Madame de Pompadour, Bernis et la Guerre de Sept ans/01

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Madame de Pompadour, Bernis et la Guerre de Sept ans
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MADAME DE POMPADOUR
BERNIS ET LA GUERRE DE SEPT ANS[1]


PREMIÈRE PARTIE
i

Aux premiers temps de sa faveur, Madame de Pompadour avait forcément rencontré aux fêtes de la Cour et aux soupers des Cabinets, quand ils n’étaient pas en campagne, le Maréchal de Saxe, commandant en chef notre Armée de Flandre, et le Lieutenant Général Duc de Richelieu, un des premiers Gentilshommes de la Chambre, que le Roi honorait de sa confiance et en compagnie desquels il aimait à se trouver. Entourée de mécontents et d’envieux qu’offusquait son pouvoir naissant, elle avait su attirer le vainqueur de Fontenoy dans le cercle d’amis qu’elle cherchait à se former, en secondant de son mieux les projets de mariage, auxquels il avait largement concouru, entre le Dauphin, veuf de l’Infante Marie-Thérèse, et sa nièce, la Princesse Marie-Josèphe, fille de l’Électeur de Saxe, Roi de Pologne. Les négociations terminées, le Roi avait désigné le Duc de Richelieu, alors en sa Lieutenance Générale du Languedoc, comme Ambassadeur Extraordinaire, pour aller à Dresde faire la demande solennelle de la future Dauphine, et, les cérémonies du mariage par procuration accomplies, l’amener à la Cour de France. C’est là le premier acte d’importance — ne prononçons pas encore le mot de politique — auquel nous voyons intervenir Madame de Pompadour. Y gagna-t-elle en prestige et en autorité sur ses ennemis ? À part une amitié sincère et trop tôt rompue par la mort, que pouvait-elle attendre du Maréchal de Saxe, lequel, malgré la gloire acquise à nos armées sous sa conduite, durant ces dernières années de guerre, n’avait à la Cour que la situation d’un illustre étranger ? Devait-elle être plus heureuse avec le Duc de Richelieu ? Retenu au loin par les événements militaires et la perspective d’une prochaine élévation au Maréchalat, celui-ci ne songeait guère, dans ses courtes apparitions à Versailles, qu’à se conserver les bonnes grâces du Roi, loin de se faire le champion des cabales qui le regardaient à tant de titres comme l’homme indispensable pour ruiner en peu de temps les « ridicules » visées de « l’ambitieuse parvenue ». Mais Richelieu appartenait à la Cour, et s’il en possédait l’esprit brillant et les allures séduisantes, il en ressentait plus qu’un autre peut-être les jalousies et les égoïsmes, ainsi qu’on en peut juger par cet incident survenu entre lui et la Marquise à son retour de Gênes, en janvier 1748, d’où il rapportait le bâton si ardemment convoité. Avec l’assentiment du Roi, Madame de Pompadour avait organisé en son absence, dans cette partie du château de Versailles sur laquelle s’exerçait la juridiction des premiers Gentilshommes de la Chambre et en dehors d’eux, des scènes de comédie dont les interprètes appartenaient à son intimité et auxquelles le Roi, alors très épris de sa Maîtresse, trouvait un attrait particulier. Or, Richelieu venait d’entrer en année, et n’étant point d’humeur à laisser s’amoindrir sa charge, il donna aussitôt des ordres qui tendaient à la suppression complète de l’innovation et à la remise des lieux, transformés aux goût de la Marquise, en leur état primitif. Mal lui en prit : indigné, le Roi le somma en termes très vifs de retirer son intempestive décision et d’adresser des excuses à Madame de Pompadour ; forcé d’en venir là, Richelieu s’exécuta sans aigreur apparente, reconnaissant sa légèreté, son erreur, et se défendant d’avoir jamais nourri la moindre intention désobligeante pour la favorite : mais, plus froissé au fond qu’il ne voulait le paraître, il voua, dès ce moment, à l’inoffensive Marquise une profonde inimitié[2].

Sur ces entrefaites, la paix qui vient d’être signée et dont les résultats n’ont pas répondu aux espérances de la nation, après de si éclatantes victoires, a suscité un nouvel ennemi à Madame de Pompadour. L’opinion publique s’irrite de la voir constamment occupée à élever de ces petits castels sans grande valeur en soi et dont elle s’exagère l’importance sur la foi des folles prodigalités qu’on prête méchamment à la favorite, alors que les Départements de la Guerre et de la Marine ont tant de peine à trouver les fonds nécessaires à la défense de nos Colonies et au relèvement de notre puissance maritime. Sans doute, Madame de Pompadour se complaît trop allégrement peut-être à ces constructions, « où il s’agit à ses yeux de divertir le Roi, qu’assiège un perpétuel ennui, par des nouveautés et des séjours dans ces ermitages dont architectes, décorateurs, terrassiers seront les premiers à profiter, et, grâce à d’utiles créations locales, les habitants de la région eux-mêmes, selon l’idée qu’elle se fait des obligations qui lui incombent[3] ». Assurément ; mais la malignité publique ne s’arrête pas à ces considérations, et de toutes parts retentissent les criailleries de la foule ; dans le Ministère même, le Comte de Maurepas, qu’on accuse d’avoir laissé dépérir notre marine, cherche à détourner l’orage qui le menace en inspirant des libelles ou on impute à la favorite le désordre des finances et où le Roi n’est pas épargné. À son envoi en exil — non pas à Pontchartrain qui est trop près de Versailles — mais dans ses terres du Berry, d’où il ne reviendra à la Cour qu’après la mort de Louis xv, Madame de Pompadour sent s’affirmer son pouvoir et, dans l’intérêt de sa défense, elle va désormais en user hardiment. L’événement a produit grande impression : beaucoup de ceux qui n’ont pas cessé de faire grise mine à la Marquise accourent bien vite à son appartement, où elle les reçoit avec hauteur, et, spectacle inattendu, Richelieu, qui l’a aidé à renverser Maurepas, à qui il n’a pas pardonné de l’avoir évincé jadis du Ministère, n’est pas des plus attardés à se montrer avec elle. Bien mieux : quelques mois plus tard, en 1750, Madame de Pompadour est admise à assister au travail du Roi avec le Marquis de Puysieulx, chargé du Département des Affaires Étrangères, lequel a lié partie avec elle, en représentant à Louis xv « qu’il était du bien de son service de la mettre pour ainsi dire de moitié dans les affaires politiques[4] ».

Nonobstant, de nouvelles épreuves sont réservées à Madame de Pompadour. Nous sommes en 1751, l’année du Jubilé ordonné par les Bulles Pontificales et rappelé aux fidèles par le Pape Benoît xiv : le Roi est pris de retour à la Religion : à ses côtés s’agitent la Famille Royale, les dévots, les Jésuites, — au dehors, l’opinion même, — tous pleins de l’espoir que cette grande retraite l’amènera à reconnaître ses erreurs et à se séparer de sa maîtresse. Dans ce violent conflit, où menace de s’effondrer sa fortune, Madame de Pompadour soutient la lutte avec toute l’opiniâtreté dont elle est capable : Louis xv a assidûment suivi les offices et les sermons, mais les pieuses obsessions dont Il a été l’objet ne lui ont rien enlevé de son habituelle impénétrabilité ; dans l’alternative d’autorité et de faiblesse où se traîne sa volonté, Il semble cependant fléchir sous le poids de sa liaison et, sans rompre ouvertement avec la Marquise, Il ne veut plus voir en elle qu’une amie dont on a peine à se passer. Madame de Pompadour reste au château ; elle reçoit les honneurs du tabouret, ce qui l’assimile aux plus grandes dames ; elle quitte son appartement pour descendre au rez-de-chaussée et aller occuper un des locaux réservés aux Princes du Sang, autre distinction qui contribuera bientôt à adoucir l’aigreur de ses rapports avec la Reine et Mesdames. Bref, le scandale perd de son acuité, bien que le public en ignore et persévère en son hostilité[5].

ii

À ce changement qu’elle déclarera plus tard avoir provoqué par dévouement au Roi et pour le bien de son État, Madame de Pompadour puise une infatigable ardeur à développer des facultés politiques que le souci de sa défense a laissées jusqu’à ce jour insoupçonnées à elle-même. Elle n’a montré quant à présent « aucun des grands vices qu’on découvre chez les femmes ambitieuses, mais bien toutes les petites misères et la légèreté de celles qu’enivrent leur figure et la prétendue supériorité de leur esprit » ; et, bonne par engouement, rancunière par situation, la voilà qui s’applique tout à coup à placer ses amis, non sans une heureuse intuition de leur valeur, dans des emplois dont elle tiendra les fils. Au nombre des plus anciens confidents de ses peines, apparaît l’abbé de Bernis, aux Mémoires[6] duquel nous empruntons ces traits de caractère. Singulière destinée que la sienne ! Rien ne lui a facilité les débuts dans le monde et à la Cour ; mais il a su attendre et, dédaigneux de la faveur, dissimuler sous des dehors frivoles et attrayants une ambition qui ne demande aujourd’hui qu’à recueillir les fruits tardifs de son alliée la patience. C’est Madame de Pompadour qui l’a présenté au Roi, et — bien qu’il se flatte dans ses Mémoires d’avoir été l’unique artisan de la période brillante de sa vie — on est induit à penser qu’elle l’aura aidé à obtenir l’Ambassade de Venise, à laquelle il vient d’être appelé et d’où il rapportera, après trois ans, une connaissance raisonnée et acquise à bonne école des affaires de l’Europe. C’est là un premier pas d’un commun accord vers l’emprise de la politique extérieure de la France : mais, pour l’heure, il s’agit de bien autre chose dans l’esprit de Madame de Pompadour.

