Madame de Staël et M. Necker d’après leur correspondance/08

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Madame de Staël et M. Necker d’après leur correspondance
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 21 (p. 552-589).
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VIII
MME DE STAËL À BERLIN


I

Mme de Staël quitta Weimar le 1er mars pour se rendre à Berlin. Elle laissait dans la petite cour ducale des amitiés sincères et des larmes furent versées le jour de son départ. Ce n’était pas sans quelque hésitation qu’elle avait pris le parti de s’enfoncer ainsi en Allemagne et de s’éloigner davantage encore d’un père aussi aimé. Ce n’était pas non plus sans quelque mélancolie que M. Necker voyait s’accroître la distance qui le séparait d’une fille si chère. Sans essayer de lui dissimuler complètement cette mélancolie ; cependant il la confirmait dans le projet qu’elle avait formé ; il combattait les reproches qu’elle aurait été disposée à s’adresser à elle-même et la rassurait sur l’état de sa santé qui était l’objet de la préoccupation constante de Mme de Staël. En même temps, comme elle aimait « tout savoir, » il la tenait au courant des nouvelles qui arrivaient de Paris et des bruits qui circulaient à Genève. Quelques courts fragmens de ses lettres ne paraîtront peut-être pas tout à fait dénués d’intérêt, car il est parfois curieux de saisir sur le vif l’impression première produite par des événemens qui sont devenus historiques. On y verra en même temps qu’aux sentimens passionnés de la fille répondait la profonde tendresse du père.

14 février.

Si tu n’avais songé qu’au succès, je t’aurais conseillé de borner ta course à Weimar, puisqu’il me semble impossible de réussir plus que tu ne l’as fait au milieu des deux sociétés que tu as voulu gagner. Mais Berlin t’attire encore comme nouveauté, comme grand spectacle ; et ainsi, je me borne à souhaiter que tout aille bien. Quelle distance seulement quand mon cœur la calcule. Je ne sais, dans mes momens de tristesse ce qui en sera pour nous, mais la raison condamne absolument les mouvemens passagers de mon imagination.

Et après être entré dans quelques détails sur sa santé, il terminait ainsi sa lettre :

Tu vois que je te dis tout, puisque j’en ai pris l’habitude. Tu as la clef de ma santé ; sois bien de corps et d’esprit et ta grosse planète suivra le mouvement de la plus resplendissante étoile.

Quelques jours après, il adressait de nouveau à Mme de Staël deux lettres où il la tenait au courant des grosses nouvelles qui arrivaient de Paris.

21 février.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

On entre dans ma chambre pour m’apprendre que les lettres de Paris annoncent que Moreau a été conduit au Temple et que les barrières ne sont ouvertes que sur des cartes. Une autre version, c’est que Moreau est seulement aux arrêts chez lui. Il y a une lettre circonstanciée qui a été lue par une personne qui sort de chez moi, mais elle contient évidemment des contes de Peau d’Ane, mêlés peut-être à une ou deux vérités : je vais répéter ces détails. Ce serait un des trois passagers venus d’Angleterre et arrêtés à Pont-Audemer, et auquel on avait promis sa grâce s’il faisait des révélations importantes, c’est lui qui aurait dévoilé une grande conspiration. On devait enlever ou tuer Bonaparte. Pichegru était venu incognito à Paris et s’était évadé. Georges aussi, et celui-ci, après avoir été enfermé dans une chambre d’arrêt, s’était enfui. On avait arrêté cinq cents à mille personnes. On nommait MM. de Septeuil, M. et Mme de Damas. On cherchait M. Mathieu de Montmorency. J’ai peine à répéter toutes ces pauvretés. Au reste, l’arrestation de Moreau est une assez grande nouvelle, et l’on est impatient d’en savoir davantage.

Vendredi, 24 février 1804.

Je n’ai pas pu recevoir de lettres de toi depuis ma lettre du dernier courrier. Nous avons vu dans les papiers les communications faites par Treilhard[1] à la tribune et je vois le public d’ici entre deux étonnemens, l’un devoir l’assertion si positive et par conséquent si digne de foi, faite au nom du gouvernement, l’autre d’apprendre que Pichegru et Georges ont été plusieurs jours sous la surveillance de la police et qu’elle ne les ait point fait arrêter. On croit aussi au dépit ambitieux de Moreau, mais on ne peut adopter l’idée qu’il ait voulu s’associer à un assassinat.

Enfin les gens amis de la tranquillité présente et future de la France voient avec peine un événement qui peut Oter la croyance qu’à la mort imprévue de Bonaparte, il y avait dans Moreau un homme capable de prendre momentanément les rênes de l’État, au lieu que, lui à l’écart, on ne voit personne. Enfin, si c’est un bonheur inappréciable de pouvoir déjouer un complot contre les jours du Consul, il est toujours fâcheux de rappeler souvent à l’Europe des idées de ce genre. Quant au public de Genève, il est, selon sa coutume, d’une partialité si absurde qu’il a inventé dans cette occasion la dénomination de conspiration contre Moreau.

Les lettres de Paris gardent un silence absolu et l’on citait hier comme une notion un mot d’une lettre non signée de Mme G… à son beau-frère ; elle disait : « Il ne sera pas difficile à Moreau de se justifier. » En effet ce mot disait beaucoup à moins qu’il n’y eût auparavant, « si Moreau est innocent, » ce qu’on n’a pas su me dire. Je verrai la lettre ce matin. Il y a dans cette même lettre : « On arrête beaucoup de femmes. »

Pour moi, je suis sans correspondance avec la France ; ainsi je ne puis rien savoir par moi-même. Il en est venu un, mais parti la veille de l’arrestation de Moreau. Il dit qu’on ne se doutait pas à Paris de cette résolution, mais qu’on y parlait de complots.

Tu aimes tout savoir et, à défaut de choses précises, je t’adresse des choses vagues. Ta lettre, ton aimable lettre m’a profondément touché : Non, chère amie, tu n’as aucun tort d’avoir entrepris ton voyage et ne sais-je pas bien qu’il dépend toujours de moi de prévenir ton éloignement en te demandant de revenir vers moi avec une de ces paroles sensibles auxquelles tu es incapable de résister. N’accrois donc pas tes peines par d’injustes reproches envers toi-même. Je suis dans ce moment aussi bien que je l’ai été depuis longtemps. Il ne me reste qu’un sommeil souvent interrompu, mais nulle altération de forces. Prends donc courage, ma bonne petite ; je songe toujours à toi en me soignant et à toi aussi en priant et en élevant mon âme au Ciel. Laissons là les tristes idées et mettons-nous entre les mains de la Providence.

Les lettres de Paris nous apprennent l’arrestation de Pichegru. La venue de cet homme à Paris est un des événemens invraisemblables et bizarres dont l’histoire du temps est remplie. On ne sera nullement surpris maintenant de voir Moreau compromis.

La mort du roi d’Angleterre, qu’on annonce comme prochaine, amènera la paix et peut-être très vite, à moins que le roi nouveau ne confie le ministère principal à M. Pitt. Il faut croire plus que jamais à l’étoile de Bonaparte.

Encore une fois les plus tendres caresses à ma chère Minette. Je suis bien malheureux de n’avoir pas reçu sa lettre. Que serait-ce si elle était perdue ! Adieu, adieu.


6 mars.

Chère, chérissime amie, quelle est ma joie ! Ta lettre égarée m’arrive par un excellent homme qui l’a trouvée sur le chemin. Oh ! quelle perte si cette adorable lettre ne m’était parvenue et que de pleurs j’ai versés en voyant la peine déchirante que tu as soufferte[2]. Fais de moi tout ce que tu voudras. Je n’ai qu’une chose à soigner le reste de ma vie. J’obéirai à tous tes commandemens. Je suis, je t’assure, aussi bien que j’étais, à ton départ. Ma maladie n’était qu’une fièvre érysipéleuse qui s’était dérangée de son cours naturel, mais, au bout de trois heures, l’érysipèle s’est déclaré, et j’ai été soulagé. Je t’écris en hâte et j’espère que cette lettre arrivera en même temps que celle que j’ai fait partir ce matin. Adieu, chère amie de mon tendre et sensible cœur.


9 mars.

On ne sait point encore quand la grande procédure de Paris commencera. On ne doute presque plus depuis l’arrestation de Pichegru que Moreau ne soit compromis ; cependant il y a un intérêt presque général pour lui. Pichegru semble un aventurier dans sa conduite. On dit que Moreau se borne à des dénégations et, quand on le presse par des indices contraires à ses allégations, il dit qu’il ne s’en souvenait pas. On assure que depuis longtemps la réputation de sa capacité pour tout autre chose que la guerre ne subsistait pas. Il y a de nombreuses arrestations. Il paraît qu’on aurait donné des avis à beaucoup de gens venus à Paris ou sur la route de Boulogne. Quelle entreprise que cet enlèvement du Consul ! Elle était bien hardie et bien peu susceptible de succès.

Ce fut à Leipsick où elle s’était arrêtée en route pour Berlin, que Mme de Staël apprit l’arrestation de Moreau. La nouvelle de cette arrestation dut singulièrement l’émouvoir. Bien que ses relations avec Moreau n’eussent jamais pris le caractère d’intimité de celles qu’elle avait entretenues avec Bernadotte, au moment où celui-ci prêtait à demi son nom à une conspiration contre le Premier Consul, cependant elle avait toujours professé une grande admiration pour le vainqueur de Hohenlinden. Dans les Dix années d’exil qui ont été publiées après la mort de Mme de Staël, mais qui ont été écrites avant la mort de Moreau, elle parle « de son caractère très moral, de son talent militaire incontestable, de son esprit juste et éclairé. » Nul doute qu’elle n’eût fait partie de ce petit groupe de personnes qui le regardaient comme le successeur possible et éventuel de Bonaparte, le jour où quelque événement imprévu aurait rendu le pouvoir vacant. C’était, sinon une espérance, du moins une éventualité favorable qui s’évanouissait. Dans son trouble, elle adressait à son père la lettre suivante :

Leipzick, ce 5 mars.

Je vais donc remettre à Benjamin une lettre pour toi, cher ami. Mon Dieu, que ce moment est triste ! Dans quelle solitude je vais me trouver et combien de fois je me demanderai ce que je fais ici, loin de tout ce que j’aime. Retiens-le auprès de toi le plus longtemps que tu le pourras. J’ai peur de Paris depuis l’arrestation de Moreau ; il n’y a de garantie pour personne. Enfin je pars, je pars pour la première fois. Je me suis trouvée engagée d’amour-propre, de projets ; enfin je serai à Berlin depuis près d’un mois quand tu recevras cette lettre, et la mélancolie que j’éprouve sera sûrement diminuée. Pense à cela, cher ami, et calme-toi sur tout ce qui me regarde. Il faut bien que la vie me dompte, puisque je n’ai pu la dompter, et tant que tu me protèges, je ne veux jamais prononcer le mot de malheur. Adieu.

Il y a des momens où toute cette France me fait une telle peur que je suis inquiète de Genève même, mais tout cela vient de tous les détails que j’ai lus sur cette arrestation de Moreau. Nous en avons beaucoup pleuré, Benjamin et moi. Ah quel malheur ! sa force comme son abomination viennent de n’avoir aucune nature humaine. Attendez chez toi et ne faites rien.

II

Mme de Staël arrivait à Berlin le 8 mars. Le nouveau milieu avec lequel l’ardente curiosité de son esprit lui avait inspiré le désir de faire connaissance était tout différent de celui de Weimar. Avant de l’y accompagner, il est nécessaire de montrer de quels élémens ce milieu se composait.

Sans vouloir pousser trop loin le rapprochement, il est impossible cependant de ne pas être frappé combien l’histoire de la monarchie prussienne et de la société de Berlin durant les quelques années qui précédèrent Iéna ressemble à l’histoire de la monarchie française et de la société parisienne durant les années qui précédèrent la Révolution. L’une et l’autre monarchie, l’une et l’autre société couraient avec insouciance aux plus terribles épreuves, sans se douter du destin qui les attendait. On ut même faire remonter le parallèle jusqu’au lendemain de la mort de Louis XIV et de Frédéric II.

