Madame de Longueville

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MADAME
DE LONGUEVILLE.

Les noms de Mme de La Fayette et de M. de La Rochefoucauld, auxquels on s’est précédemment arrêté[1], semblent en appeler un autre ; lié naturellement au leur par toutes sortes de relations attrayantes, de convenances et de réverbérations plus ou moins mystérieuses : Mme de Longueville, dans sa délicate puissance, est encore à peindre. Sa vie, qui s’est partagée en deux moitiés contraires, l’une d’ambition et de galanterie, l’autre de dévotion et de pénitence, n’a trouvé le plus souvent que des témoins trop préoccupés d’un seul aspect. Mme de Sévigné seule, dans une lettre célèbre, a éclairé l’ensemble du portrait au plus pathétique moment. Pour nous, à qui une rencontre inévitable l’a offerte, pour ainsi dire, au milieu et au cœur d’un sujet que nous traitions, il nous a été donné de la suivre, et nous avons eu comme l’honneur de la fréquenter en des heures de retraite et à travers ses dispositions les plus cachées. Elle nous apparaissait la plus illustre pénitente et protectrice de Port-Royal durant des années ; c’est d’elle et de sa présence en ce monastère que dépendit uniquement, vers la fin, l’observation de la paix de l’église ; c’est sa mort qui la rompit. Sans prétendre retracer une vie si diverse et si fuyante, il y a eu devoir et plaisir pour nous à bien saisir du moins cette physionomie à laquelle s’attache un enchantement immortel, et qui, même sous ses voiles redoublés, nous venait sourire du fond de notre cadre austère. Nous l’en détachons pour la donner ici.

Mlle Anne-Geneviève de Bourbon, fille d’une mère bien belle[2], et dont la beauté, si fort convoitée par Henri IV, avait failli susciter aussi bien des guerres, parut très jeune à la cour, et y apporta, près de Mme la Princesse, encore hautement brillante, « les premiers charmes de cet angélique visage qui depuis a eu tant d’éclat, et dont l’éclat a été suivi de tant d’évènemens fâcheux et de souffrances salutaires[3]. »

Ses plus tendres pensées pourtant furent à la dévotion ; sa fin ne fit que réaliser et ressaisir les rêves mystiques de son enfance. Elle accompagnait souvent Mme la Princesse aux Carmélites du faubourg Saint-Jacques ; elle y passait de longues heures, qui se peignirent d’un cercle idéal en son imagination d’azur, et qui se retrouvèrent tout au vif dans la suite après que le tourbillon fut dissipé. Elle avait treize ans (1632) quand son oncle Montmorency fut immolé à Toulouse aux vengeances et à la politique du cardinal ; cette jeune nièce, frappée dans sa fierté comme dans sa tendresse d’un coup si sensible, eût volontiers imité l’auguste veuve, et voué dès-lors son deuil à la perpétuité monastique. Cependant sa mère commençait à craindre trop de penchant en elle vers les bonnes carmélites ; elle croyait trouver que ce blond et angélique visage ne s’apprêtait pas à sourire assez au monde brillant qui l’allait juger sur les premiers pas. À quoi Mlle de Bourbon répondait avec une flatterie instinctive qui démentait déjà les craintes : « Vous avez, madame, des graces si touchantes que comme je ne vais qu’avec vous et ne parais qu’après vous, on ne m’en trouve point[4]. » Le tour de l’esprit de Mlle de Longueville perce d’abord dans ce mot-là.

On raconte que, lorsqu’il s’agit du premier bal où Mlle de Bourbon dut aller pour obéir à sa mère, ce fut chez les carmélites un grand conseil ; il fut décidé, pour tout concilier, qu’avant d’affronter le péril, elle s’armerait en secret, sous sa parure, d’une petite cuirasse appelée cilice. Cela fait, on crut avoir pourvu à tout, et Mlle de Bourbon ne s’occupa plus qu’à être belle. À peine entrée au bal, ce fut autour d’elle un murmure universel d’admiration et de louanges ; son sourire, dont sa mère avait un instant douté, y répondit et ne cessa plus. Délicieux ravage ! le cilice à l’instant s’émoussa, et, à partir de ce jour, les bonnes carmélites eurent tort.

Elle y pensa pourtant encore par intervalles ; dans ses plus grandes dissipations, elle entretenait de ce côté quelque commerce de lettres ; elle leur écrivait à chaque assaut, à chaque douleur ; elle leur revint à la fin, et se partagea entre elles et Port-Royal. Elle était chez ces mêmes carmélites du faubourg Saint-Jacques, lorsqu’elle mourut ; elle y était lorsque Mme de La Vallière y entra, et, parmi les assistans touchés, on put la remarquer pour l’abondance de ses larmes. La vie de Mme de Longueville a de ces symétries harmonieuses, de ces accords et de ces retours qui la font aisément poétique, et auxquels l’imagination, malgré tout, se laisse ravir. C’est ainsi (j’ai omis de le dire) qu’elle était née au château de Vincennes, durant la prison du prince de Condé son père (1619), à ce Vincennes où son frère le grand Condé, captif, cultivera des œillets un jour, à ce Vincennes de saint Louis, destiné à porter au front, dans l’avenir, l’éclaboussure du sang du dernier Condé.

Elle fréquenta beaucoup, avec le duc d’Enghien, l’hôtel de Rambouillet, alors dans sa primeur, et l’on a des lettres à elle de M. Godeau, évêque de Grasse, qui sont toutes pleines de myrtes et de roses. Ce genre d’influence fut sérieux sur elle, et sa pensée, même repentante, s’en ressentira toujours. À cette époque et avant que la politique s’en mêlât, elle et son frère, et cette jeune cabale, déjà décidée à l’être, ne songeait encore, est-il dit[5], qu’à faire briller leur esprit dans des conversations galantes et enjouées, qu’à commenter et raffiner à perte de vue sur les délicatesses du cœur. Il n’y avait pour eux d’honnêtes gens qu’à ce prix-là. Tout ce qui avait un air de conversation solide leur semblait grossier, vulgaire. C’était une résolution et une gageure d’être distingué, comme on aurait dit soixante ans plus tard, d’être supérieur, comme on dirait aujourd’hui : on disait alors précieux.

Mlle de Bourbon avait vingt-trois ans (1642), lorsqu’on la maria au duc de Longueville, âgé de quarante-sept ans, déjà veuf d’une princesse de plus de vertu que d’esprit, que j’ai montrée ailleurs[6] très liée avec les mères de Port-Royal durant l’époque dite de l’Institut du Saint-Sacrement et dans la période de M. Zamet ; il en avait une fille, déjà âgée de dix-sept ans, qui, avant d’être duchesse de Nemours, resta long-temps auprès de sa jeune belle-mère, nota tous ses écarts, et finalement, en ses Mémoires, ne lui fit grace d’aucun.

Le duc de Longueville pouvait passer pour le plus grand seigneur de France, mais il ne venait qu’après les princes du sang ; c’était un peu descendre pour Mlle de Bourbon. Son père, M. le Prince, l’avait forcée à ce mariage ; elle fit bonne contenance. Dès les premiers temps, un grand éclat vint irriter à la fois et flatter sa passion glorieuse, et donner jour aux vanités de son cœur.

M. de Longueville, outre la disproportion de son âge, avait le tort de paraître aimer Mme de Montbazon ; les deux rivales n’eurent pas de peine à se haïr. Un jour qu’il y avait cercle chez Mme de Montbazon, quelqu’un ramassa une lettre perdue, sans adresse ni signature, mais qui semblait d’une main de femme écrivant tendrement à quelqu’un qu’on ne haïssait pas. On lut et relut la lettre, on chercha à deviner, on décida bientôt qu’elle devait être de la duchesse de Longueville, et qu’elle était tombée à coup sûr de la poche du comte de Coligny, qui venait de sortir. Il paraît bien réellement qu’à dessein ou non, on se trompait. Cette atteinte était la première qu’on eût encore portée à la vertu de la jeune duchesse. On redit le malin propos sans trop y croire. Au premier bruit qui en vint aux oreilles de l’offensée, celle-ci, qui savait que l’histoire était fausse, mais qui se réservait tout bas peut-être de la rendre vraie, crut qu’il était mieux de se taire. Mme la Princesse sa mère ne le souffrit pas, et prit la chose du ton d’une personne toute fière d’être entrée dans la maison de Bourbon ; elle exigea des réparations solennelles. Sa plainte devint une affaire d’état. On était alors dans la première année de la régence ; Mazarin essayait son pouvoir, et ce fut pour lui la première occasion de démêler les intrigues de cour, de mettre de côté les amis de Mme de Montbazon, Beaufort et les importans : Mme de Motteville déduit tout cela en perfection.