Depuis près de cinquante ans, la France traversait une crise religieuse due à la propagation des doctrines du Père Quesnel, Oratorien et Janséniste, que la Bulle « Unigenitus » avait condamnées en 1713 comme contraires aux dogmes de l’Église Chrétienne. La crise s’était envenimée dans les dernières années, au point de soulever un ardent conflit entre le Parlement de Paris, inféodé à l’esprit de réforme en matière spirituelle comme en matière politique, et le Clergé de France, s’autorisant sur les mandements de certains Évêques des prescriptions de ladite Bulle pour refuser les sacrements aux malades convaincus d’adhésion à l’hérésie. Attendant beaucoup du temps et de la raison, Benoît xiv — qu’on a quelquefois appelé le Pape justement né pour le xviiie siècle — n’avait pas plus jugé à propos d’intervenir dans le conflit que le Gouvernement de Louis xv n’avait songé à solliciter son assistance spirituelle. Abandonnée dès lors au Pouvoir laïque, la question avait évolué, faute d’unanimité d’opinion dans le Conseil, entre une infinité de mesures tour à tour conciliantes et rigoureuses qui n’avaient pas apporté de solution à la querelle et de calme dans les consciences. Trop fine pour mécontenter le Roi en manifestant ouvertement son sentiment dans une affaire dont Il aurait voulu se réserver la connaissance à l’exclusion de toute ingérence parlementaire, Madame de Pompadour s’en tint à une étroite observation des phases de la crise, par-dessus laquelle elle se voyait la possibilité d’atteindre les Jésuites et de se venger des humiliations qu’elle avait eu à subir lors du Jubilé. L’occasion qu’elle recherchait si discrètement, ce fut un personnage avec lequel elle n’avait eu jusqu’alors que des rapports de société, le Comte de Stainville, Maréchal de camp, un des Seigneurs de la Cour les plus distingués par leur naissance et des plus redoutables par la malice de leur esprit, qui eut la bonne fortune de la lui procurer. Madame de Pompadour n’avait pas toujours été à l’abri de sa verve ironique, mais il s’était soudainement ravisé en lui révélant, comme on sait, les manœuvres entreprises par une dame de la Cour, à laquelle il était apparenté, pour la supplanter dans le cœur du Roi. Par là s’offrait inopinément à Madame de Pompadour un secours puissant contre les complots des coteries adverses comme en faveur de ses plus intimes desseins, et, dans l’emportement de sa nature prime-sautière et reconnaissante, oubliait-elle bientôt les traits malicieux de son nouvel adorateur pour en faire un Ambassadeur du Roi auprès du Saint-Siège.

Après avoir quelque peu résisté à l’offre qui lui était faite, Stainville avait quitté la Cour le 12 septembre 1754 — un an après sa nomination — pour se rendre à Rome, muni d’instructions qui ne différaient guère — observe-t-il dans ses Mémoires — de celles que reçoivent d’ordinaire les Ambassadeurs près la Cour Pontificale, mais qui furent complétées l’année suivante, lorsque le Clergé de France eût appelé au Saint-Père de son conflit avec le Parlement de Paris. Aussitôt commence entre Madame de Pompadour et lui une correspondance familière et politique où l’amie du Roi découvre à nos yeux, pêle-mêle, avec le besoin d’arriver à un arrangement qui ramène la paix dans la nation, les vaines aspirations et les mille petits riens qui tiennent tant de place dans la vie d’une favorite infatuée de ses charmes et de sa toute-puissance. Au milieu de cette correspondance où elle touche avec une superbe désinvolture à tous les sujets — au plus banal comme au plus spécial, — Madame de Pompadour montre parfois, quand elle trace à l’Ambassadeur l’attitude à observer dans l’exercice de sa mission, une gravité d’esprit et une intensité de vues qu’on ne saurait trop remarquer. « Une lettre des Évêques au Pape — écrit-elle à Stainville, le 10 novembre 1755 — vous donnera vraisemblablement de l’inquiétude et peut-être beaucoup de peine à réussir ; mais j’espère des lumières et de l’esprit du Saint-Père, et plus encore dans son amour pour la Religion, pour la personne du Roi et pour l’État, qu’il sentira la nécessité de mettre la paix dans l’Église et de ne pas laisser de prétexte aux fous qui veulent anéantir la Religion et mettre le feu au Royaume. Les mêmes motifs vous animeront, Monsieur, et me donneront bonne espérance[7]. »

On pourrait citer d’autres extraits qui révèlent aussi vivement encore la passion ardente et réfléchir qu’elle apporte au règlement du conflit. Mais laissons là pour l’instant la négociation se poursuivre selon les formes lentes et recueillies de la Diplomatie Pontificale, et retournons à la Cour, alors à Compiègne, où on avait appris avec stupéfaction, le 18 juillet, qu’une escadre anglaise avait surpris et capturé sans provocation de notre part deux de nos vaisseaux armés en flûte dans le nord de l’Atlantique. Depuis quelques temps déjà, la guerre existait de fait entre la France et la Grande-Bretagne à notre frontière du Canada, objet des convoitises de la nation rivale, et dans l’oisiveté d’une paix que rien ne semblait devoir troubler au regard d’une société follement adonnée à ses plaisirs, personne n’y prêtait d’attention et ne se préoccupait des moyens de la soutenir efficacement. « Point de marine, une milice désorganisée, manque d’union dans le Conseil, guerre ouverte entre d’Argenson et Machault, des finances n’ayant que l’apparence d’une bonne administration, car, depuis le traité d’Aix-la-Chapelle, l’État dépassait tous les ans au delà de ses revenus », soupire Bernis, rentré de son observatoire de Venise à point nommé pour recevoir, par un singulier concours de circonstances, la lourde charge de notre politique extérieure. Les beaux sentiments n’éclatent pas moins, et Madame de Pompadour s’en fait l’écho en mandant à Stainville le 3 août : « Je n’aime pas la guerre, mais ce n’est pas le moment d’en parler. Le Roi est offensé. Il ne peut trop se venger. Je suis la première à l’y porter. Les Ministres de vos amis pourront vous parler de mon courage, vous me connaissés assés pour n’en pas douter. Sa Majesté se propose de faire de grans retranchemens dans les dépenses. J’ay cru devoir montrer l’exemple. J’ai laissé M. de Séchelles le maître de décider : mes ordres ont été donnés en conséquences[8]. »

Dans l’état de notre marine et de nos finances, peut-être eût-il été dangereux à un Ministère, divisé comme le reste de la Cour par les inimitiés personnelles, de céder à un mouvement trop précipité d’action navale immédiate et combinée. On le sentit au point de ne prendre aucun parti à la légère et on convint, la première émotion passée, de réclamer en termes énergiques au Cabinet de Saint-James la restitution des vaisseaux indûment saisis, des excuses pour l’affront infligé à la nation, et on se prépara résolument à la guerre sur mer. À ces représentations, le Gouvernement Britannique s’attacha à amuser notre Ambassadeur par ses protestations pacifiques et son désir de travailler en bon accord à la démarcation de nos limites coloniales, afin de se laisser le temps de gagner le Roi de Prusse à sa cause en lui garantissant la possession de la Silésie et les subsides qu’il réclamait comme prix de son appui. À Versailles, rien ne perçait de ces tractations, et il fallut un billet de l’Impératrice-Reine de Hongrie à Madame de Pompadour pour les faire connaître au Roi, à qui Elle offrait en même temps son alliance. Déjà, au cours de son Ambassade, après le traité d’Aix-la-Chapelle, le Comte de Kaunitz avait été chargé par sa Souveraine d’entamer une négociation avec le Cabinet de Versailles en vue d’un rapprochement entre la France et l’Autriche ; aucun résultat n’était sorti de la délibération, mais Marie-Thérèse ne s’était pas tenue pour battue, et dans les circonstances présentes, les yeux toujours tournés vers la Silésie, Elle revenait à la charge. Affectant d’être persuadée que le Roi n’ignorait rien de ce qui se tramait contre Lui entre Londres et Berlin, Elle demandait dans son billet à la Marquise, préalablement à tout examen de sa proposition, le secret absolu sur sa démarche et la désignation d’un personnage de haute confiance avec lequel pût sûrement s’aboucher le Comte de Stahremberg, son Ministre Plénipotentiaire près la Cour de France.