De même qu’au lendemain de la mort de Louis XIV, il y avait eu réaction contre la tristesse et l’austérité des dernières années du règne et que la Cour et la société s’étaient jetées dans les plaisirs, de même, au lendemain de la mort de Frédéric II, il y avait eu réaction contre le régime morose que Frédéric II, vieilli et avare, avait imposé à la cour de Prusse. Ce serait cependant faire honneur au successeur de Frédéric II que de le comparer à Louis XV. Frédéric-Guillaume II n’était qu’un débauché grossier et sans élégance. Ce qui le distingue en outre de Louis XV, c’est que des amours vulgaires ne l’empêchaient pas d’avoir la monomanie du mariage. Divorcé d’avec une fille du duc de Brunswick, il avait épousé en secondes noces une princesse de Hesse-Darmstadt. Mais il avait, du vivant de celle-ci et avec sa permission, moyennant que ses dettes fussent payées, — à en croire du moins Mirabeau, — obtenu, d’un consistoire complaisant, la permission d’épouser morganatiquement une demoiselle de Voss qui était attachée à la personne de la princesse Frédérique de Prusse, fille de sa première femme. Puis, celle-ci était morte, au bout d’assez peu de temps, non sans quelque soupçon de poison. Frédéric-Guillaume II s’était empressé d’épouser une comtesse Dœrnhoff, dame d’honneur de sa femme, de sorte qu’il avait à la fois trois épouses, l’une divorcée, l’autre légitime et la troisième morganatique. Mais ces mariages successifs ne l’empêchaient pas de conserver une maîtresse, à laquelle on faisait quelque honneur en l’appelant la Pompadour, car elle était d’assez basse extraction et fille d’un trompette. Ce fut néanmoins à cette maîtresse, créée par lui comtesse de Lichtenau, qu’il confia l’éducation des enfans qu’il avait eus de la comtesse Dœrnhoff, tombée en disgrâce.

Ce singulier successeur de Frédéric était mort en 1797, — « Mon temps d’épreuves va commencer et le paisible bonheur dont nous avons joui va finir, » s’était écrié le prince royal au moment de la mort de son père. C’était à peu de chose près ce qu’avait dit Louis XVI en apprenant la mort de Louis XV : « Nous régnons trop jeunes. » Il est impossible de ne pas être frappé de la ressemblance entre les deux souverains dont l’un devait être victime de la Révolution et dont l’autre devait conduire la Prusse à Iéna. Frédéric-Guillaume III était, comme Louis XVI, un prince honnête, pieux, bien intentionné, de mœurs sévères, mais hésitant, sans caractère, sans volonté et qui ne devait pas, dans l’infortune, faire montre de la grandeur que déploya Louis XVI en présence de l’échafaud. Ce qui complète la ressemblance, c’est que Frédéric-Guillaume III était, comme Louis XVI, le mari d’une princesse brillante et charmante, cette séduisante reine Louise, dont la mémoire est demeurée si populaire en Prusse, et dont une véritable légende entoure la figure. Mais cette légende est née du courage déployé par elle pendant les malheurs de la Prusse. À l’époque qui nous occupe, la reine Louise était encore une princesse plutôt frivole, peut-être même un peu coquette, très éprise de plaisirs et donnant à la cour de Potsdam le ton que l’infortunée Marie-Antoinette avait donné à celle de Versailles. Les plaisirs, les bals, les mascarades, — on appelait alors ainsi les bals costumés, — y tenaient une grande place et nous allons trouver la description de ces fêtes dans les lettres de Mme de Staël. Ainsi, à la veille de la pire catastrophe, la monarchie prussienne s’étourdissait comme avait fait la monarchie française, dans les divertissemens de toute sorte, et la société aristocratique de Berlin, prenant exemple sur la Cour, n’était pas moins frivole que ne l’avait été celle de Paris.

Une question ; comme on l’a pu voir, avait préoccupé Mme de Staël avant son arrivée à Berlin, celle de sa présentation à la Cour. Persistant à ne pas admettre qu’elle fût Suédoise, elle ne voulait pas être présentée par l’ambassadeur de Suède. Elle aurait souhaité de l’être par le ministre de France Laforest. Mais, bien que Joseph Bonaparte eût adressé à celui-ci une lettre pour lui recommander Mme de Staël, cependant elle craignait, non sans quelque raison, un refus, si elle s’adressait à lui. Mme de Staël était notoirement en disgrâce à Paris ; le Premier Consul aurait pu savoir mauvais gré au représentant de la France de présenter officiellement une femme qui avait encouru sa défaveur et dont la qualité de Française était contestée. Pour sortir de la difficulté, Mme de Staël avait eu la pensée de demander à être présentée par la grande maîtresse de la Reine, la comtesse de Voss. De Weimar, elle consultait par lettre sur ce point un chambellan du Roi, M. de Sartoris, qu’elle avait sans doute connu à Paris, car, dans sa réponse, il la remercie des bontés qu’elle avait eues pour lui autrefois. Mais, sur la question même, cette réponse n’était guère encourageante. Après lui avoir dit qu’il n’était pas d’usage que la Grande Maîtresse acceptât de présenter des étrangères, il ajoutait :

Vous ne pouvez, Madame, vous flatter d’une exception si vous considérez que votre célébrité, comme ayant causé quelques inquiétudes au pouvoir consulaire, peut exiger qu’à la Cour on paraisse mettre quelque mesure à l’empressement qu’on doit avoir de vous connaître. Ce serait agir en sens contraire que de permettre votre présentation par la Grande Maîtresse, par exception à la règle générale.

Le prudent chambellan continuait en suggérant un expédient. L’ambassadeur de Suède, M. d’Engeström, venait d’être rappelé. La Suède n’était plus représentée que par un chargé d’affaires, le baron Brinckmann, que Mme de Staël avait connu également autrefois à Paris et qui était disposé à toutes les complaisances. Mais Mme d’Engeström était encore à Berlin. Tout en considérant Mme de Staël comme Suédoise, Brinckmann ne ferait aucune difficulté, assurait M. de Sartoris, à ce qu’elle fût présentée par Mme d’Engeström considérée, depuis le rappel de son mari, comme une simple particulière. Ainsi la question de la présentation se trouverait résolue. Mme de Staël dut se résoudre à cet expédient. La première lettre adressée par elle à son père, de Berlin, va nous montrer qu’elle avait eu raison de ne pas mettre à l’épreuve la bonne volonté de Laforest.

Berlin, ce 10 mars.

Cher ami, je suis arrivée avant-hier soir à Berlin, mais comme la poste ne partait qu’aujourd’hui, j’ai le temps de te dire, avec mon arrivée, le bon succès de mon début. Je voulais, comme je te l’ai dit mardi, arriver ici pour le jour de naissance de la Reine ; aussi a-t-elle eu la bonté de m’inviter ce soir au bal et à souper chez elle.

L’ambassadeur de France est venu me voir hier matin, le prince d’Orange, le prince de Radziwill, le duc Frédéric de Brunswick, et c’est Mme d’Engeström, Suédoise, qui n’est plus ambassadrice, qui a écrit son nom avec le mien chez la grande maîtresse de la Cour. J’ai dit à Laforest que j’avais cru délicat de ne pas lui demander de me présenter, mais que je le priais d’observer que Mme d’Engeström n’était plus ambassadrice et que c’était une simple particulière, que jamais je ne pourrais ni ne voudrais renoncer à mon titre de Française. Il m’a répondu d’abord fort obligeamment, et puis il m’a dit qu’il me remerciait de ne l’avoir pas mis dans l’embarras relativement à ma présentation, qu’il devait à la rigueur ne présenter que les Français qui avaient une lettre du Ministre des Relations extérieures pour cela, et que, pour une personne aussi marquante que moi, on ne pouvait rien prendre sur soi ; il m’a assuré que le gouvernement ne lui avait rien écrit sur moi, mais il m’a de plus ajouté, vers la fin de la conversation, qu’un ami de Joseph lui avait écrit que je lui apporterais une lettre, mais que, dans cette lettre, une phrase qui disait : je ne vous demande rien de précis, avait rapport à la présentation pour laquelle Joseph ne voulait pas que Laforest se compromît s’il croyait que cela pourrait le compromettre ; du reste, Laforest a été très aimable et très obligeant pour moi.

Tout s’annonce donc bien, ce me semble, pour mon séjour ; mais j’éprouve un vide inconcevable au milieu de cette vaste ville où je n’ai pas un lien du cœur. Je serais hors d’état de rien composer, de rien écrire ; il me semble que je n’ai plus même mon esprit, tant je vis à l’extrémité de moi-même. Il a fallu me faire faire dans les vingt-quatre heures une robe pour être présentée ; si j’étais arrivée il y a trois mois, il m’aurait fallu deux cents louis pour ma toilette, car c’est une grande affaire ici. On donne lundi une fête pour la naissance de la Reine, qui coûte 60 000 livres de France, la Reine y dansera un quadrille qui doit représenter Statira aux pieds d’Alexandre ; il y a 2 000 billets de donnés et cela durera toute la nuit. J’ai bien perdu l’habitude de tout cela, et trois heures données à la toilette sont pour moi une chose nouvelle. Mais enfin j’irai et j’en suis curieuse ; je te le raconterai mardi. J’aurai été lundi, jour de l’arrivée de la poste, douze jours sans lettre de toi ; c’est la dernière fois, je l’espère, car, en me rapprochant, je me sentirai toujours plus de courage. En fait de nouvelles, je n’ai rien remarqué ici d’important qu’une indépendance d’opinions sous la protection d’un roi sage, tout autre que celle qu’on m’annonçait. Je t’assure que je ne serais, si je parlais, en discordai avec personne.

Il est sûr que Pichegru était le 13 janvier en Angleterre, mais comme six malles manquent, il est impossible de savoir rien de plus ni rien de certain sur la maladie du Roi. Quel malheur pour l’Angleterre que cette maladie en ce moment-ci ! Il paraît que la Prusse ne veut pas d’alliance avec la France et que la dernière affaire avec Moreau n’a pas nui à cette résolution. M. Brustheim, associé de M. Schickler, a eu les larmes aux yeux en voyant ton écriture. « Comme il s’est conduit généreusement avec M. Winckelmann, m’a-t-il dit, mais avec qui ne se conduit-il pas ainsi, » à Leipsick, partout, on me prononce ton nom avec un sentiment de respect et d’admiration.

Mme de Staël avait donc été régulièrement introduite et invitée à la Cour. Nous n’avons plus maintenant qu’à lui laisser conter, avec sa vivacité coutumière, l’accueil qui lui fut fait. On verra que cet accueil ne se ressentit point « de la mesure dans l’empressement » que faisait prévoir le timoré chambellan :

Berlin, ce 12 mars.

J’ai reçu ici hier, mon ange, une lettre de toi du 21 février qui m’a fait plus de bien encore que dans tout autre temps. Je disais hier à Albertine en l’embrassant qu’elle était ma seule amie ici et j’avais envie de la placer sur une petite chaise et de lui parler comme si elle m’entendait ; cependant j’ai raison d’être extrêmement contente. J’ai donc été présentée avant-hier à la Reine et au Roi ; je vais te décrire cette circonstance. Comme c’était le jour de naissance de la Reine, au moment où elle est entrée dans une salle remplie d’hommes et de femmes couverts d’or et de diamans, les cymbales se sont fait entendre et cette musique a encor ajouté à mon émotion. La Reine est charmante ; il n’y a aucune flatterie à dire que c’est la plus jolie femme que j’aie vue ; sa parure est éclatante et du meilleur goût ; enfin elle m’a véritablement éblouie en s’approchant de moi ; alors elle m’a dit, à travers beaucoup de choses obligeantes, ces paroles : « Madame, j’espère que vous nous croyez de trop bon goût pour n’être pas flattés que vous ayez choisi Berlin pour y venir ; il y a longtemps que vous y êtes admirée et par moi surtout. » — J’étais vraiment si confuse que je n’ai su que répondre ; mais, quelque temps après, je lui ai dit qu’il était impossible de ne pas regretter d’avoir fait un roman avant de l’avoir connue, que mon imagination aurait été animée par un modèle dont je n’avais pas eu jusqu’alors d’idée. Les princesses qui la suivaient se sont toutes approchées de moi et celles que je connaissais m’ont embrassée. Enfin j’étais si touchée de tant de bontés que j’avais un sentiment d’attendrissement et sur toi et sur mes amis qui ne voyaient pas cela, et sur ma patrie qui était si différente envers moi.

De là j’ai été présentée au Roi qui m’a dit des choses fort obligeantes sur son désir que je me trouvasse bien à Berlin. Le Roi est d’une belle figure et a beaucoup de bonté et de simplicité ; le reste de la soirée s’est passé en révérences de tous les côtés imaginables. M. de Hardenberg est venu à moi très obligeamment et m’a dit que je te ressemblais beaucoup. Victor Constant et sa femme étaient là qui ont regretté l’absence de leur cousin ; une quantité de gens que je ne connais pas m’ont dit avoir été chez toi, chez moi, il y a bien des années. Je me serais bien passé de cela. Enfin j’ai vu un certain M. de Tannvein, un Prussien qui voulait m’épouser, t’en souviens-tu ? et son visage changé m’a fait rêver sur le mien.

