands arbres percent le parc dans toutes les directions, et laissent voir, derrière un rideau tremblant de feuillage, des pavillons et des villas dans lesquels le luxe des propriétaires, gens de finance pour la plupart, a prodigué mille recherches coûteuses ; mais aux premiers souffles de la bise, les hôtes frileux de ces habitations coquettes disparaissent : on ne voit plus personne à Maisons, si ce n’est dans le village, qu’un pli de terrain dérobe aux oisifs de l’été.

Cependant une de ces villas était encore habitée vers la fin du mois de novembre 184…. Cette villa, située en plein champ à l’extrémité du parc et du côté de la Seine, se composait d’un seul corps de logis bâti au milieu d’un jardin clos de haies vives. Tout blanc et percé de fenêtres à persiennes vertes, ce corps de logis était élevé d’un étage sur rez-de-chaussée. Il avait l’air propre et honnête, et semblait destiné au logement de quelque bon rentier retenu à Maisons par l’énergie de ses goûts champêtres. Le jardin, planté de légumes et d’arbres fruitiers assez mal venus, était divisé en petits compartiments, dont le buis dessinait les contours anguleux. Une tonnelle, un banc de bois et quelques peupliers encore jeunes, en complétaient la décoration.

Ce petit domaine était connu dans le pays sous le nom de la Maison-Blanche. Il pouvait bien avoir en tout une étendue d’un demi-arpent ; mais, la porte de son jardin passée, le propriétaire de la Maison-Blanche avait autour de lui des promenades à fatiguer les jambes d’un écolier. Une grande prairie le séparait de la Seine ; le parc de Maisons, avec ses bois épais, était là-bas, derrière la tonnelle, et plus loin, fermée par un grand mur qui court sous un bouquet d’ormes et de tilleuls, la forêt de Saint-Germain.

L’hôte de la Maison-Blanche était alors un jeune homme qui pouvait avoir une trentaine d’années et qu’on appelait Georges de Francalin. Le personnel de la maison se composait d’une vieille servante qui répondait au nom de Pétronille, grondait toujours, d’un vieux domestique grisonnant nommé Jacob, qui ne parlait jamais, et d’un chien de chasse de la race des épagneuls à robe blanche et feu : tout le monde à Maisons connaissait Tambour.

Quel motif avait pu engager Georges de Francalin à prolonger son séjour à Maisons bien au delà du moment où chacun s’empresse de regagner Paris ? C’est ce que personne ne savait. Était-ce pour échapper à l’agitation fiévreuse qui tourmentait alors la France entière ? Avait-il été ruiné, comme tant d’autres, à la suite des événements de février ! Cette retraite avait-elle pour cause un malheur domestique ou quelqu’une de ces infortunes printanières qui font verser tant de larmes, et dont plus tard on se souvient en souriant ? Jacob aurait peut-être pu le dire ; mais Jacob, on le sait, ne parlait pas. Georges était arrivé à la Maison-Blanche vers la fin d’avril avec Pétronille, Jacob et Tambour. Trois ou quatre grandes caisses remplies de livres l’avaient suivi ; il avait acheté un canot, un fusil, des vareuses, tout cet attirail de chasse et de pêche sans lequel les jours à la campagne peuvent paraître longs, même les jours d’hiver, et bientôt on avait vu s’élever dans le bûcher une pile de bois propre à braver les neiges de décembre et les pluies de janvier.

On sait qu’à Paris un changement de domicile met dans les relations des barrières plus infranchissables que n’en mettait jadis entre les Capulet et les Montaigu la haine héréditaire de deux familles : en partant pour la campagne, Georges était donc parti pour l’exil. Deux ou trois de ses amis se souvenaient seuls qu’il habitait Maisons. Il vivait avec Tambour et causait avec ses livres. Ses habitudes étaient les plus régulières du monde ; il ne savait jamais la veille ce qu’il ferait le lendemain. Il se couchait tard ou tôt, selon le temps, un jour avec le soleil, et le jour d’après avec la lune. S’il partait avec l’intention de lire dans quelque coin du bois, on le surprenait ramant sur la Seine avec l’ardeur inquiète d’un contrebandier. Il déjeunait tantôt chez lui, tantôt à l’auberge, ce qui, pour le dire en passant, faisait le désespoir de Pétronille, obligée de l’attendre auprès d’une côtelette qui noircissait sur le gril. Personne n’était plus actif ou plus paresseux : il battait la campagne comme un chasseur, ou restait étendu dans l’herbe comme un lazzarone ; mais presque toujours Tambour était de la partie. Il faut dire cependant que Tambour, sauf les jours de chasse, avait des mœurs un peu bien vagabondes ; il ne demeurait au logis que les jours de pluie et n’y rentrait qu’au moment des repas ; il employait le reste du temps à courir de tous côtés, poussant toutes les portes et s’occupant des affaires d’autrui avec une indiscrétion qui ne redoutait ni les remontrances ni les rebuffades. Aussitôt qu’on voyait apparaître quelque part un museau couleur orange, on s’écriait : « Voilà Tambour ! » Il donnait un coup d’œil par-ci, un coup de dent par-là, jouait avec les enfants, effrayait les poules, câlinait la cuisinière et disparaissait.

On était alors, on le sait, vers la fin du mois de novembre ; la campagne avait ces teintes pâles et voilées qui plaisent quelquefois plus que les couleurs vives et l’éclat joyeux de l’été. Il n’y avait presque plus de feuilles aux arbres, si ce n’est aux chênes tout couronnés de rameaux que les premiers froids avaient enduits de rouille. Le soleil se montrait à peine. À toute minute, de grands vols de corbeaux traversaient le ciel gris et remplissaient l’espace de leurs cris sinistres. Georges ne rencontrait plus dans ses promenades que le piéton chargé de distribuer les lettres, et les pêcheurs avec lesquels il avait fait connaissance ; mais cette solitude et l’âpreté de la saison les lui rendaient plus chères, et jamais peut-être il ne les avait faites ni si longues ni si fréquentes.

Un matin donc, Georges était sorti d’assez bonne heure ; il portait son fusil et traversa la prairie dans la direction de la Seine. La chasse est prohibée en tout temps dans le parc et les dépendances de Maisons ; mais les chasseurs s’amusent quelquefois pendant l’hiver à tirer les oiseaux de passage qui s’abattent parmi les joncs du rivage, ou qu’on surprend dans les criques formées par le lit du fleuve. Telle n’était pas l’intention de Georges ce jour-là ; il avait un fusil, parce que ce fusil s’était trouvé sous sa main au moment de quitter la Maison-Blanche. Tambour avait regardé son maître, et, comprenant au mouvement de ses yeux qu’on n’avait nul besoin de lui, il était parti, la queue en l’air, à la recherche d’un certain taureau noir auquel il avait déclaré la guerre. Le taureau, qui était jeune et de bonne mine, avait accepté le défi, et, en preux chevalier, il mettait autant d’empressement à courir au-devant de Tambour que Tambour en mettait à courir au-devant de ses cornes. Le taureau, ayant levé son mufle, avait flairé le chien et était parti au galop ; les deux adversaires se rencontrèrent à mi-chemin, et le combat s’engagea sur-le-champ dans la prairie.

Georges laissa l’épagneul aux prises avec le taureau, et atteignit bientôt les bords de la Seine. Deux corbeaux qui creusaient l’herbe à coups de bec, cherchant leur pâture, partirent à sa vue ; Georges les mit en joue et fit feu. Les deux corbeaux battirent de l’aile et s’enfoncèrent dans le ciel. — Diables d’oiseaux ! il est écrit que je les manquerai toujours ! » dit Georges en frappant du pied.

Une bande de corbeaux s’éleva du bord de la rivière au bruit de cette double détonation, et se mit à voleter de tous côtés. Les uns passaient au-dessus de la tête de Georges allant et venant, d’autres fuyaient à tire-d’aile du côté de la forêt ; quelques-uns, les plus hardis ou les plus jeunes, s’abattaient dans la prairie et couraient ça et là. M. de Francalin rechargea son fusil et se mit à leur poursuite ; mais les oiseaux vigilants s’éloignaient bientôt, et, quelle que fût son activité à les tirer, il ne put en atteindre aucun. Le chasseur s’entêta, et, remarquant que les corbeaux traversaient le fleuve à toute minute, il pensa qu’il serait peut-être plus heureux en canot.

Il courut vers une sorte d’anse que la Seine avait creusée dans le sable et qu’une petite pointe de terre protégeait contre le remous. Un joli petit bateau peint en noir avec une raie blanche y flottait, la proue retenue aux racines d’un saule par une chaîne cadenassée. Le nom du canot, la Tortue, était écrit en belles lettres rouges sur l’arrière, auprès du gouvernail. Georges ouvrit le cadenas, sauta dans le canot et poussa au large. Malgré son nom, la Tortue filait sur l’eau comme une flèche, et, poussée par l’impulsion vigoureuse des rames, elle eut bientôt gagné le milieu du courant, qu’elle remonta dans la direction de l’éperon boisé qui sépare le parc de Maisons des tirés de Saint-Germain. Comme il ramait, Georges entendit le bruit d’un corps tombant dans l’eau : c’était Tambour, que tout ce tapage de coups de fusil avait attiré sur la rive, et qui venait bravement de se mettre à la nage pour rejoindre le canot. Son maître l’attendit, l’enleva lestement et continua sa route, guettant de l’œil les corbeaux qui voletaient sur les deux rives.

Une légère brume, qui depuis le matin flottait sur la campagne, se dissipa en ce moment, et un clair rayon de soleil égaya le paysage. Parvenu à la hauteur d’Herblay, Georges laissa glisser la Tortue au courant de l’eau, et, accroupi à l’arrière, comme un pêcheur qui tend ses filets, il attendit, la main sur son fusil, qu’un des oiseaux passât à sa portée. Tambour, assis à l’autre bout du bateau, imitait sagement la complète immobilité de son maître. Il grelottait, mais on voyait quelquefois frétiller le bout de sa queue.

La ruse de M. de Francalin réussit. Bientôt un corbeau arriva lourdement et passa au-dessus du canot. Le chasseur épaula et fit feu. Au premier coup, le corbeau s’enleva, au second, il pirouetta sur lui-même, effleura l’eau du bout de ses ailes noires, et alla tomber dans l’herbe à quelques pas du rivage.

— Enfin ! s’écria M. de Francalin.

Comme il se mettait debout pour bien reconnaître la place où l’oiseau se débattait, il entendit crier du côté d’Herblay. Il tourna la tête et aperçut un enfant qui venait de glisser dans la rivière et se tenait cramponné au bout d’une corde qui pendait le long d’un bateau. Une petite fille penchée sur le bord de ce bateau, s’efforçait de retirer son camarade et appelait au secours de toutes ses forces.

— À vous ! à vous ! cria un homme dont la barque était en aval du côté de la Frette.

M. de Francalin sauta sur les avirons et fit voler la Tortue. L’eau jaillissait autour de la proue ; à tout instant, il retournait la tête pour voir quelle distance le séparait encore des enfants.

— Tiens bon ! disait-il ; tiens bon, petite !

Il n’était plus qu’à quelques brasses du bateau, lorsque les mains de l’enfant, engourdies par la fatigue et le froid, lâchèrent prise. La petite fille se pencha brusquement en le voyant disparaître et passa par-dessus le bord. Le courant les prit tous deux et les emporta. Georges lâcha les rames, et, ôtant sa vareuse, se jeta dans la rivière. Tambour sauta après lui. En quatre brassées, le chasseur eut atteint la petite fille, que ses gros jupons de laine maintenaient à la surface de l’eau. Il la saisit vigoureusement par le bras, et nageant d’une main, il la déposa à bord du bateau.

— Tiens-toi tranquille à présent, dit-il ; et il rentra dans l’eau, cherchant de tous côtés.

On ne voyait rien que la surface du fleuve, çà et là rayée par un souffle de vent.

— Cherche ! cherche ! cria Georges à Tambour, qui nageait auprès de lui.

Un léger bouillonnement, qu’il aperçut à quelque distance au-dessus de l’eau, lui indiqua la place où le petit garçon avait sombré. Il y poussa de toutes ses forces ; mais déjà Tambour l’avait devancé, et, plongeant tout à coup, il reparut bientôt, tenant dans sa gueule le pan d’une veste. Deux jambes inertes et deux bras sans mouvement pendaient aux deux côtés de son museau. Georges saisit l’enfant et le souleva hors du fleuve sans que Tambour voulût lâcher prise, et tous deux arrivèrent sur le rivage, où sauveurs et sauvés trouvèrent la petite fille, qui pleurait à chaudes larmes.