iii

Ce fut à l’abbé de Bernis qu’échut, par l’accord spontané du Roi et de la Marquise, la mission d’entrer en conférence avec le Ministre Autrichien. Durant son séjour à Venise, il avait reçu des mains du Patriarche le Sous-Diaconat ; nommé, dès son retour en France, Conseiller d’État Ecclésiastique et appelé par la confiance du Roi à l’Ambassade de Madrid[9], où il s’agissait de dissiper les tendances Anglaises qui s’étaient manifestées à la Cour d’Espagne, Bernis pouvait désormais prétendre aux premières dignités de l’Église et de l’État. Dès qu’il fut informé du choix dont il était l’objet, il s’empressa d’aller féliciter Madame de Pompadour d’être mêlée à une affaire « de si haute importance » ; en son for intérieur, il éprouvait de la surprise, bien plus, « de l’affliction », à être chargé d’une négociation où il voyait un trop grand « embarquement » pour la France, et pour lui une commission dangereuse et susceptible, si elle n’aboutissait à rien, d’entraîner sa disgrâce sous les coups des Ministres à l’insu desquels il l’aurait conduite[10]. Néanmoins, si vaste et compliquée qu’elle lui parût, elle présentait assez d’intérêt pour la France et de moyens d’établir la tranquilité de l’Europe sur de solides fondements pour qu’il se déterminât, devant l’extrême désir du Roi d’écouter l’Impératrice-Reine, à tenter l’aventure. Il important avant tout de pénétrer les intentions du Roi de Prusse, car notre traité d’alliance avec ce Prince allait expirer dans quelques mois : aussi conseilla-t-il à Louis xv d’envoyer en Ambassade Extraordinaire à Berlin le Duc de Nivernois[11], personnage considérable qui avait précédé Stainville auprès du Saint-Siège, et Lui soumettait un projet de réponse à l’Impératrice-Reine ainsi conçu : « Le Roi serait heureux de s’unir avec l’Impératrice-Reine par les liens d’une amitié inaltérable et d’une alliance éternelle ; mais, fidèle à ses alliés, Il n’avait garde de soupçonner leur bonne foi et encore moins de prendre aucune mesure qui pourrait leur être contraire ; que tout son désir était de maintenir le traité signé à Aix-la-Chapelle et que, si l’Impératrice jugeait à propos de travailler de concert avec Luy pour un objet si salutaire, Il était tout prêt à y concourir[12]. » La réplique ne tarda pas à suivre la réception de cet avis : quelque peu dépitée et toujours tenace, l’Impératrice-Reine « renonçait au plan qu’Elle avait proposé, puisqu’il n’était pas du goût du Roi, et attendait de Sa Majesté qu’Elle s’expliquât sur les objets qui pouvaient servir de base aux deux Cours pour engager une action commune ». Aux dispositions montrées par cette Souveraine dans ce laconique billet, Bernis semble avoir pensé « qu’il n’était pas impossible de détacher la Cour de Vienne de celle de Londres », et en rappelant au Roi de Prusse les obligations du traité d’Aix-la-Chapelle, « d’assurer la paix de l’Europe en ne laissant d’autre charge au Roi que la guerre qu’Il allait avoir à soutenir contre la Puissance Britannique ». Le moyen d’atteindre à ce but, il crut le trouver dans la proposition « d’un traité de garantie réciproque des États du Roi et de l’Impératrice-Reine en Europe, auquel les alliés respectifs des deux Cours seraient invités à adhérer, à l’exception de l’Angleterre » [13], et soucieux de sortir des pourparlers occultes pour reprendre sa fonction d’Ambassadeur, il supplia Louis xv d’adjoindre à la négociation tels Ministres qu’il lui conviendrait. Machault, Ministre de la Marine ; Séchelles, Contrôleur Général des Finances, créatures de Madame de Pompadour ; Rouille et Saint-Florentin, Ministres des Affaires Étrangères et de la Maison du Roi, furent désignés pour travailler avec Bernis à la rédaction des articles du futur traité ; le Ministre de la Guerre, d’Argenson, un des ennemis de la Marquise et suspect d’opposition à tout rapprochement avec l’Autriche, ne fut point admis aux conférences.

Ces personnages se mirent aussitôt à l’œuvre dans le plus grand secret et, apr ! s avoir longuement discuté sur l’opportunité de l’alliance, aboutirent, en décembre, à une convention de neutralité et à un traité d’union et d’amitié défensif qui furent signés le 1er  janvier 1756, et en vertu desquels, « saud la présente guerre maritime entre la France et l’Angleterre, les deux Cours contractantes s’engageaient à se fournir réciproquement un secours de 24, 000 hommes dans le cas où leurs possession d’Europe viendraient à être menacées ». C’était garder sa liberté en liant éventuellement l’avenir par une clause de concours armé ; mais, pour peu qu’on examine l’esprit du traité, on est frappé du contraste qu’on voit se former tout à coup entre les avis maintes fois exprimés par Bernis en vue du maintien de la paix européenne et l’engagement qu’on prenait de propos aussi délibéré. Qui donc, en effet, pouvait songer à attaquer les États héréditaires de la Maison d’Autriche, sinon le Roi de Prusse, notre allié ? Nonobstant, à la Cour, on ne voyait pas les choses d’un œil aussi perplexe, et une autre influence que celle de Bernis semble avoir pesé sur les délibérations, si l’on se réfère aux lettres que Madame de Pompadour adressait à Stainvile après l’échange des signatures : « J’espère que la justice de notre cause nous portera toujours bonheur — lui écrivait-elle le 28 janvier — et que nous ferons repentir cette féroce nation d’avoir pris pour faiblesse ce qui était l’effet de la politique la plus sage et la plus raffinée. Je ne vous ai pas caché le plaisir que les traités avec l’Impératrice m’ont fait. Le public, bien qu’il ne sache pas à quel point ils sont avantageux, en a marqué une joie immodérée. C’est une double satisfaction pour ceux qui y ont pris part[14]. »

On avait effectivement réservé la publication du traité, parce qu’on tenait à s’assurer formellement des dispositions réelles de l’Angleterre et de la Prusse à notre égard. Aussi plut-il au Roi d’envoyer une dernière sommation à George ii, sous menace de regarder la guerre comme ouverte entre les deux nations s’il s’obstinait à lui refuser une réponse explicite. À l’appui de sa décision, Il appelait, le 27 décembre, le Maréchal de Belle-Isle, doyen des Maréchaux de France, au commandement de nos forces de la Manche et de l’Océan, et pressait le Duc de Nivernois, qu’une maladie fortuite — admettons-le volontiers — retenait encore à Paris, de se mettre en route pour son ambassade.

D’esprit libéral et spéculatif, acquis aux doctrines philosophiques qui tendaient à la réformation de notre état social et politique, membre de l’Académie Française, le Duc de Nivernois joignait à une culture aussi variée qu’étendue une aménité de caractère et de formes qui lui avait attiré la sympathie générale et un juste renom de distinction en France et dans les Cours étrangères. Tout en étant le beau-frère de Maurepas et fréquentant beaucoup à Pontchartrain, il entretenait d’assez intimes relations avec Madame de Pompadour, sans cependant posséder sa confiance ; le silence s’était dressé entre elle et lui lors des négociations engagées avec l’Impératrice-Reine ; peut-être même, en ignorait-il l’existence — c’est un point qui demande à être éclairci — en apprenant, à son arrivée tardive à Berlin, que le traité avait été signé quatre jours auparavant, le 16 janvier, à Windsor, entre la Prusse et l’Angleterre. C’était la réponse de George ii pour persuader à l’Ambassadeur extraordinaire que son traité n’était qu’un acte de précaution contre ses voisins et que le Roi n’avait aucun souci à en tirer, — la guerre allait devenir continentale, de maritime qu’aurait souhaité de la maintenir l’abbé de Bernis. Sans doute, elle n’a été déclarée à aucun moment entre la France et la Prusse ; Frédéric ne nous faussait pas moins compagnie ; à la veille de l’échéance de notre traité d’alliance, il repoussait l’offre qu’on venait lui faire d’en préparer le renouvellement et se liait par un accord solennel avec l’Angleterre, notre ennemie. Malgré tout, on ne voulait pas se brouiller avec la Prusse, et, si inquiétante que fût l’attitude de Frédéric — car on se rappelait qu’il avait usé du même procédé envers nous dans la guerre précédente, — le Marquis de Valori fut invité à reprendre, au mois d’avril, dès le retour du Duc de Nivernois, la fonction de son ambassade auprès de lui. Par contre, il n’y avait plus matière à négociation avec l’Angleterre, et, las d’attendre les réparations qu’il avait exigées de George ii, le Roi se détermina à confier au Maréchal Richelieu, sans engagement, à la vérité, et uniquement parce qu’il était le plus ancien des Maréchaux en état de faire la guerre, le commandement d’une armée destinée à entreprendre la conquête de Minorque avec l’appui d’une flotte aux ordres de l’Amiral de la Galissonnière. On l’éloignait volontiers et il s’embarquait, le 8 avril, à Toulon.