Voilà mon histoire d’avant-hier, cher ami ; raconte-la le plus que tu pourras, et si tu peux la faire parvenir à Paris naturellement, tant mieux. La princesse Louise de Radzivill m’a dit qu’elle avait lu des lettres bien spirituelles de ma cousine, et le prince Louis, son frère, m’a dit qu’il comptait me voir beaucoup. À travers cette foule je n’ai rien jugé, mais je réserve les détails pour une autre lettre. Je suis invitée tous les jours partout et je m’applaudis, je l’avoue, de n’être pas venue pour le carnaval, car mes forces n’y suffiraient pas. Mais ce soir est la dernière grande fête ; celle-là en effet sera superbe ? la Reine et toute la Cour dansent un quadrille sur le grand théâtre ; j’ai obtenu d’y mener mon fils, cela durera jusqu’à quatre heures du matin. J’ajouterai encore un mot demain à ma lettre en la fermant.

La nouvelle de l’arrestation de Pichegru a donné plus de corps à la conspiration de Moreau qu’elle n’en avait. Mande-moi, je te prie, tout ce que l’on sait à Genève. Veux-tu bien remettre ce petit mot à M. Percy dont j’ai trouvé deux lettres ici. J’y ai rencontré un Anglais, M. Drummond, qui vient de Constantinople où il était envoyé et qui retourne à Londres, la semaine prochaine, dont la société est bien agréable. Il est marié et part dans huit jours, ceci soit dit à cause de tes plaisanteries, car, à présent, tante Marie est fixée[3]. J’ai aperçu un gros M. de Golofkin, celui dont tu m’as écrit, qui a, je crois, de l’esprit, jovial et mauvais sujet ; j’ai vu quelques hommes de lettres, mais, sous ce rapport, Weimar est beaucoup plus fort. Les revues sont le 24 mai, et le 26 je me mets en route pour revenir ; cher ami peut compter sur cela.

J’ai trouvé un logement et une voiture pour 25 livres par mois tous les deux, ce qui est de beaucoup moins cher qu’à Paris. Je place mon fils au collège allemand et je renvoie Bosse qui est une bête dépensière et voilà tout. Il y aura, j’ai peur, demain, un duel entre un Français de la légation et un officier de la garde du Roi ; les officiers prussiens n’aiment pas la familiarité des Français ; il n’est pas vrai du tout que l’esprit public ici soit français, mais on y est généralement content d’une paix sans servitude ; je ne crois pas que la France obtienne l’alliance offensive et défensive qu’elle propose. Ces derniers tumultes diminuent toujours l’idée de stabilité. On croit ici le roi d’Angleterre mieux ; l’opinion des Anglais est que sa mort ne changerait rien à la marche des affaires. Le Premier Consul demandait toujours, même pendant la paix, aux envoyés d’Angleterre des nouvelles du prince de Galles et jamais du Roi. Adieu, cher ange, à demain.


Ce 13.

J’ai veillé jusqu’à trois heures du matin et je m’éveille cinq minutes avant le courrier ; le récit de la mascarade à samedi. Adieu, cher ami, que de tristesse au fond des plaisirs !


Berlin, le 15 mars.

Je possède deux lettres de toi et une du 28 février, cher ami ; c’est le plus tôt que je puisse l’espérer à cette énorme distance.

Je te disais donc dans ma dernière lettre que je te parlerai de la mascarade ; c’était en effet la fête la plus à remarquer que j’aie jamais vue. Il y avait deux mille personnes dans la salle du spectacle et la Reine avec 80 personnes de sa Cour ; princes et princesses ont dansé un quadrille qui représentait l’arrivée d’Alexandre à Babylone, et son mariage avec Statira veuve de Darius. Le prince Henri, frère du Roi, était Alexandre, la princesse d’Orange était la sœur de Statira.

Jamais de si belles et si élégantes toilettes, des diamans si magnifiques et en si grande abondance n’ont frappé mes yeux. Je regrette un peu ici de n’avoir pas pris des diamans, car cela est fort économique et fort brillant tout à la fois. D’autres quadrilles ont succédé à celui de la Reine, mais rien n’égalait la magnificence du premier et la ravissante beauté de la Reine. Je me suis retirée a trois heures, mais l’on a dansé jusqu’à six heures du matin. Au souper à la table de la Reine, la moitié de la ville, je crois, a passé pour me regarder et si d’être célèbre est un plaisir, j’ai eu ce plaisir assurément. Kotsebue, qui est venu me voir, a voulu mettre dans son Frei muthige que le Consul m’avait exilée, mais qu’il n’avait pas plus donné de raisons pour cela que Paul n’en avait donné pour l’envoyer en Sibérie. La Censure de Berlin a rayé cela ; je n’en suis pas fâchée.

Il y a encore une querelle à Paris avec la légation de Russie pour un homme attaché à Markow que le Premier Consul ne veut pas, qui reste secrétaire de légation. Je crois que M. Drummond ira en Russie ; ce sera bien fait. C’est un triste tableau que celui de l’ineptie du ministre anglais. L’esprit public seul soutient la nation. Le Roi sera sauvé de tête et de vie à ce qu’assure un voyageur arrivé hier de Londres, mais cela ne peut pas être rapide et les rênes flottent au hasard. Il n’y a rien à craindre malgré cela comme système défensif, mais pour tout ce qui regarde le dehors, Brésil, Egypte, etc., le ministère ne peut ni ne sait rien entreprendre.

Je dîne aujourd’hui chez le ministre de France et je soupe ce soir chez le ministre de Russie. La vie d’ici est fatigante, je n’aurais pas tenu au Carnaval. Je serai plus tranquille dans mon logement.

Pourquoi ne me dis-tu rien de mes pauvres vers[4] ?

III

Ce n’était pas uniquement pour être présentée à la Cour et pour assister à des mascarades que Mme de Staël était venue à Berlin. C’était surtout pour continuer l’exploration qu’elle avait entreprise à travers le monde de la pensée allemande et poursuivre le dessein qu’avec raison lui prêtait Goethe « de s’éclairer comme femme du monde sur les relations sociales, de pénétrer et d’approfondir, avec sa riche nature de femme, les idées générales de ce qu’on nomme philosophie. » Or, Berlin n’était pas seulement un milieu social nouveau pour elle ; c’était, tout autant que Weimar, un centre de culture intellectuelle. La présence de Goethe et de Schiller jetait peut-être plus d’éclat sur la cour ducale ; mais à Berlin se trouvaient réunis en plus grand nombre des hommes de lettres, qui constituaient un monde bien à part, tout différent de celui de la Cour. De même qu’en France, — et par là se complète la ressemblance que j’ai signalée, — il y avait à Paris une société philosophique et littéraire fort différente de la Cour de Versailles, de même il y avait à Berlin une société de poètes, d’historiens, de philosophes, qui se retrouvaient dans quelques salons, comme à Paris les Encyclopédistes se réunissaient dans le salon de Mme Geoffrin, et même dans celui de Mme Necker. Mais ce monde présentait un caractère tout particulier et fort différent de celui de Paris : c’était un monde presque exclusivement israélite.

En Prusse, les Juifs avaient été longtemps maintenus dans la situation abaissée que leur imposaient des préjugés remontant au Moyen âge. Le séjour de certaines villes leur était interdit. Dans celles où leur présence était tolérée, à Berlin par exemple, ils ne pouvaient posséder une maison située au coin d’une rue. Ils étaient assujettis à une taxe spéciale. Ils étaient exclus des corporations de métiers et ne pouvaient gagner leur vie que par le commerce de l’argent. Parmi les professions libérales, celle de médecin était la seule qui leur fût accessible parce qu’elle ne conduisait pas à une fonction publique.

Per à peu cependant, ils s’étaient relevés de cette condition abaissée par l’intelligence et la fortune. Moïse Mendelssohn, l’ancêtre de cette grande famille des Mendelssohn, de laquelle devait sortir un jour le célèbre compositeur, fut le premier à jeter quelque éclat sur sa race humiliée, par ses travaux philosophiques, en particulier par son commentaire du Phédon. On s’accorde à dire que c’est lui que Lessing a voulu peindre dans Nathan le Sage. Nommé à l’Académie des Sciences de Berlin, il avait vu son élection annulée par Frédéric II, mais sa réputation, comme savant et comme philosophe, avait dépassé les frontières de la Prusse. Il eut plusieurs filles dont l’une devait plus tard épouser Frédéric Schlegel et se faire catholique avec lui, mais qui fréquenta d’abord les salons ouverts peu à peu par ses coreligionnaires enrichis. L’influence exercée par les salons juifs sur le mouvement littéraire allemand à la fin du XVIIIe siècle a été considérable[5]. Ces salons, beaucoup plus luxueux que ceux de la bourgeoisie berlinoise qui les voyait avec jalousie, étaient tenus par des femmes, souvent belles et intelligentes, qui n’avaient point de peine à y attirer les gens de lettres. Un des plus célèbres salons de Berlin était celui de Henriette Herz qu’on a quelquefois appelée la « Récamier allemande, » et la comparaison ne manque pas de justesse, car la belle Henriette Herz était, comme la belle Julie, coquette et vertueuse, si l’on veut bien ne pas se montrer trop exigeant sur le sens du mot. Ce monde ne laissait pas que d’avoir des habitudes un peu singulières. Le romantisme et la sentimentalité y régnaient sans conteste. Henriette Herz avait fondé une « Ligue de la vertu, » destinée « à servir de lien entre les belles âmes des deux sexes en quête de leur complémentaire. » Les membres de cette Ligue, qui se tutoyaient et échangeaient de longues lettres écrites en caractères hébreux, se proposaient « le développement moral et le bonheur par l’affection, mais sans devoirs, car l’affection ne connaît point de devoir, » et ils supprimaient entre eux « toutes les barrières d’une bienséance purement conventionnelle. » Dans le salon d’Henriette Herz, se rencontraient philosophes, historiens, poètes : Jean de Muller, Schleiermacher, Jacobi, Fichte, Guillaume de Humboldt, Ancillon Tieck, Guillaume et Frédéric Schlegel. Quelques grands seigneurs fréquentaient également ce salon, mais en très petit nombre, car un préjugé tenace en éloignait le monde de la Cour. Nul doute que Mme de Staël n’eût bravé ce préjugé, car elle eût rencontré là précisément les hommes qu’elle venait chercher. Mais quelques mois avant son arrivée à Berlin, Henriette Herz était morte, et sa société littéraire se trouvait un peu dispersée.

Cependant, il y avait encore deux salons où cette société pouvait se réunir. L’un était celui de la duchesse de Courlande, la mère de celle qui devait un jour devenir, sous le nom de duchesse de Dino puis de Sagan, la nièce de Talleyrand. La duchesse de Courlande, née Dorothée de Meden, était la troisième femme du duc de Courlande qui avait divorcé deux fois. Elle n’était pas seulement fort belle, mais avait l’esprit libre et dégagé de toute prévention. Elle était la seule à Berlin à recevoir des juifs et des chrétiens, des grands seigneurs et des savans. Un des hôtes les plus assidus de son salon était ce séduisant et chevaleresque prince Louis-Ferdinand, dont la mémoire est demeurée non moins populaire en Prusse que celle de la reine Louise. Il menait alors à Berlin une vie quelque peu scandaleuse, mais il devait se réhabiliter en se faisant tuer héroïquement au début de la campagne de 1806. Sur son cœur, on trouva une miniature de la belle Pauline Wiesel. La duchesse de Courlande se montra très bienveillante pour Mme de Staël. Elles demeurèrent en relation par correspondance ; les archives de Coppet contiennent un certain nombre de lettres d’elle. Mme de Staël fréquentait également le salon de la princesse Radziwill dont elle parle souvent dans ses lettres. Cette très aimable personne était la sœur du prince Louis-Ferdinand. Elle appartenait par conséquent à la famille royale. Dans son journal, récemment publié[6], elle mentionne en ces termes le passage de Mme de Staël à Berlin : « L’arrivée de Mme de Staël à Berlin attire tout le monde autour d’elle. Elle venait souvent passer ses soirées chez nous. Mon frère Louis, quelques Anglais, la princesse Paul Sapieha, Jean de Muller, rendaient ces réunions très agréables. Je m’attachai beaucoup à Mme de Staël ; mon frère Louis en fut très enthousiaste et elle l’appréciait beaucoup. » Dans le salon de la duchesse de Courlande et dans celui de la princesse Radziwill Mme de Staël dut rencontrer quelques-uns de ces hommes de lettres qu’elle désirait connaître, mais elle en rencontra un plus grand nombre encore chez le chargé d’affaires de Suède, Brinckmann. Mme de Staël avait autrefois connu Brinckmann quand il était attaché à l’ambassade de Suède à Paris. Elle lui avait adressé, quelques années auparavant, un exemplaire d’un de ses ouvrages, avec cette dédicace de sa main : « À M. Brinckmann, pour qu’il se souvienne de moi quand il oubliera mon ouvrage. » Brinckmann n’avait eu garde d’oublier Mme de Staël. Sans doute il ne fut pas fâché, vis-à-vis de la société de Berlin, de se parer d’une aussi illustre voyageuse. Aussi avait-il pris en bonne part qu’elle n’eût pas consenti à se laisser présenter par lui. Il lui ouvrit son salon et organisa même pour elle une réception où il lui procura l’occasion d’entrer en relation avec une naissante célébrité berlinoise qui, dans le monde juif, commençait à occuper peu à peu la place si longtemps tenue par Henriette Hertz, avec Rahel Levin.