— Ah ! mon Dieu ! disait-elle, voilà mes jupons perdus !… Maman va me battre !

Georges était fort embarrassé entre ces deux enfants, dont l’un sanglotait tandis que l’autre ne donnait aucun signe de vie.

— C’est bon ! dit-il à la petite fille, on te donnera d’autres jupes ; marche devant et mène-nous chez ta mère.

Mais, tandis qu’il parlait, l’homme à la barque aborda près de lui, et sauta sur le sable. « Ah ! dit-il, ce sont les petits à la Thibaude…. Elle va drôlement les arranger, la brave femme !

Il souleva l’enfant que Georges frictionnait.

— Bon ! reprit-il, le cœur bat ; il en sera quitte pour la peur.

— Bien sûr, Canada ? dit Georges.

— Eh ! oui. Tenez, le voilà qui souffle déjà…. Ajoutez un rhume à la peur, si vous voulez, et ce sera tout.

— Le pêcheur dépouilla l’enfant de ses habits tout trempés d’eau, et l’enveloppa d’un caban de grosse laine.

— Il ne faut pas qu’il se refroidisse, reprit-il. Si mon caban en souffre, on verra à s’arranger, et maintenant en route…. Je me charge du petit, suivez la petite…. Vous me semblez un peu pâle ; avec ce vent-là, il ne fait pas bon pour vous ici.

Le fait est que M. de Francalin grelottait ; l’eau dont ses vêtements ruisselaient était glacée, et le vent qui soufflait en rendait l’impression plus froide encore. Il ne répondit pas, et se mit à marcher fort vite. Quant à Tambour, à qui sa conscience de chien rendait un bon témoignage, il courait en avant avec force gambades, et fourrait son museau curieux dans tous les buissons.

Au bout d’une centaine de pas, la petite fille s’arrêta court : « Voilà maman ! » s’écria-t-elle. Et, toute tremblante, elle se réfugia entre les jambes de M. de Francalin.

Un groupe de femmes et d’enfants au-devant desquels courait une paysanne en jupon rouge parut au milieu du chemin. Toutes les femmes parlaient à la fois ; seule, celle qui marchait la première était muette. Les enfants faisaient grand bruit.

— Ce n’est rien ! maman, ce n’est rien ! il est en vie ! cria la petite.

La Thibaude l’écarta de la main et sauta sur le petit garçon comme une louve.

— C’était donc vrai, ce que m’a dit la fille à Claude ! s’écria-t-elle…. Jacques était tombé à l’eau.

— Eh ! oui, répondit Canada, et il n’en est pas mort !

La Thibaude n’avait d’yeux que pour le petit garçon, et le retournait dans tous les sens. La violence des baisers maternels et la chaleur du gros caban avaient rendu la vie à l’enfant : il ouvrit les yeux et se mit à pleurer. Sa mère, qui était toute blanche comme un linceul, devint rouge comme son jupon ; elle le coucha brusquement sur ses genoux, et du revers de sa main lui appliqua une demi-douzaine de tapes vigoureuses qui sonnaient sur les chairs nues.

— Voilà qui t’apprendra à tomber dans la rivière, mauvais garnement ! dit-elle.

Le petit Jacques ne pleurait plus, il criait.

— Et toi, que faisais-tu dans le bateau ? poursuivit la Thibaude en cherchant sa fille du regard ; mais la petite fille se tenait blottie entre les genoux de M. de Francalin, et n’avait garde d’approcher.

— Eh ! pardine ! elle jouait, répondit Canada…. Est-ce que vous voulez empêcher des enfants de jouer, à présent ?… Ça court après les morceaux de bois qui descendent la rivière, ça veut pêcher à la ligne avec des bâtons, c’est jeune, c’est étourdi, et ça roule dans l’eau…. Ça m’est arrivé dix fois….

— On ne vous parle pas, dit la Thibaude.

— On ne me parle pas, mais je réponds…. Au lieu de battre votre petit bonhomme, il m’est avis que vous feriez mieux de remercier monsieur que voilà, et de caresser un peu ce brave chien, sans qui vous n’auriez pas eu la chance de revoir l’enfant.

La Thibaude, un peu confuse, se tourna vers M. de Francalin. Elle avait les yeux pleins de larmes.

— C’est donc vous, monsieur ! dit-elle…. Si j’osais, je vous embrasserais de bon cœur.

— Qu’à cela ne tienne, embrassons-nous, répondit Georges en joignant l’action aux paroles ; et, à présent que nous voilà bons amis, laissez-moi solliciter la grâce de cette petite fille, qui a grand’peur d’être grondée.

— C’est qu’aussi elle le mérite bien…. Toujours dans les bateaux ! Voyez comme elle est faite.

— Oh ! cela me regarde ! reprit Georges…. J’ai promis de l’aider à changer de jupes, et voici de quoi y pourvoir.

Il tira un louis de la poche de son gilet ; mais en le donnant il devint tout pâle, et s’appuya contre un tronc d’arbre. Il lui semblait que tout tournait autour de lui.

— Diable ! est-ce que vous auriez quelque idée de vous trouver mal ? dit Canada.

— J’ai froid. » répondit Georges.

En ce moment, une femme qu’on n’avait pas encore vue s’approcha du groupe. Elle était couverte d’une robe fort simple toute noire et d’une pelisse de drap. — Ah ! voici Mme Rose ! s’écria la petite fille, qui, sans prendre garde à l’eau dont elle était inondée, courut vers la dame en robe noire, et se jeta dans ses jambes.

— Il n’est pas arrivé de malheur à son frère ? demanda Mme Rose à la Thibaude.

— Oh ! non, madame ; le voilà, et voici monsieur qui l’a tiré de l’eau.

Mme Rose regarda M. de Francalin. Georges voulut saluer, mais il chancela ; un nuage passa devant ses yeux, et il tomba au pied de l’arbre.

Quand il revint à lui, M. de Francalin était assis dans un grand fauteuil devant un bon feu. Il lui sembla que ses membres avaient retrouvé leur élasticité et leur chaleur. Canada était debout devant lui, tenant à la main un morceau de flanelle imbibé d’eau-de-vie avec lequel il venait de le frotter vigoureusement.

— Où sommes-nous ? dit Georges en jetant les yeux de tous côtés.

— Pardine ! vous n’êtes pas chez moi ! Il faudrait chercher dans bien des maisons pour trouver ces beaux fauteuils et ces pendules avec des dames tout en or !… Il n’y en a pas deux comme ça dans tout Herblay ! Et comme ça sonne !… hein ? On dirait une petite cloche….

— Midi ! s’écria Georges !… Bon !… Pétronille va bien me recevoir !

Il fit un mouvement ; la couverture dont il était enveloppé s’entr’ouvrit, et il s’aperçut qu’il avait les jambes nues.

— Dame ! dit Canada en répondant aux regards de M. de Francalin, il a bien fallu vous déshabiller de la tête aux pieds ! Est-ce que vous ne vous avisez pas de vous évanouir comme une demoiselle ? Il y a une heure que je vous frotte. Voilà le flacon et voilà la flanelle. Le flacon y a passé tout entier, une eau-de-vie qui ressusciterait un mort, et dont j’ai goûté pour voir. Mme Rose ne marchande pas sur la qualité.

Mme Rose ?… cette jeune femme en noir ?… Est-ce que par hasard je serais chez elle ?

— Tiens ! vous n’avez donc pas regardé la pendule ? À peine étiez-vous par terre qu’elle a exigé qu’on vous conduisît dans sa maison. Je vous ai pris sur mes épaules et ne me suis arrêté qu’après vous avoir mis dans ce fauteuil. Eh ! eh ! la côte est roide ; c’est en haut seulement que je m’en suis aperçu.

— Pauvre Canada !… Ah ça ! mais je ne puis pas rester dans ce costume chez Mme Rose,… une couverture et rien dessous !

— Ne vous mettez pas en peine ! On n’est pas riche, mais on a deux habits complets. Voilà des souliers où vous serez comme dans un bateau, et une vareuse qui vous tiendra chaud sans vous étouffer ; mettez-moi ça.

Il étala les vêtements sur une chaise et se frotta les mains. — Eh ! eh ! reprit-il d’un air sournois, ça fait une bonne course et une heure de friction. La fatigue n’est rien, c’est la matinée qui est perdue.

Georges, qui connaissait Canada de longue main, sourit.

— Bon ! on vous revaudra cela, dit-il.

— Oh ! je ne parle de rien, s’écria Canada ; je sais qu’avec vous on joue à qui perd gagne…. Passez-moi cette chemise de laine ; c’est chaud comme une toison.

Georges s’habilla en toute hâte ; il lui tardait de s’excuser auprès de Mme Rose et de la remercier.

— Elle m’a semblé jolie, reprit-il tout en bouclant le vaste pantalon de Canada.

— Jolie ! s’écria le pêcheur avec l’expression du dédain le plus marqué…. Jolie ! en voilà une idée ! mais vous ne l’avez donc pas vue ? Il y a de jolies filles dans le pays : la Louison, la Catherine, la Pierrette ; mais Mme Rose ! elle leur ressemble comme un pied d’œillet à un brin d’oseille !

— Diable !

— Ah ! vous riez ! C’est peut-être parce que je l’aime ; mais je m’imagine que les reines des contes de fée devaient être faites comme Mme Rose…. Il faut que l’eau de la rivière vous ait aveuglé pour dire de Mme Rose qu’elle vous a semblé jolie !

Un petit coup frappé à la porte interrompit Canada.

— Qu’est-ce ? Dit-il.

— Je venais savoir des nouvelles du malade ; comment va-t-il ? demanda une voix d’un timbre doux et argentin.

Canada courut à la porte et l’ouvrit.

— Oh ! vous pouvez entrer ; il est debout et tout grouillant comme un brochet, dit-il.

Mme Rose salua Georges en souriant.

— Vous n’avez plus froid ; peut-être avez-vous faim ; voulez-vous déjeuner ? dit-elle.

M. de Francalin donna un coup d’œil à son costume, puis la regarda.

— Oh ! à la campagne ! reprit-elle avec un joli mouvement d’épaules.

La connaissance était faite ; Georges accepta. Comme il suivait Mme Rose dans une pièce voisine où le couvert était dressé, Canada se pencha à son oreille.

— Eh bien ! dit-il, trouvez-vous toujours qu’elle soit jolie ? — C’est vrai, répondit Georges ; jolie n’est pas le mot : elle a je ne sais quoi qui n’est pas cela et qui est mieux que cela.

— Tiens, dit Canada, elle a son cœur dans les yeux.

II

C’était la première fois que Georges voyait Mme Rose, et maintenant qu’il l’avait regardée, il s’expliquait très-nettement le sentiment bizarre de Canada. On ne pouvait pas dire de Mme Rose qu’elle eût une taille de déesse, la chevelure de Cypris, un profil de camée, et toutes ces perfections que les poètes accordent volontiers à leurs divinités. Était-elle belle ? Était-elle jolie ? on ne le savait pas. Elle séduisait par un charme singulier qui était en elle et qui vous enveloppait doucement comme la chaleur pénétrante d’un foyer où brille un feu clair. Ce charme ne provenait ni de la pureté de ses traits, qui n’étaient pas d’une extrême régularité, ni de la grandeur et de l’éclat de ses yeux, qu’on pouvait voir sans en être ébloui : il provenait de l’harmonie, ce don si rare et si précieux. Il était impossible de désirer qu’elle eût le nez plus fin ou la bouche plus petite : il semblait que chacun de ses traits fût précisément ce qu’il devait être, et qu’on les avait faits exprès pour elle ; le son de la voix répondait à l’expression du regard ; le sourire était bien tel qu’on l’espérait de ses lèvres, et, quand on l’avait quittée, on ne pensait pas qu’elle pût être mieux ou autrement qu’on ne l’avait vue.

Le lendemain de cette première rencontre, Georges n’aurait pas pu dire si Mme Rose était brune ou blonde, il lui semblait bien, en cherchant, qu’elle avait les cheveux châtain clair et les yeux d’un bleu foncé, mais il n’en était pas sûr ; il se rappelait seulement qu’elle avait une grande apparence de jeunesse avec un air réfléchi qui augmentait la grâce de sa physionomie. Quand elle parlait, elle vous regardait bien franchement dans les yeux ; un joli sourire égayait le coin de sa bouche, qui semblait faite pour la vérité. Elle était naturellement joyeuse et vive, et cependant un voile de mélancolie était répandu sur son front, et son regard avait parfois quelque chose de triste et de plaintif comme celui d’une colombe blessée. C’était moins une lueur qu’un éclair fugitif ; mais il n’en fallait pas davantage pour comprendre que Mme Rose avait souffert, comme ces petites gouttes d’eau suspendues aux pétales d’un lis indiquent qu’il a plu.