iv

Depuis les derniers temps, les relations de Madame de Pompadour avec le Maréchal de Richelieu étaient restées polies et peu chaleureuses. On n’était donc point complètement brouillé. C’est pourquoi avait-elle formé l’année précédente, avec la légèreté qui obscurcissait souvent à son esprit troublé par la toute-puissance la vision de l’obstacle possible, un projet de mariage entre sa fille, Mademoiselle d’Étioles, et le Duc de Fronsac, fils du Maréchal. Or, à la perte de celle-ci, enlevée inopinément en peu de jours par une petite vérole, s’était glissé en son cœur, atteint au plus fort de ses espérances, un vif ressentiment des dédains plus ou moins embarrassés qu’avaient rencontrés ses ouvertures dans la famille des Richelieu[15]. On conçoit, dès lors, que Madame de Pompadour n’ait pris aucun intérêt au choix du Maréchal pour le commandement du corps expéditionnaire : suivant le système qu’elle s’est imposé de parler le moins possible de ses ennemis dans les moments même où elle a le plus à s’en plaindre, à peine trouve-t-on dans les lettres qu’elle adresse alors à ses intimes, à peine l’entend-on prononcer dans ses conversations publiques le nom de Richelieu ; bien mieux, trace-t-elle tout son devoir à l’innommé et pour un peu lui reprocherait-elle, en cas de malheur, d’y avoir manqué. Un soir de ce mois d’avril 1756, après un grave et lourd souper des Cabinets, — pourrait-on citer à l’appui de notre observation : — « Non, Messieurs, s’exclamait-elle pendant que le Roi était remonté chez Mesdames, la Marine est en bonnes mains et nos côtes sont maintenant bien défendues. Ce n’est pas pour elles que je crains et je donnerais beaucoup pour que les Anglais y vinssent. Je ne crains que pour le pays d’Aunis. L’expédition de Mahon est sûre ; les entreprises, les dispositions du Ministre sont admirables. De mauvais citoyens débitent que tout manque, cela n’est pas ; on devrait pendre ces gens-là. Il ne faut pas mettre bas les armes avant d’avoir écrasé les Anglais. La principale chose, n’est-ce pas ? que doit rechercher une grande Puissance, c’est l’honneur. Il vaut mieux périr tous que de laisser porter atteinte à celui de la France[16] ! » Sans doute, notre Marine était vaillante et bien commandée, puisqu’elle concourut de la manière la plus efficace et la plus brillante au succès de l’expédition ; mais, quoi qu’en dise Madame de Pompadour, — et, à la vérité, Machault avait agi de son mieux depuis le peu de temps qu’il en dirigeait l’administration pour rendre quelque force à nos flottes, — il s’en faut cependant de beaucoup que la besogne ait été réellement facilitée à Richelieu. Dans l’île, après le débarquement des troupes, les charrois et les chevaux nécessaires au transport des munitions et des services de l’artillerie, la paille même indispensable aux hommes et aux bêtes ne sont guère faciles à trouver, et en attendant que le Maréchal en reçoive de France, c’est par des moyens de fortune qu’il doit suppléer à la disette de toutes choses. En cette occurrence, Richelieu se révèle organisateur actif, éclairé, habile à pourvoir aux nécessités absentes : sans trève ni repos, qu’il s’agisse d’ouvrir des mines sous ce rocher opiniâtre à la sape ou d’enlever, comme aux dures journées de juin, les défenses extérieures de la place après plusieurs semaines d’efforts violents, il a l’œil à tous les détails du siège, à tous les points de l’attaque.

Rarement, — ressort-il des documents que nous avons consultés, — rarement, au cours de ses campagnes, le Maréchal ne paraît avoir été mieux inspiré et mieux servi qu’à l’expédition de Minorque. Tous, sous sa vigoureuse impulsion, — officiers généraux, chefs de corps et de régiments, gradés et soldats, — rivalisèrent d’intrépidité à s’emparer, dans la journée du 27 juin, d’une place réputée imprenable et dont la reddition, suivant de près la défaite d’une flotte Anglaise accourue à la rescousse[17], entraîna bientôt la conquête définitive de l’île.

Rentré à la Cour en octobre, le voilà repris par les cabales et rendu à ses inimitiés. Tandis que la foule l’acclame lorsqu’il paraît en public, c’est à peine si le Roi le félicite de son succès lorsqu’il se présente au château. En son absence, Madame de Pompadour a donné satisfaction à ses intérêts les plus chers et les plus pressants ; le 1er  mai, le Roi et l’Impératrice-Reine ont solennellement ratifié le traité, en partie son œuvre, qui a été signé le 1er  janvier par leurs Plénipotentiaires ; à une formelle déclaration de guerre de l’Angleterre, le Roi a appelé au Conseil, le 16 du même mois, avec le titre de Ministre d’État, le Maréchal de Belle-Isle, à qui l’âge et les blessures refusent d’assumer le commandement des armées qui s’organisent. Richelieu ne peut donc pour un temps gagner en crédit auprès du Roi, car entre lui et le Maréchal existent d’anciens froissements que rien n’a pu effacer, et, à la grande joie de la Marquise, un de ses amis de la première heure, le Lieutenant Général Prince de Soubise, bien vu du nouveau Ministre d’État, est désormais assuré de la conduite des troupes qu’on a promises à l’Impératrice. Ce sont là d’importants résultats pour Madame de Pompadour, mais de quel prix la France aura-t-elle bientôt à les payer ?

Avec le Maréchal de Belle-Isle, s’il ne sut pas toujours s’élever au-dessus de ses rancunes, s’il se montra parfois d’une psychologie médiocre, s’ouvrent cependant à l’horizon de notre politique extérieure des vues plus vastes et plus intensives que celles qui ont présidé à l’élaboration du traité de Versailles. Le 3 septembre, on apprenait subitement à la Cour que le Roi de Prusse avait brusquement envahi la Saxe, occupé Dresde et bloqué l’Électeur, père de la Dauphine, dans son camp de Pirna : un mois après, le 1er  octobre, une sanglante défaite infligée au Maréchal de Browne, qui s’était porté au secours des Saxons[18], rappelait brutalement à la France ses engagements envers l’Impératrice-Reine. Certes, le Cabinet de Versailles était prêt à fournir à cette Princesse vaincue l’aide militaire qu’Elle réclamait sur la foi des traités, — dès le 8 septembre, ordre avait été transmis aux troupes désignées pour former le corps expéditionnaire de s’assembler, partie à Metz, partie entre Schlestadt et Landau, — mais lui était-il défendu de chercher à substituer aux dispositions du traité de Versailles quelque plan d’opération mieux approprié aux besoins de la cause commune ? Évidemment, non, pensait le Maréchal de Belle-Isle, en exposant aux yeux troublés de la coterie régnante « l’inutilité d’envoyer en Bohême un corps de 24, 000 hommes qui serait destiné à se perdre sans profit dans les rangs de l’Armée Autrichienne ». « L’Angleterre nous avait déclaré la guerre, — poursuivait-il avec un vif souci de l’honneur national, — à nous de relever le gant en expédiant toutes nos forces sur le Bas-Rhin, afin d’agir contre le Hanovre, si la neutralité demandée par l’Impératrice-Reine à l’Électeur-Roi était refusée, et dans le cas contraire, de marcher sur Magdebourg, si le Roi de Prusse s’obstinait à continuer la guerre contre l’Autriche[19]. »

Tenir ce fier langage, c’était singulièrement élargir l’objectif que s’était tracé les auteurs du traité de Versailles dans leur attachement au maintien de la paix continentale, et cependant, le Conseil Royal, profondément secoué par les dangers qui menaçaient les États de l’Impératrice-Reine, n’hésita pas un instant à se rendre à l’opinion du Maréchal de Belle-Isle. Une conversation s’imposait dès lors avec la Cour de Vienne : d’ordre militaire, ce fut à un Lieutenant Général, le Comte d’Estrées, que l’on confia la mission d’aller faire reconnaître ces tables à la Souveraine, le Roi s’engageait à porter à 30, 000 hommes le secoursqu’il Lui avait assuré, à la condition qu’ils ne seraient plus dirigés sur la Bohême, mais bien sur la Wetteravie, de manière à se joindre à l’Armée Autrichienne ou à l’Armée du Bas-Rhin, selon que l’exigeraient les circonstances. De longues discussions séparèrent pendant plusieurs semaines les négociateurs : à première vue, la Cour de Vienne parut accueillir favorablement l’envoi des 30, 000 hommes entre la Lahn et le Main, c’est-à-dire sur les possessions d’une partie des Princes de l’Empire ses alliés ; mais, à la réflexion, bien des motifs de défiance contre la politique française, et notamment le projet du Roi d’employer ses principales forces contre le Hanovre, lui rendaient fort aléatoire le secours direct qu’Elle attendait de la France. Bref, la négociation traînant en longueur sous l’influence de ces suspicions, le Comte de Kaunitz adressait, le 27 décembre, au Comte d’Estrées une réclamation formelle des 24, 000 hommes promis par le traité de Versailles et affectés — ajoutait-il expressément — à l’Armée de Bohême[20].