Rahel Levin est une figure souvent étudiée de l’Allemagne littéraire, non pas qu’elle ait jamais écrit elle-même, mais elle a tenu un salon célèbre qui fut un des cénacles du romantisme germanique. C’est sous le nom de Rahel Varnhagen qu’elle est le plus généralement connue. Mais elle ne devait se marier qu’en 1814. À l’époque du séjour de Mme de Staël à Berlin, elle n’avait encore que trente-deux ans. Elle occupait dans une maison de Jügerstrasse une mansarde où la reléguait l’avarice de son père. Agréable, sans être jolie, très intelligente, très instruite, passionnée pour les lettres, elle avait su déjà, par l’agrément de son commerce, réunir dans cette mansarde quelques-uns des habitués du salon plus luxueux de Henriette Herz. À la mort de celle-ci, elle hérita en quelque sorte de sa société, et la mansarde de la Jügerstrasse devint le rendez-vous habituel des hommes de lettres de Berlin.

Rahel Levin n’avait cependant pas toujours vécu d’une vie purement intellectuelle et cérébrale. Elle était sujette à ce qu’elle-même appelait « des convulsions amoureuses. » Sa première convulsion fut causée par la rencontre inopinée qu’elle fit au théâtre d’un jeune seigneur prussien, le comte Carl de Finckenstein, très blond, dont la beauté produisit sur elle une vive impression. Elle n’eut cesse ni trêve qu’elle ne l’eût rencontré de nouveau ; elle l’aima, elle s’en crut aimée et l’agréa comme son fiancé. Ces fiançailles traînèrent trois ans, au terme desquels le jeune seigneur prussien, n’ayant pu vaincre les préjugés de sa famille, reprit assez piteusement sa parole. Elle demeura inconsolable jusqu’au jour où, deux ans après, elle fit également la rencontre fortuite d’un Espagnol qui répondait au nom sonore de don Diego de Urquijo. Elle s’éprit pour cet Espagnol, très brun, d’une passion plus violente encore que celle que lui avait inspirée le blond Prussien. Elle se laissa complètement subjuguer par lui ; il en fit son esclave, la traitant avec une brutalité, avec un dédain incroyables, allant jusqu’à lui dire : « Je t’aime, mais je ne t’estime pas, » et elle supportait tout, revenant toujours à lui, jusqu’au jour où l’Espagnol retournant la cruelle phrase, lui dit : « Je t’estime, mais je ne t’aime plus. » « Alors, raconte plus tard Rahel, de mes propres mains, avec des mains de bourreau, j’arrachai mon propre cœur et je m’en allai comme on sort de la vie. »

De cette première période de l’existence de Rahel qu’elle-même appelait « sa turpitude, » il subsiste un témoignage, ce sont les lettres ou plutôt les courts billets adressés par elle à l’Espagnol, — celles au Prussien ont malheureusement été perdues, — dont le ton passionné rappelle les fameuses lettres de Julie de Lespinasse et qui méritent d’être comparées aux plus célèbres correspondances amoureuses. Tel était du moins l’avis du propre mari de Rahel, l’excellent Varnhagen qui, les ayant découvertes dans les papiers de sa femme, après la mort de celle-ci, en avait préparé la publication. Sa propre mort l’empêcha seule de remplir ce pieux office de piété conjugale[7]. Au commencement de l’année 1804, Rahel commençait à se remettre de cette crise dont elle sortait à peine. Brinckmann était un des habitués de sa mansarde. Il paraît même avoir été un peu amoureux d’elle. En tout cas, il lui adressait de longues poésies. Brinckmann crut être agréable à Mme de Staël ainsi qu’à Rahel Levin en leur procurant l’occasion de se rencontrer. Il supposait qu’une sympathie instinctive attirerait l’une vers l’autre ces deux femmes qui n’étaient pas sans quelque ressemblance d’esprit, car Rahel était, comme Mme de Staël, curieuse de littératures étrangères. Elle avait même fait un séjour à Paris. Brinckmann se trompait, comme on va le voir. Pour entourer la rencontre de quelque éclat, Brinckmann crut bien faire de donner à l’ambassade de Suède une soirée spéciale. Il avait invité des princes du sang, des dames de la Cour, quelques savans, entre autres Fichte, et un acteur alors célèbre à Berlin, Iffland. Quand Rahel entra, Mme de Staël, avec sa bonne grâce un peu impétueuse, s’avança au-devant d’elle ; elle l’entraîna sur un sopha et pendant une heure et demie les deux femmes causèrent, le reste de la société se tenant à distance. Laissons Brinckmann raconter lui-même la suite de la scène : « Ensuite Mme de Staël vint à moi, l’air tout sérieux, et me dit : « Je fais amende honorable, vous n’avez rien exagéré : elle est étonnante. Je ne saurais que répéter ce que j’ai dit mille fois pendant ce voyage : que l’Allemagne est une mine de génie dont on ne connaît nulle part les richesses ni les profondeurs. Vous êtes bien heureux de posséder ici une amie pareille. « Ensuite elle fit signe à Rahel d’approcher : « Ecoutez, mademoiselle ! Vous avez ici un ami qui doit bien vous apprécier comme vous le méritez, et je crois que, si je restais ici, je deviendrais jalouse de votre supériorité. » — « Vous, madame ? » fit Rahel en souriant, « oh ! non, je vous aimerais tant et cela vous rendrait si heureuse que vous ne deviendriez jalouse que de mon bonheur, car qui pourrait jamais vous en inspirer un pareil ? »

À qui ces doux propos ne feraient-ils pas croire que Rahel Levin avait, comme tant d’autres personnes en Allemagne et en France, subi le charme de Mme de Staël ? Il n’en était rien. Dès le lendemain, dans des notes, elle s’exprime de la façon la plus désobligeante sur le compte de la femme à laquelle elle adressait la veille de si flatteuses protestations. « Comme ces personnes voyagent, écrit-elle, ces gens riches, ces dames de la société, ces femmes de lettres qui ne savent parler que français et ne veulent entendre partout que leur propre langue. La pauvre ! elle n’a rien vu, rien entendu, rien compris, hormis ce que MM. Schlegel et Ancillon, et madame la princesse une telle ou madame la générale une telle et quelques maîtresses de maison plus ou moins sottes ont bien voulu lui dire. Et puis, elle ne sait pas voir. Elle vous fait caracoler, comme un escadron, ses trois idées nouvelles à travers les plus vieilles civilisations de l’Europe. N’a-t-elle pas honte ! Est-ce ainsi qu’on touche à de pareilles choses et ne faut-il pas, pour les saisir, des outils intellectuels autrement neufs ? »

C’est bien pis quand l’Allemagne a paru. Comme le dit avec raison M. Spenlé, le dernier biographe de Rahel, « sa main est prise de tremblement, sa plume grince et crache sur le papier chaque fois que dans ses lettres elle arrive à en parler. » « Mme de Staël radote dans son livre sur l’Allemagne. Sotte ! ai-je mis en marge. Si quelqu’un qui ignore l’Allemagne lisait son livre et les quelques pensées, — des pensées ? — qui échappent à sa plume comme des montures sans cavalier et ses notes, ses aperçus, ses lectures qu’elle n’a pas eu le temps de changer en son propre sang, celui-là se figurerait l’Allemagne comme un trou enfumé, sombre, glacial où errent lugubrement quelques fantoches falots, voués par Dieu à la vertu… Voilà comme a l’âme triste cette femme sans réceptivité et sans musique, dénuée de flair et de mélodie intérieure ! J’enrage. Non, mais qui lui a permis de fouiller dans les plus belles choses avec ses grosses mains, sans piété, sans innocence joyeuse. » Et elle finit en traitant Mme de Staël de « poule aveugle[8]. » C’est ainsi que Mme de Staël en fut pour ses frais de bonne grâce et qu’un instinct secret de rivalité l’emporta chez Rahel Levin au point de lui inspirer un jugement aussi injuste et brutal.


IV

Mme de Staël ayant rencontré soit chez la duchesse de Courlande, soit chez Brinckmann ces hommes de lettres qu’elle désirait connaître, prit l’habitude de les inviter chez elle. La mode s’était établie à Berlin des « thés esthétiques. » On appelait ainsi des réunions où, à la fin de la journée, on dissertait entre gens de lettres sur la sagesse, l’art ou la philosophie. Mme de Staël, dans l’hôtel qu’elle avait loué sur le quai de la Sprée, convia à quelques thés les gens de lettres avec lesquels elle était entrée en relation. On trouvera dans cette lettre assez piquante à Wieland son jugement sur ceux qu’elle appelle « les savans[9]. »

Le 31 mars, Berlin.

Oui, mon cher Wieland, me voilà à Berlin, au milieu du tumulte de la société, mais portant au fond du cœur le regret de la douce vie de Weimar. On me reçoit ici parfaitement bien, mais on n’a pas le temps de s’y voir ni de s’y connaître et la séparation complète des deux sociétés, celle de la Cour et celle des savans, donne aux salons une frivolité quelquefois assez fatigante. On y parle français, on y fait des calembours français, et moi qui n’entends pas l’allemand, j’ai presque du regret à votre humeur en parlant français, tant je suis convaincue que l’Allemagne ne peut rien gagner à imiter notre grâce parisienne. J’ai vu les savans. Fichte, Ancillon, Spalding et Schlegel sont ceux qui m’ont intéressé davantage avec des nuances différentes. J’ai mis dans la même chambre Schlegel et Kotzebue, comme il convient à une étrangère qui ignore les querelles et j’ai dit à Schlegel, pour qui je me sens du faible, qu’il ferait du tort non pas à vous, mais à lui, s’il attaquait le nom littéraire de l’Allemagne le plus connu en Europe. Je regrette ce temps où il n’y avait que de l’émulation parmi les savans et les hommes de lettres de l’Allemagne. Encore une fois il faut être Français pour se dire des injures ; il faut être du pays où tout s’oublie. — Je ne puis rien faire ici que lire de l’allemand avec Schlegel, qui a bien voulu accepter la place de mon maître. Les traductions, les études, tout se perd au milieu de quatre incitations par jour. On m’assure cependant que le mois d’avril sera plus paisible et, ce que j’aime surtout, c’est le mois de juin que nous passerons ensemble sous les beaux ombrages de Weimar. — Dites-moi que vous m’aimez encore et que vous protégerez ma vie toujours de vos vœux et de votre amitié. J’ai écrit à notre séduisante duchesse, comme vous l’appelez, et notre amie Mlle de Gœckhausen a eu trois fois de mes nouvelles avec injonction de vous parler de moi : l’a-t-elle fait ? Je n’ai point encore écrit à Goethe, que vous appelez mon favori, sans vous souvenir qu’étant plus capable d’aimer que lui, vous devez inspirer un retour plus sensible. — Adieu, adieu ; donnez-moi votre bénédiction-poétique ; elle vaut mieux que celle des capucins ou des idéalistes ; adieu.

À Goethe elle écrivait également une longue lettre de laquelle j’extrais ce jugement, assez peu favorable, sur la société et le monde littéraire de Berlin. Son cœur était resté à Weimar[10].