La rédaction des paroles d’excuse fut débattue et arrêtée dans le petit cabinet du Louvre, en présence de la reine ; on les écrivit sur les tablettes même du cardinal, qui faisait son jeu sous cette comédie. Puis on les copia sur un petit papier que Mme de Montbazon attacha à son éventail. Elle se rendit à heure fixe chez Mme la Princesse, et lut le papier, mais d’un ton fier et qui semblait dire : Je m’en moque. À peu de temps de là, Coligny, par suite de cette prétendue lettre, appelait le duc de Guise, qui tenait pour Mme de Montbazon ; ils se battirent sur la Place-Royale. Coligny reçut une blessure, dont il mourut, et on assura que Mme de Longueville était cachée derrière une fenêtre, à voir le combat. Au moins, tout ce bruit pour elle l’avait charmée : c’était l’hôtel de Rambouillet en action. Coligny y allait trouver son compte, s’il avait vécu.

Est-ce avant ou après cette aventure que Mme de Longueville fut atteinte de la petite vérole ? Ce fut probablement un peu avant ; elle l’eut l’année même de son mariage, et sa beauté s’en tira sans trop d’échec ; l’éclipse fut des plus passagères. « Pour ce qui regarde Mme de Longueville, dit Retz, la petite-vérole lui avoit ôté la première fleur de sa beauté ; mais elle lui en avoit laissé presque tout l’éclat, et cet éclat, joint à sa qualité, à son esprit, et à sa langueur qui avoit en elle un charme particulier, la rendoit une des plus aimables personnes de France. » M. de Grasse se croyait plus fidèle à son caractère d’évêque en lui écrivant, dès qu’elle fut rétablie : « Je loue Dieu de ce qu’il a conservé votre vie… Pour votre visage, un autre que moi se réjouira avec plus de bienséance qu’il n’est pas gâté. Mademoiselle Paulet me le manda. J’ai si bonne opinion de votre sagesse, que je crois que vous eussiez été bien aisément consolée si votre mal y eût laissé des marques. Elles sont souvent des caractères qu’y grave la divine miséricorde, pour faire lire aux personnes qui ont trop aimé leur teint que c’est une fleur sujette à se flétrir devant que d’être épanouie, et qui, par conséquent, ne mérite pas qu’on la mette au rang des choses que l’on peut aimer. » Le courtois évêque ne s’étend si complaisamment sur ces traces miséricordieuses au visage, que parce qu’il est sûr par Mlle Paulet qu’il n’y en a point.

Mme de Motteville va plus loin ; elle nous décrit, même après cet accident, cette beauté qui consistait plus dans certaines nuances incomparables du teint que dans la perfection des traits, ces yeux moins grands que doux et brillans, d’un bleu admirable, pareil à celui des turquoises ; et les cheveux blonds argentés, qui accompagnaient à profusion ces merveilles, semblaient d’un ange. Avec cela une taille accomplie, ce je ne sais quoi qui s’appelait bon air, air galant, dans toute la personne, et de tout point une façon suprême. Personne, en l’approchant, n’échappait au désir de lui plaire ; son agrément irrésistible s’étendait jusque sur les femmes[7].

Le duc de Longueville, tout descendant de Dunois qu’il était, avait en lui peu de chevaleresque ; c’était un grand seigneur magnifique et pacifique, sans humeur, assez habile dans les négociations autant qu’un indécis peut l’être. On l’envoya pour suivre celles de Munster ; Mme de Longueville ne l’y alla rejoindre qu’au bout de deux ans (1646), et lorsque déjà le prince de Marsillac avait fait sur elle une impression qu’il avait également reçue.

Le monde diplomatique et les honneurs dont elle fut l’objet la laissèrent nonchalante et assez rêveuse ; elle en pensait volontiers ce qu’elle dit un jour en bâillant de la Pucelle de Chapelain, qu’on lui voulait faire admirer : Oui, c’est bien beau, mais c’est bien ennuyeux. — « Ne vaut-il pas mieux, madame, lui écrivait durant ce temps le soigneux M. de Grasse, que vous reveniez à l’hôtel de Longueville, où vous êtes encore plus plénipotentiaire qu’à Munster ? Chacun vous y souhaite cet hiver. Monseigneur votre frère est revenu chargé de palmes ; revenez couverte des myrtes de la paix : car il me semble que ce n’est pas assez pour vous que des branches d’olivier. » Elle reparut en effet à Paris en mai 1647. Cette année d’absence avait encore renchéri son prix ; le retour mit le comble à son succès. Tous les désirs la cherchèrent. Sa ruelle, est-il dit, devint le théâtre des beaux discours, du fameux duel des deux sonnets, et aussi de préludes plus graves. Pour parler le langage de M. Godeau, les myrtes commençaient à cacher des glaives.

Son frère le victorieux, jusque-là si uni à ses sentimens, peu à peu s’en sépare ; elle s’en irrite. Son autre frère, le prince de Conti, s’enchaîne de plus en plus à elle. Marsillac saisit décidément le gouvernail de son cœur.

Suivre la vie de Mme de Longueville à cette époque, dans les rivalités commençantes, dans les intrigues et bientôt les guerres de la Fronde, ce serait se condamner (chose agréable d’ailleurs) à émietter les mémoires du temps ; ce serait surtout vouloir enregistrer tous les caprices d’une ame ambitieuse et tendre, où l’esprit et le cœur sont dupes sans cesse l’un de l’autre ; ce serait prétendre suivre pas à pas l’écume légère, la risée des flots :

In vento et rapidâ scribere oportet aquâ[8].

Attachons-nous au caractère. La Rochefoucauld, qui eut plus que personne qualité pour la juger, nous a dit déjà, et je répète ici ce passage trop essentiel au portrait de Mme de Longueville pour ne pas être rappelé : « Cette princesse avoit tous les avantages de l’esprit et de la beauté en si haut point et avec tant d’agrément, qu’il sembloit que la nature avoit pris plaisir de former en sa personne un ouvrage parfait et achevé ; mais ces belles qualités étoient moins brillantes à cause d’une tache qui ne s’est jamais vue en une personne de ce mérite, qui est que, bien loin de donner la loi à ceux qui avoient une particulière adoration pour elle, elle se transformoit si fort dans leurs sentimens, qu’elle ne reconnaissoit plus les siens propres. »

La Rochefoucauld ne put d’abord se plaindre de ce défaut, puisqu’il lui dut de la conduire. Ce fut l’amour qui chez elle éveilla l’ambition, mais il l’éveilla si vite, pour ainsi dire, qu’il ne s’en distingua jamais.

Contradiction singulière ! plus on considère la politique de Mme de Longueville, et plus elle se confond avec son caprice amoureux ; mais si l’on serre de près cet amour lui-même (et plus tard elle nous l’avouera), il semble que ce n’est plus que de l’ambition travestie, un désir de briller encore.

Son caractère manquait donc tout-à-fait de consistance, de volonté propre. Et son esprit, notons-le bien, si brillant et si fin qu’il fût, n’avait rien qui s’opposât trop directement à ce manque de caractère. On peut voir juste et n’avoir pas la force de faire juste. On peut avoir de la raison dans l’esprit et pas dans la conduite, le caractère entre les deux faisant faute. Mais ici le cas diffère : l’esprit de Mme de Longueville n’est pas, avant tout, raisonnable ; il est fin, prompt, subtil, ingénieux, tout en replis ; il suit volontiers son caractère, qui lui-même fuit ; il brille volontiers dans les entrecroisemens et les détours, avant de se consumer finalement dans les scrupules. Il y a beaucoup de l’hôtel Rambouillet dans cet esprit-là.