On a raison de dire quelquefois que les situations qui paraissent les plus compromises s’éclaircissent soudain de la manière la plus inattendue. Par un retour subit à un examen plus calme des opportunités, soit que l’alliance entre la Prusse et l’Angleterre eût été reconnue inébranlable, soit que les progrès de Frédéric en Bohême eussent absorbé toutes les préoccupations présentes, l’Impératrice termina d’elle-même la négociation en se déclarant prête à consentir aux modifications que le Roi proposait d’introduire au traité du 1er  mai 1756, sous réserve que S. M. T. C. prendrait à sa charge l’entretien de 4, 000 Bavarois et de 6, 000 Wurtembergeois qui serviraient à l’Armée Impériale. C’était apparemment peu demander à la Cour alliée : en s’abandonnant d’aussi bonne grâce à la magnanimité du Roi de France, Marie-Thérèse l’enchaînait plus fortement encore aux intérêts de sa Couronne. Sans doute, l’assentiment de la Cour de Vienne à l’envoi en Allemagne d’une armée de 103, 000 hommes en deux corps, dont le second serait employé à ses besoins, assurait momentanément à la France sa liberté d’action. Mais, au milieu des arrangements militaires qui se discutaient à Vienne, selon les instructions du Maréchal de Belle-Isle, à Versailles, le Comte de Stahremberg murmurait aux oreilles du Roi et de Madame de Pompadour certaines aspirations de sa Cour à la reconstitution de l’Allemagne sous l’hégémonie Autrichienne qui dépassaient considérablement nos buts d’alliance, et auxquelles la perspective de l’échange du Duché de Parme contre un établissement plus important et plus solide aux Pays-Bas, en faveur de l’Infant D. Philippe, son gendre, dans la reconstitution de l’Europe centrale, poussait Louis xv à accorder son attention. Une négociation politique se poursuivait donc parallèlement aux accords militaires que le Comte d’Estrées était occupé à conclure avec la Cour de Vienne, et ce qu’il convient de retenir actuellement des résultats de sa mission, c’est qu’ils fortifiaient l’autorité du Maréchal de Belle-Isle, puisqu’il avait imposé l’objet auquel elle devait tendre : lever tout obstacle à notre marche vers le Hanovre. Telle est la substance d’un projet de convention qui fut signé à Vienne le 28 février 1757 et ratifié à Versailles le 1er  mai suivant, sous la forme d’un second traité d’union et d’amitié défensif, et — chose à noter — ne porte pas la signature du Comte d’Argenson, qui y avait cependant collaboré aux côtés du Maréchal de Belle-Isle, mais bien celle de son neveu, le Marquis de Paulmy, qu’une intrigue de Cour tout intérieure lui avait substitué, le 1er  février, à la tête de l’administration de la Guerre.

Revanche de Madame de Pompadour sur ses perpétuels sarcasmes, ses insidieux propos et ses allures suspectes lors de l’attentat de Damiens, où elle faillit succomber à la haine publique, — quatorze années de charge n’avaient pu épargner au Comte d’Argenson un ordre d’exil en ses terres. D’accord, pour cette fois, avec son collègue, Machault, hier encore le favori de la Marquise, le suivait à son tour dans la retraite pour s’être joint aux cabales et avoir fait sentir à la toute-puissante Dame que sa place n’était plus à la Cour. La disgrâce des Ministres de la Guerre et de la Marine survenant en pleine négociation militaire et politique avec la Cour de Vienne devait assurément influer de manière fâcheuse sur les préparatifs de la campagne qui allait s’ouvrir. N’importe, Madame de Pompadour avait triomphé : mais le choc avait été assez rude, la victoire assez chèrement achetée pour lui inspirer — bien que le Marquis de Paulmy fût entièrement à sa dévotion — l’attitude d’utile effacement qu’elle crut devoir adopter lorsqu’il se fût agi de pourvoir au commandement de l’armée qu’on allait envoyer à la conquête du Hanovre.

En plaint éclat de la gloire acquise à Minorque, le Maréchal de Richelieu se trouvait tout indiqué pour obtenir la place. Mais n’étant plus soutenu par le Roi, et l’animosité de la Marquise s’étant encore aggravée à la vue de sa participation aux brigues ourdies contre elle lors du susdit attentat de Damiens, la chute du Comte d’Argenson, son seul ami dans le Ministère, l’obligeait à attendre un temps plus favorable. Un autre compétiteur s’était mis sur les rangs, le Comte de Clermont, petit-neveu du grand Condé, « ardent par cela même à prétendre au commandement des armées, populaire parmi les gens de guerre pour ses allures joviales, son humeur facile et sans morgue » [21], mais peu considéré à la Cour et dans le public. Alternativement brouillé et réconcilié avec Madame de Pompadour, il la poursuivait de ses sollicitations, lorsque — sur le bruit qui commençait à courir de l’élévation du Comte d’Estrées au Maréchalat, avec le commandement de l’armée — s’étant plaint à elle, avec impertinence et par écrit, d’être sacrifié à un homme « sans talents », il en reçut le 3 mars cette verte réponse : « Le Maréchal d’Estrées est ma connaissance de société, je n’ai jamais été à portée d’en faire mon ami intime, et quand il le serait autant que M. de Soubise, je ne prendrais pas sur moi de le faire nommer, dans la crainte d’avoir à me reprocher les événements[22]. » Les bonnes raisons n’échappaient certes pas à Madame de Pompadour pour rester froide aux ambitions immodérées du Comte de Clermont, dont elle n’avait pas eu toujours à se louer. Dans leur ensemble, il y en avait une — croyons-nous — qui les dominait toutes, c’est qu’elle voyait avec un sens très réel du bien de l’État l’heureuse issue de la guerre infailliblement suspendue au choix que Louis xv allait faire, sons les patriotiques auspices du Maréchal de Belle-Isle et en dehors des intrigues de la Cour, du Comte d’Estrées pour le commandement de l’Armée. Quelle plus juste crainte « d’avoir à se reprocher les événements » pouvait-elle ressentir dès lors et que ne l’eût-elle conservée plus longtemps !

v

Petit fils de Louvois et substitué par Lettres Patentes du mois de mars 1739 aux nom et armes de sa mère, dont la lignée s’était récemment éteinte, le Maréchal d’Estrées appartenait, dans la société hiérarchisée de l’Ancien Régime, à cette classe de familles dites nouvelles qui s’élevaient par l’incessant effort des générations successives de charges souvent modestes aux plus importantes et finalement aux premières dignités de l’État. De caractère rigide et peu communicatif — moins par excès de hauteur que par fond de timidité, — il possédait une force de raison, une fermeté d’âme et une aversion pour les louches et perfides manœuvres des cabales qui en faisaient comme un personnage à part dans l’entourage Royal. Sous cette rude écorce, le Maréchal d’Estrées n’était pas absolument rebelle à tout esprit de condescendance : à sont retour de Vienne, le 18 mars, non seulement il choisit pour son Major Général le Comte de Maillebois, beau-frère du Ministre de la Guerre, qui avait rempli la même fonction auprès du Maréchal de Richelieu à Minorque, mais encore, dans l’incertitude du temps qu’il resterait à la Cour pour traiter avec les Ministres des préparatifs de la campagne, il consentit de fort bonne grâce à laisser au Prince de Soubise, son subordonné, comme l’y conviaient le Maréchal de Belle-Isle et Madame de Pompadour, la conduite des troupes prêtes à partir. L’un était bien fait pour lui jeter à l’occasion « le chat aux jambes », ainsi qu’on le verra bientôt ; l’autre, « connu seulement comme honnête homme, plein de générosité et de noblesse », — écrira plus tard Bernis, — n’était pas moins le favori de la Marquise, et s’inaugurait avec lui le fâcheux système des corps séparés, à demi indépendants du Généralissime, munis de leur État-Major et de leurs services particuliers, qui a été si funeste aux armées de la guerre de Sept Ans.