Vous avez bien voulu me dire que vous auriez été bien aise de voir Berlin avec moi. En vérité, ce que j’ai de vif et de jeune dans les impressions ne peut guère s’exercer ici. C’est un pays qui ne frappe point l’imagination. La société y est alignée à la prussienne-et les femmes ici doivent être tout étonnées de vieillir, car elles disent et font la même chose pendant soixante ans de suite et le temps ne devrait pas marcher quand les pensées, les sentimens, et les circonstances sont stationnaires. Si je vivais en Allemagne, je ne m’établirais certainement pas dans une grande ville. Les Allemands ne savent pas tirer parti d’une grande ville. On n’y choisit pas sa société ; on l’augmente. On n’y sait guère plus de nouvelles publiques, mais seulement mille fois plus de commérages. On n’y a pas plus de liberté que dans une petite ville, mais seulement un plus grand nombre d’observations, et la vie physique : boire, manger, jouer, y tient mille fois plus de place qu’à Weimar. Au milieu de tout cela, on discerne dans le monde littéraire ce qui caractérise l’Allemagne : érudition philosophique, droiture, mais il n’y a pas l’ombre d’une comparaison entre ce que nous appelons « société » en France, et ceci, et je ne suis pas étonnée que les savans aient en Allemagne plus de temps pour l’étude que partout ailleurs, car la séduction de la société n’existe pas.

Et elle termine ainsi sa lettre :

Adieu. Vous n’avez pas besoin d’être aimé et je vous aime. C’est une preuve de plus de ce que j’ai toujours observé : c’est qu’on obtient aisément ce qu’on désire peu.

V

Je reprends la publication des lettres de Mme de Staël à M. Necker.

Ce 17 mars.

J’ajoute encore quelques mots à ma lettre. J’ai dîné chez l’ambassadeur de France ; il y avait la femme de l’envoyé de Danemark, à laquelle il devait donner la main, mais il m’a fait passer la première avec le prince de Radziwill, ce qui était fort honnête. Après dîner, il m’a prise à part et m’a beaucoup répété qu’il désirait que je vinsse souvent dîner chez lui, « mais, a-t-il ajouté, vous ne parlerez pas de Christin[11]. » Ce mot m’a étonné et je vais t’en donner l’explication. J’avais parlé de Christin à M. d’Alopeus, l’envoyé de Russie, et malheureusement je ne m’étais pas aperçue que Laforest était derrière moi dans ce moment. Alors j’ai dit naturellement à Laforest que je ne croyais pas me mêler de politique en m’intéressant pour une personne suisse au cachot depuis six mois, que je n’avais jamais manqué à protéger les malheureux et que si, par hasard, le gouvernement actuel était renversé par un gouvernement qui persécutât ses amis, je serais la même pour eux. Il a paru sentir cela et m’a assuré qu’il ne me disait cela que pour m’être utile et qu’il n’écrirait de sa vie un mot de ce genre, « mais, a-t-il ajouté, il faut que vous sachiez que les souverains ont une communication entre eux tout à fait différente des notes officielles de leurs ministres : Je ne croyais pas cela, me dit-il, avant d’être arrivé ici-mais j’en ai eu la preuve. L’empereur de Russie, le roi de Prusse sont en relations personnelles avec le Premier Consul (il n’en est rien), les souverains ont un esprit de corps ensemble. » « Je le crois, lui dis-je, mais c’est justement à cause de cela que je croyais possible que le Premier Consul accordât & l’Empereur de relâcher un malheureux, etc. » « Vous ne comprenez pas ! m’a-t-il dit, que les souverains sont convenus de se sacrifier mutuellement ceux qui leur font ombrage ; le Premier Consul ferait pour Alexandre, ce qu’Alexandre fait pour le Premier Consul aujourd’hui en ne réclamant pas Christin. » Je me suis imposé de me taire sur ce commerce ; n’est-ce pas avoir beaucoup gagné ? Le soir, M. d’Alopeus m’a parlé dans un style bien différent, et en très bon homme, mais je me suis promis de regarder derrière moi à l’avenir. Lombard[12], le chef des Affaires étrangères ici, est venu chez moi avec un empressement extrême, mais je ne vois encore aucune invitation de M. de Hardenberg ; il parle de toi cependant avec la plus haute admiration. Au reste ce ne sont pas les invitations qui me manquent ; la vie dans ce genre est tuante ici. On craint la mort du roi d’Angleterre ; on dit que le prince de Galles prendra M. Pitt, mais les communications sont bien difficiles avec ce pays-là.

Adieu, mon ange, je pars d’ici le 25 de mai, et je compte tous les jours.


Berlin, ce 20 mars.

Je continue à être traitée ici avec la plus grande distinction. Hier il y a eu un bal d’enfans à la Cour Ferdinand[13], où mon fils et ma fille ont été ; la Reine les a comblés de bontés tous les deux ; elle a dit à ma fille qu’elle avait les plus jolis yeux du monde et qu’elle avait bien fait de les prendre à sa mère. Le Roi m’a parlé plusieurs fois avec une grande bonté ; la Reine mère m’a embrassée et comblé de caresses ma fille qui se démêlait de tout cela le plus drôlement du monde ; elle faisait des petites révérences, des petites mines, courait embrasser la fille du Roi, les filles des princesses avec une vivacité et une grâce qui plaisaient à tout le monde. Pour Auguste, il a dansé la gavotte assez bien et quand la Cour lui a parlé, il a répondu vraiment avec noblesse et simplicité, sans embarras, plutôt avec une petite nuance de Français. Voilà, cher ami, le début de ta famille. Je ne puis que m’applaudir d’être venue à Berlin ; si j’y avais mes affections, j’y serais heureuse, mais il y a toujours un serrement de cœur au milieu de ces fêtes si nombreuses, quand on sait que personne ne peut s’y intéresser profondément à vous. Enfin, je suis ici pour deux mois et je reviens ensuite vers tout ce que j’aime. La multitude des invitations que j’ai a du moins l’avantage d’étourdir la journée : la vie paisible et réfléchie de Weimar ne pourrait se supporter seule. Auguste va au Collège allemand et il lui restera du moins de ce voyage de parler allemand ; c’est quelque chose pour le reste de la vie. Enfin je crois que si tu peux faire parvenir au Premier Consul combien j’ai été bien reçue ici, il se peut que cela me soit utile.

Tu as bien raison de dire que Weimar m’aura été utile. Il s’est répandu de là une vive bienveillance pour moi. On ne peut pas comparer la bienveillance de ce pays à celle d’aucun autre, parce que ce sont des gens qui n’ont jamais connu le dédain. Ils s’indignent, ils haïssent, mais la médiocrité n’y déprécie jamais la supériorité.


Ce 23 mars, Berlin.

Je ne puis concevoir, cher ami, pourquoi je n’ai point de lettres de toi. Je me repens bien de ne t’avoir pas prié de m’écrire ici, car les lettres de Weimar m’arrivent avec une inexactitude insupportable. Je m’étourdis tant que je peux sur la vie même, mais je suis incapable d’aucune occupation sérieuse ; loin de tout ce que j’aime, j’éprouve sans cesse des sentimens d’inquiétude qui n’ont point d’objet fixe, mais qui me rendent toute émotion douloureuse. Je continue à être traitée à merveille ici, on m’invite tous les jours à la Cour et à la ville ; j’ai dansé hier avec les frères du Roi, enfin je ne puis pas souhaiter une chose en fait de société qui me manque. Si je passe ainsi ces deux mois, je pourrai vraiment m’applaudir d’un voyage qui sera toujours une chose honorable pour moi ; nous verrons ensuite si le reste de la vie s’en trouvera bien.

J’ai rencontré ici un homme qui en littérature a plus de connaissances et d’esprit que presque personne à moi connu ; c’est Schlegel. Benjamin te dira qu’il a de la réputation en Allemagne, mais ce que Benjamin ne sait pas, c’est qu’il parle le français et l’anglais comme un Français et un Anglais, et qu’il a tout lu dans ce monde, quoiqu’il n’ait que trente-six ans. Je fais ce que je peux pour l’engager à venir avec moi ; il ne serait pas instituteur de mes enfans, il est trop distingué pour cela, mais il donnerait des leçons à Albert pendant les mois qu’il passerait à Coppet et j’y gagnerai, moi, beaucoup pour l’ouvrage que je projette, et, ce qui va avant tout, je me crois sûre qu’il ne te déplairait pas, car ses manières sont simples et retenues, et tu aimerais à nous voir tous dans la retraite vivement occupés de l’étude. J’espère que ce projet réussira ; il ne changerait rien à l’ensemble de mes idées sur mes enfans, mais cela leur ferait momentanément beaucoup de bien, parce qu’il a vraiment une netteté et une étendue dans l’esprit qui est très frappante.

Il nous vient ici des nouvelles de France que j’ai honte de faire retourner vers toi, tant le détour est considérable ; cependant, sais-tu que Garat s’est offert pour être défenseur officieux de Moreau et que le Premier Consul lui ayant fait dire que ces fonctions n’étaient pas compatibles avec celles de sénateur, il a répondu que, dans ce cas, ce serait celles de sénateur qu’il était prêt à sacrifier. Sais-tu que le Premier Consul a dit à Dejean, le général, que son intention, il le savait, était de le nommer son successeur. « Oui, général, a-t-il répondu, si nous avions eu le malheur de vous perdre, je n’en connaissais pas de plus digne de vous remplacer. » Sais-tu enfin, qu’a chaque poste et sur les grands chemins, des gendarmes vous arrêtent pour voir votre passeport et confronter votre signalement. Passé dix heures du soir, on n’entend pas, dit-on, une voiture dans Paris. Mme Jules de Polignac est devenue folle du saisissement de son arrestation ; enfin l’aspect est triste. Le baron de Hardenberg ne m’a fait aucune politesse jusqu’à présent, ce qui m’étonne ; c’est la Cour et le corps diplomatique et les hommes de lettres dont j’ai reçu jusqu’à présent les politesses les plus marquées. Il ne m’est encore rien venu du ministère. Le Consul a dit à Oubril, le chargé d’affaires de Russie, qui voulait garder M. Baccoff auprès de lui : « Vous êtes secrétaire vous-même, vous n’avez pas besoin de secrétaire. » On a fusillé un homme attaché au service de Russie, M. Bullon je crois, en vingt-quatre heures, comme espion ; il a été prouvé depuis qu’il était innocent.


Ce 24.

J’ai une petite lettre de toi du 2 mars, cher ami, c’est bien long : voici mon petit billet que je t’envoie, mais tu ne me dis jamais rien de mes envois.

Tâche, je te prie, de faire savoir à Paris comme j’ai été reçue à Berlin ; c’est, je le vois par des lettres, une chose utile.

Le nom de Schlegel apparaît pour la première fois dans cette lettre à son père. C’était a Goethe que Mme de Staël avait dû d’entrer en relation avec l’homme qui devait être pour elle un ami fidèle. Depuis longtemps, elle cherchait un précepteur allemand pour ses fils. Elle s’était jusque-là adressée sans succès de plusieurs côtés. Elle finit par demander un conseil à Goethe, qui écrivit a Schlegel : « Mme de Staël désire vous connaître personnellement : elle croit que quelques lignes de moi faciliteront la première entrevue. Je les écris volontiers parce que je m’attire ainsi des remerciemens des deux côtés, bien que mon intervention soit inutile. » Auguste-Guillaume Schlegel était alors âgé de trente-six ans. Il avait été quelque temps précepteur dans une famille hollandaise, puis il était revenu en Allemagne et s’était établi à Iéna et à Weimar. Avec son frère Frédéric il avait fondé une revue, l’Atheneum, où tous deux publiaient des articles de critique. Dans ces articles ils faisaient preuve d’une indépendance d’esprit qui ne laissa pas d’éveiller la susceptibilité de Schiller. Aussi les deux frères avaient-ils abandonné le séjour de Weimar et étaient-ils venus s’établir à Berlin. Guillaume Schlegel y avait ouvert un cours sur la littérature et les arts, qui attiraient une grande affluence d’auditeurs. Mme de Staël avait suivi ces cours et elle avait été frappée de la supériorité de l’homme, de son érudition, de ses connaissances littéraires, de la variété et de l’abondance de ses idées. Elle s’empressait de faire part de son admiration à Goethe. « Il faut aussi, lui écrivait-elle, que je vous remercie de la société la plus intéressante que j’aie rencontrée à Berlin, Wilhelm Schlegel. Je suis punie ou récompensée de toutes nos plaisanteries sur les Schlegel. Je ne crois pas possible d’avoir une critique littéraire plus spirituelle, plus ingénieuse que Wilhelm et des connaissances si étendues en littérature que, lors même qu’on n’est pas de son avis, c’est de lui qu’il faut emprunter des armes. »

Mme de Staël eut aussitôt la pensée de s’attacher Schlegel[14], mais ce ne fut pas sans quelque difficulté qu’elle y parvint. Il avait eu l’année précédente une aventure assez pénible. Sa femme, Caroline Michelis, l’avait abandonné, et avec son consentement, pour épouser le philosophe Schelling, car, dans ce monde littéraire de Berlin, on se démariait et se remariait facilement, et on avait fini par faire du mariage, suivant une expression pittoresque, « un colombier. » Mais Schlegel avait cherché des consolations auprès de la sœur de son ami le poète Tieck. C’était la véritable raison qui lui faisait hésiter à quitter Berlin, bien plus que la nécessité de terminer la traduction de Shakspeare entreprise par lui, qu’il objectait à Mme de Staël. Celle-ci finit par s’en douter. Piquée au jeu, elle voulut connaître la personne qui lui disputait Schlegel. Vainement lui fit-on observer que Sophie Bernhardi, ne sachant pas un mot de français, et elle-même comprenant mal l’allemand, la conversation serait impossible. « N’importe, répondit-elle, je la verrai parler. » Schlegel dut les mettre en relation, et servir de truchement. Mais la situation fut difficile pour lui. « Que dit-elle ? » demandait à chaque instant Mme de Staël, et Schlegel ne pouvait pas traduire exactement les propos de son amie, qui étaient peu obligeans pour Mme de Staël. Ce fut à Mme de Staël cependant que la victoire resta. Moyennant promesse d’un traitement de 12 000 francs et ultérieurement d’une pension viagère, Schlegel s’engageait à partir avec elle, pour donner, pendant quelque temps au moins, des leçons à ses enfans[15]. Mais Schlegel tint dans la vie de Mme de Staël une tout autre place que celle de précepteur de ses enfans. Il s’attacha à elle par les liens d’une affection solide et, après avoir été un commensal habituel de Coppet, il l’accompagna dans la longue tournée qu’elle entreprit en 1812 à travers l’Europe. Il demeura auprès d’elle jusqu’à la fin et collabora à la publication des Considérations sur la Révolution Française. Il devait lui survivre longtemps, car il ne mourut qu’en 1842.