« L’esprit de la plupart des femmes sert plus à fortifier leur folie que leur raison. » C’est encore l’auteur des Maximes qui dit cela, et Mme de Longueville, avec toutes ses métamorphoses, lui était certainement présente lorsqu’il l’a dit. Elle, la plus féminine des femmes, lui put servir du plus bel abrégé de toutes les autres. Au reste, s’il a observé évidemment d’après elle, elle aussi semble avoir conclu d’après lui ; l’accord est parfait. La confession finale de Mme de Longueville, que nous lirons, ne nous paraîtra que la traduction chrétienne des Maximes.

Retz, moins engagé à ce sujet que La Rochefoucauld, et qui aurait bien voulu l’être autant, a merveilleusement parlé de Mme de Longueville. C’est l’unique gloire de notre portrait, de rassembler tous ces traits : « Madame de Longueville a naturellement, dit-il, bien du fond d’esprit, mais elle en a encore plus le fin et le tour. Sa capacité, qui n’a pas été aidée par sa paresse, n’est pas allée jusques aux affaires dans lesquelles la haine contre M. le Prince l’a portée, et dans lesquelles la galanterie l’a maintenue. Elle avoit une langueur dans ses manières, qui touchoit plus que le brillant de celles mêmes qui étaient plus belles ; elle en avoit une même dans l’esprit qui avoit ses charmes, parce qu’elle avoit, si l’on peut le dire, des réveils lumineux et surprenans. Elle eût eu peu de défauts, si la galanterie ne lui en eût donné beaucoup. Comme sa passion l’obligea de ne mettre la politique qu’en second dans sa conduite, d’héroïne d’un grand parti elle en devint l’aventurière. La Grace a rétabli ce que le monde ne lui pouvoit rendre. »

Autant, dans la Fronde, on voit Mme de Longueville supérieure, comme esprit, à Mme de Montbazon par exemple, ou à Mlle de Chevreuse (ce qui est trop peu dire), ou même à Mademoiselle, autant elle reste inférieure à son amie la princesse Palatine, véritable génie, ferme, ayant le secret de tous les partis, et les dominant, les conseillant avec loyauté et sang-froid ; non pas l’aventurière, elle, mais l’homme d’état de la Fronde. « Je ne crois pas que la reine Élisabeth ait eu plus de capacité pour conduire un état, » dit Retz.

Pourquoi Bossuet n’a-t-il pas célébré Mme de Longueville, comme il a fait cette autre princesse pénitente, dont il prononçait l’oraison funèbre dans l’église de ces mêmes carmélites du faubourg Saint Jacques ? M. le Prince, qui lui demanda cet éloquent office pour la mémoire de la Palatine, n’eut pas l’idée, à ce qu’il paraît, quelques années auparavant, de lui exprimer le même désir à l’égard de sa sœur. En jugea-t-il l’accomplissement par trop impossible dans cette bouche retentissante ? Les difficultés en effet étaient grandes ; la pénitence même de Mme de Longueville avait gardé quelque chose de rebelle. Bossuet n’aurait pu dire ici bien haut, comme de la princesse Palatine : « Sa foi ne fut pas moins simple que naïve. Dans les fameuses questions qui ont troublé en tant de manières le repos de nos jours, elle déclaroit hautement qu’elle n’avoit d’autre part à y prendre, que celle d’obéir à l’église. » Port-Royal eût été un écueil plus périlleux à toucher que la Fronde ; on aurait pu encore, dans l’arrière-fond, faire, jusqu’à un certain point, vaguement pressentir M. de La Rochefoucauld ou M. de Nemours, mais non pas M. Singlin.

Comme pourtant quelques traits du puissant orateur auraient fixé, dans une majesté gracieuse, cette figure d’éblouissante langueur, ce caractère d’ingénieuse et séduisante faiblesse, d’une faiblesse qui ne fut jamais plus agissante que quand elle était plus subjuguée ! Comme elle se fût admirablement dessinée dans ce même fond de tempêtes et de tourbillons civils, où il a jeté et détaché l’autre princesse ! On connaît cette grande page sur la Fronde, on ne la saurait trop rouvrir, j’y renvoie[9]. Il ne l’eût pas écrite autrement pour cette oraison funèbre absente, qui est un de mes regrets.

À défaut de cette grandeur de peinture qui nous supprimerait, la chronique des mémoires est là qui nous soutient. En me servant de la clé que fournit La Rochefoucauld, j’ai pu déjà, dans le portrait de ce dernier, simplifier et dire comment la direction de Mme de Longueville fut autre avant l’époque de la prison des princes, et après cette prison. Dans le premier temps, c’est-à-dire pendant le siége de Paris (1648), brouillée avec le prince de Condé, elle ne suivit que les intérêts et les sentimens de M. de La Rochefoucauld ; elle les suivait encore, lorsqu’après la signature de la paix (avril 1649), elle postulait pour lui en cour brevets et priviléges, lorsqu’après l’arrestation des princes ses frères (janvier 1650), elle s’enfuyait avec toutes sortes de périls de Normandie en Hollande par mer[10], et arrivait, bien glorieuse enfin, à Stenay, où elle traitait avec les Espagnols et troublait Turenne.

À son retour en France après la sortie des princes et dans les préliminaires de la reprise d’armes, elle semblait suivre encore les mêmes sentimens, bien qu’avec un abandon moins décidé. On la voit dans ses conseils près de M. le Prince, à Saint-Maur, tantôt vouloir l’accommodement parce que M. La Rochefoucauld le désire, tantôt vouloir la rupture parce que la guerre l’éloigne de son mari, « qu’elle n’avoit jamais aimé, dit Retz, mais qu’elle commençoit à craindre. » Et il ajoute : « Cette constitution des esprits auxquels M. le Prince avait à faire eût embarrassé Sertorius[11]. » Fâcheux et bizarre augure ! cette aversion pour le mari combattait ici les intérêts de l’amant, et pour celui-ci, n’en pas triompher, c’était déchoir. Enfin les sentimens de M. de La Rochefoucauld cessent positivement d’être la boussole de Mme de Longueville : elle semble accueillir sans défaveur les hommages de M. de Nemours ; elle les perd peu après par l’intrigue de Mme de Châtillon, qui les ressaisit comme son bien, et qui en même temps trouve moyen d’obtenir ceux du prince de Condé, lequel échappe de nouveau à la confiance de sa sœur. C’est M. de La Rochefoucauld dont la politique et la vengeance ont concerté cette revanche trois fois ulcérante pour Mme de Longueville. Elle était déjà d’ailleurs brouillée ouvertement avec son autre frère, le prince de Conti, qu’elle avait jusqu’alors absolument gouverné, et même subjugué[12]. Elle perd bientôt ses derniers restes d’espoir sur M. de Nemours, qui est tué en duel par M. de Beaufort, et dès ce moment sa colère, sa haine contre lui tournent en larmes, comme s’il lui était pour la première fois enlevé. Vers le même temps, la paix finale se conclut (octobre 1652) ; la cour et le Mazarin triomphent ; la jeunesse fuit, et sans doute aussi la beauté commence à suivre ; tout manque donc à la fois ou va manquer à Mme de Longueville. Étant encore à Bordeaux, et d’un couvent de bénédictines où elle s’était logée aux approches de cette paix, elle écrivait à ses chères carmélites du faubourg Saint-Jacques, avec lesquelles, dans les plus grandes dissipations, elle n’avait jamais tout-à-fait rompu : « Je ne désire rien avec tant d’ardeur présentement que de voir cette guerre-ci finie, pour m’aller jeter avec vous pour le reste de mes jours… Si j’ai eu des attachemens au monde, de quelque nature que vous les puissiez imaginer, ils sont rompus et même brisés. Cette nouvelle ne vous sera pas désagréable… Je prétends que, pour me donner une sensibilité pour Dieu que je n’ai point encore, et sans laquelle je ferois pourtant l’action que je vous ai dite, si l’on avoit la paix, vous me fassiez la grace de m’écrire souvent et de me confirmer dans l’horreur que j’ai pour le siècle. Mandez-moi quels livres vous me conseillez de lire. »