Mais n’anticipons pas sur les événements : la situation plus grave à l’heure présente, il lui fallait compter — et, à cet égard, le Maréchal de Belle-Isle n’était pas en meilleure posture — avec Paris-Duverney, l’Intendant Général des Armées Royales, « personnage gênant et tout-puissant, sorte de Conseiller de la Couronne en dehors du Conseil — comme l’a défini M. Camille Rousset, — avide et tenace à imposer ses volontés sur le ravitallement des troupes, selon les méthodes qu’il avait pratiquées en son temps ». Sous l’arrogante intervention de celui-ci, il avait été calculé dans les conseils tenus chez le Maréchal de Belle-Isle que les sièges des places fortes de Wesel et de Gueldre, qui défendent l’entrée de la Westphalie au bas Rhin, dureraient au moins deux mois, et afin de ménager la dépense au début, il avait été résolu d’attendre, avant de porter toute l’armée en Allemagne, la fin du mois de mai, époque où les grains et fourrages étant en état d’être coupés, elle trouverait sa subsistance sur les lieux mêmes. C’est pourquoi avait-il plu à Duverney, contrairement à l’avis du Maréchal d’Estrées, d’après lequel les mouvements des armées étaient invariablement assujettis à l’exacte arrivée des subsistances, de faire suspendre les achats d’approvisionnements auxquels l’Intendant de l’Armée procédait en Alsace, pour les expédier dans des magasins à établir sur le Rhin, entre Landau et Dusseldorf. Or, au moment même, on apprenait à Versailles que l’ennemi avait abandonné Wesel à l’approche du Prince de Soubise et s’était retiré à Lippstadt, en enlevant de la région tout ce qu’elle pouvait contenir en vivres et fourrages. La conception tombait donc d’elle-même, car il était désormais à prévoir que le Général en chef allait se trouver à la tête de 95, 000 hommes aux prises avec la question des subsistances à son entrée en Allemagne, si la mesure n’était aussitôt rapportée. Duverney s’obstina à la maintenir malgré les observations des deux Maréchaux, qui s’accordaient à la blâmer et différaient sur les moyens d’y remédier : pour Belle-Isle, plus rapproché à certains égards des anciennes méthodes de guerre que des doctrines philosophiques de l’époque, tout devait être exigé par imposition, et il était impossible de soutenir la guerre en faisant des marchés chez les Princes Allemands ; de son côté, d’Estrées répugnait à un système qu’il regardait comme infiniment vexatoire aux populations, susceptible de les pousser aux pires excès, favorable, d’autre part, à la maraude et au pillage. À Munster, notamment, où il avait conduit l’armée, apparut, sous la forme aiguë qu’elle devait revêtir jusqu’à la fin de la guerre, l’insuffisance du recours à l’imposition : en dépit de ses ordres réitérés, les députés de la Régence n’avaient encore rassemblé le 26 mai que 4, 000 rations de fourrages sur les 150, 000 qu’ils s’étaient engagés à fourni, « et à moins d’user de violences qui feraient porter à ces pays de justes plaintes » — écrivait à son père le Comte de Gisors, — « il n’y avait rien à attendre de leur bonne volonté ». Il s’en était suivi, du fait de nos troupes, des actes de pillage éhonté qui excitaient assez fortement, quelque sévérité qu’il eût mise à les réprimer, les scrupules et les hésitations du Maréchal d’Estrées sur les partis à prendre, pour que Belle-Isle en vint à lui représenter avec humeur « qu’étant sur les lieux et chargé seul de toute la besogne, c’était à lui de forcer nature et de lever les obstacles à coup d’autorité ». Le Maréchal le sentait bien aussi ; mais comme il n’était « ni endurant, ni dissimulé », les refus persistants de Duverney à lui faire passer le million de rations de fourrages qu’il réclamait si éperdument le déterminèrent un peu brusquement peut-être à renoncer à tout concert avec son obstiné contradicteur et à ne prendre conseil que de soi-même. Astreint, en d’autres termes, aux expédients les plus incertains pour assurer la subsistance de son armée, le Maréchal d’Estrées s’en prit avec la plus grande rigueur aux détestables pratiques que le goût du bien-vivre avait importées de la capitale dans les États-Majors des différents corps, et par la force desquelles se consommait en pure perte, aux dépens des unités combattantes, une bonne partie des vivres et fourrages qu’il avait tant de peine à se procurer. Afin d’arrêter l’effroyable série d’abus qui se perpétraient à tous les degrés de la hiérarchie — et nous n’en citons qu’un des plus graves, — il rendit les Ordonnances les plus sévères ; mais le mal avait poussé de profondes racines, et s’il n’est pas sûr que l’ordre et la discipline aient beaucoup gagné à ces prescriptions, reconnaissons cependant qu’elles marquent un sérieux effort vers le relèvement de l’état moral et des conditions d’existence de l’armée[23].

À part quelque mécontentement parti du sein des États-Majors ainsi rappelés au respect des règlements, l’armée commençait à se sentir commandée. Le 10 juin, elle venait camper à Rhéda, en amont de l’Ems, pendant que la réserve du Prince de Soubise formant l’extrême droite prenait position un peu en avant, à Wiedenbrück[24]. Ce mouvement avait pour objet de déposter un corps Hanovrien signalé sur la rive droite de la rivière et comprenant d’assez nombreuses forces amenées par le Duc de Cumberland, dans l’intention apparente de livret bataille. Néanmoins, ce projet d’attaque se borna de part et d’autre à des préparatifs, car la pénurie de charrettes trouvées dans la région avait obligé le Maréchal à attendre l’arrivée d’un convoi de pain, et, dans l’intervalle, le Prince Anglais se jugeant sans doute en danger dans sa position, avait décampé le 13 au soir, après avoir entièrement vidé le pays jusqu’au Weser.

L’occasion manquée, c’était de l’autre côté de ce fleuve, sur un terrain assez mal connu de l’État-Major Français[25], qu’il appartenait au Maréchal d’Estrées de se rencontrer avec le Duc de Cumberland. À la Cour, dans le moment même, de basses intrigues, auxquelles rien n’indique que Madame de Pompadour ait le moindrement participé au début, s’agitait en vue de lui enlever son commandement, sous le prétexte qu’il mettait trop de lenteur à ses opérations. En effet, le 6 mai, quelques jours après la ratification du second traité de Versailles, le Roi de Prusse avait remporté devant Prague une éclatante victoire sur le Prince Charles de Lorraine, beau-frère de l’Impératrice. Ce grave échec tombait à point pour faire apparaître l’inefficacité de la diversion par la Westphalie et le Hanovre, sur les phases de la guerre en Saxe et en Bohême, telle qu’elle avait été proposée par le Maréchal d’Estrées aux Conférences de Vienne, et à laquelle la Cour Impériale avait adhéré par la force des choses. Aussi n’y a-t-il pas lieu de s’étonner si, haussant le ton, les Conseillers de Marie-Thérèse aient aussitôt réclamé l’envoi du corps auxiliaire qui restait la base même de l’accord entre les deux Cours[26]. Pour avoir rompu avec Duverney, le Maréchal d’Estrées était sacrifié dès ce jour, par une coterie apeurée et mise au pied du mur, à l’entêtement et à l’impéritie avec lesquels on lui avait refusé les moyens de mener la campagne aussi rapidement qu’il eût été désirable. On désignait à voix basse le Maréchal de Richelieu pour le remplacer à la tête de l’armée, dans les conciliabules où se réunissaient autour du potentat quelques affiliés à ses desseins : le Marquis de Paulmy, qu’il dirigeait à son gré ; le Lieutenant Général de Crémille, un ambitieux de talent passé, comme le précédent, à l’état de fantoche entre ses mains ; Paris de Montmartel, le richissime banquier de la Cour ; son frère cadet, sur lequel il s’était déchargé depuis longtemps de la partie financière de l’immense entreprise fondée au commencement du siècle par le premier des Paris, pour ne plus s’occuper que d’administration militaire. Au grand quartier général, qui plus est, le Comte de Maillebois, esprit tracassier et pervers, préparait son entrée dans le complot en attisant les haines de l’un, les convoitises des autres, par les insolentes critiques qu’il leur adressait sur les opérations du Général en chef[27].

De là sortit un nouveau plan de guerre qui consistait à envoyer 40, 000 hommes de plus à l’armée de Hanovre, sous la conduite du Maréchal de Richelieu, qui en prendrait le commandement en chef comme supérieur par l’ancienneté au Maréchal d’Estrées, avec ou sans la coopération de celui-ci, s’il se prêtait ou non à l’humiliante combinaison. En second lieu, on donnait au Prince de Soubise un corps de 25 à 30, 000 hommes qui se porterait immédiatement vers la Saxe et amuserait le Roi de Prusse sans hasarder de bataille, afin de laisser le temps aux Autrichiens de s’emparer de la Silésie. C’était une conception grandiose : pour la mener à bonne fin, il importait essentiellement de s’adjoindre Madame de Pompadour et d’obtenir par son entremise l’assentiment du Roi au choix du Maréchal de Richelieu pour le commandement en chef de l’armée reconstituée sur ces bases originales. À cet effet, on convint de s’adresser à l’abbé de Bernis, que le Roi venait d’appeler à son Conseil d’État[28], en révoquant soudainement la décision qu’il avait prise, sur la proposition du Ministre Rouillé, de l’envoyer occuper l’Ambassade de Vienne. D’anciennes relations remontant à l’époque où il débutait dans le monde le liaient à Richelieu, et aspirant déjà peut-être à remplacer le Secrétaire d’État aux Affaires Étrangères, à qui l’âge et les infirmités rendaient la tâche bien lourde, le pied lui glissait vers l’ornière des intrigues dont il s’était jusqu’à ce jour soigneusement écarté. De son côté, après s’être péniblement abstenu pendant quelque temps d’intervenir dans la politique, Madame de Pompadour s’affranchissait tout à coup des promesses qu’elle s’était faites à elle-même, à une heure de détresse, en raison d’accès d’humeur échappés au Maréchal d’Estrées contre le Prince de Soubise, à qui sa protection trop marquée au regard de l’armée créait un prestige incompatible avec l’autorité du Général en chef[29]. Ils étaient l’un et l’autre gagnés à la cause, faut-il tirer d’une lettre de Bernis à Duverney où l’on lit : « Madame de Pompadour et moi avons bien fait pour le Maréchal de Richelieu. Ainsi tout va bien[30]. » Néanmoins, la prudence conseillait de ne rien ébruiter à l’avance, et on se borna à inviter le Marquis de Paulmy à proposer au Roi de rappeler le Prince de Soubise pour le placer à la tête de l’armée qui lui était réservée dans le susdit plan.

vi

S’il eût connaissance du complot, le Maréchal d’Estrée n’en poursuivit pas moins sa tâche avec la sérénité d’âme qui s’alliait chez lui à une méthode calme et réfléchie, dont les heureux effets ne devaient pas tarder à se manifester. Après s’être séparé du Prince de Soubise, le 19 juin, à Bielefeld, où il avait conduit l’armée, il partageait la réserve, que ce départ laissait sans commandant, en deux corps distincts qu’il confiait au Marquis d’Armentières et au Duc de Broglie. En même temps, il éloignait de ses conseils le Comte de Maillebois, dont l’indépendance tournant à l’insubordination dépassait sa patience, en le laissant à Bielefeld, pendant qu’il en partait brusquement le 7 juillet, avec les corps précités, pour aller préparer par lui-même les opérations relatives au passage du Weser. Le 12, l’armée, qui avait quitté Bielefeld le 8, sous la conduite du Comte de Bercheny, le plus ancien des Lieutenants Généraux, rejoignait le Maréchal à l’Abbaye de Corwey, proche le village d’Hoxter, et, franchissant le Weser dans la journée du 16, venait camper au village d’Holzminden ; après le repos nécessaire, elle reprenait sa marche vers le nord pour se porter à la rencontre de l’ennemi.