VI

L’existence agitée que menait Mme de Staël, obligée de se partager entre les fêtes de Cour, les réunions mondaines et les « thés littéraires, » ne l’empêchait pas d’adresser, chaque courrier, de longues lettres à M. Necker où elle continuait de lui faire part de ses impressions beaucoup moins favorables au monde de Berlin qu’à celui de Weimar.

Ce 27 mars.

Je possède, mon ange, d’admirables lettres de toi, qui me sont arrivées toutes à la fois et qui m’ont fait autant de bien qu’on peut en éprouver dans l’absence, car je ne sais quel sentiment de trouble se mêle aux impressions les plus douces quand on n’a que ce papier pour causer avec lui et qu’il vous a tout dit, quand vous savez par cœur ce qu’il contient. Que de choses j’aurais à te dire au milieu du monde, que de conseils je recevrais de toi. Hier par exemple, j’ai eu un véritable chagrin par la circonstance la plus imprévue. Je jouissais en paix de mes succès ici, lorsque Brinckmann, qui est vraiment excellent pour moi, entre dans ma chambre, tout pâle, et me dit : « Albertine a donné, au bal, un soufflet au prince royal et, le Roi et la Reine l’ayant appris, disent que c’est là l’éducation que les républicains donnent à leurs enfans. » Mon premier mouvement a été celui d’une véritable douleur ; le Roi et la Reine sont si bons, si simples, si aimables, que l’idée de leur avoir déplu me perçait le cœur. J’ai fait venir Albertine, qui est convenue qu’elle avait donné un soufflet mais elle ne savait pas à qui, et dont le chagrin dans le premier moment (car elle a été trop vite consolée) me faisait vraiment pitié. J’ai écrit à l’instant une lettre au précepteur du prince royal et j’ai envoyé mon fils la porter. J’ai déclaré que ma fille n’irait point au bal où elle devait aller le même soir et qu’elle resterait prisonnière dans ma chambre, jusqu’à ce que la Reine en ordonnât autrement. Ma lettre a été donnée au Roi et à la Reine, qui l’ont lue et m’ont fait dire avec une rare bonté qu’ils étaient désolés qu’on m’eût appris ce petit incident, si naturel parmi les enfans, et qu’ils me priaient de n’y plus penser et de mener ma fille au bal. J’ai été bien touchée de leur bonté, mais je n’en ai pas moins gardé la petite demoiselle en pénitence ; elle a vraiment besoin qu’on modère son impétueuse vivacité. Mais, dans cette occasion, j’ai vu qu’il y avait à Berlin des personnes malveillantes qui tâchaient de rattacher tout au républicanisme, etc. Ce n’est pas la pure bonté de Weimar ; c’est impossible à espérer dans une si grande ville et avec les prétentions intermédiaires des gens médiocres. À Weimar, il n’y a que des gens supérieurs et des gens tout à fait nuls et qui admirent l’esprit, comme tu admires un chanteur, sans envie ni regret. Ici, cela n’est pas de même, et la médiocrité s’y agite, quoique avec bien moins d’activité qu’en France. Les savans sont la société qui me plaît le plus ; je suis toujours plus enchantée de Schlegel, et j’ai décidé que je te l’amène rais. Si nous avions alors un musicien assez instruit pour guider Albert, Schlegel pendant quelques mois lui donnerait des leçons. Il s’en offre bien un aussi à moi dans ce genre, assez distingué, mais revenir avec deux Allemands, c’est trop. Dis-moi ton avis sur tout cela et ne t’attache pas à Patterson, à moins qu’il ne te séduise. Schlegel a mille fois de l’esprit comme lui ; il faut pourtant en convenir, c’est de l’esprit littéraire qu’il a ; je le regarde comme étranger au reste, puisque, avec cette inconcevable sagacité pour les langues et les livres, il ne doit pas être propre à tout. Benjamin te dira aussi qu’il en a vu un autre à Eisenach, qui peut-être, celui-là, se dévouerait à l’éducation ; il est musicien, mais il a une bien jolie figure et sûrement beaucoup moins d’esprit que Schlegel. Mais Schlegel ne me restera pas ; il a trop de moyens pour cela ; il a trente-six ans, il est petit et assez laid, quoique avec beaucoup d’expression dans les yeux ; mais Benjamin et moi nous n’avons pas plus d’esprit que lui en littérature, et Benjamin lui-même, moins de connaissances. On n’a pas d’idée de ce que les Allemands savent quand ils s’y mettent. Il semble qu’ils ont quarante-huit heures dans les vingt-quatre ; leur secret a été de ne jamais vivre en société ; ce secret-là n’est guère à mon usage, et cependant, le génie littéraire en dépend. Ne voilà-t-il pas que je raisonne, sans nouvelle aucune ! l’arrestation au-delà du Rhin cause ici une assez grande rumeur, mais il me semble que l’agitation de l’Europe finit toujours par se calmer[16].

Adieu, mon ange.


Ce 31 mars.

Je n’ai point de lettres de toi depuis le dernier courrier, mon ange, et quoique cela puisse être la faute de Weimar, je me sens triste et inquiète. Rien de nouveau n’est arrivé dans ma vie depuis mardi. J’ai rencontré la Reine au concert hier ; elle est venue à moi trois fois avec obligeance et je me suis trouvée placée comme je le suis ordinairement après la duchesse de Courlande. J’ai donné un petit thé hier, où sont venus les princes et les savans réunis ; enfin il me semble que, Dieu merci, cela va bien. Personne ici ne parle politique ni ne s’y intéresse, de manière que je ne me trouve pas dans le cas de faire aucune faute. Cependant je remarque la conduite du comte de Haugwitz, qui ne m’a point invitée, quoique je lui eusse dit, en causant, que je désirais de voir sa très belle serre, et du baron de Hardenberg, qui, malgré ta lettre, s’est contenté de me faire une visite un jour où je n’y étais pas[17]. J’ai aussi été chez cette dame (nom illisible) que je n’ai point trouvée, qui m’a rendu ma visite, moi n’y étant pas, et tout a été dit ; au reste, c’est une personne de la deuxième société, et je crois que le comte de Tilly, qui est banni de partout à cause de ses dettes et de son aventure, va là. Ce qui m’invite sans cesse du reste, ce sont les cours Ferdinand, Henri[18] et le Corps diplomatique. J’ai dîné avant-hier chez l’envoyé de l’Empereur, le comte de Metternich, qui est un homme vraiment agréable par ses manières. J’ai plus de société qu’il n’en faut pour leur deux vies, mais non pour en remplir une. Aussi est-ce avec une sensible joie que je me mettrai en route le 25 de mai pour revenir vers toi. Je serai six semaines à peu près à faire ce voyage ; je compte passer par la Bavière et entrer en Suisse par Schaffausen. Préviens Meister qu’il me verra à Zurich les premiers jours de juillet. Il me paraît décidé que j’emmène Schlegel avec moi (t’ai-je dit que j’avais congédié Bosse avec vingt-cinq louis). Si nous avions avec Schlegel un musicien secrétaire et promeneur avec les enfans, ou du moins avec Albert, car j’enverrai Auguste en France, tout serait parfait, car Schlegel est un homme inouï pour donner des leçons ; il te plaira si tu lui parles littérature, histoire, etc., mais sa figure n’est ni jolie, ni séduisante ; il a seulement une physionomie remarquable et une conversation inépuisable dans son genre. Toute la science de Genève ne lui va pas à la cheville du pied et son esprit (toujours dans le cercle des livres) est admirable ; enfin, — et il m’est doux de penser que c’est un bon argument pour toi, — la solitude du retour ne me fait plus peur en causant avec lui. Pendant que j’en suis à mes acquisitions d’Allemagne, j’ai pris avec moi un excellent bon petit domestique allemand-français, que Benjamin connaît, Huber ; si tu n’as point remplacé Fleuri, je t’offre Cachet à mon retour, ne voulant pas avoir trois domestiques hommes, Eugène compris.

Il me semble que la Prusse s’entremet pour rapprocher la Russie et la France, mais, soit que cela réussisse ou non, je vois sur le continent des élémens de longue paix. L’opposition invincible entre l’Autriche et la Prusse, la maladie du roi d’Angleterre, l’ineptie de ses ministres, tout contribuée cette paix, qui ne sera point interrompue sans nouveaux événemens. As-tu remarqué Moreau à sa lettre alphabétique M… dans le liste des brigands ? Qui est quelque chose après cela ? Fais-moi le plaisir de lire la Duchesse de La Vallière de Mme de Genlis, qui réussit beaucoup à Paris. Que dis-tu de moi qui le fais l’essayeur des romans, mais à quoi ton esprit ne se prête-t-il pas ?

Adieu, cher ange.

Je dîne encore jeudi chez l’envoyé de France, demain chez Lombard, vendredi chez la duchesse de Courlande et le soir chez la princesse Louise, etc.

La Reine a parlé très obligeamment de moi, mais le baron de Hardenberg ne me donne pas signe de vie, et, à quelques autres symptômes encore très légers, je croirais que la diplomatie du pays est en réserve. Cependant Laforest se conduit tous les jours mieux pour moi et je ne vois aucun nuage sur ma vie, mais j’ai besoin de descendre de cheval comme un cavalier fatigué. C’est aussi, je crois, le besoin de te revoir qui donne à ces sentimens fugitifs une plus grande consistance.

Adieu, mon ange ; je ne suis pas encore tout à fait rassurée sur ces nuits qui t’obligent à te faire veiller, et je te demande plus de détails sur ta santé. Il semble que tu crois que c’est de toi que tu me parles.

Mme de Staël ne se trompait pas lorsque, à de légers symptômes, elle croyait discerner chez les principaux membres du ministère prussien une certaine réserve vis-à-vis d’elle et la crainte de se compromettre en lui faisant trop bon accueil. Cette réserve et cette crainte, qui faisaient contraste avec la bonne grâce de la Reine, tenaient à l’hésitation de la politique prussienne. Depuis le traité de Bâle auquel elle avait apposé sa signature en 1795, la Prusse vivait en paix avec la France ; mais il s’était formé peu à peu un parti national qui ne pouvait prendre son parti de l’humiliation que la défaite de Valmy avait infligée à l’armée de Frédéric le Grand, et qui brûlait de réparer cet échec. Ce parti aurait voulu entraîner la Prusse dans une nouvelle coalition contre la France, qui était déjà en guerre avec l’Angleterre, et dont les relations avec l’Autriche, comme avec la Russie, commençaient à être très tendues. À ce parti appartenait le prince Louis-Ferdinand, et il était notoire que les sympathies de la Reine penchaient de ce côté. Mais il y avait un autre parti, moins fier, plus politique, qui redoutait une rupture avec la France. L’armée française avait, au mois d’octobre précédent, sous la conduite de Mortier, envahi le Hanovre, dont le territoire était le domaine patrimonial du roi d’Angleterre ; elle n’était qu’à trois journées de marche de la frontière prussienne. Les conseillers de Frédéric-Guillaume redoutaient de donner quelque prétexte au mécontentement du Premier Consul et de provoquer, de sa part, quelque démonstration hostile. Le comte de Haugwitz, ministre des Affaires étrangères, comptait parmi les plus timorés. Son collègue, le baron de Hardenberg, ne l’était guère moins, du moins à cette époque, car il devait l’année suivante, et peu de temps avant la rupture avec la France, le remplacer au Ministère. Sans doute, tous deux redoutaient, en témoignant trop de bonne grâce à Mme de Staël, notoirement en disgrâce à Paris, d’indisposer le Premier Consul. Ils auraient dû cependant être rassurés par l’attitude du propre représentant de la France, Laforest, qui ne craignait pas, on l’a vu par les lettres de Mme de Staël, de se compromettre avec elle et qui, au cours de sa longue carrière diplomatique, fit toujours preuve d’une rare indépendance[19]. Un événement tragique allait bientôt à Berlin venir en aide au parti anti-français.