Antérieurement à cette époque, on a des lettres d’elle à ces mêmes religieuses ; chaque malheur, je l’ai dit, y ramenait involontairement son regard ; elle leur avait écrit lorsqu’elle avait perdu une petite fille, et à la mort aussi de Mme la Princesse sa mère. Celle-ci mourut pendant que la duchesse était à Stenay[13]. C’est de là qu’en réponse aux condoléances venues du monastère (octobre 1650), partit une touchante lettre adressée à la mère prieure pour solliciter d’elle des particularités sur les circonstances de cette mort : « C’est en m’affligeant que je me dois soulager, écrivait Mme de Longueville. Ce récit fera ce triste effet, et c’est pourquoi je vous le demande ; car, enfin, vous voyez que ce ne doit pas être le repos qui succède à une douleur comme la mienne, mais un tourment secret et éternel. Aussi je me prépare à le porter en la vue de Dieu et de mes crimes qui ont appesanti sa main sur moi. Il aura peut-être pour agréable l’humiliation de mon cœur et l’enchaînement de mes misères profondes… Adieu, ma chère mère, mes larmes m’aveuglent ; et s’il étoit de la volonté de Dieu qu’elles causassent la fin de ma vie, elles me paroîtroient plutôt les instrumens de mon bien que les effets de mon mal. » M. de Grasse ne cessait aussi de lui écrire, et il l’avait fait avec une sorte d’éloquence, sur cette mort. Ainsi s’étaient conservés, même aux saisons du plus prodigue délire, des trésors secrets de cœur chez Mme de Longueville.

Ses larmes, à temps renouvelées et abondantes, empêchaient de tarir en elle les sources cachées.

Une vie vraiment nouvelle pourtant va commencer. Elle a trente-quatre ans. Elle quitte Bordeaux par ordre de la cour, s’avance jusqu’à Montreuil-Bellay, domaine de son mari, en Anjou, et de là jusqu’à Moulins. En cette ville, elle descend aux Filles de Sainte-Marie, et y visite le tombeau du duc de Montmorency, son oncle, dont la mort tragique l’avait tant touchée à cet âge encore pur de treize ans, et lui devenait d’une bien haute leçon, aujourd’hui qu’elle-même sortait vaincue des factions civiles. Sa tante, veuve de M. de Montmorency, était supérieure de ce monastère. Un exemple de si chaste et pieuse uniformité agit plus que tout sur cette imagination aisément saisie, sur cette ame à peine échouée et encore trempée du naufrage. Un jour, à Moulins, au milieu d’une lecture de piété, « il se tira (c’est elle-même qui parle) comme un rideau de devant les yeux de mon esprit : tous les charmes de la vérité rassemblés sous un seul objet se présentèrent devant moi ; la foi, qui avoit demeuré comme morte et ensevelie sous mes passions, se renouvela ; je me trouvai comme une personne qui, après un long sommeil où elle a songé qu’elle étoit grande, heureuse, honorée et estimée de tout le monde, se réveille tout d’un coup, et se trouve chargée de chaînes, percée de plaies, abattue de langueur et renfermée dans une prison obscure. » — Après dix mois de séjour à Moulins, elle fut rejointe par le duc de Longueville, qui l’emmena avec toutes sortes d’égards dans son gouvernement de Normandie. De nouvelles atteintes s’ajoutaient à chaque instant aux anciennes ; la moindre annonce de quelque succès de M. le Prince, qui avait passé aux Espagnols, et qui n’y était en définitive que par suite des suggestions de sa sœur, ravivait tous les remords de celle-ci, et prolongeait l’équivoque de sa situation par rapport à la cour. Elle se réconcilia en ces années avec le prince de Conti, et se lia étroitement avec la princesse de Conti, sa belle-sœur, qui, nièce du Mazarin, rachetait ce rang suspect par de hautes vertus ; ces trois personnes devinrent bientôt à l’envi des émules dans les voies de la conversion. Pourtant, Mme de Longueville manquait de direction encore, et avec son genre de caractère, avec cette habitude de ne suivre jamais que des sentimens adoptifs, et de ne les régler que sur une volonté préférée, elle avait plus que personne besoin d’un guide très ferme. Elle écrivait de Rouen pour demander conseil à Mme de Montmorency sa tante, à une amie intime, la prieure des Carmélites de Paris, Mlle du Vigean[14], à d’autres encore. Elle s’adressa à l’abbé Camus (depuis évêque de Grenoble et cardinal), récemment converti lui-même, et qui lui répondait : « Dieu vous mènera plus loin que vous ne pensez, et demande de vous des choses dont il n’est pas encore temps de vous parler. Quand on examine sa conduite sur les principes de l’Évangile, on y trouve des vides effroyables. » Mais le médecin éclairé, et qui sût prendre en main cette ame oscillante et endolorie, tardait toujours. C’est alors que les conseils de M. de Bernières, de M. Le Nain peut-être (père de M. de Tillemont et chef du conseil de Mme de Longueville), à coup sûr l’entremise de M. de Sablé, indiquèrent à la postulante en peine Port-Royal et ses directeurs.

À la date d’avril 1661, on lit dans une lettre de la mère Angélique à Mme de Sablé, qu’elle avait vu Mme de Longueville, et l’avait trouvée plus solide et plus mûrie qu’on ne la lui avait annoncée : « Tout ce que j’ai vu en peu de temps de cette princesse m’a semblé tout d’or fin. » M. Singlin, déjà obligé à cette époque de se cacher pour éviter la Bastille, consentit à se rendre près de Mme de Longueville, et il fut celui qui le premier éclaira et régla sa pénitence.

Je trouve une lettre de Mlle de Vertus à Mme de Sablé, ainsi conçue (car, selon moi, tous les détails ont du prix touchant des personnes si élevées, si délicates et finalement si respectables) :

« Enfin je reçus hier au soir un billet de la dame (Mme de Longueville). On vous supplie donc de faire en sorte que votre ami (M. Singlin) vienne demain ici, afin qu’on n’ait pas l’inquiétude qu’il soit connu dans son quartier. Il peut venir en chaise et renvoyer ses porteurs, et je lui donnerai les miens pour le reporter où il lui plaira. S’il lui plaît de venir dîner, on le mettra dans une chambre où personne ne le verra qui le connaisse, et il est mieux, ce me semble, qu’il vienne d’assez bonne heure, c’est-à-dire entre dix et onze heures au plus tard… J’ai bien envie que cela soit fait, car cette pauvre femme[15] n’a pas de repos. Faites bien prier Dieu, je vous en conjure. Si je la puis voir en de si bonnes mains, j’aurai une grande joie, je vous l’avoue ; il me semble que je serai comme ces personnes qui voient leur amie pourvue et qui n’ont plus qu’à se tenir en repos pour elles. C’est que, dans la vérité, cette personne se fait d’étranges peines, qu’elle n’aura plus quand elle sera fixée. J’ai bien peur que votre ami ait trop de dureté pour nous. Enfin, il faut prier Dieu et lui recommander cette affaire[16].

M. Singlin, une fois introduit, revint souvent ; il faisait ses visites déguisé en médecin et sous l’énorme perruque qui était alors de rigueur ; il avait besoin de se dire, pour se justifier à lui-même ce déguisement, qu’il était bien médecin en effet. On le tint quelque temps caché à Méru, dans la terre de la princesse. Est-ce trop raffiner que de croire que ces mystères, ces précautions infinies et concertées en vue de la pénitence, étaient pour Mme de Longueville comme un dernier attrait d’imagination romanesque à l’entrée de la voie sévère ?

On possède son examen de conscience écrit par elle-même après la confession générale qu’elle fit à M. Singlin, le 24 novembre 1661. C’est un morceau à rapprocher de cette autre confession de la princesse Palatine, écrite par celle-ci sur le conseil de l’abbé de Rancé, et si magnifiquement paraphrasée par Bossuet. Il les faut lire sans superbe et d’un cœur simple : il n’y a, dans ces morceaux en eux-mêmes, rien d’agréable ni de flatteur.

Mais, à ne voir encore qu’humainement et au seul point de vue d’observation psychologique, de telles pièces méritent tout regard (respectus). Si elles nous détaillent le cœur humain dans sa plus menue petitesse, c’est que cette petitesse en est le fond ordinaire, définitif ; elles le vont ainsi poursuivre et démontrer petit à tous les degrés de sa profondeur.