M. de Francalin avait demandé à Mme Rose la permission de la revoir, ne fût-ce que pour la remercier de son hospitalité, et elle la lui avait accordée sans hésitation. Il retourna donc à Herblay dès le lendemain ; mais ce jour-là Mme Rose était à la promenade. — Elle y va souvent quand il fait clair, dit une bonne femme qui avait soin du ménage : si vous voulez rencontrer Mme Rose, il faut venir vers onze heures ou midi.

Comme il descendait la côte d’Herblay, M. de Francalin aperçut Canada qui ramassait du sable dans la rivière. En trois coups de rame, il fut auprès de lui.

— Si vous m’aviez hélé tout à l’heure quand vous avez passé avec la Tortue, je vous aurais évité la peine de monter là-haut, lui dit Canada.

— Vous saviez donc que Mme Rose n’était pas chez elle ?

— Pardine ! puisque je viens de la conduire à la ferme, de l’autre côté de l’eau….

— Et qui la ramènera ?

— Moi donc ! Est-ce que je n’ai pas des bras et un bateau ? est-ce qu’il ne faut pas qu’on gagne sa pauvre vie ?

Georges, alluma un cigare à la pipe de Canada.

— Dites donc, mon vieux, si vous laissiez de côté votre perche et votre sable ?… J’ai là mon épervier, et nous prendrions bien de quoi faire une friture en remontant la rivière.

Le pêcheur regarda Georges en dessous et secoua d’un air fin les cendres de sa pipe.

— C’est-à-dire, monsieur Georges, que vous avez envie de me parler de Mme Rose…. Vous vous êtes dit comme ça : je ne connais pas la rose d’Herblay ; Canada la connaît, faisons causer le vieux.

Georges sourit.

— Eh bien ! je suis bon diable, reprit Canada ; laissez-moi amarrer mon sabot à quelque pied de saule, et je passerai à bord de la Tortue…. Nous ramènerons Mme Rose de compagnie…. Ça n’empêche pas, grommela-t-il en s’approchant du rivage, que cette conversation va me faire manquer ma journée…. Ce sable que je pêche est plein de ferraille, et il y a profit à le ramasser.

— Est-ce qu’on ne sait pas que tout travail mérite salaire ? Venez toujours, dit Georges.

La barque attachée, Georges prit les rames, Canada l’épervier, et ils remontèrent la Seine dans la direction des tirés de Saint-Germain.

— Çà, que vous plaît-il de savoir ? reprit le pêcheur.

— Un peu de tout.

— Voulez-vous que je vous dise ma pensée, moi ? poursuivit Canada sans s’arrêter à la réponse de M. de Francalin. Vous m’avez tout à fait la mine d’un homme qui va devenir amoureux de Mme Rose.

Georges haussa les épaules. — Oh ! il ne faut pas faire le dédaigneux ; vous l’avez été certainement de personnes qui ne la valaient pas…. On ne vient pas s’enfermer comme un ours à Maisons, par la bise et par la neige, sans qu’il y ait une femme là-dessous.

Georges rougit.

— Bon ! votre visage m’a répondu…. Bah ! les feuilles vertes remplacent les feuilles mortes, et Mme Rose vous guérira ; mais vrai, Dieu ! si je croyais qu’il dût lui arriver malheur à cause de vous, aussi vrai que voilà Tambour, je culbuterais le canot et vous enverrais au fond de la rivière.

— Merci ! fit Georges.

— Oh ! c’est une manière de parler. D’ailleurs vous êtes un brave garçon, et je ne vous veux pas de mal, au contraire. C’est seulement pour vous faire voir ce que c’est que Mme Rose pour moi.

Cela dit, Canada assura son pied sur l’avant de la Tortue, souleva l’épervier et le lança dans l’eau.

— Il faut vous dire, reprit-il en retirant les petits poissons qui grouillaient au cœur du filet, que Mme Rose habite Herblay depuis un an ou quinze mois. Elle y est arrivée au temps qu’on se fusillait dans les rues de Paris. Cette bonne femme que vous avez vue chez elle l’accompagnait. J’ai pensé d’abord que c’était une dame de là-bas qui avait peur des émeutes. « Bien sûr, me disais-je, son mari va venir, et ils attendront que tout ça finisse. » Le mari n’est pas venu.

— Ah ! fit Georges.

— Oh ! il n’y a pas de ah ! répliqua le pêcheur en secouant la tête. Mme Rose est une femme du bon Dieu, et il n’y a rien à dire sur elle…. Si l’envie vous prend de vous marier, je vous en souhaite une qui lui ressemble…. Eh ! ramez plus fort, il n’y a que de la blanchaille par ici…. Approchez-vous du bord…. J’ai idée que nous trouverons des perches de ce côté.

— Bon ! voilà Mme Rose installée à Herblay.

— Mais attendez donc ! vous allez plus vite que les violons…. Elle descendit à l’auberge et chercha une maison à louer. Il y en avait une justement sur la hauteur avec un jardinet. Le propriétaire venait de mourir, et sa veuve la céda tout de suite à Mme Rose. Or, que pensez-vous que fit Mme Rose ? Elle s’en alla chez M. le curé, et, lui mettant un beau rouleau de pièces de cent sous dans la main : Monsieur le curé, lui dit-elle, voilà ce qui me reste sur l’argent que j’avais destiné au loyer de ma maison. Il faut que les pauvres profitent de ce que je gagne. Il y en avait pour trois cents francs…. Trois cents francs dans un temps où les écus étaient si rares, que c’était comme des objets de curiosités ! Et comme elle s’en allait, elle ajouta : Vous leur direz de prier pour moi. » Ça, c’était de trop. Comme si Mme Rose avait besoin qu’on priât pour elle.

Georges regarda Canada. Cette chaleur et cette conviction de la part d’un homme qui avait un peu les mœurs d’un bohémien de rivière l’étonnaient beaucoup ; mais le pêcheur, accroupi au bord du canot, n’y prenait pas garde, et contemplait la surface de l’eau, au-dessus de laquelle venaient crever de petits globules.

— Je vous dis qu’il y a des barbillons par là !… Chut à présent ! murmura le pêcheur.

Il amorça la rivière en y jetant deux ou trois poignées de grains, et apprêta silencieusement son filet. Quand il crut le moment convenable, il jeta l’épervier, et découvrit, au premier effort qu’il fit pour le ramener, deux ou trois poissons qui se débattaient entre les mailles.

— Hein ! sont-ils beaux ! Dit-il.

— Çà, vous l’aimez donc bien ? dit Georges en aidant Canada à retirer l’épervier.

Mme Rose ? Il faudrait avoir un cœur de pierre pour ne pas l’aimer !… Est-ce qu’on ne s’est pas avisé de me chercher chicane pour quatre mauvais lapins que j’avais pris au collet dans les bois du gouvernement ? On disait aussi que je pêchais en dehors des règlements. Et les lois, où étaient-elles dans ce moment-là ? On en avait démoli la moitié, et le reste ne valait guère mieux. Et les autorités d’alors, avaient-elles consulté les règlements pour entrer aux Tuileries ? Je m’entête et je jette le papier timbré au nez des gendarmes, après quoi je vais sur l’eau tendre mes lignes de fond. Tout ça me conduisit en prison. Il n’y avait pas trente sous au logis, et ma pauvre femme avait la fièvre…. Quand j’y pensais la nuit, j’avais des sueurs dans le dos. Enfin je sors au bout d’un mois. « Bien sûr, me disais-je tout en marchant, je vais trouver la baraque toute pleine d’huissiers, et sans un clou pour pendre mes filets. » Ah ! bien oui, on n’avait pas dérangé une chaise, et ma pauvre vieille raccommodait mes chemises sur la porte ! C’était Mme Rose qui avait payé l’amende et pris soin de tout…. Quand je vis ça, je courus tout droit chez elle. Mme Rose était dans son jardin avec un grand chapeau de paille sur la tête. J’avais arrangé un beau discours pour la remercier ; j’oubliai tout et je sautai sur ses mains pour les baiser…. Dame ! j’ai failli les casser…. J’étais comme fou et je pleurais comme une bête. « Ah ! me dit-elle, vous m’avez fait peur ! Je vis bien que mes gros vilains doigts lui avaient fait mal. Je me jetai à ses genoux : Battez-moi comme un chien, lui dis-je, je ferai ce que vous voudrez ! — Eh bien ! reprit-elle en riant, il ne faut plus prendre de lapins. — Et vous n’en avez plus colleté ?

— Moi ! jamais !… Ah ! par exemple, les gendarmes n’y auraient rien fait ; mais Mme Rose !… Elle me l’a défendu, c’est fini !… Ça n’empêche pas que si je pouvais leur jouer quelque tour, à ces gens qui m’ont mis en prison !… Ça jette un gouvernement par terre, et ça ne veut pas que le pauvre monde s’amuse un peu !… Ça m’a mis du levain dans l’estomac ; mais suffit, je m’entends, et si l’occasion vient, on saura la prendre.

— Ça ! comment donc s’appelle-t-elle, Mme Rose ? reprit Georges après qu’il eut laissé Canada exhaler sa colère.

— Cette bêtise !… Elle s’appelle Mme Rose…. Est-ce que ce nom ne vous paraît pas joli ?

— Très-joli, mais c’est un petit nom ; elle doit en avoir un autre ?

— C’est possible ; mais personne ne le lui a demandé. Elle a dit qu’elle s’appelait Mme Rose, et tout le monde l’appelle Mme Rose. Au commencement, il y avait des curieux qui faisaient des questions comme vous ; à présent, on n’y pense plus. Elle ne voit jamais personne, si ce n’est un monsieur qui est venu d’eux ou trois fois en un an.

— Quel monsieur ? dit Georges vivement.

— Un monsieur comme vous, un monsieur qui paraît de la ville. Ah ! quels yeux ! Quand il vous regarde, on dirait que ça vous entre dans le corps comme une vrille. Ce doit-être quelqu’un de ses parents. Il arrive vers midi et s’en va le soir. Par exemple, il ne part pas sans faire un tour sur la rivière, après quoi il me donne vingt francs ; c’est un homme très-bien.

Georges éprouva comme un sentiment de malaise ; ce monsieur de la ville lui gâtait Mme Rose.

— Quelquefois encore, assez souvent même, poursuivit Canada, le piéton remet des lettres à Mme Rose. J’ai remarqué qu’elle souriait de moins bon cœur ces jours-là. L’autre matin, il lui en a apporté une au moment où elle se rendait à la messe ; elle l’a lue chemin faisant, et j’ai vu qu’elle devenait fort pâle. Elle est restée longtemps dans l’église à prier, et, quand elle est sortie, elle avait les yeux humides comme ceux d’une personne qui a pleuré. Cependant cette lettre ne lui annonçait la mort d’aucun de ses parents : elle était cachetée de rouge. Ce jour-là, elle a vidé sa bourse entre les mains des pauvres ; moi, j’aurais volontiers battu tout le village, tant j’enrageais de la voir pleurer.

Canada donna un coup d’aviron contre un arbre.

— Faire du chagrin à une si bonne créature ! faut-il qu’il y ait de méchantes gens ! Reprit-il.

— Qui sait ? dit Georges ; la lettre venait peut-être d’un amoureux.

— Elle est dans l’âge où ces maladies vous prennent, répliqua le pêcheur en branlant la tête, et cependant je n’y crois pas, à vos amoureux. Mme Rose n’a jamais reçu d’autres visites que celles que je vous ai dites, et ces sortes de fous ont des jambes pour courir. Et puis, si Mme Rose a des secrets, ce serait mal reconnaître sa bonté que de chercher à les pénétrer. À présent, monsieur Georges, vous en savez autant que moi.

— Mais comment se fait-il que je ne l’aie jamais rencontrée, moi qui cours le pays du matin au soir, et que jamais vous ne m’en ayez parlé ?

— Vous n’allez pas beaucoup du côté d’Herblay, monsieur, et c’est à Herblay que Mme Rose demeure. Quant à vous en parler, pourquoi l’aurais-je fait ? Vous êtes dans la saison où le cœur est de paille, et je ne voulais pas vous exposer à prendre feu.