Mme de Staël était en relations fréquentes avec le prince Louis-Ferdinand, chez qui elle trouvait beaucoup d’esprit et d’animation en conversation. Parfois elle l’invitait à souper en tête à tête et faisait « feu des quatre pieds » pour lui tenir tête. Cependant elle préférait, en général, et pour cause, ne pas le recevoir le soir. « Croiriez-vous, écrivait-elle à sa cousine Mme Necker de Saussure, que ce séduisant prince Louis, qui a certainement de l’esprit et une belle figure prussienne, a la parole toujours embarrassée après dîner et que je préfère avec soin de lui donner rendez-vous le matin. Et c’est le Lovelace allemand[20] ! » Mme de Staël avait donc l’habitude de recevoir le prince Louis-Ferdinand avant midi. Elle fut cependant quelque peu surprise, lorsque, certain jour de mars, à huit heures, on vint la prévenir que le prince, à cheval sous ses fenêtres, demandait à lui parler. Elle demeurait au rez-de-chaussée sur le quai de la Sprée.

Très étonnée, dit-elle dans les Dix années d’exil[21], de cette visite si matinale, je me hâtai de me lever pour aller vers lui. Il avait singulièrement bonne grâce à cheval et son émotion ajoutait encore à la noblesse de sa figure. « Savez-vous, me dit-il, que le duc d’Enghien a été enlevé sur le territoire de Haden, livré à une commission militaire et fusillé vingt-quatre heures après son arrivée à Paris ? — Quelle folie, lui répondis-je, ne voyez-vous pas que ce sont les ennemis de la France qui ont fait circuler ce bruit ? » En effet, je l’avoue, ma haine, quelque forte qu’elle fut contre Bonaparte[22], n’allait pas jusqu’à me faire croire à la possibilité d’un tel forfait. « Puisque vous doutez de ce que je vous dis, me répondit le prince Louis, je vais vous envoyer le Moniteur dans lequel vous lirez ce jugement. » Il partit à ces mots, et l’expression de sa physionomie présageait la violence ou la mort. Un quart d’heure après, j’eus entre les mains ce Moniteur du 21 mars, qui contenait un arrêt de mort prononcé par la commission militaire séant à Vincennes, présidée par le général Hullin.

En envoyant ce numéro du Moniteur, le prince Louis-Ferdinand avait écrit à Mme de Staël et son billet commençait par ces mots : « Le nommé Louis de Prusse fait demander à Mme de Staël, etc. » Le nommé : c’est ainsi que le duc d’Enghien était désigné dans son arrêt de mort.

Deux lettres de Mme de Staël à son père vont nous montrer quelle fut au moment même la vivacité de son émotion ; mais cette émotion n’enlevait rien à sa clairvoyance. Comme dans plus d’une de ses lettres précédentes, elle porte un jugement sagace sur les dispositions de l’Europe dont l’indignation, — elle l’affirme avec raison, — n’osera se traduire par aucune protestation.

Berlin, ce 3 avril.

Ah ! cher ami, quel poids je me sens sur le cœur et faut-il que je ne puisse pas causer avec toi ! Tu sais tous les détails de la mort du duc d’Enghien ; tu les sais tous, et nos âmes s’entendent. Sans doute, si les Bourbons revenaient, l’Europe continentale me serait peut-être interdite ; mais cinq heures après son arrivée, sans défenseur officieux, un confesseur refusé, tellement abattu par la route qu’il dormait à son interrogatoire, obligé de remettre au chef de ses bourreaux sa montre et sa bague pour les faire parvenir à celle qu’il avait secrètement épousée, la princesse de Rohan ! Ah ! le genre humain est atroce et ta pure et céleste image suffit à peine pour soutenir nos espérances immortelles. Mon Dieu, ne nous abandonnez pas I que les êtres qui sont susceptibles de pitié, de générosité, ne soient pas appelés à de telles douleurs ! Il ne faut pas faire un mouvement dans cette époque ; il faut être mort, excepté pour deux ou trois personnes ; quand je dis cela, ne doit-on pas me croire ? J’ai disputé pour la vie tant que j’ai pu. Je voudrais que mon temps d’ici fût fini, et si ce n’était le congé à prendre de la Reine, je l’abrégerais.

Voici quelques nouvelles du pavé de Berlin. Il est parti un courrier de Paris, le 8 de mars, pour exiger de l’Empereur de retirer ses troupes de la Souabe autrichienne, sinon… M. Oubril le chargé d’affaires de Russie, a dit à Talleyrand que c’était sans l’autorisation de l’Empereur, son maître, que la note à l’Empire a été remise ici. Bonaparte dit qu’il s’est concerté avec l’empereur de Russie ; tout cela ne signifie rien. Sans Naples, la Russie ne dira rien et il paraît que les Français n’y entreront pas, et, sans Lubeck, la Prusse sera immobile presque encore après[23].

La Gazette de Berlin a copié un article de Hambourg qui dit que les Français sont arrivés à Ettenheim, du consentement de l’électeur de Baden. Lui, l’électeur de Bade, s’est servi dans sa proclamation de cette expression : l’entrée inopinée des troupes françaises. Le roi de Suède est indigné, mais qu’est-ce que le roi de Suède ? Il est arrivé ici la correspondance de M. Drake, elle ne me paraît avoir de signifiant que le rapport du Grand Juge qui semble indiquer qu’on doit faire chasser de Munich l’envoyé anglais[24]. Tout cela est bien violent, mais l’Europe n’est rien. Jamais plus belle chance, pour être le maître, ne s’est offerte dans les annales de l’histoire. Mais l’Angleterre paraît calme et sûre de son existence. Je ne sais si l’histoire de l’amiral Linois t’est connue. Il n’a débarqué aucune troupe aux Indes, mais il est venu pour se rendre maître de Pondichéry, selon le traité d’Amiens. Un bruit de guerre était arrivé aux Indes qui a empêché les Anglais de lui remettre Pondichéry, mais ils n’ont pas voulu le prendre, lui, l’amiral, parce qu’il n’avait rien d’officiel à cet égard ; il est entré dans la rade de Pondichéry et ayant appris ce bruit, il est reparti très vite pour l’Isle de France. Voilà, cher ami, tout ce que j’ai recueilli dans la ville ; il n’y a d’ailleurs rien de nouveau sur moi.


Berlin, ce 7 avril.

Cher ami, j’ai une lettre de toi qui me parle sur ta santé plus fermement que tu ne l’avais encore fait et je me suis sentie une nouvelle vie : Cher ami, j’aurai de la force pour tout et contre tout, tant que tu pourras me dire que tu le sens en bonne santé ; il faut que je retire cependant ce mot contre tout, de peur que le destin ne l’entende ; j’en excepte la maladie, le danger de ce que j’aime.

J’ai une lettre de Benjamin de 41 lieues plus loin que Francfort ; je voudrais bien le savoir en Suisse ; cette Forêt-Noire qui lui reste à traverser ne me laisse point tranquille. J’aurai un bien plus beau temps que lui pour revenir, et je me fais presque plaisir d’une route nouvelle avec Schlegel dont les connaissances historiques sont aussi immenses que ses connaissances littéraires. Si donc tu n’es pas trop ravi de M. Patterson, ne prends aucun engagement avec lui, car il y aura une chance pour décider Schlegel à rester, et c’est la différence de la nuit au jour comme esprit, non pas selon le jugement de Mme Grand, mais selon le nôtre.

Il est positif que la mort du duc d’Enghien a produit ici le plus grand effet que quelque chose puisse produire, mais il n’en résultera rien politiquement qu’une pudeur qui empêchera une alliance et qui forcerait, je crois, à se décider contre, s’il était ordonné de choisir. M. de Haugwitz est décidément contre la France, et il s’en va par un congé de trois mois, ce qui prouve ici que le système n’est pas changé. Je persiste à croire que la France n’aura la guerre continentale que si elle le veut formellement et positivement. Quant aux nouvelles d’Angleterre, elles ne laissent pas, selon moi, une chance à la possibilité du succès d’une descente, et l’esprit public et la liberté ont seuls soutenu ce vaisseau flottant sans pilote ; quelque part encore la cause de la dignité humaine est soutenue. Il ne paraît pas que M. Addington puisse rester en place, le débat est pour le successeur[25]. MM. Grenville et Windham sont avec le parti Fox, et M. Pitt avec Sheridan ; on voudrait une coalition de toutes les oppositions, mais c’est encore difficile.

Il y a ici un grand secret sur tout ce qui tient à la politique, et la société consistant presque uniquement en grande réunion, ne prononce pas une parole sérieuse ; il est donc plus aisé qu’ailleurs de n’y pas faire de sottises. Il me semble donc que je continue ma route d’invitations en invitations sans descendre en rien, mais sans pouvoir monter, parce que tout est négatif ici dans le succès.

Si tu veux un échantillon d’une semaine, le voici : j’ai dîné jeudi chez Laforest en famille, il me l’avait offert très amicalement et je devais l’accepter après trois dîners nombreux. Le soir j’ai soupe chez la princesse Henri ; j’ai joué au whist et j’ai eu un très bon maintien tout le soir, dit-on. Vendredi, j’ai dîné avec Schlegel et lu de l’allemand avec ardeur ; de là j’ai été voir des marionnettes italiennes qui m’ont fait moins de plaisir que je ne croyais et soupé chez la princesse d’Orange, deux heures à table. Aujourd’hui je dîne chez un frère du duc de Brunswick, ce soir je soupe chez la princesse Louise ; demain dînent chez moi : le prince Belmonte, l’envoyé de Russie, Muller et Brinckmann ; le soir je soupe chez l’envoyé de Bavière ; lundi je dîne chez l’envoyé de Russie, je soupe chez l’envoyé d’Espagne, etc. En voilà assez pour te faire voir que le temps me talonne et que la vie s’échappe sans peines, sans plaisirs, sans idées, sans ennui, du moins celui de la solitude. Mais j’aimerais autant courir la poste tout le reste de ma vie que rester ainsi à des toilettes et à boire et à manger et à jouer, et Muller et le prince Louis, et le duc d’Œls[26], ivres presque tous les soirs. Ah ! pauvre Fiance, pauvre France, si vous n’étiez pas si abominable, que vous seriez charmante !

Je t’embrasse, cher ange, avec tout mon cœur.

Cependant le séjour de Mme de Staël à Berlin tirait à sa fin. Elle avait fixé son départ au 25 mai, au lendemain d’une revue à Potsdam à laquelle elle tenait à assister et pour laquelle le duc Charles-Auguste devait venir de Weimar. Lorsqu’elle avait fait choix d’une date, elle s’y tenait invariablement. C’était ce qu’elle appelait « sa marche lunaire » et son père la plaisantait quelquefois de cette fixité dans ses projets par laquelle elle s’enchaînait elle-même. Elle était fatiguée de cette vie de monde et commençait à compter les jours. Par avance, elle jouissait de cette réunion avec son père ; elle aimait à se représenter leurs effusions, les longues conversations qu’ils auraient ensemble. Elle faisait des projets d’avenir. Néanmoins, il semble que par momens quelques pressentimens mélancoliques l’aient traversée, comme si elle avait eu l’instinct secret d’un malheur qui planait sur elle. On trouvera trace de cette disposition dans les trois lettres suivantes, les dernières qui me restent à publier.

Berlin ce 10 avril.

Ta lettre à moi, depuis l’arrivée de Billy[27], est pleine de détails les plus intéressans, mais une seule chose m’attriste profondément, c’est qu’il faut qu’il t’ait dit de bien mauvaises nouvelles sur moi, puisque tu ne me dis pas un mot sur ce sujet. Je t’en prie, ne me cache rien, il faut savoir son sort.