Mme de Longueville considère ce renouvellement comme étant pour elle le premier pas d’une vie vraiment pénitente :

« Il y avoit long-temps que je cherchois (ce me sembloit) la voie qui mène à la vie, mais je croyois toujours de n’y être pas, sans savoir pourtant précisément ce qui était mon obstacle ; je sentois qu’il y en avoit entre Dieu et moi, mais je ne le connaissois pas, et proprement je me sentois comme n’étant pas à ma place ; et j’avois une certaine inquiétude d’y être, sans pourtant savoir où elle étoit, ni par où il la falloit chercher. Il me semble, au contraire, depuis que je me suis mise sous la conduite de M. Singlin, que je suis proprement à cette place que je cherchois, c’est-à-dire à la vraie entrée du chemin de la vie chrétienne, à l’entour duquel j’ai été jusques ici[17]. »

Avant de s’embarquer à écouter sa confession générale et de s’engager par là à lui donner conduite, M. Singlin voulut d’abord savoir d’elle si elle se sentait disposée à quitter le monde au cas qu’un jour elle fût à même de le faire. Elle lui répondit en toute sincérité qu’oui. Cet aveu et ce vœu obtenus, il exigea qu’elle continuât de s’occuper de ses affaires extérieurement, tant qu’il le fallait, et sans lui permettre de les appeler misérables.

En habile docteur et praticien de l’ame qu’il était, M. Singlin, du premier coup d’œil, lui découvrit son défaut capital, cet orgueil qu’elle-même avait quasi ignoré, dit-elle, depuis tant d’années. C’est ce qu’aussi la duchesse de Nemours dénonce dans ses Mémoires en cent façons. Il est curieux de voir comme les incriminations de celle-ci, les indications de M. Singlin, et les aveux sincères de Mme de Longueville se rejoignent justement et concordent : « Les choses qu’il (l’orgueil) produisoit, écrit la pénitente, ne m’étoient pas inconnues ; mais je m’arrêtois seulement à ses effets que je considérois bien comme de grandes imperfections ; pourtant, par tout ce qu’on m’en a découvert, je vois bien que je n’allois pas à cette source. Ce n’est pas que je ne reconnusse bien que l’orgueil avoit été le principe de tous mes égaremens, mais je ne le croyois pas si vivant qu’il est, ne lui attribuant pas tous les péchés que je commettois, et cependant je vois bien qu’ils tiroient tous leur origine de ce principe-là. » Elle reconnaît à présent que, du temps même de ses égaremens les plus criminels, le plaisir qui la touchait était celui de l’esprit, celui qui tient à l’amour-propre, les autres naturellement ne l’attirant pas. Ces deux misérables mouvemens, plaisir de l’esprit et orgueil, qui n’en sont qu’un, entraient dans toutes ses actions et faisaient l’ame de toutes ses conduites : « J’ai toujours mis ce plaisir, que je cherchois tant, à ce qui flattoit mon orgueil, et proprement à me proposer ce que le Démon proposa à nos premiers parens : Vous serez comme des Dieux ! Et cette parole, qui fut une flèche qui perça leur cœur, a tellement blessé le mien, que le sang coule encore de cette profonde plaie, et coulera long-temps, si Jésus-Christ par sa grâce n’arrête ce flux de sang… » Cette découverte qu’elle doit pour la première fois dans toute son étendue à M. Singlin, cette veine monstrueuse qu’il lui a fait toucher au doigt et suivre en ses moindres rameaux, et qui lui paraît maintenant composer à elle seule l’entière substance de son ame, l’épouvante et la mène jusque sur le bord de la tentation du découragement. Elle appréhende désormais de retrouver l’orgueil en tout, et cette docilité même, qui paraît le seul endroit sain de son ame, lui devient suspecte ; elle craint de n’être docile qu’en apparence, et parce qu’en obéissant on plaît, qu’on regagne par là l’estime qu’on a perdue. Il lui semble, en un mot, voir jusque dans cette docilité son orgueil qui se transforme, s’il faut ainsi dire, en Ange de lumière, pour avoir de quoi vivre. Effrayée, elle s’arrête, elle ne peut que s’écrier à Dieu, face contre terre, à travers de longs silences : Sana me et sanabor.

Mais une lettre de M. Singlin qu’elle reçoit, et qu’elle lit après avoir prié, la console en lui prouvant que ce serviteur de Dieu ne désespère pas d’elle ni de ses plaies. Je pourrais, si c’était ici le lieu, multiplier les extraits encore, et trahir sans ménagement, dans toute leur subtilité naïve et leur négligence déjà vieillie, ces délicatesses de conscience d’un esprit naguère si élégant et si superbe, à présent si abaissé et comme abîmé. Elle se connaît dorénavant, elle se décrit et se décompose à nu. Sa description, en un endroit, tombe juste avec ce qu’en dit Retz, et semble précisément y répondre. On se rappelle cette paresse et cette langueur, qu’il nous peint interrompue tout d’un coup chez elle par des réveils de lumière. Voici la traduction chrétienne et moralement rigoureuse de ce trait d’apparence charmante. Encore une fois, je ne demande pas pardon pour le négligé du récit ; tout indigne qu’on est, quand on s’est plongé à fond dans ces choses, on se sent tenté plutôt de dire comme Bossuet parlant du songe de la princesse Palatine : Je me plais à répéter toutes ces paroles, malgré les oreilles délicates ; elles effacent les discours les plus magnifiques, et je voudrais ne parler plus que ce langage.

« En recevant la lettre de M. Singlin, qui m’a paru fort grosse, écrit Mme de Longueville, et qui par là me faisoit espérer bien des choses de cette part qui est présentement ce qui m’occupe, je l’ai ouverte rapidement, comme ma nature me porte toujours à mon occupation d’esprit ; comme au contraire (je dis ceci pour me faire connaître) elle me donne une si grande négligence et froideur pour ce qui n’est pas mon occupation présente, qui est toujours forte et unique en moi. Et c’est ce qui me fait croire violente et emportée aux uns, parce qu’ils m’ont vue dans mes passions ou même dans mes plus petites inclinations et pentes ; et à d’autres, lente et paresseuse, morte même, s’il faut user de ce mot, parce qu’ils ne m’ont pas vue touchée de ce dont je l’ai été, soit en mal, soit en bien. C’est aussi pourquoi l’on m’a définie comme si j’eusse été deux personnes d’humeur même opposée, ce qui a fait dire quelquefois que j’étais fourbe, quelquefois que j’étais changée d’humeur, ce qui n’était ni l’un ni l’autre, mais ce qui venait des différentes situations où on me trouvait. Car j’étais morte, comme la mort, à tout ce qui n’était pas dans ma tête, et toute vivante aux moindres parcelles des choses qui me touchaient. J’ai toujours le diminutif de cette humeur, et je ne m’y laisse que trop dominer. Par cette humeur donc, j’ai ouvert avec rapidité cette lettre. »

Elle poursuit de la sorte, et ajoute bien des aveux sur ses prompts dégoûts, ses mobilités d’humeur, ses brusques sécheresses envers les gens, si elle n’y prenait garde. J’y surprends surtout d’incroyables témoignages de cet esprit, avant tout délié et fin, qui n’a plus à creuser que son propre labyrinthe[18]. Elle dit en finissant :

« Il m’est venu encore une pensée sur moi-même, c’est que je suis fort aise, par amour-propre, qu’on m’ait ordonné d’écrire tout ceci, parce que sur toute chose j’aime à m’occuper de moi-même, et à en occuper les autres, et que l’amour-propre fait qu’on aime mieux parler de soi en mal, que de n’en rien dire du tout. J’expose encore cette pensée, et la soumets en l’exposant, aussi bien que toutes les autres[19]. »

J’ai copie de plusieurs lettres manuscrites de Mme de Longueville, toutes également de scrupules et de troubles, sur quelque action qu’elle croit de source humaine, sur quelque péché oublié, sur une absolution reçue avec une conscience douteuse. Elle pratiquait la pénitence et la mortification par ces vigilances continuelles et ces angoisses encore plus que par ses cilices.