Canada jeta un coup d’œil sur la rive.

— Bon ! dit-il, vous me faites bavarder, voilà l’ombre des peupliers qui coupe la rivière, il va être quatre heures ; il faut nous hâter, si vous ne voulez pas que nous fassions attendre Mme Rose.

Georges et Canada prirent chacun une paire d’avirons et firent voler la Tortue. En quelques minutes, ils furent par le travers des tirés de Saint-Germain ; un long sillage marquait la course du canot.

— Ramez toujours, dit Canada. Je vais voir si Mme Rose est sur la rive.

Il se mit debout, et aperçut Mme Rose sur un tronc d’arbre.

— Ah ! c’est vous, dit-elle en saluant Georges ; je comprends à présent pourquoi Canada arrive si tard.

Elle se leva et s’approcha du canot.

— Voyons, reprit-elle, donnez-moi la main pour que je saute dans cette coquille de noix.

Mme Rose portait ce jour-là une robe de drap bleu, un grand camail et un chapeau rond de feutre gris à larges bords ; l’animation de la marche et le grand air avaient coloré son teint : les boucles de ses cheveux tombaient le long de ses joues et sur son cou. Elle était charmante.

— Vous êtes donc venu me voir ? reprit-elle en caressant de la main Tambour, qui frottait familièrement sa tête contre la jupe de drap bleu.

— Je vous dois bien cela pour le déjeuner que vous m’avez donné, répondit Georges gaiement.

— Il était un peu maigre pour un homme qui sort de l’eau ; aussi ne me prendrez-vous plus au dépourvu, et, s’il vous plaît encore de sauter dans la rivière, au moins trouverez-vous des côtelettes.

— Prenez le gouvernail, dit Canada à M. de Francalin ; moi je ramerai. Georges prit place à l’arrière, et Mme Rose s’assit auprès de lui.

— Je vous remercie d’avoir poussé jusqu’aux tirés, dit-elle alors ; la présence de votre canot me prouve que vous ne faisiez pas, en remontant à Herblay, une simple visite de politesse. Ce que vous avez fait hier m’a donné de vous une bonne opinion, et j’aurais été fâchée de ne plus vous revoir.

Tout cela était dit avec un air de simplicité et de bonne humeur qui surprenait Georges et le charmait. Il regardait les yeux brillants et doux de sa compagne, et il se demandait quel mystère enveloppait cette florissante vie et retenait tant de séduction dans la solitude d’Herblay.

En ce moment Mme Rose avait les yeux tournés du côté de l’horizon où le soleil se couchait.

— Que c’est beau ! » dit-elle, en montrant le ciel et le fleuve tout brillants des clartés mourantes du jour.

Georges fit signe à Canada, qui suspendit le mouvement des rames et laissa la Tortue descendre au fil de l’eau. Le canot était alors par le travers de La Frette. On sait de quelles grâces mélancoliques et de quelles beautés se revêtent souvent les soirs d’automne. Le silence n’était interrompu que par le babil et les rires de quelques petites filles qui jouaient autour de bateaux échoués sur la rive. Le vent se taisait. Il n’y avait d’animation que dans la prairie voisine, où des troupeaux de bœufs regagnaient l’étable, poussés par un berger. Mille couleurs éclatantes se fondaient dans le ciel.

Mme Rose, tout entière à la magie de ce spectacle, promenait ses regards sur la campagne tout en feu. Georges regardait Mme Rose, et Canada regardait Georges. Tambour s’était endormi, bercé par le balancement insensible du bateau. Un dernier rayon glissa sur le fleuve, et la lumière s’éteignit ; les teintes d’or firent place aux teintes violettes, le village disparut dans la brume, on ne vit bientôt plus que cette clarté douteuse qui précède la nuit et flotte à la surface de l’eau ; les contours de la rive s’effacèrent doucement, et, quand Mme Rose tourna son visage vers M. de Francalin, elle montra des yeux inondés de larmes.

Par un mouvement plus subit que la pensée, Georges lui prit la main. — Qu’avez-vous ? lui dit-il.

Elle la lui laissa une seconde, puis, la retirant sans affectation :

— Rien, dit-elle ; je ne sais pas à quoi je pensais.

Elle essuya sa paupière en souriant :

— Vous ne savez peut-être pas, dit-elle en le regardant, que la petite Jeanne a la fièvre ?

— Jeanne ? répéta Georges.

— Eh oui ! Jeanne, la fille de la Thibaude, celle que vous avez tirée de l’eau…. Comment ! vous ne savez pas le nom des gens que vous sauvez, et vous n’allez pas seulement prendre de leurs nouvelles !

— Je ne voulais pas, par ma présence, faire croire à la Thibaude que j’avais un droit perpétuel à sa reconnaissance.

— Eh bien ! vous avez eu tort. Pourquoi enlever à cette pauvre mère la seule chance qu’elle ait de s’acquitter ? La petite a pris froid dans l’eau ; ce matin, elle a dû rester au lit ; le médecin est venu et lui a fait avaler de la tisane. Pour la consoler, j’ai dit à la Thibaude de lui acheter une poupée, et je lui ai donné un louis. Ça servira pour la tisane, et c’est dix francs que vous me devez. Je n’ai pas le droit de guérir toute seule les enfants qui vous doivent la vie.

Cette manière délicate de le faire entrer pour moitié dans sa charité toucha M. de Francalin. Il fouilla dans ses poches pour en tirer dix francs, mais il eut beau chercher partout, il ne trouva rien.

— Bon ! dit-il, cet imbécile de Jacob a vidé mes poches !

— Eh bien ! vous m’apporterez cet argent demain, chez la Thibaude…. Me voici chez moi.

En effet, la Tortue approchait du rivage ; un élan vigoureux la fit s’engager dans le sable assez loin pour que Mme Rose pût sauter à terre sans craindre de se mouiller les pieds.

Comme elle allait s’éloigner, Canada la retint par le bras. « C’est que j’ai aussi quelque chose à vous dire, moi, balbutia-t-il en roulant sa main au fond de sa vareuse.

Puis Canada s’arrêta court la bouche ouverte.

— Eh bien ! quoi ? demanda Mme Rose.

— Au fait vous ne me mangerez pas !… C’est que j’ai grande envie de vous prier, ainsi que M. Georges, d’ajouter ces dix sous aux vingt francs que vous avez donnés à la petite. Ils sont en cuivre…. Bien sûr, ils ne tiendront pas entre vos doigts.

— Donnez toujours, mon brave Canada. Voilà dix sous qui rachèteront bien des lapins ! dit Mme Rose.

Et, après avoir serré la main calleuse du pêcheur, Mme Rose disparut dans la nuit.

— Est-ce un cœur de femme, ça ? dit Canada quand il ne la vit plus. Vous voyez, elle me ferait donner tout mon bien !

— Oui, oui, répondit Georges tout bas, et vous pourriez bien avoir raison.

Canada cligna de l’œil. — C’est à propos de ce que je vous ai dit ce matin que vous me dites cela. Eh ! prenez garde, monsieur ! de moins jeunes que vous se sont pris à ces hameçons, et, quand on a mordu, c’est trop tard.

Canada et M. de Francalin se séparèrent sans plus parler : l’un rejoignit sa barque, portant sur son épaule l’épervier plein de poissons ; l’autre regagna la crique où il avait l’habitude d’amarrer le canot.

Dès les premier bonds que Tambour fit sur le sable, il fureta comme un chien qui cherche une piste, flaira quelques touffes d’herbes, et prit sa course à travers la prairie. Georges le suivit lentement ; ses jambes le portaient à la Maison-Blanche, son esprit était à Herblay. Comme il approchait du chemin qui séparait son domaine de la prairie, il entendit de grands aboiements ; il releva la tête et aperçut de la lumière chez lui. Au même instant, la porte du jardin s’ouvrit et un jeune homme en sortit, caressant de la main Tambour, qui faisait des bonds extravagants.

— Comme Thémistocle à la cour du roi des Perses ; je viens te demander l’hospitalité, dit le nouveau venu.

— Valentin ! s’écria Georges.

Et les deux amis échangèrent une vigoureuse poignée de main, tandis que le chien, émoustillé par ce témoignage d’affection, sautait sur les jambes de l’un et sur les bras de l’autre, leur marquant à sa manière toute la joie qu’il éprouvait de cette réunion.

— Çà, dit Georges, Jacob a-t-il préparé la chambre du Désespoir ?

— Elle est prête ! répondit la voix de Jacob.

— Alors rentrons et dînons…. Tu pourras gémir ici tant que tu voudras.

III

Une heure après cette rencontre, Georges et Valentin étaient assis en face l’un de l’autre devant une cheminée où flambait un grand feu de souches et de fagots. La pièce dans laquelle ils se trouvaient était vaste, haute et éclairée par sept fenêtres qui ouvraient sur le midi, le levant et le couchant. Les murs en étaient garnis de casiers remplis de livres presque jusqu’au plafond ; un panneau était réservé aux fusils et aux divers ustensiles de chasse, tels que carnassières, sacs à plomb et poires à poudre. Dans un coin à droite, on voyait tous les engins de pêche ; l’angle voisin, à gauche entre deux fenêtres, était occupé par un établi de menuisier chargé d’outils. Au milieu même de la pièce s’allongeait une table ovale couverte d’un tapis de drap vert et tout obstruée de journaux, de revues, de brochures et de dictionnaires amoncelés autour de deux mappemondes entre lesquelles on avait placé des plumes, des crayons et des encriers. Une grande lampe, suspendue au plafond et couverte d’un immense abat-jour de tôle, éclairait la table. Quelques peaux de renard dentelées de drap rouge étaient dispersées çà et là sur le parquet. Des oiseaux de proie empaillés étendaient leurs ailes au-dessus des casiers, et sur la cheminée une magnifique pendule, représentant un char d’Apollon d’un beau modèle, sonnait les heures avec majesté. Cette pendule avec son quadrige de chevaux dorés était comme un souvenir de Versailles perdu à la campagne. Quelques armes, telles que yatagans, sabres et pistolets, brillaient dans les intervalles ménagés entre les corps de bibliothèque. Ajoutez à cette réunion d’objets de toute sorte une peau de tigre couchée devant le foyer, quelques chaises de cuir disposées autour de la table, trois ou quatre grands fauteuils de tapisserie, et on aura tout le mobilier de cette pièce, qui servait à la fois de salon, de cabinet de travail, de bibliothèque et de fumoir, aux hôtes de la Maison-Blanche. Les deux jeunes gens fumaient, et Tambour dormait devant le feu, le museau entre les pattes.

— Ainsi donc elle t’a trahi ? dit Georges en poursuivant un entretien dont les premiers épanchements avaient été échangés pendant le dîner.

Valentin soupira et se mit à raconter à Georges, qui ne l’écoutait que médiocrement, une de ces histoires parisiennes dont le dénouement ne varie jamais. Le soir où son infortune lui avait été révélée, Valentin, saisi d’indignation et de surprise, avait eu la pensée un instant de provoquer son rival. Une réflexion l’avait retenu : pouvait-il rendre à son cœur les illusions perdues ? Il était monté chez la perfide, et, dans cette chambre où tant d’heures charmantes s’étaient envolées, il avait laissé sa carte avec ces trois mots : « Adieu ! soyez heureuse. »

— C’est un peu vieux, répondit Georges avec un sourire ; mais enfin cela vaut mieux qu’un coup d’épée.

— Tu ris !… Ah ! on ne meurt pas de douleur, puisque tu me vois encore.

Valentin se leva et fit quelques tours en soupirant ; puis, appuyant sa main sur l’épaule de Georges :

— C’est fini, dit-il d’un air sombre, je ne crois plus à rien…. Je renonce à ces trompeuses créatures…. je m’enferme avec toi…. nous lirons les moralistes qui ont écrit contre les femmes ; nous les embellirons de commentaires enrichis du récit de nos désastres personnels ; nous ferons un cours de misanthropie, et, si quelqu’une de nos anciennes connaissances se hasarde à frapper à notre porte, nous la recevrons à coups de fusil…. Tu ne vois personne au moins ?

— Personne, dit Georges en hésitant un peu.

— Bien. Je prétends vivre ici en cénobite. Si tu voyais quelque être vivant en dehors de Tambour, j’émigrerais.