Sur un front parallèle au Weser, irrégulier, et dont le village d’Hastenbeck, fortement relié à deux puissantes redoutes, formait le centre, sa droite établie sur une colline abrupte qui, s’étendant jusque sous le canon d’Hameln, constituait un rempart naturel, sa gauche sur des hauteurs fort fourrées et coupées d’escarpements qui semblaient les rendre inaccessibles, l’Armée Hanovrienne pouvait se croire en état de résister aux plus rudes attaques[31]. Résolu cependant à la tourner par ces hauteurs mêmes, le Maréchal confiait à Chevert, après avoir communiqué dans la soirée du 25 ses intentions aux Lieutenants Généraux de l’armée, le soin d’exécuter le lendemain, dès l’aube, cette délicate besogne, en mettant à sa disposition ses meilleurs régiments d’infanterie. Pour aider à l’opération, il prescrivait au Marquis d’Armentières de suivre avec les brigades de sa réserve la lisière du bois au fond desquels s’enfoncerait Chevert et de seconder par une attaque de front ses mouvements sur la gauche et les derrières du Duc de Cumberland. Vers les neuf heures du matin, au bruit de la canonnade passant par-dessus les bois où s’était jeté Chevert à la pointe du jour, la brigade de Champagne, que le Maréchal avait gardée auprès de lui, reçut l’ordre de se porter sur les redoutes adverses, battues en brèche depuis plusieurs heures par notre artillerie. Après de vigoureux efforts, grenadiers et fusiliers parvinrent à escalader la grande redoute, à la conquérir et à s’y établir définitivement ; ce fut alors aux corps du centre et de la gauche, commandés par le Marquis de Contades et le Duc de Broglie, de marcher en droiture sur le village d’Hastenbeck, selon les instructions du Maréchal. Trois colonnes formées, la première du régiment du Roi avec dix autres bataillons, la seconde de six bataillons des grenadiers de France et Royaux, la troisième de huit bataillons de la réserve du Duc de Broglie, se précipitèrent à la fois dans l’étroit espace — 300 toises à peine — qui séparait le village de la grande redoute. Vainement l’artillerie Hessoise tenta de les arrêter à coup de mitraille : renversant les obstacles qui s’opposaient à leur marche, les têtes de colonnes eurent bientôt dépassé Hastenbeck, d’où l’ennemi se retirait à la hâte ; la cavalerie suivait, impatiente de charger les escadrons qu’elle voyait depuis le matin en bataille sur le plateau en arrière des deux redoutes. Mais déjà l’infanterie déployée ne trouvait plus personne à combattre ; hors de portée, à travers des bouquets de bois, on apercevait quelques troupes de cavalerie qui paraissaient faire l’arrière-garde d’une retraite.

Aux yeux des officiers qui avaient l’intelligence de la guerre, ce repli de l’Armée Hanovrienne annonçait clairement que la colonne de Chevert avait atteint son objectif et, débouchant des bois, menaçait de couper le chemin de Hameln au Duc de Cumberland. Pourquoi faut-il que l’avis d’un péril imaginaire transmis au Maréchal par le Comte de Maillebois l’ait soudain déterminé à ordonner un changement de front sur sa droite, alors que l’issue de la lutte se dessinait si nettement en avant ? À cette question d’ordre technique et s’étendant bien au delà des limites qui s’imposent à notre étude, nous permettrons-nous de renvoyer le lecteur curieux de connaître les péripéties de cette seconde phase de la bataille à l’émouvant récit qu’en a donné l’éminent historien auquel nous empruntons tous ces détails. Bornons-nous à déplorer l’erreur funeste qui a entièrement bouleversé les heureuses dispositions du Maréchal et amoindri l’importance d’un succès d’où pouvait sortir la paix. À en juger, en effet, par les incidents de la journée, la bataille d’Hastenbeck n’a valu au Maréchal d’Estrées qu’une victoire incomplète, et cependant « jamais bataille gagnée n’a eu de suite plus brillantes et plus rapides » [32]. Tandis que le Duc de Cumberland se retirait sur Nienburg et Brème, Hameln se soumettait le 28 juillet, Minden le 1er  août, Hanovre le 3, quelques jours après Brunswick et Wolkenbuttel ; tout le Duché de Brunswick, tout l’Électorat de Hanovre étaient virtuellement conquis. Qu’allaient penser Paris-Duverney et ceux qui reprochaient au Maréchal de marcher trop lentement ? S’il avait, à vrai dire, marché trop sûrement au gré de leurs projets, — et leur embarras fut extrême en apprenant, le 31 juillet, la victoire qui se levait contre eux, — leur œuvre néfaste avait fait trop beau chemin pour pouvoir s’arrêter. Le jour même de la bataille, le vainqueur d’Hastenbeck n’avait déjà plus le commandement de l’Armée d’Allemagne : six semaines auparavant, le 11 juin, l’abbé de Bernis, toujours membre du Conseil Royal, était convié par Duverney à solliciter en sa faveur une audience du Roi, afin de soumettre à S. M.  l’objet du plan élaboré dans les conciliabules dont nous avons parlé, et cela aux seules présences de Madame de Pompadour et du Marquis de Paulmy. Bernis était exclu de la conversation par la crainte peut-être excessive qu’elle ne fût rapportée au Maréchal de Belle-Isle et ne provoquât l’échec de la combinaison, et, écrit-il dans ses Mémoires, « il fut arrangé qu’il n’en serait instruit que lorsque le plan aurait été adopté par le Roi et que M. de Richelieu aurait, en se racommodant avec Madame de Pompadour, mis celle-ci à portée de demander pour lui le commandement de la grande armée ». — « Il est incroyable qu’une pareille intrigue ait pu réussir », — ajoute-t-il, — trouvant « insensé de dégarnir le Royaume de nos troupes et d’exposer nos côtes aux descentes des Anglais, et plus absurde encore de commettre le Prince de Soubise à se mesurer avec le Roi de Prusse pour son apprentissage ». En pendant de la sorte, Bernis donnait libre cours — croyons-nous — ç un sentiment personnel et bien humain de vive aigreur contre les remaniements qu’avait subis depuis les débuts de la guerre son traité avec l’Impératrice et auquel le plan de Duverney achevait de porter le coup fatal avec une suprême maladresse. « Était-ce donc favoriser les vues des Autrichiens en Silésie, observe-t-il encore, que d’éloigner le théâtre de la guerre de la ligne de l’Elbe, où toute la masse de nos forces pouvait les soutenir[33]. » Ses attaches avec les auteurs du complot semblent donc l’avoir jeté, mécontent et troublé, dans l’engrenage de leurs artifices, et, chose digne de remarque, à l’heure même où un caprice de la fortune — car tout est singulier dans sa vie — va enfin l’arracher à cette diplomatie occulte dont il a été l’âme en ces derniers temps, pour le placer à la tête de notre politique extérieure — ainsi qu’on le verra bientôt, — commence à faillir le rôle qu’il a rempli jusqu’à présent et à lever le germe de ses proches déceptions.

Un même destin allait associer Madame de Pompadour, sans plus de résistance de sa part, aux manœuvres d’une intrigue qui devait finalement aboutir à la ruine de nos armes et à celle des plus ardents de ses propres vœux. Pressé par ses complices, Richelieu se rend, non sans effort, à l’inévitable visite : entre la femme toute de premier mouvement, et dont les inimitiés et les affections s’embrouillent sous l’action du sentiment qui l’étreint tout à coup, et l’homme de Cour, aux rancunes profondes, toujours maître de son jeu et fermé à tout recours sincère, s’engage un colloque poli, de ton contenu, où le Maréchal se disculpe avec douceur du passé. Mais lorsque, aiguillonnée par la passion qui l’obsède, Madame de Pompadour le somme en quelque sorte d’envoyer de bonnes troupes au Prince de Soubise, s’il en est requis, la gêne apparaît sur les traits du visiteur, qui n’entend pas travailler à l’avantage d’un rival éventuel, et, insinue Bernis, « on se sépare plus brouillé qu’on ne s’est retrouvé ». Nonobstant, Madame de Pompadour est prête à sacrifier sa haine au mirage où s’offre à sa vue « le cher Soubise remportant une victoire, s’élevant au Maréchalat, entrant dans les Conseils » ; elle parle au Roi, qui a la faiblesse d’abandonner un serviteur qu’il aime, et le 18 juillet, huit jours avant la bataille d’Hastenbeck, le Maréchal de Richelieu quittait Compiègne pour aller prendre le commandement de l’Armée d’Allemagne.