Sur le conseil de M. Singlin, Mme de Longueville s’occupa avant tout d’aumônes et de restitutions dans les provinces ravagées par sa faute durant les guerres civiles. À la mort de M. Singlin, elle passa sous la direction de M. de Saci. Lorsque celui-ci fut à la Bastille, elle eut M. Marcel, curé de Saint-Jacques, et d’autres également sûrs ; elle écrivait très assiduement au saint évêque d’Aleth (Pavillon), et suivait en détail ses réponses comme des oracles.

Le duc de Longueville étant mort en mai 1663, elle pouvait courir dorénavant avec moins de retard dans cette voie de la pénitence qui la réclamait tout entière. Les troubles seuls de l’église à cette époque la retenaient encore. Elle fut très active pour Port-Royal en ces années difficiles. La révision du Nouveau-Testament dit de Mons s’acheva dans des conférences qui se tenaient chez elle. À partir de 1666, elle eut cachés dans son hôtel Arnauld, Nicole et le docteur Lalane. On en raconte quelques anecdotes assez vraisemblables, qui durent égayer un peu les longueurs de cette retraite.

Arnauld, un jour, y fut attaqué de fièvre ; la princesse fit venir le médecin Brayer et lui recommanda d’avoir un soin particulier d’un gentilhomme qui logeait depuis peu chez elle ; car Arnauld avait pris l’habit séculier, la grande perruque, l’épée, tout l’attirail d’un gentilhomme. Brayer monte et, après le pouls tâté, il se met à parler d’un livre nouveau qui fait bruit, et qu’on attribue, dit-il, à messieurs de Port-Royal : « Les uns le donnent à M. Arnauld, les autres à M. de Saci ; mais je ne le crois pas de ce dernier, il n’écrit pas si bien. » À ce mot, Arnauld oubliant le rôle de son habit et secouant vivement son ample perruque : « Que voulez-vous dire, monsieur ? s’écrie-t-il ; mon neveu écrit mieux que moi. » Brayer descendit en riant et dit à Mme de Longueville : « La maladie de votre gentilhomme n’est pas considérable. Je vous conseille cependant de faire en sorte qu’il ne voie personne : il ne faut pas le laisser parler. » Tel était au vrai, dans son ingénuité, le grand comploteur et chef de parti Arnauld.

On voit dans les fragmens (à la suite de l’Histoire de Port-Royal, par Racine) que Nicole était plus au goût de Mme de Longueville qu’Arnauld, comme plus poli en effet, plus attentif. Dans les entretiens du soir, le bon Arnauld, près de s’endormir au coin du feu, et rentrant tête baissée dans l’égalité chrétienne, défesait tout doucement ses jarretières devant elle : ce qui la faisait un peu souffrir. Nicole avait plus d’usage ; on dit pourtant qu’un jour, par distraction, il posa en entrant son chapeau, ses gants, sa canne et son manchon sur le lit de la princesse ! Tout cela faisait partie de sa pénitence.

Elle contribua autant qu’aucun prélat à la paix de l’église. Ces négociations croisées, si souvent renouées et rompues, leur activité secrète, et le centre où elle était, recommençaient pour elle la seule Fronde permise, et lui en rendaient quelques émotions à bonne fin et en toute sûreté de conscience. En apprenant un matin (vers 1663) l’une des ruptures qu’on imputait aux jésuites, elle disait avec son tour d’esprit : « J’ai été assez simple pour croire que les Révérends Pères agissaient sincèrement ; il est vrai que je n’y croyais que d’hier au soir. » Enfin des négociations sérieuses s’engagèrent : M. de Gondrin, archevêque de Sens, concertait tout avec elle. Elle écrivit au pape pour justifier les accusés et garantir leur foi ; elle écrivit au secrétaire d’état, le cardinal Azolin, pour l’intéresser à la conclusion. Avec la princesse de Conti, elle mérita d’être saluée une mère de l’église.

La paix faite, elle fit bâtir à Port-Royal-des-Champs un corps-de-logis ou petit hôtel qui communiquait par une galerie avec une tribune de l’église. À partir de 1672, elle se partagea entre ce séjour et celui de ses fidèles carmélites du faubourg Saint-Jacques, chez lesquelles elle avait déjà un logement. Des épreuves bien douloureuses du dehors achevèrent de la pousser vers ces deux asiles, où elle allait être si ardente à se consumer : la perte d’abord de sa belle-sœur, la princesse de Conti, l’imbécillité et la mauvaise conduite de son fils aîné, le comte de Dunois, la mort surtout de son fils chéri, le comte de Saint-Paul. Elle ne quitta tout-à-fait l’hôtel de Longueville qu’après cette dernière mort si cruelle, et qui nous est tant connue par l’admirable lettre de Mme de Sévigné. Le jeune M. de Longueville fut tué, on le sait, un moment après le passage du Rhin, en se jetant, par un coup de valeur imprudente, dans un gros d’ennemis qui fuyaient, et avec lui périrent une foule de gentilshommes. Il fallait annoncer ce malheur à Mme de Longueville. De peur de rester trop incomplet, nous répétons ici la page immortelle :

« Mademoiselle de Vertus, écrit Mme de Sévigné (20 juin 1672), étoit retournée depuis deux jours à Port-Royal, où elle est presque toujours ; on est allé la quérir avec M. Arnauld, pour dire cette terrible nouvelle. Mademoiselle de Vertus n’avoit qu’à se montrer ; ce retour si précipité marquoit bien quelque chose de funeste. En effet, dès qu’elle parut : Ah, mademoiselle ! comment se porte monsieur mon frère (le grand Condé) ? Sa pensée n’osa aller plus loin. — Madame, il se porte bien de sa blessure. — Il y a eu un combat ! et mon fils ? — On ne lui répondit rien. — Ah ! mademoiselle, mon fils, mon cher enfant, répondez-moi, est-il mort ? — Madame, je n’ai point de paroles pour vous répondre. — Ah ! mon cher fils ! est-il mort sur-le-champ ? N’a-t-il pas eu un seul moment ? Ah ! mon Dieu ! quel sacrifice ! Et là-dessus elle tomba sur son lit, et tout ce que la plus vive douleur peut faire, et par des convulsions, et par des évanouissemens, et par un silence mortel, et par des cris étouffés, et par des larmes amères, et par des élans vers le ciel, et par des plaintes tendres et pitoyables, elle a tout éprouvé. Elle voit certaines gens, elle prend des bouillons, parce que Dieu le veut ; elle n’a aucun repos ; sa santé, déjà très mauvaise, est visiblement altérée. Pour moi, je lui souhaite la mort, ne comprenant pas qu’elle puisse vivre après une telle perte. »

Et sept jours après cette lettre (27 juin) : « J’ai vu enfin madame de Longueville ; le hasard me plaça près de son lit : elle m’en fit approcher encore davantage, et me parla la première, car, pour moi, je ne sais point de paroles dans une telle occasion ; elle me dit qu’elle ne doutoit pas qu’elle ne m’eût fait pitié, que rien ne manquait à son malheur ; elle me parla de madame de La Fayette, de M. d’Hacqueville, comme de ceux qui la plaindroient le plus ; elle me parla de mon fils, et de l’amitié que son fils avoit pour lui : je ne vous dis point mes réponses ; elles furent comme elles devoient être, et, de bonne foi, j’étois si touchée que je ne pouvois pas mal dire : la foule me chassa. Mais, enfin, la circonstance de la paix est une sorte d’amertume qui me blesse jusqu’au cœur, quand je me mets à sa place ; quand je me tiens à la mienne, j’en loue Dieu, puisqu’elle conserve mon pauvre Sévigné et tous nos amis. »

On découvrit bientôt (un peu complaisamment peut-être) qu’avant de partir pour la guerre, M. de Longueville s’était converti en secret, qu’il avait fait une confession générale, que messieurs de Port-Royal avaient mené cela, qu’il répandait d’immenses aumônes, enfin que, nonobstant ses maîtresses et un fils naturel qu’il avait, il était quasi un saint. Ce fut une sorte de douceur dernière, et bien permise, à laquelle son inconsolable mère fut crédule.