— À propos, dit Georges, qui n’était pas fâché de détourner la conversation ; es-tu toujours dans les affaires ? — Moi ? Fi donc ! Il y a six mois que je m’en suis tiré. Je n’y entendais rien. J’ai bien vu que ma vocation m’appelait dans la presse. Tu te souviens de quelle force j’étais sur la polémique au collège ; j’ai fondé un journal ; il est mort au plus fort de son succès. J’allais poursuivre ma candidature à la députation, quand la trahison que tu sais a tout brisé. Je n’ai de cœur à rien. Cependant je sens bien que je suis né pour la politique. »

Valentin des Aubiers était l’un des plus vieux amis de Georges. Ils s’étaient rencontrés au collège, et n’avaient pas cessé de se coudoyer dans la vie, au milieu de laquelle Valentin marchait un peu comme ces écoliers qui, répandus dans les bois, oublient qu’ils ont des broussailles entre les jambes et des racines sous les pieds ; chaque nouvelle chute lui semblait la première ; il s’écriait avec candeur que ces choses-là n’arrivaient qu’à lui. C’étaient alors de grands découragements qui duraient six jours ou six semaines, après quoi il n’y pensait plus, et repartait d’un pied léger avec la même espérance et la même sécurité. Le prochain accident amenait une nouvelle surprise qui ne le guérissait pas davantage. Ses amis disaient de lui qu’à cinquante ans il en aurait vingt-cinq, et que, s’il arrivait à la centaine, il faudrait certainement le renvoyer à l’école.

Avec une fortune qui lui aurait permis de vivre à sa guise, Valentin avait bravement mis le pied dans toutes les carrières, et s’en était retiré impétueusement au premier obstacle. La dernière qu’il embrassait était toujours la meilleure et celle qui répondait le mieux à ses instincts. À peu près riche et maître de son temps, Valentin n’avait pas traversé Paris sans y faire de ces rencontres qui font ressembler la vie à des routes semées d’auberges où des cœurs de toute sorte se tiennent en embuscade, pareils à ces hôteliers fameux dont Guzman d’Alfarache raconte les prouesses. Toutes les fois que le hasard le faisait entrer dans une de ces auberges, il ne manquait pas de croire qu’il s’y reposerait jusqu’à la fin de ses jours, et il faisait ses préparatifs en conséquence. Si quelqu’un de ses amis s’aventurait à lui dire que ce petit coin du paradis, dans lequel il comptait savourer des délices toujours nouvelles, n’était qu’une méchante halte entre deux étapes, il s’indignait et prenait le ciel à témoin du serment qu’il faisait de ne plus partir ; mais le cœur volage qu’il adorait accueillait-il un autre voyageur, Valentin tombait dans un morne désespoir, et demandait naïvement au ciel comment tant de perfidie pouvait être éclairée par la lumière du soleil. Désormais il n’y avait plus pour lui ni paix ni bonheur ; la nuit se faisait dans son âme, et il parlait sérieusement de passer le reste de ses jours dans une thébaïde où jamais le pied d’une femme ne pût arriver. La même bonne foi qu’il avait apportée dans son ivresse, il l’apportait dans son affliction, et celle-ci lui semblait éternelle, comme il avait cru l’autre impérissable.

C’était donc au plus fort d’une de ces catastrophes périodiques qu’il venait demander à Georges de l’abriter dans sa solitude. Valentin ne venait pas pour la première fois à Maisons, et ainsi s’expliquait le sobriquet de chambre du Désespoir qu’on donnait à la pièce qui lui était réservée.

Le lendemain, au petit jour, Valentin frappa à la porte de son ami.

— Tu dors, toi ; tu es bien heureux ! Que fais-tu aujourd’hui ? Dit-il.

— Rien.

— Eh bien ! si tu veux, nous irons déjeuner à Saint-Germain ; c’est là que j’ai connu Clotilde ! Nous traverserons la forêt, et cette promenade matinale me rendra peut-être l’appétit que j’ai perdu.

— Soit.

Georges s’habilla en toute hâte et descendit ; mais au bas de l’escalier il se souvint que Mme Rose l’attendait chez la Thibaude. S’il voulait être exact, il n’avait pas le temps d’aller à Saint-Germain et d’en revenir ; pour rien au monde cependant, il n’aurait consenti à manquer ce rendez-vous.

— Viens-tu ? lui cria Valentin.

Tambour, qui était du voyage, appuya la sommation d’un aboiement. Georges cherchait un prétexte et n’en trouvait pas. Il savait Valentin très-curieux, et il ne se souciait pas de le mettre dans sa confidence. Quel beau thème à de longs discours ! Cependant il était résolu à ne pas le suivre jusqu’à Saint-Germain.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-il après qu’il eut fait une centaine de pas, j’ai oublié que j’ai affaire de l’autre côté de l’eau…. à Herblay.

— Chez qui ? demanda Valentin.

— Chez le curé ! répondit Georges étourdiment.

— J’irai avec toi.

Georges comprit que Valentin était décidé à ne pas le quitter.

— Veux-tu pêcher ? dit-il brusquement.

— Tu pêches donc ?

— Toujours ; c’est très-amusant. On a une ligne à la main ; on pense à ce qu’on veut, et le poisson mord. C’est ce qu’il y a de mieux quand on a du chagrin.

— Donne-moi une ligne, répondit Valentin.

Georges courut dans sa bibliothèque, et redescendit avec tout un appareil de pêche. On partit pour le bord de la rivière, et Georges installa Valentin au pied d’un massif de saules qui masquait la vue de tous côtés.

— L’endroit est excellent, il fourmille de goujons, dit-il ; en un quart d’heure, on en prend deux douzaines. Reste-là ; moi je vais un peu plus loin, derrière ce gros peuplier.

Et Georges se mit à courir dans la direction du peuplier ; mais à vingt pas plus loin il se glissa derrière le rideau des saules, gagna la crique où se balançait la Tortue, sauta dedans, et passa la rivière à grands coups de rames. Cinq minutes après, il gravissait la côte d’Herblay à toutes jambes, et entrait chez la Thibaude.

— Enfin ! s’écria Mme Rose ; j’ai cru que vous n’arriveriez jamais.

— C’est que j’avais un ami, et qu’il ne me quittait pas.

— Il fallait l’amener avec vous.

Georges ne répondit rien ; il eût été fort en peine d’expliquer pourquoi il n’avait pas voulu que Valentin l’accompagnât dans sa visite, et cependant il eût renoncé au plaisir qu’il en attendait plutôt que de le partager avec son ami. Mme Rose le regarda ; un peu troublé, il s’assit et passa un mouchoir sur son front baigné de sueur.

— Bonté du ciel ! faut-il que vous ayez couru ! reprit-elle.

Et, furetant dans tous les coins de la cabane, elle prépara un verre d’eau rougie qu’elle lui présenta.

— Maintenant, dit-elle après qu’il eut bu, c’est dix francs que vous me devez. Je me suis mis en tête d’assurer une dot à cet enfant. Cela l’aidera à trouver un mari et vous apprendra à tirer de l’eau les personnes qui se noient.

Georges vida sa poche dans la bourse de Mme Rose, qui en versa le contenu sur le lit de la petite fille.

— Es-tu riche ! hein ? dit-elle.

L’enfant tout étonnée prit les grosses pièces blanches entre ses doigts.

— Oh ! mère, un sou tout jaune ? » s’écria-t-elle en tirant un louis du milieu de son trésor.

Mme Rose embrassa l’enfant.

— Mère Thibaude, dit-elle, ramassez tout cet argent sans oublier le sou jaune. Vous en userez pour les besoins de votre fille, et s’il vous manque quelque chose pour le ménage, Jeanne vous prêtera bien tout ce qu’il faut. »

M. de Francalin se rapprocha de Mme Rose, et leurs têtes se rencontrèrent au-dessus du petit lit où l’enfant jouait avec une poupée de carton qui lui semblait magnifique.

— Jeanne a la fièvre, dit Mme Rose à demi-voix…. Voyez.

Georges prit la main de l’enfant.

— Et Jacques ? Dit-il.

— Oh ! Jacques trotte comme une souris. C’est le garçon qui a failli se noyer, et c’est la fille qui est malade. Il faudra un médecin tous les jours. — En avez-vous parlé à la Thibaude ?

— Je m’en suis bien gardée ; elle aurait peur de la dépense. Qui sait si ce pauvre ménage n’a pas de dettes ? Regardez cette couverture ; il y a plus de trous que de laine. On enverra le médecin sans prévenir personne. Il faut aussi des hardes et du linge. Nous écornerons la dot, et nous remplirons les armoires. Cela vous va-t-il ?

— Volontiers. Je serai votre débiteur.

— Alors nous allons chercher le médecin et tout acheter. Avez-vous la Tortue par là ?

— Le canot ? Il est au bas de la côte.

— Eh bien ! Vous allez me conduire jusqu’à Maisons, et avant ce soir le ménage aura tout ce dont il a besoin.

Mme Rose caressa Jeanne, dit bonjour à la Thibaude, et sortit d’un pied leste.

— Est-ce donc ainsi que vous passez toutes vos journées ? lui dit Georges tandis que la Tortue glissait au fil de l’eau.

— Quand l’occasion s’en présente, on la saisit ; il n’y a pas beaucoup de distractions à Herblay, on prend celles qui se trouvent.

— Mais, si j’en crois le peu que j’ai vu, au train dont vont les distractions, les malheureux doivent vous bénir.

— Ils sont bien bons !… Que voulez-vous que je fasse les jours de pluie ? On entre un peu partout, un jour par-ci, un jour par-là, et, au lieu d’acheter des robes qu’on ne mettrait guère, on achète des couvertures et des jaquettes qui servent toujours…. Cela occupe.

— N’importe, amusement ou charité, les pauvres perdront beaucoup quand vous retournerez à Paris.

— À Paris ? oh ! je n’y retournerai pas de sitôt, si même j’y retourne jamais.

— Alors voulez-vous me mettre de moitié dans vos distractions ?

— Vous comptez donc passer l’hiver à Maisons ?

— Oui.

La réponse vint si vite, et le regard qui l’accompagna fut si franc, que Mme Rose ne put s’empêcher de sourire en rougissant. Un léger brouillard qui courait sur l’eau les enveloppait. À quelques pas du bateau, on ne voyait rien : ils étaient comme seuls au monde. Un peu d’embarras se glissa entre eux. Mme Rose ramena sa mante autour d’elle et regarda dans la brume, où l’on voyait par intervalles se dessiner la silhouette grise des peupliers. Georges pressa le mouvement des rames pour arriver plus vite. Peut-être pensaient-ils tous deux aux circonstances inconnues qui les avaient contraints, si jeunes l’un et l’autre, à chercher l’isolement dans la campagne et à s’y renfermer pendant la froide saison.

De longs aboiements les tirèrent de cette rêverie, qui les unissait à leur insu, et en abordant sur le rivage ils virent Tambour qui, pour distraire son ennui, guerroyait contre les vaches qu’on menait à l’abreuvoir.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria Georges, pourvu que mon ami n’ait pas suivi le chien !

Mme Rose le regarda gaiement.

— Voilà un ami qui vous fait grand’peur, dit-elle.

— Oh ! je l’aime beaucoup, » dit Georges, qui venait de s’assurer par un coup d’œil de l’absence de Valentin.

Il siffla Tambour, qui laissa là ses vaches et vint tout courant se jeter sur Mme Rose.

— Ah ! madame, reprit Georges, il faudra que vous vous y fassiez. À présent qu’il vous met au nombre de ses connaissances, il ira partout vous dire bonjour.

Mme Rose caressa le chien et prit le bras du maître.

L’ombre était venue quand M. de Francalin quitta Mme Rose. Il ne lui semblait pas qu’il eût passé plus d’une heure avec elle. À son retour, il aperçut Valentin, qui se promenait devant la Maison-Blanche à pas précipités. Le bout de son cigare brillait comme un phare. On voyait qu’il fumait avec rage.

— Ah ! te voilà ! cria Valentin, qu’un bond de Tambour avait surpris dans sa promenade. Et ce peuplier sous lequel tu paraissais si impatient de t’asseoir, l’as-tu trouvé ?

— Je t’ai fait attendre ? répondit Georges.

— Attendre !… c’est-à-dire que voilà trois heures que je n’attends plus !

Georges passa son bras sous celui de Valentin.

— Voyons, ne te fâche pas, reprit-il ; qu’aurais-tu fait chez le curé ?… Et puis il y a des heures où j’ai besoin d’être seul. C’est une manie. Est-ce que ça ne te prend jamais, ces idées-là ?

— Oh ! si ! répondit Valentin d’un air tragique.