vii

« J’ai eu grande explication et toute naturelle avec ce dernier (le Maréchal de Richelieu), mandait après l’entrevue, au Comte de Stainville, revenu de Romme en février 1757[34], Madame de Pompadour. Ah ! Bon Dieu, que de peines ! J’espère que vous ne m’en donnerez jamais de semblables[35]. » À lire ce court billet, on peut se demander s’il ne s’est pas glissé quelque désenchantement dans les relations que nous avons vu s’établir si étroitement, au début de cette étude, entre la Marquise et l’Ambassadeur. À la vérité, Madame de Pompadour a passé par d’horribles transes durant ces derniers mois, et après la secousse de l’attentat de Damiens, au lendemain de sa conversation avec Richelieu, il faut s’attendre à ce qu’il lui en reste quelque nervosité ; en outre, Stainville a laissé percer depuis son retour à Versailles des symptômes d’indépendance qui lui causent autant de surprise que d’émoi. Lorsque, sur les instances de Madame Infante, elle le pousse loyalement, appuyée par Bernis, à accepter l’Ambassade de Vienne, où il pourra « consommer l’alliance si bien commencée » et servir utilement les intérêts de cette Princesse, auprès de laquelle il s’est arrêté dans son voyage et dont il sait les ambitions, Stainville se montre plutôt sceptique. À Crécy[36], dans les premiers jours de mai, on lui présente le texte du traité qui vient d’être signé entre la France et l’Autriche ; il le trouve touffu, irréalisable et contradictoire en beaucoup de ses parties, embrassant trop de buts à la fois, et ce qui le frappe par-dessus tout, « sans autre objet réel que le sacrifice de presque toute l’Europe à l’agrandissement de la Maison d’Autriche » [37]. À ses observations sur l’insuffisance de M. Rouillé, à qui on cache non pas seulement le personnage qu’on a choisi pour aller à Vienne, mais encore jusqu’aux tractations pendantes entre les deux Cours : « N’importe, mon cher Comte », — riposte sèchement Madame de Pompadour, — « vous êtes nommé. Voilà tout ce que je voulais pour le bien de la chose et pour vous….. Bonjour, Monsieur l’Ambassadeur à Vienne[38]. » Madame de Pompadour ne s’en tient pas là : dans le courant de juin, elle lui annonce que « le Roi a donné ordre à M. Rouillé de communiquer à M. l’Ambassadeur tout l’ouvrage qu’a fait l’abbé de Bernis depuis dix-huit mois et celui de M. Destrées (sic) à Vienne, pour le mettre en état de partir incessamment » ; et ajoute-t-elle en forme de salut : « J’ai cru devoir l’en instruire pour qu’il fit ses arrangements en conséquence[39]. » Sans doute, Stainville songeait au départ, mais un souci plus important occupait son esprit dans le moment : c’était de se débarrasser de Rouillé, avec lequel il jugeait toute correspondance oiseuse. Après s’en être ouvert à Madame de Pompadour, qui commence par en rire — tant l’idée lui semble aventureuse — et n’y fait aucune objection, il va trouver le Ministre et, au cours d’un entretien dont les détails sont bien connus, le détermine à se défaire de sa charge. Triomphant, il revient auprès de la Marquise et, dans le mystère d’une diplomatie que nous n’avons pas à exposer ici, il lui conseille, s’il plaît au Roi, de porter Bernis au Département des Affaires Étrangères. Aussitôt dit, aussitôt fait : le 26 juin, l’abbé de Bernis reçoit le portefeuille à l’heure même qu’on apprenait à la Cour l’éclatante victoire de Kollin, remportée le 18 par le Maréchal Comte Daun sur l’Armée Prussienne, et immédiatement suivie de l’évacuation de la Bohême. À ce succès qui consacre à ses yeux l’efficacité de sa politique, Madame de Pompadour ne peut contenir sa joie : « Le Roi en est sorti glorieux et l’avenir en sera encore plus brillant — écrit-elle à Stainville le 6 juillet. L’Abbé est un habile et honnête homme. Je veux que vous l’aimiez à la folie » [40], l’adjure-t-elle dans son rêve d’union intime entre tous ceux qu’elle a placés à la tête de l’État et au commandement des armées. Bref, comme le montre la suite de ses lettres, Madame de Pompadour n’épargne à Stainville ni les conseils, ni les exhortations, pour qu’il entretienne, en parfaite harmonie avec elle et l’abbé de Bernis, l’accord entre les deux Cours, et cultive par la noblesse et la bonne foi de ses procédés l’amitié réciproque du Roi et de l’Impératrice, se comporte en public comme si l’alliance devait être éternelle et veille, en un mot, à la bonne exécution du traité du 1er  mai. Telle est la substance des instructions tracées par Bernis qu’emportait l’Ambassadeur en se rendant à la Cour Impériale.

(À suivre.)
Mis de Persan.
  1. Étude présentée sous forme de causerie à la Société des Sciences morales de Seine-et-Oise.
  2. M. P. de Nolhac, Madame de Pompadour.
  3. M. P. de Nolhac, Madame de Pompadour.
  4. Ibid
  5. M. P. de Nolhac.
  6. Mémoires et Lettres de François Joachim de Pierre, cardinal de Bernis, 1713 à 1758, publiés par M. Frédéric Masson, de l’Académie Française.
  7. Général de Piépape, Lettres de Madame de Pompadour au Comte de Stainville (Choiseul), ambassadeur 1754-1757), — Revue de l’Histoire de Versaille, 1917.
  8. Général de Piépape.
  9. Août 1755.
  10. Mémoires de Bernis.
  11. Nivernois, Louis-Marie-Jules-Barbon-Mancini Mazarin, Duc de, petit-neveu du Cardinal Mazarin.
  12. Mémoires de Bernis.
  13. Ibid
  14. Général de Piépape. — D’après Bernis, la nation avait applaudi au traité de Versailles parce qu’elle avait follement cru qu’il assurerait la paix.
  15. Général de Piépape.
  16. M. P. de Nolhac.
  17. 20 Mai 1756. Dispersion de la flotte anglaise à la hauteur de Palma (île de Majorque). Dépôt de la Guerre. Archives historiques.
  18. Bataille de Lówositz, en Bohême. 1er  octobre 1756.
  19. M. Camille Rousset. Le Comte de Gisors, Paris, 1868.
  20. Camille Rousset.
  21. Camille Rousset.
  22. Ibid
  23. Camille Rousset.
  24. Le mot « réserve » n’avait pas à cette époque le sens qu’il a aujourd’hui. En terminologie militaire, réserve signifie troupe réservée et, par conséquent, placée en arrière du dispositif. Or, le corps du Prince de Soubise, improprement appelé réserve par les situations d’effectifs, opérait en corps séparé sous l’autorité du Maréchal commandant l’armée principale.
  25. À peu près seul à l’État-Major, le Comte de Maillebois possédait une certaine connaissance du pays pour avoir suivi, en 1741, le Maréchal son père en Wesphalie et sur la frontière du Hanovre, lors de la démonstration militaire qui détermina l’Électeur Roi d’Angleterre à s’engager par traité à ne pas fournir de secours à la Reine de Hongrie. Il ne manquait pas de talents, mais ses allures altières et insubordonnées portaient tort, comme on le verra par la suite, aux services qu’il aurait pu rendre avec un caractère moins personnel et plus traitable.
  26. Camille Rousset.
  27. Camille Rousset.
  28. 2 Janvier 1757. Bernis donne l’explication de ce changement en déclarant dans ses Mémoires « que le Roi lui réservait les fonctions de Ministre d’État après qu’il aurait rempli les Ambassades de Madrid et de Vienne, mais que S. M. s’était ravisée, sur les instances de Madame Infante, qui le croyait plus utile à ses intérêts au Conseil Royal qu’à une Ambassade. Il s’agit là, en effet, du projet d’établissement de l’Infant D. Philippe aux Pays-Bas que nous avons rapporté dans un chapitre précédent, à propos du second traité de Versailles.
  29. On ne disait déjà plus la réserve, mais bien l’armée de Soubise.
  30. 2 Juin 1757. Correspondance de Bernis avec Paris-Duverney.
  31. Journal Hanovrien de la campagne de Hanovre, du 24 juillet 1757. (Archives du Dépôt de la Guerre.)
  32. Le Chevalier de Chabo, Maréchal Général des logis de la cavalerie, à Duverney, 10 août 1757. Pap. Clermont, tome i.
  33. Mémoires de Bernis.
  34. Avant de quitter Rome, le Comte de Stainville avait obtenu du Saint-Père, le 16 octobre précédent, une Lettre aux Évêques qui adaptait à l’expresse confirmation de la fameuse Bulle de 1713 une interprétation bien propre à ramener la paix dans le Royaume, sur des principes auxquels il n’était permis à aucun parti de s’opposer raisonnablement. Mais l’Encyclique n’ayant satisfait ni le Clergé ni le Parlement, le Roi avait tenu un Lit de Justice à Paris, le 13 décembre, pour éteindre les résistances qui s’étaient produites dans les deux corps contre la Décision Pontificale.
  35. Général de Piépape.
  36. Terre de Madame de Pompadour, près Dreux.
  37. Mémoires de Choiseul.
  38. Général de Piépape.
  39. Général de Piépape.
  40. Ibid