Aussitôt ce premier flot de condoléances essuyé, Mme de Longueville alla à Port-Royal-des-Champs où sa demeure était prête, et elle y redoubla de solitude. Elle en sortait de temps en temps, et revenait faire des séjours aux Carmélites, où elle voyait successivement passer comme un convoi des grandeurs du siècle, Mme de La Vallière y prendre le voile, et peu après arriver le cœur de Turenne, — ce cœur qu’hélas ! elle avait un jour troublé.

Ses austérités, jointes à ses peines d’esprit, hâtèrent sa fin ; un changement s’opéra dans sa dernière maladie et elle entra dans l’avant-goût du calme. Elle mourut aux Carmélites le 15 avril 1679, âgée de cinquante-neuf ans et sept mois. Son corps fut enterré en ce couvent même, ses entrailles à Saint-Jacques-du-Haut-Pas ; son cœur alla à Port-Royal.

Un mois après sa mort, l’archevêque de Paris, M. de Harlay, se rendit en personne à ce dernier couvent pour signifier, par ordre du roi, aux religieuses, de renvoyer leurs pensionnaires et leurs postulantes, et pour leur défendre d’en recevoir à l’avenir. On n’attendait que la mort de cette princesse pour commencer le blocus final où le célèbre monastère devait succomber. Il n’y avait plus de palladium dans Ilion.

L’oraison funèbre de Mme de Longueville fut prononcée un an après sa mort, non point par Bossuet, je l’ai regretté, mais par l’évêque d’Autun, Roquette, le même qu’on suppose n’avoir pas été étranger à l’idée du Tartufe, et duquel encore on a dit que les sermons qu’il prêchait étaient bien à lui, puisqu’il les achetait. Mme de Sévigné (lettre du 12 avril 1680) loue d’étrange sorte, et non sans de vives pointes d’ironie, cette oraison funèbre qu’on ne permit pas même d’imprimer. Ce qui était plus éloquent que les phrases de M. d’Autun, c’étaient, à cet anniversaire de Mme de Longueville, Mlles de La Rochefoucauld qui pleuraient leur père ; c’était Mme de La Fayette, qu’au sortir de la cérémonie Mme de Sévigné visitait et trouvait en larmes ; car Mme de Longueville et M. de La Rochefoucauld étaient morts dans la même année : « il y avoit bien à rêver sur ces deux noms ! »

Nos dignes historiens de Port-Royal ont dit bien des banalités et des petitesses sur Mme de Longueville : cette qualité d’Altesse sérénissime les éblouissait. Quand ils parlent d’elle, ou de Mlle de Vertus, ou de M. de Pontchâteau, ils ne tarissent plus, et dans l’uniformité de leur louange, dans la plénitude bien légitime de leur reconnaissance, il ne leur faut pas demander le discernement des caractères. On voit par un petit fragment qui suit l’Abrégé de Racine, et qu’il n’a pas eu le temps de fondre, de dissimuler dans son récit, que si Mme de Longueville avait gardé jusqu’aux dernières années la grace, la finesse, et, comme dit Bossuet de ces personnes revenues du monde, l’insinuation dans les entretiens, elle avait gardé aussi les prompts chatouillemens, les dégoûts, les excès d’ombrage : « elle étoit quelquefois jalouse de Mlle de Vertus, qui étoit plus égale et plus attirante. » Enfin, pourquoi s’étonner ? jusque dans le froid abri des cloîtres ; jusque sur les dalles funéraires où elle se collait le visage, elle s’était emportée elle-même, et, bien qu’en une sphère plus épurée, c’étaient les mêmes ennemis toujours, et la continuation secrète des mêmes combats.

La vraie couronne de Mme de Longueville en ces années, celle qu’il faut d’autant plus révérer en elle qu’elle ne l’apercevait pas, qu’elle la couvrait comme de ses deux mains, qu’elle l’abaissait et la cachait contre le parvis, c’est la couronne d’humilité. Voilà sa gloire chrétienne, que les inévitables défauts ne doivent pas obscurcir. On en rapporte des traits touchans. Elle avait ses ennemis, ses envieux ; des mots blessans ou même insultans lui arrivaient ; elle souffrait tout, et elle disait à Dieu : Frappe encore ! Un jour, allant en chaise des Carmélites à Saint-Jacques-du-haut-Pas, elle fut abordée par un officier qui lui demanda je ne sais quelle grace ; elle répondit qu’elle ne le pouvait, et cet homme, là-dessus, s’emporta aux termes les plus insolens. Ses gens allaient se jeter sur lui. « Arrêtez, leur cria-t-elle ; qu’on ne lui fasse rien ; j’en mérite bien d’autres. » Si j’indique à côté de ce grand trait principal d’humilité les autres petitesses persistantes, c’est donc bien moins pour infirmer une pénitence si profonde et si sincère que pour trahir jusqu’au bout les secrètes misères, obstinées et les faux-fuyans de ces élégantes natures.

Lemontey, dans une notice spirituelle, mais sèche et légère, n’a pas craint de l’appeler une ame théâtrale et vaine. Qui oserait, après avoir assisté avec nous de près à sa pénitence, l’appeler autrement qu’une pauvre ame délicate et angoissée ?

Nicole, cet esprit si délicat aussi, et qui la fréquenta si long-temps, l’a très bien jugée. Il avait toujours été fort en accord avec elle. Elle trouvait qu’il avait raison dans toutes les petites querelles de Port-Royal. Il disait agréablement qu’elle morte, il avait baissé de beaucoup en considération : « J’y ai même perdu, disait-il, mon abbaye, car on ne m’appelle plus M. l’abbé Nicole, mais M. Nicole tout simplement. » Au tome XII des Ouvrages de Morale et de Politique de l’abbé de Saint-Pierre, on trouve sur le genre d’esprit et la qualité intellectuelle de Mme de Longueville ce témoignage assez particulier qu’on n’aurait guère l’idée d’aller chercher là, et dont l’espèce de bizarrerie n’est pas sans piquant[20].

« Je demandai un jour à M. Nicole quel était le caractère d’esprit de Mme de Longueville ; il me dit qu’elle avait l’esprit très fin et très délicat sur la connaissance des caractères des personnes, mais qu’il était très petit, très faible, et qu’elle était très bornée sur les matières de science et de raisonnement, et sur toutes les choses spéculatives dans lesquelles il ne s’agissait point de sujets de sentiment. — Par exemple, ajouta-t-il, je lui dis un jour que je pouvais parier et démontrer qu’il y avait dans Paris au moins deux habitans qui avaient même nombre de cheveux, quoique je ne pusse pas marquer quels sont ces deux hommes. Elle me dit que je ne pouvais jamais en être assuré qu’après avoir compté les cheveux de ces deux hommes. Voici ma démonstration, lui dis-je : je pose en fait que la tête la mieux garnie de cheveux n’en a pas 200,000, et que la tête la moins garnie, c’est celle qui n’a qu’un cheveu. Si maintenant vous supposez que 200,000 têtes ont toutes un nombre de cheveux différent, il faut qu’elles aient chacune un des nombres de cheveux qui sont depuis un jusqu’à 200,000 ; car si l’on supposait qu’il y en avait deux parmi ces 200,000 qui eussent même nombre de cheveux, j’aurais gagné le pari. Or, supposant que ces 200,000 habitans ont tous un nombre différent de cheveux, si j’y apporte un seul habitant de plus qui ait des cheveux et qui n’en ait pas plus de 200,000, il faut nécessairement que ce nombre de cheveux, quel qu’il soit, se trouve depuis un jusqu’à 200,000, et par conséquent soit égal au nombre de cheveux d’une de ces 200,000 têtes. Or, comme au lieu d’un habitant en sus des 200,000, il y a en tout près de 800,000 habitans dans Paris, vous voyez bien qu’il faut qu’il y ait beaucoup de têtes égales en nombre de cheveux, quoique je ne les aie pas comptés. — Mme de Longueville ne put jamais comprendre que l’on pût faire une démonstration de cette égalité de cheveux, et soutint toujours que la seule voie de la démontrer était de les compter. »

Ceci nous prouve que Mme de Longueville, qui avait tant de rapports en délicatesses et démangeaisons d’esprit avec Mme de Sablé, était bien différente d’elle en ce point ; Mme de Sablé aimait et suivait les dissertations, et en était bon juge ; mais Arnauld n’aurait pas eu l’idée de faire lire la Logique de Port-Royal à Mme de Longueville, pour la divertir et tirer d’elle un avis compétent.