— Eh bien ? faisons une convention. Quand l’un de nous aura ses humeurs noires, il mettra une feuille d’arbre à son chapeau. La feuille mise, il sera en quarantaine. Nous économiserons ainsi les frais d’explication. Cela te va-t-il ?

— Cela me va. Seulement tu aurais dû penser à la feuille plutôt.

— Les bonnes idées ne viennent pas tout de suite. Ainsi c’est convenu : la feuille arborée, c’est la cocarde du silence et de l’isolement. Si je la mets quelquefois, tu ne te fâcheras pas ?

— Oh ! ne te gêne pas ; je la mettrai souvent. Dès demain j’en aurai une, et je vais la cueillir.

Le lendemain matin Georges et Valentin ne purent s’empêcher de sourire en se regardant : ils avaient tous deux une feuille d’arbre attachée à leur chapeau ; mais, fidèles à la foi jurée, ils se saluèrent de la main sans se parler. Georges allait rejoindre Mme Rose ; Valentin allait se promener avec son désespoir.

IV

Ils vécurent ainsi quelque temps ; les feuilles allaient et venaient. Valentin jurait ses grands dieux qu’il ne ferait plus à aucune femme l’honneur de l’apercevoir ; mais souvent déjà il retournait à Paris et y demeurait un jour ou deux, quelquefois trois ou quatre. C’était comme de petites vacances qu’il donnait à sa douleur. Georges trouvait tout bien, pourvu qu’on lui permît de gravir la côte d’Herblay chaque matin. Quand un hasard s’opposait à ce qu’il vît Mme Rose, la journée lui semblait vide. Malgré l’humeur égale de sa voisine et la sérénité qu’on voyait en elle, on sentait qu’il y avait un chagrin dans sa vie, comme on devine à certains bouillonnements qui rident la surface des lacs que des sources invisibles s’épanchent dans leurs secrètes profondeurs ; mais ce chagrin, M. de Francalin ne se l’expliquait pas, et Mme Rose n’en parlait jamais. Elle avait une manière de regarder bien en face, avec des yeux limpides et chastes, qui rendait toute question presque impossible, et ce n’était pas Georges qui aurait eu l’intrépidité de lui en adresser.

On sait que Mme Rose vivait seule avec une vieille servante dans une petite maison où jamais elle ne recevait personne, si ce n’est M. de Francalin, le curé d’Herblay et quelques notables du village qui venaient lui demander des secours pour leurs pauvres. Cette solitude profonde, avec toutes les apparences des habitudes les plus élégantes, n’était pas déjà tout à fait ordinaire. On sait en outre que le piéton lui remettait souvent des lettres qu’elle lisait avec avidité et qui la jetaient dans un grand trouble. Georges l’avait quelquefois surprise après ces lectures, et il voyait sur ses joues comme des traces de larmes. Il ne pouvait alors s’empêcher de penser à cet inconnu qui deux ou trois fois avait paru à Herblay et qu’il n’avait pas vu. Était-il pour quelque chose dans ces larmes secrètement versées ? Quel titre avait-il au souvenir de Mme Rose, et quelle place tenait-il dans son intimité ? Canada avait raconté à M. de Francalin que, dans les premiers temps du séjour de Mme Rose à Herblay, on avait épluché sa conduite jour par jour, heure par heure. Les plus méchantes langues n’avaient pu rien découvrir qui prêtât aux médisances. On en vint à penser que, si elle avait quelque sujet d’être malheureuse, c’était un grand crime de la part de ceux qui en étaient la cause. Quelques indices pouvaient faire croire qu’elle était de Paris, ou que du moins elle l’avait longtemps habité, puisqu’elle y allait encore de temps à autre ; mais on ne pouvait tirer aucune conséquence de ces voyages, qui étaient d’ailleurs fort rares et fort courts. Mme Rose rappelait, dans sa retraite d’Herblay, ces beaux oiseaux qu’un coup de vent a jetés sur des rives lointaines et qui s’y arrêtent quelque temps. On ne sait d’où ils viennent, on ne sait où ils vont.

Au plus fort de l’hiver, après deux mois de séjour à Maisons, et quand les branches de houx avaient remplacé les feuilles jaunes ramassées chaque matin et dont se paraient les jeunes gens, Valentin laissa voir une grande négligence dans la toilette de son chapeau. Souvent même il faisait de longues absences de plus en plus renouvelées ; mais quand il était à la Maison-Blanche, Georges était à peu près sûr de le trouver sur son passage aussitôt qu’il mettait le pied dehors. Un matin qu’il avait oublié de se couvrir de l’emblème protecteur, Valentin l’aborda résolument.

— Je connais ta solitude, lui dit-il ; elle a les cheveux châtains et les yeux bleus.

Georges se mordit les lèvres.

— Après ? dit-il d’un ton bourru.

— Oh ! ne te fâche pas ! Tu as le goût bon, et je comprends qu’on passe l’hiver auprès d’elle ; tu aurais dû seulement me prévenir plus tôt ; je ne t’aurais pas si longtemps dérangé.

Georges frappa du pied.

— Mais que crois-tu donc ? S’écria-t-il.

— Parbleu ! c’est assez clair. Tu habites le parc de Maisons, elle demeure à Herblay ; la Seine vous sépare, mais l’amour a jeté un pont sur l’eau, et vous faites à vous deux la plus jolie pastorale qu’on puisse voir ! Je m’explique à présent pourquoi tu courais si souvent chez le curé.

— Ne va pas plus loin ! s’écria Georges en saisissant le bras de Valentin ; je n’ai pas même baisé la main de Mme Rose.

Valentin partit d’un grand éclat de rire.

— Ah ! elle s’appelle Mme Rose, et tu en es là ! dit-il.

Georges regarda Valentin tout surpris.

— Tu la connais donc ; reprit-il.

— Point du tout ; mais à quoi bon ? Raisonnons un peu, s’il te plaît. Voilà une femme avec qui on ne voit ni père, ni frère, ni mari (j’ai bien pris mes renseignements), qui demeure toute seule à Herblay, et qui s’appelle Mme Rose ! Est-ce assez de preuves, ou de symptômes, si le mot te paraît trop vif ?

Valentin continua quelque temps sur ce ton de persiflage. Les arguments ne lui manquaient pas pour détruire les objections de Georges à mesure que celui-ci les produisait. La bonne réputation de Mme Rose ne témoignait qu’en faveur de son adresse ; cette charité inépuisable qu’elle montrait prouvait qu’elle avait la main prodigue. Ce mystère dont elle s’entourait n’indiquait-il pas suffisamment qu’elle avait une vie antérieure à cacher ? Quelque jour on découvrirait qu’elle s’appelait de son vrai nom Mme de Saint-Phar ou Mme de Saint-Pierre.

Il arrive souvent que les choses qui impressionnent le plus douloureusement sont précisément celles auxquelles on s’arrête le plus volontiers. Chaque parole de Valentin blessait Georges au cœur, et il en gardait l’empreinte profondément. Il faut dire aussi que tous ces raisonnements présentés sous une forme railleuse, il se les était faits à lui-même bien des fois. Il ne croyait pas beaucoup aux vertus cachées comme les violettes au fond des bois, à ces âmes blessées qui ensevelissent leurs larmes dans le silence et la retraite, pareilles aux biches qui meurent sous l’ombre muette des taillis. Le motif qui l’avait conduit à Maisons le rendait peu propre à ces chères croyances qui sont l’apanage des jeunes esprits. Il ne pouvait pas non plus oublier les visites de l’inconnu qui payait si généreusement à Canada une promenade en bateau ; que de fois ce souvenir cruel ne l’avait-il pas troublé dans son bonheur ! Mais en présence de Mme Rose il subissait le charme et ne voyait plus qu’elle. À la voix moqueuse de son ami, les soupçons lui revenaient en foule. Certainement ce que Valentin disait dans ce moment était en parfaite contradiction avec ce qu’il avait fait lui-même toute sa vie et ce qu’il était prêt à faire le lendemain ; mais en quoi la logique paraît-elle dans les actions humaines ? Ce n’était pas d’ailleurs un motif pour amoindrir l’effet de ses remontrances. Georges allait et venait, et mâchait avec fureur un cigare qu’il finit par jeter violemment. En tirant de sa poche un étui pour lui en offrir un autre, Valentin fit tomber une lettre couverte d’une écriture fine qu’il s’empressa de ramasser.

— Qu’est-ce que cela ? dit Georges.

— Une lettre d’affaires qui me force à retourner à Paris, mais pour quelques jours seulement, répondit Valentin un peu troublé.

Georges le regarda.

— Une lettre d’affaires sur papier rose ! bon, voilà que ta maladie te reprend, s’écria-t-il, heureux d’exercer des représailles.

— Accompagne-moi, et tu verras que Mathilde ne ressemble pas à toutes les autres ! » répondit Valentin avec une exaltation inaccoutumée.

Ce cri était comme le chant de l’insurrection ; adieu le chagrin, le désespoir n’était plus de saison. Georges haussa les épaules, mais l’impression que Valentin avait éveillée resta dans son cœur. Il n’alla pas à Herblay ce jour-là ni le jour suivant ; il gronda Pétronille et repoussa Tambour, qui ne savait à quoi attribuer ces accès de mauvaise humeur et s’en vengeait en disparaissant jusqu’au soir. Quand Valentin partit, Georges l’assura qu’il ne tarderait pas à le rejoindre, et le quitta pour préparer sa malle ; mais il tourna du côté de la rivière et monta sur la Tortue. Il n’avait pas donné dix coups de rames, qu’il aperçut Mme Rose sur la rive opposée et Tambour auprès d’elle. Il salua la dame et siffla le chien sans s’arrêter. Le cœur lui battait à l’étouffer. Tambour arriva à la nage en rechignant, et son maître le jeta au fond du canot d’un coup de pied. Il rentra le soir mécontent de lui et mécontent des autres ; le dîner que Pétronille servit lui parut détestable ; il prit un livre, s’enferma et ne put lire. Les plaintes du vent qui soufflait lui rappelèrent une soirée qu’il avait passée auprès de Mme Rose, à Herblay, au coin du feu. Jamais soirée ne lui avait semblé si courte. Avec quel plaisir ne regardait-il pas la lumière qui brillait derrière les vitres de la maisonnette, tandis qu’il descendait la côte au bas de laquelle son canot l’attendait ! « Ah ! pourquoi Valentin est-il venu ? » murmura-t-il.

Le lendemain, il passa la rivière sans y penser ; il n’avait pas dormi de la nuit. Il monta chez la Thibaude et poussa la porte. Mme Rose était assise au pied d’un petit lit dans lequel Jeanne était couchée. Elle mit un doigt sur sa bouche en le voyant.

— Ne faites pas de bruit, dit-elle, la petite repose.

— Qu’est-il donc arrivé ? demanda Georges en apercevant la Thibaude, qui pleurait dans un coin.

— Jeanne a failli mourir depuis qu’on ne vous a vu, répliqua Mme Rose en parlant tout bas ; elle a eu un transport au cerveau. Elle s’est endormie ce matin, et le médecin pense qu’elle est hors de danger ; mais il a recommandé beaucoup de repos et de précautions. J’ai voulu l’emmener chez moi, sa mère n’a pas voulu.

— Mais non ! dit la Thibaude en se rapprochant du lit de Jeanne d’un air farouche, comme une louve dont on menace les petits.

Cette mère si rude, qui frappait son garçon au moment où on le retirait de l’eau, avait des larmes dans les yeux en regardant dormir sa fille. Elle se baissa et embrassa les draps qui la couvraient. Georges, qui regardait tour à tour la Thibaude et Mme Rose, s’aperçut alors que celle-ci avait les yeux fatigués et le teint battu comme une personne qui a longtemps veillé. Il se rapprocha d’elle.

— Qu’êtes-vous devenu ? lui dit-elle ; si je n’avais pas vu Tambour tous les jours, j’aurais cru que vous étiez malade.

— Vous en seriez-vous informée seulement ? dit M. de Francalin.

— Certainement ; vous me croyez donc bien peu attachée à mes amis ? Pourquoi ne vous êtes-vous pas approché de moi hier, quand vous êtes passé sur la rivière avec la Tortue ? Je vous ai fait signe avec la main ; vous avez détourné la tête. — J’étais fou, répondit Georges.

Si la présence de la Thibaude ne l’avait pas retenu, il se serait jeté aux pieds de Mme Rose et lui aurait baisé les mains avec transport. Rien ne lui restait plus dans l’esprit de tout ce que Valentin lui avait dit. Ces soupçons qu’il avait vaguement conçus et ce dédain que la veille il avait montré lui semblaient le plus grand des crimes.