Elle était proprement de ces esprits fins que Pascal oppose aux esprits géométriques, de ces « esprits fins qui ne sont que fins, qui, étant accoutumés à juger les choses d’une seule et prompte vue, se rebutent vite d’un détail de définition en apparence stérile, et ne peuvent avoir la patience de descendre jusqu’aux premiers principes des choses spéculatives et d’imagination, qu’ils n’ont jamais vues dans le monde et dans l’usage. »

Mais, géométrie à part, l’usage même, le monde et son coup d’œil, sa finesse et ses élégances, le sang de princesse dans toutes les veines, une ame féminine dans tous ses replis, cette vocation, ce point d’honneur de plaire qui est déjà une victoire, de belles passions, de grands malheurs, une auréole de sainte en mourant, l’entrelacement suprême autour d’elle de tous ces noms accomplis de Condé, de La Rochefoucauld et de Port-Royal, cela suffit à composer à Mme de Longueville une distinction durable, et lui assure dans la mémoire française une part bien flatteuse, que nul renom d’héroïne ne surpasse, que nulle gloire, même de femme supérieure, n’effacera. Que dirai-je encore ? si du sein du monde sérieux, où elle est entrée, elle pouvait sourire à l’effet, au charme de son nom seul sur ceux qui la jugent, elle y sourirait.


Sainte-Beuve.
  1. Voir particulièrement l’article sur La Rochefoucauld, no du 15 janvier 1840.
  2. Charlotte de Montmorency, princesse de Condé.
  3. Expressions de Mme de Motteville.
  4. J’emprunte beaucoup pour ces commencemens à la véritable Vie de la duchesse de Longueville, par Villefore (1739).
  5. Mémoires de Mme de Nemours.
  6. Port-Royal, tom. I, pag. 341.
  7. Après ces témoignages d’une personne aussi véridique que Mme de Motteville, et d’un connaisseur désintéressé ici comme Retz, je n’ai garde d’aller demander à cette méchante langue et à ce fou de Brienne quelques détails moins enchanteurs sur une telle beauté, détails suspects et qui ne se rapporteraient d’ailleurs qu’à l’époque déclinante. Ce qui est certain de Mme de Longueville, c’est que, sans posséder peut-être de certains attraits complets, elle sut avoir toute la grace.
  8. Quatre livres de mémoires bien lus suffisent, Retz et La Rochefoucauld, Mmes de Motteville et de Nemours.
  9. Oraison funèbre d’Anne de Gonzague, depuis ces mots : « Pour la plonger entièrement dans l’amour du monde… » jusqu’à cette phrase : « Ô éternel Roi des siècles, voilà ce qu’on vous préfère, voilà ce qui éblouit les rimes qu’on appelle grandes ! »
  10. Ses aventures près de Dieppe furent romanesques. Elle erra plusieurs jours le long des côtes. Si elle avait pu faire dans le pays une Vendée, ou, comme on disait alors, une Fronde, elle l’aurait entreprise, et se sentait de cœur pour cela. Elle trouva enfin à s’embarquer à bord d’un vaisseau anglais, et y fut reçue sous le nom d’un gentilhomme qui s’était battu en duel.
  11. Lemontey, dans sa notice sur Mme de Longueville, dit qu’on a pu définir ainsi les dernières années de la guerre civile : « Tournoi de deux femmes, Geneviève de Condé et Anne d’Autriche ; l’une pour fuir son mari, l’autre pour rapprocher son cardinal. »
  12. Ses relations avec ses deux frères eurent tout le train et toute l’apparence orageuse des passions. Le prince de Conti en particulier, dès son entrée dans le monde, s’était mis sur le pied de lui plaire plutôt en qualité d’honnête homme que comme frère. Est-il possible de dire plus et en même temps de dire moins ? Ce ne peut être qu’une femme (Mme de Motteville) qui ait trouvé cela.
  13. Un éloquent détail à ce sujet nous revient par les Mémoires de M. de Châteaubriand, en ce passage dont sa bienveillance nous a permis de nous décorer : « La princesse de Condé, près d’expirer, dit à Mme de Brienne : « Ma chère amie, mandez à cette pauvre misérable qui est à Stenay l’état où vous me voyez, et qu’elle apprenne à mourir. » Belles paroles ! mais la princesse oubliait, continue M. de Châteaubriand, qu’elle-même avait été aimée d’Henri IV, qu’emmenée à Bruxelles par son mari, elle avait voulu rejoindre le Béarnais, s’échapper la nuit par une fenêtre et faire ensuite trente ou quarante lieues à cheval : elle était alors une pauvre misérable de dix-sept ans. »
  14. Mlle du Vigean avait été aimée du duc d’Enghien autrefois, avant la Fronde ; il voulait même se démarier, dit-on, et l’épouser ; ces amours, traversées par Mme de Longueville, qui en avertit M. le Prince son père, avaient eu, du côté de la dame, le cloître pour tombeau.
  15. Cette pauvre femme. Mme de Sévigné, parlant de la mort de M. de Turenne, dit ce pauvre homme. Si grands que nous soyons ou que nous croyons être, il est plus d’une circonstance, et il viendra tôt ou tard un jour où l’on dira de nous : Ce pauvre homme ! Cette pauvre femme ! et où l’on ne dira que juste par cette expression de pitié, qui sera encore, à la bien prendre, une générosité d’ame.
  16. Bibliothèque du roi, manuscrits. Papiers de Mme de Sablé. Résidu de Saint-Germain, paquet 4, no 6, 7e portefeuille.
  17. Supplément au Nécrologe de Port-Royal, in-4o pag. 137 et suiv. — On peut remarquer dans cet examen de la duchesse de Longueville, et en général dans toutes ses lettres manuscrites dont j’ai vu une quantité, un style suranné, et bien moins élégant qu’on n’attendrait, beaucoup moins vif et précis, par exemple, que celui des divines lettres et réflexions de Mme de La Vallière, publiées en un volume par Mme de Genlis. C’est qu’il y a vingt-cinq ans de différence dans l’âge de ces deux illustres personnes ; Mme de La Vallière est une contemporaine exacte de La Bruyère, presque de Fénelon ; Mme de Longueville était formée entièrement avant Louis XIV. Mais qu’on aille au fond et au bout de ces longueurs de phrases, la finesse se retrouvera.
  18. Par exemple dans ce passage, qui échappe presque à force de ténuité, à force de dédoublement et de reploiement du cheveu de la pensée. Elle se reproche, en se condamnant elle-même, de désirer tout bas de voir ses condamnations condamnées, et de vouloir découvrir, par cette sorte de provocation détournée, si on n’a pas d’elle quelque peu de bonne opinion. « Je me défigure en partie, dit-elle, pour m’attirer le plaisir de connoitre qu’on croit plus de bien de moi, et c’est même un artifice de mon amour-propre et de ma curiosité de me pousser à me dépeindre défectueuse, pour savoir au vrai ce que l’on croit de moi, et satisfaire par même voie mon orgueil et ma curiosité. » Toujours la méthode d’esprit de l’hôtel Rambouillet ; c’est l’application seule qui a changé.
  19. M. de La Rochefoucauld aurait eu quelque droit de revendiquer cette pensée comme très voisine d’une des siennes : « Ce qui fait, a-t-il dit, que les amans et les maîtresses ne s’ennuient point d’être ensemble, c’est qu’ils parlent toujours d’eux-mêmes. » Je me pose une question : Si M. de La Rochefoucauld avait lu cette confession de Mme de Longueville, en aurait-il été touché ? aurait-il changé de jugement sur elle ? On en peut douter. Il aurait toujours prétendu y suivre la même nature s’inquiétant, se raffinant pour se reprendre à mieux, et persistant sous ses transes. « L’orgueil est égal dans tous les hommes, a-t-il dit encore, et il n’y a de différence qu’aux moyens et à la manière de le mettre au jour. » Il lui eût fallu avoir en lui le rayon pour le voir en elle comme il y était. Là gît la difficulté toujours.
  20. Je supprime la singulière orthographe de l’abbé de Saint-Pierre ; il y aura assez d’algèbre sans cela.