— Ainsi vous avez veillé auprès de ces pauvres gens ? reprit Georges attendri. Vous ne craignez pas que la fatigue vous rende malade ?

— Moi ! Qu’ai-je de mieux à faire ? dit Mme Rose.

La nuance de tristesse qui perçait dans ces paroles ne pouvait échapper à Georges ; son émotion s’en augmenta. Sous prétexte de caresser Tambour, qui venait brusquement de se jeter entre eux, il se baissa et embrassa le bas de la mante qui enveloppait Mme Rose. Il avait le cœur gonflé. Comme il arrive toujours, la réaction victorieuse le poussait plus loin qu’il n’était jamais allé. Si Valentin se fût présenté à la porte, il l’aurait battu.

Faut-il ajouter que Georges resta toute la journée à Herblay, et qu’il ne manqua pas d’y retourner le lendemain ? Tambour n’était pas le plus leste à partir. Jeanne étant la protégée de M. de Francalin comme elle était celle de Mme Rose, les prétextes ne lui manquaient pas pour entrer chez la Thibaude à toute heure ; d’ailleurs, à vrai dire, il n’en cherchait plus. Il lui avait été impossible de taire à Mme Rose le motif de cette absence qu’elle avait remarquée : si une force secrète le poussait à s’en confesser, peut-être espérait-il aussi tirer d’elle quelque explication ; mais de ce côté-là son espoir fut déçu. Mme Rose écouta son aveu avec un sourire où une sorte de mélancolie se mêlait à l’étonnement.

— Si vous me connaissiez mieux, dit-elle, rien de semblable ne vous serait venu à l’esprit ; mais je suis seule : ce n’est donc pas votre faute si vous m’avez mal jugée.

Cette résignation toucha M. de Francalin plus que ne l’auraient fait mille protestations d’innocence. Quand la petite Jeanne fut tout à fait rétablie, Georges pria Mme Rose d’accepter à dîner à la Maison-Blanche pour lui bien prouver qu’elle ne lui en voulait pas.

— J’y consens, dit Mme Rose, mais à une condition : c’est qu’au lieu de dîner nous déjeunerons ; quand on est seule, les choses qu’on fait, il faut les faire au grand jour.

Le matin du jour convenu, Georges et Tambour allèrent prendre Mme Rose dans sa petite maison d’Herblay. La Tortue, que ce poids nouveau semblait alléger, traversa lestement la rivière. Tambour manifestait sa joie par mille cabrioles ; pour ne pas s’éloigner de la main caressante de Mme Rose, il négligea le taureau noir, dont il entendait au loin les mugissements. La table était dressée dans une petite pièce qui donnait sur la prairie et qu’éclairait un gai soleil. Pétronille s’était surpassée dans l’ordonnance du menu, et Jacob avait trouvé des fleurs pour égayer le service. Pendant le déjeuner, Georges se montra plus embarrassé que Mme Rose. Mille choses lui venaient aux lèvres qu’il ne disait pas. Il était heureux, mais inquiet ; il lui semblait que les aiguilles de la pendule en marchant lui dérobaient une part de son bonheur. Le repas fini, ils visitèrent ensemble le jardin et la maison. La bibliothèque surtout les retint longtemps. Elle était ouverte au jour de tous côtés ; l’éclat du feu pétillant se mêlait aux rayons du soleil qui entrait joyeusement par les fenêtres. Mme Rose avisa dans un coin, au-dessus de la cheminée, un portrait de femme en médaillon. Elle le prit et l’examina.

— C’est une bien jolie femme, dit-elle.

— Je l’ai cru quelque temps, répondit Georges.

Il s’empara du médaillon que Mme Rose avait posé sur la cheminée et le jeta dans le feu.

Tout le visage de Mme Rose devint rouge. Elle avança la main pour le retirer ; Georges la saisit.

— Il est trop tard à présent, dit-il.

Il sentait que la main de Mme Rose tremblait entre les siennes, tandis que la flamme dévorait le médaillon ; elle la dégagea doucement et regarda par la fenêtre, ne sachant comment dissimuler son trouble. Georges gardait le silence. Il s’était fait comprendre tout d’un coup, en quelque sorte malgré lui, et craignait de parler, de peur d’offenser sa compagne. Ils restèrent ainsi l’un près de l’autre quelque temps, immobiles et tremblants. Tambour, qui jouait entre eux, les poussait gaiement de son museau ; ils le caressaient quelquefois de la main, mais évitaient de se regarder.

— Voilà que le soleil se couche, dit enfin Mme Rose.

— Déjà ! s’écria Georges naïvement.

Ils retournèrent à Herblay par le même chemin qu’ils avaient pris pour venir, et Tambour fut encore du voyage.

— Au revoir, dit Mme Rose doucement quand elle fut devant sa porte.

Georges descendit la côte d’Herblay en bondissant. Lorsqu’il fut au bord de la rivière, il se retourna et vit au loin dans la nuit une lumière qui brillait à la fenêtre de Mme Rose.

— Ah ! dit-il à demi-voix, elle m’aimera peut-être un jour…. peut-être m’aime-t-elle déjà !

Il sauta dans son canot et le laissa descendre au fil de l’eau ; il regardait le ciel plein d’étoiles ; il avait le feu dans le cœur ; il lui semblait qu’il avait vingt ans.

— Oh ! hier ! oh ! mes chagrins ! où êtes-vous ? dit-il.

À quelque temps de là, il reçut un billet de Valentin, dont il n’avait pas eu de nouvelles depuis son départ de la Maison-Blanche. Par ce billet orné de quelques plaisanteries sur l’amour de Georges pour la solitude, Valentin prévenait son ami qu’il se proposait de lui rendre visite le lendemain avec quelques personnes de ses amies, et qu’on lui demanderait à déjeuner. Un post-scriptum plus long que le billet ajoutait que Mathilde serait de la partie. Elle avait désiré faire la connaissance de M. de Francalin, et Valentin n’avait rien eu de plus pressé que de céder à ce vœu.

— Pourquoi n’y a-t-il pas deux Mathilde sur la terre ? Tu serais heureux ! disait-il en finissant.

Georges sourit et donna ordre à Jacob de tout préparer pour le déjeuner ; mais le lendemain, quand Pétronille lui demanda où il faudrait dresser le couvert, l’idée que tout ce monde tapageur et vagabond s’abattrait dans cette même pièce que Mme Rose avait traversée lui devint tout à coup insupportable ; il lui sembla que ce serait une profanation, et que rien ne pouvait l’excuser. Tout ce bruit, tous ces rires, toutes ces chansons, ces robes de soie équivoques, ces dentelles frelatées dans cette maison où la chasteté avait laissé son parfum, révoltaient sa pensée. Son cœur en avait comme le dégoût. Il appela Jacob et lui cria de courir au Petit Havre, et d’y retenir bien vite la chambre la plus grande. Pétronille fut invitée à renverser ses fourneaux et à transporter tout le produit de sa science dans la cuisine de l’auberge. « Après quoi, reprit-il, vous fermerez la porte, et, si l’on vous interroge, vous direz que je ne rentrerai pas de quinze jours, parce que les cheminées fument. »

Pétronille gronda, Jacob obéit sans répondre, comme c’était son habitude, et Georges alla bravement se poster sur la grande avenue de Maisons pour attendre ses convives, qu’il mena tout droit à l’auberge.

— Quoi ! ce n’est pas chez toi que nous allons ? dit Valentin.

— La cuisine est en réparation.

— Bon ! tu nous feras voir la bibliothèque.

— Les maçons l’ont ravagée.

— Alors nous nous promènerons dans le jardin.

— Il est tout effondré.

Valentin regarda Georges sournoisement.

— Je vois ce que c’est, reprit-il, la solitude demeure à la Maison-Blanche.

— Écoute, répondit Georges en pressant le bras de Valentin avec un accent où le rire se mêlait à la colère, tu as du vin de Bordeaux et du vin de Champagne, des volailles exquises et des pâtés délicieux ; bois et mange ; mais si tu me parles encore d’elle, ici surtout, il faudra que je te tue, aussi vrai que tu es mon ami.

— Je te comprends, répliqua Valentin en regardant Mathilde. C’est comme moi, tu aimes !

Georges lui tourna le dos. Jamais journée ne lui parut plus longue. Toute son intelligence s’appliqua à conduire ses convives loin de la Maison-Blanche ; toute sa crainte était que le hasard ne lui fît rencontrer Mme Rose. Chaque fois qu’il apercevait une robe de femme au détour d’une allée, il tressaillait. Parler d’elle ou la laisser voir par une telle compagnie lui paraissait un sacrilège. Cet amour né dans la retraite, et que le monde ignorait, lui avait comme rendu toutes les délicatesses et toutes les susceptibilités charmantes des premières émotions. Il n’entendait rien de ce qu’on disait autour de lui ; c’était comme si l’on se fût exprimé en une langue étrangère. Les propos les plus extravagants et les rires les plus vifs n’y faisaient rien.

— C’est donc là ce qu’on appelle de la gaieté ? disait-il ; et il ne comprenait pas qu’il eût jamais pu être gai de la même manière.

Après le déjeuner, on dîna, et il fallut mettre le village à sac pour trouver un menu présentable. Au dessert, on fit grand bruit. Tous ces cris, toutes ces plaisanteries, qui avaient la prétention d’être spirituelles, jetèrent M. de Francalin dans une mélancolie singulière ; il regardait les convives tour à tour avec étonnement. « Sont-ils malheureux de s’amuser ainsi ! » répétait-il.

Le dîner fini, on voulut se promener en bateau. Les bords de la Seine retentirent de chants. Georges trouva qu’on lui gâtait sa rivière. Combien elle était plus belle quand la Tortue y passait seule avec Mme Rose !

Quand la compagnie songea à se retirer, le dernier convoi du chemin de fer était parti. On dut mettre en réquisition toutes les voitures du pays pour trouver des moyens de transport. Quelques tours de roue emportèrent enfin la dernière chanson et le dernier adieu. Georges prit sa course du côté d’Herblay. Il était à bout de patience et avait besoin de respirer un peu le même air que respirait Mme Rose pour se rafraîchir. Le temps était magnifique. Le croissant de la lune montait au-dessus de la forêt de Saint-Germain. Les premières senteurs de la verdure nouvelle remplissaient l’atmosphère. Georges cueillit dans les haies de gros rameaux de branches fleuries ; il en fit un bouquet qu’il posa sur l’appui d’une fenêtre derrière laquelle Mme Rose travaillait souvent. « Elle le verra demain, dit-il, et il faudra bien que sa première pensée s’adresse à moi ! » Quand il rentra à la Maison-Blanche, Jacob lui remit une lettre timbrée de Beauvais. « Tiens ! de ma tante ! » dit Georges.

La baronne Alice-Augustine de Bois-Fleury priait en quelques lignes son neveu de la venir voir à Beauvais, où elle avait découvert une jeune fille d’extraction noble qu’elle désirait lui faire épouser ; elle ajoutait que jamais occasion meilleure ne se présenterait, et faisait entendre qu’une bonne moitié de sa fortune récompenserait la soumission de son bon neveu.

— Bonsoir ! dit Georges en jetant la lettre. Il souffla la bougie et s’endormit en pensant à Mme Rose.

Lorsque M. de Francalin se présenta le lendemain vers dix heures chez Mme Rose, elle n’y était déjà plus. Gertrude lui annonça qu’elle avait dû se rendre à Paris de grand matin ; elle ne savait pas à quelle heure sa maîtresse rentrerait.

— La lettre qui l’a fait partir l’a rendue bien triste, reprit Gertrude.

— Ah ! c’est une lettre ! dit Georges.

Ce seul mot réveilla en partie les doutes que Valentin avait excités déjà ; il se souvint de l’inconnu. Georges se promena devant la maison sans parler jusqu’à midi. Il craignait d’interroger la bonne femme, et à chaque instant il ouvrait la bouche pour le faire. Afin de ne pas succomber à la tentation, il s’éloigna. Tambour le suivait ; mais, habitué qu’il était aux rêveries de son maître, il ne se gênait pas pour courir un peu de tous côtés. Quelle était donc cette lettre mystérieuse qui appelait si précipitamment Mme Rose à Paris ? Quel lien l’attachait encore à un passé mystérieux dont elle subissait l’influence ? pourquoi n’en parlait-elle jamais ? pourquoi même évitait-elle avec une sorte d’attention inquiète tout ce qui pouvait en rappeler le souvenir ? N’était-elle donc pas sûre de l’ami qu’elle avait rencontré, et craignait-elle de s’ouvrir à un cœur qui lui appartenait tout entier ? Cette crainte ne l’autorisait-elle pas à croire qu’il y avait quelque fondement de vérité dans les soupçons émis par Valentin ? Georges se débattait vainement contre toutes ces réflexions ; elles le poursuivaient sans relâche, avec l’obstination de ces insectes qui assaillent un voyageur en été. Pour se délivrer de cette obsession tyrannique, il résolut de parler franchement à Mme Rose, et retourna à pas rapides vers Herblay. Elle n’y était pas encore arrivée. Il s’assit sur un banc à quelques pas de la maison et regarda devant lui. Il n’avait fallu qu’une minute pour changer en trouble la profonde quiétude où il vivait. Mme Rose s’était peut-être éloignée pour ne plus revenir. Maintenant il la croyait capable de toutes les fautes dont son esprit, la veille encore, aurait repoussé la pensée avec horreur. Cette existence retirée qu’elle menait dans un village écarté n’était certainement qu’une expiation, ou peut-être même qu’un entracte entre deux équipées. Par un de ces revirements subits dont les âmes passionnées connaissent l’empire, les mêmes choses qui hier lui faisaient croire à l’innocence de cette vie chastement abritée sous un toit modeste lui semblaient autant de preuves de la perfidie et de la corruption de Mme Rose ; il s’étonnait seulement de la place qu’elle pouvait tenir dans son cœur. Il avait été la dupe et le jouet d’une coquette ; comment se refuser à l’évidence ? C’était bien la peine d’avoir trente ans sonnés, pour tomber dans des pièges auxquels les écoliers ne se prenaient plus ! « Paris me guérira ! » dit-il, et il se leva brusquement.

Au même moment, il aperçut Mme Rose qui montait la côte ; il courut au-devant d’elle : — Ah ! qu’il me tardait de vous revoir ! » dit-il.— Craintes, soupçons, colères, tout avait disparu comme par enchantement ; il ne pensait plus qu’au bonheur de voir Mme Rose et de lui parler. Elle lui prit le bras et le pressa silencieusement contre le sien. Elle avait dans la physionomie quelque chose de grave et de recueilli qu’il ne lui connaissait pas. Elle regarda la campagne, où les premières chaleurs du printemps avaient semé les parfums de la violette.

— Si vous n’êtes pas fatigué, nous nous promènerons un peu, dit-elle, j’ai besoin d’air.

Ils prirent par un sentier qui descendait vers la rivière. Mme Rose paraissait absorbée par une pensée intérieure.

— Ne pourriez-vous pas me dire ce qui vous préoccupe ? demanda Georges timidement. Si vous avez un chagrin, ne puis-je en prendre la moitié ?

Mme Rose secoua la tête.

— Non, dit-elle, c’est une lettre qui a causé cette tristesse, cette agitation où vous me voyez, et, si je ne l’avais pas reçue, peut-être serais-je plus triste et plus agitée encore.

Un sentiment de jalousie se glissa dans le cœur de Georges.

— Celui qui a écrit cette lettre a donc une bien large part d’influence dans votre vie ? dit-il avec amertume.

— Laissons cela, répondit Mme Rose.

Elle tourna la tête du côté de la brise qui soufflait, et l’aspira avec délices.

— Ah ! qu’il fait bon ici ! reprit-elle, et que vous êtes heureux de pouvoir y demeurer toujours !

Cet impénétrable mystère dont Mme Rose s’enveloppait, cette volonté qu’elle montrait de ne pas permettre qu’on en soulevât un seul côté, irritèrent M. de Francalin.

— Oh ! toujours, c’est incertain, reprit-il d’un ton léger. Moi aussi, j’ai reçu une lettre d’une tante que j’ai dans le département de l’Oise, à Beauvais ; elle veut me marier avec une riche héritière qui fait l’ornement de ce chef-lieu.

— Ah ! fit Mme Rose.

— Oui, ma tante, la baronne Alice-Augustine de Bois-Fleury, prétend que je ne saurais rester plus longtemps célibataire sans compromettre la dignité et l’éclat de mon nom. Il faut vous dire que cette excellente baronne, baronne je ne sais pourquoi, a pris son titre au sérieux, et assure que mon nom de Francalin dérive de franc-alleu, ce qui démontrerait tout au moins que mes ancêtres étaient les compagnons d’armes de Mérovée et de Clodion le Chevelu. Une si noble descendance ne saurait se perdre sans forfaire à l’honneur. C’est pourquoi madame ma tante s’est mise en quête d’une personne à qui je puisse m’allier. Elle l’a trouvée, à ce qu’il paraît, et, bien que ma fiancée ne puisse prétendre à une origine aussi glorieuse, elle est de bonne souche et comtesse de son chef. Ma tante a souligné ces derniers mots dans un post-scriptum où, pour donner plus d’éclat à cette union des Francalin et des Valpierre, elle y ajoute l’appoint d’un demi-million.

Tout cela fut dit avec une extrême volubilité et d’un ton de persiflage sous lequel M. de Francalin espérait dissimuler sa colère.

— Et qu’avez-vous répondu ? demanda Mme Rose.

— Moi ! j’ai refusé.

— Pourquoi ?

Ce mot, dit simplement, fit tomber la verve factice de M. de Francalin, comme le plus léger choc abat un château de cartes.

— Mais, dit-il embarrassé, j’ai refusé parce que…. »

Il ne put aller plus loin, et s’arrêta court.

— Parce que vous m’aimez ! poursuivit Mme Rose.

Georges tressaillit à ce mot.

— Est-ce bien cela, et me démentirez-vous ? reprit-elle avec émotion.

— Non, répondit Georges, qui ne ricanait plus.

Mme Rose s’appuya doucement sur son bras. « Écoutez-moi, reprit-elle, et, au risque de vous faire de la peine, laissez-moi tout vous dire. Ce mariage qu’on vous propose, il ne faut pas le refuser. Pourquoi me sacrifier votre avenir et m’offrir un dévouement que je ne puis pas récompenser ? »

Georges vit bien, à l’air de Mme Rose, que l’entretien était sérieux. Il n’y avait en elle ni colère ni dépit, bien moins encore de coquetterie. Il en fut tout bouleversé.

— Mais, dit-il, que vous importe que je me marie ?… Pourquoi m’y contraindre ?… Je ne vous demande rien, et suis heureux comme cela.

— Croyez-vous que je ne souffre pas du chagrin que je vous fais ? Mais tout m’y force, reprit-elle. Bien plus même, quelles que soient vos résolutions à l’égard de ce mariage, il faudra que vous quittiez la Maison-Blanche…. Vous tressaillez, mon ami ? Si vous ne partiez pas, c’est moi qui partirais. Vous m’estimez assez pour que je vous parle franchement. Cette solitude où nous vivons est dangereuse pour tous deux. Croyez-vous donc que je n’aie pas tout compris depuis longtemps ? Le jour où vous m’avez engagée à déjeuner, je savais si bien que vous m’aimiez, que je suis allée seule à la Maison-Blanche, sans vouloir que Gertrude m’accompagnât. Qu’avais-je à craindre auprès de vous ?

Ce mot, qui mettait Mme Rose à des hauteurs où le désir ne pouvait atteindre, toucha M. de Francalin. Il prit la main de sa compagne et la porta à ses lèvres avec un mouvement où la tendresse se mêlait au respect.

— Peut-être alors aurais-je dû m’éloigner, ou vous prier de ne plus me voir, ajouta Mme Rose ; je n’en ai pas eu le courage : là est mon tort, il rend l’épreuve plus difficile.

— Mais enfin ne puis-je rester près de vous ? dit Georges. Je vous verrai aussi peu souvent que vous le voudrez.

— Non, reprit Mme Rose avec une force persuasive. Si je vous ai bien jugé, je puis vous avouer sans rougir que je ne suis pas d’un caractère à braver un danger de tous les jours, isolée surtout comme je le suis. Les conditions de ma vie ne sauraient changer : elles sont telles que je ne dois plus vous voir. Le hasard nous a fait nous rencontrer aux abords d’un village ; une même jeunesse, un même isolement nous rapprochaient ; j’ai rempli votre vie plus peut-être qu’il n’aurait fallu. Séparons-nous, afin qu’un jour, si Dieu le permet, nous puissions nous retrouver sans trouble. Le voulez-vous, et m’aimez-vous assez pour me faire ce sacrifice ?

— Croyez-vous donc que je vous oublie, étant loin de vous ?

— Je ne sais si je le désire, mais je l’espère. Il y aurait déloyauté à moi d’accepter toute une vie en échange des quelques heures que je puis vous donner, quand demain peut-être la dernière de ces heures aura sonné. Partez donc, allez à Beauvais, voyez cette jeune fille qu’on vous destine ; peut-être lui trouverez-vous des qualités que vous ne lui supposez pas, et un moment de sagesse vous décidera à en faire la compagne de votre vie.

— C’est vous qui me le conseillez ?

— Je fais plus, je vous le demande. Je ne veux pas qu’un jour vous me demandiez compte de votre jeunesse perdue. Vous savez si je vous ai tendu la main le jour où pour la première fois vous m’êtes apparu pâle et défaillant. Si j’étais libre, je vous dirais : « Gardez-la, c’est la main d’une honnête femme ; » mais je ne m’appartiens plus, partez.

— L’accent de cette voix tout à la fois ferme et tremblante pénétra le cœur de M. de Francalin. Il leva sur Mme Rose des yeux remplis de larmes : — Que votre volonté soit faite ! dit-il.

Une heure après, Georges suivait lentement le bord de la rivière, comme un homme qui ne sait où il va. Sur le chemin de halage, il rencontra Canada qui portait une paire d’avirons. « Je les ai pris dans un canot qui s’en allait à la dérive et que j’ai amarré, dit le pêcheur en s’arrêtant. Je crois bien avoir vu ce canot hier du côté de Conflans ; il était attaché par un méchant bout de corde à un arbre. Je me suis dit : « Voilà une corde qui cassera bien sûr, » et elle a cassé. Je ramènerai le bateau à son propriétaire, et ça me vaudra une pièce de dix francs. »

Le coup d’œil de Canada semblait dire : « Je connais la main qui a aidé la corde à casser ; je la tiens au bout de mon bras. » Il allait rire quand il s’arrêta devant le visage décomposé de M. de Francalin.

— Qu’avez-vous ? Reprit-il.

— Je pars, répondit Georges ; j’ai déjà fait mes adieux à Mme Rose.

— C’est elle qui le veut ? s’écria le pêcheur, qui comprit tout.

M. de Francalin inclina la tête.

— Dame ! si elle le veut, il faut obéir ; mais c’est dur. J’avais comme ça l’espoir que vous pourriez bien vous marier ensemble quelque jour….

Georges tourna la tête du côté d’Herblay. — Sais-je seulement si je la reverrai jamais ! dit-il.

Canada frappait la terre à coups de sabot.

— La vie est la vie, reprit-il, il ne faut pas se désespérer…. Moi qui vous parle, je me suis vu trois fois au fond de la rivière, un certain soir surtout, par un temps à faire peur aux poissons. Eh bien ! me voilà sur mes pieds, bien vivant et bien grouillant. Demain est un fameux médecin, allez !

Comme Georges s’éloignait tristement après lui avoir donné une poignée de main, Canada le retint par le bras et fouilla dans sa poche.

— J’ai là, monsieur Georges, un morceau de ruban que Mme Rose portait à son cou avec une espèce de médaille au bout…. une médaille en argent, ma foi…. Elle l’a laissé tomber hier, et je l’ai ramassé, je ne sais pourquoi. J’avais idée de le lui rapporter demain…. Elle m’en aurait bien donné vingt francs. Le voulez-vous ?

— Si je le veux ! s’écria Georges, qui tira un louis de sa poche.

— J’imagine que Mme Rose ne m’en voudra pas si elle sait que c’est vous qui l’avez, reprit-il ; ce sera comme un souvenir que vous aurez d’elle. Sentez !… il a cette odeur qui fait qu’on reconnaîtrait Mme Rose la nuit.

Georges sauta sur le ruban et embrassa Canada.

— L’aime-t-il, mon Dieu ! l’aime-t-il ! dit le pêcheur en le regardant s’éloigner.

Le soir même, M. de Francalin quittait la Maison-Blanche et partait pour Paris.


AMEDEE ACHARD.