Je n’en suis pas plus en train des Genevois, je veux t’en donner un petit échantillon : j’ai vu entre les mains du duc d’Œls une réponse de son frère à lui, dans laquelle il dit qu’il a toujours admiré mon père et moi, et qu’en conséquence, quoiqu’il regrette de ne pas me voir chez lui, il s’empressera de venir me chercher à Berlin ; enfin une lettre à merveille, où, par parenthèse, il écrit à son frère avec les mêmes formules que j’aurais pu prendre pour lui écrire moi-même. Voilà la réponse de M. de Galatin[28] à moi, il dit les mêmes choses, mais avec l’impertinence genevoise dont je-suis plus désaccoutumée que jamais.

On a trouvé ici la lettre de M. de Lucchesini[29] bien plate, il a de plus ajouté dans des lettres particulières qu’on avait été fort content aux Tuileries de la manière honnête dont il avait parlé de la mort du duc d’Enghien. Quel homme ! Le roi de Suède est si furieux de cette mort que je ne serais pas étonnée qu’il rappelât son ambassadeur. C’est le seul qui ait parlé dans sa lettre de la violation du droit des gens ; aussi ne l’a-t-on pas-publiée. C’est très bien d’être un preux chevalier de roi, mais alors, il faut demeurer dans ses États ; on dit la Suède très mécontente de son absence-et on assure qu’elle va se prolonger encore.

J’ai quelquefois l’idée de passer par Carlsruhe en revenant, certaine-que je suis d’être bien reçue par la sœur de la duchesse de Weimar, la princesse de Baden avec des succès de cour antécédens, etc. ; que penses-tu de cette idée ? Écris-moi ton avis. Une fois à Weimar, il est tout à fait égal de prendre une route ou l’autre.

Il est certain que la Fiance a désiré une alliance avec la Prusse, et qu’en la négociant, elle disait toujours qu’elle pouvait en avoir une avec l’Autriche-quand elle le voudrait. Je crois positif que cette alliance ne se fera pas.

Des bruits de guerre circulent sans cesse et tout le monde y croit, mais c’est toujours parce qu’on suppose une agression de la part de Bonaparte, car l’Europe est bien pacifique d’intention. Cependant la Russie continue à s’irriter, et au milieu de tout cela le plus léger événement peut embraser l’Europe, car tout le monde est préparé à l’idée qu’elle le sera.

On dit que le prince Czartoryski, qui a maintenant la grande influence en Russie, est un homme de beaucoup de caractère[30]. Et la lettre d’Oubril ; tu as dû la trouver bien.

Mon séjour ici continue toujours de même, mais j’ai peur d’une malveillance que l’on ne me dit pas, mais qui me semble errer dans l’air ; c’est peut-être tout à fait chimérique, car aucun symptôme ne me l’annonce et je suis sûre de n’avoir fait aucune sottise. Mais il y a si peu de rapports entre moi et l’esprit général de la société, qu’il me semble toujours que la société doit le sentir. Mais quand je demande à Brinckmann ce qu’on dit de moi, il me répond toujours : « Bien, très bien, » et les invitations ne cessent pas ; c’est donc tout ce qu’il faut pour 45 jours qui me restent encore ; je n’en resterai pas un de plus, pour beaucoup-de choses.

Je vais le 15 de mai à Potsdam voir les revues, et vraisemblablement, la Reine et la bibliothèque et la chambre de Frédéric ; ainsi, le 15 de mai, je serai déjà presque partie d’ici.

Je fais apprendre avec ardeur la cosaque à Auguste et à Albertine, pour amuser petit gros vous. Auguste est en pension et de plus au collège ; ce voyage lui aura été vraiment utile et deux mois de Schlegel à Coppet, avant d’aller à Paris, l’achèveront pour l’allemand et le grec. Quel maître que ce Schlegel, s’il voulait se vouer à cela ! Mais je crains bien qu’il ne reste pas. Enfin Auguste aura reçu une éducation bien distinguée, et tout cela dérive de toi, uniquement de toi. Je ménage bien ton petit argent néanmoins, mon ange ; ton premier crédit ne sera point passé. Adieu, adieu.

Voilà deux incluses, Galatin et une page sur l’arrivée de Duroc.


À 3 heures.

Comme je fermais ma lettre, on m’apprend que le général Duroc est arrivé à Potsdam ; cela met le pays en grande rumeur ; la conjecture la plus probable est qu’il vient ici pour annoncer que la France veut occuper le Holstein ou du moins le port de Lubeck et qu’il apporte toutes les offres d’agrandissement possible pour déterminer la Prusse à ne pas j’allier à la Russie dans cette circonstance. Ce qu’il y a de certain, c’est que M. d’Haugwitz, qui devait partir, reste. On en dira peut-être davantage d’ici à samedi. Mon mouvement serait d’être bien aise d’avoir fini mon voyage, on n’aime pas l’agitation qui nous est étrangère, cela remue péniblement, Je dînerai peut-être avec Duroc vendredi chez Laforest. Samedi, je t’écrirai. Adieu, cher ange.

Je t’envoie deux billets, l’un que j’avais oublié la dernière fois et l’autre en réponse à l’a flaire de ma fille.

Retire un paquet pour la vieille dame Geffroy à Coppet.


Sans date.

Je n’ai écrit que des absurdités le dernier courrier, mon ange, et cela va me perdre dans ton esprit comme nouvelliste, mais imagine que Mme de Voss, la grande maîtresse de la Cour, une femme qui a soixante-quinze ans, qui est grande maîtresse, née pour la prudence et l’étiquette, avait dit l’arrivée de Duroc, comment en douter ? Et il n’en est rien ; il n’est pas venu, il ne viendra point, et tout est plus paisible que jamais dans le monde politique. Mais il y a une telle ardeur de guerre dans quelques têtes, qu’elles en répandent sans cesse le bruit.

J’ai été très contente de M. de Hardenberg et je vois très bien que c’était l’embarras de sa surdité qui le détournait de venir me voir. C’est décidément un homme très agréable. M. de Tilly[31] s’est mis à reparaître dans le monde. L’autre jour, il y avait un grand souper chez l’envoyé d’Angleterre où j’étais priée, je n’ai pas été à ce souper parce que je ne crois pas devoir aller chez M. Jackson ostensiblement. M. de Tilly y était ; on a dit que c’était à cause de cela que je n’y avais pas été et M. Jackson a prétendu que j’avais eu tort ; moi, je crois que, même sous ce rapport, j’avais raison, car je ne dois pas me rencontrer avec un homme qui a attaqué mon caractère comme femme à cet excès. Il a voulu se raccommoder avec moi, à mon arrivée ; j’ai répondu que je ne lui ferai assurément aucun mal, mais qu’il semblait impossible de se rencontrer après ce qu’il avait ! imprimé. C’est un homme d’ailleurs perdu de réputation, mais qui n’en est pas moins reçu, ici du moins, dans quelques maisons, et la femme de Jackson, cette demoiselle Dorville que tu as vue à Genève, est très perverse.

Il résulte de tout cela une certaine inquiétude dans l’air pour moi qui me fait désirer de partir et cependant je suis bien décidée à rester jusqu’au 25 de mai, pour que tout soit très naturel dans mon voyage et plus encore pour voir la Reine qui est si charmante et si bonne ; mais mon pauvre Weimar me convient bien mieux que tout cela.

Je suis toujours très contente de Laforest ; le prince Louis donne chez moi un concert jeudi ; toute la légation française y sera ; ils ne manquent pas une occasion de se montrer bien pour moi, et c’est certainement à Joseph que je le dois, mais peut-être à présent à moi-même, car j’aime vraiment Laforest mais point du tout Portalis. Quel sourire que celui de cet homme-là !

Il y a parmi les honnêtes gens une belle force d’immoralité ; en France, il n’y a que le commentaire de différent. Mais cependant quelle différence entre la France et Berlin ! Il ne faut pas voir ce qui veut ressembler à Paris pour supporter d’en être loin.

Rien de changé dans mes projets ; j’emmène Schlegel, mais en causant avec lui, je vois bien que c’est un homme qui ne peut pas renoncer à la carrière d’écrivain, et il est vraiment si scrupuleux qu’il donnerait sa vie entière à mes fils s’il s’en chargeait. C’est, d’un autre côté, un homme admirable pour la solitude littéraire, si l’on avait un inférieur musicien et attentif à la promenade et aux leçons. Enfin nous arriverons les premiers jours de juillet sans qu’il y ait aucun engagement ni de sa part, ni de la mienne, et tu jugeras et tu verras.

Je me fais un plaisir de te revoir qui absorbe tout ce qui t’entoure ; Coppet et Genève disparaissent dans la joie de t’embrasser. Il est vrai que je t’amuserai quelques momens de l’Allemagne, mais je crois le voyage d’Italie bien plus curieux. Ce qu’il faut ici c’est lire les livres allemands ; les hommes ni les coutumes n’ont pas d’originalité ; c’est en idéalisme qu’il faut les observer, non dans la réalité.

J’espère que je saurai l’allemand à mon retour, mais c’est horriblement difficile ; pour Auguste, il s’en joue, pour parler, mais je lis mieux que lui.

J’ai pleuré à la mort de Wallenstein l’autre jour, comme à une pièce française.

Adieu, ange à moi, je t’aime tous les jours plus.

Plus je vis d’étrangers, plus j’aimai ma patrie.


Mardi ce 17 avril, Berlin.

J’allais, cher ange, commencer ma lettre accoutumée lorsqu’une invitation de la Reine-mère pour aller déjeuner chez elle, a bouleversé toute ma matinée, tu n’auras donc qu’un petit mot de ta Minette. La Reine mère est une personne pleine de grâces dans l’esprit et de la plus noble et de la plus affectueuse politesse[32]. Elle m’a rappelé tout Weimar, c’est de la même source qu’elle vient ; mais j’ai frémi en pensant que tu pourrais être à ce déjeuner. Elle nous a reçus dans un jardin d’hiver, plus froid, plus humide que le jardin en plein air, par un temps plus désagréable que le mois de mars en Suisse. J’ai eu bien de la peine à faire feu des quatre pieds dans cette glacière ; aussi la pauvre Reine est-elle percluse de rhumatisme, et elle ne veut pas croire que c’est le froid et l’humidité de sa chambre qui en sont la cause. On y a parlé médecine et l’on a dit entre autres choses qu’un homme venait de se guérir de l’hydropisie par l’usage du vin de Champagne ; parle de cela à M. Buttini, car c’est curieux.

Les Autrichiens ne retirent pas leurs troupes de Souabe. M. Pitt va, dit-on, rentrer dans les affaires. Je ne sais ce qui me fait croire à la guerre, mais tout est si tendu que, malgré tout le monde, dans un an cela éclatera. On varie d’opinions sur ce sujet parce que la nature des choses est en contradiction avec les volontés, mais la nature des choses ne doit-elle pas l’emporter ? Le Roi, assure-t-on, a été très mécontent de la lettre de M. de Lucchesini ; celle de l’envoyé de Suède, dit-on, lui vaut son renvoi.

J’ai entendu un nouveau prédicateur, Palmier, qui m’a parlé avec enthousiasme de tes discours[33] ; ils sont extrêmement connus et admirés ici, et je te déclare qu’il n’y a pas une idée fausse sur toi dans toute l’Allemagne ; c’est une preuve que les libelles ne produisent aucun effet ; la vérité se retrouve dans l’étranger comme elle sera dans les siècles.

Coindet a tort de dire qu’il faut donner 50 louis pour le portrait ; je suis convenue positivement à 25 et je crois 30 le raisonnable. Ma propre mine à moi te coûte bien plus cher, et cependant tu la recevras amicalement.

On m’écrit qu’on m’attend à Dresde avec beaucoup de bienveillance. Je n’irai pas à la Cour cependant, après la défense de Delphine ; je ne trouverais pas de dignité à y aller et je ne veux pas d’ailleurs m’arrêter là plus de quatre jours. Ma vie va toujours bien ici, et même je me suis un peu plus amusée depuis quatre jours, parce qu’il m’a semblé que je formais un peu les autres à m’entendre, mais pas une heure de plus, entendez-vous, cher ami ! Je n’ai point eu de lettres de toi depuis le dernier courrier ; ce qui corrompt le plaisir qu’on pourrait avoir à briller en si grande compagnie ; c’est un sentiment d’inquiétude sur tout ce qu’on aime, qui poursuit toujours malgré soi.

Adieu, mon ange, le temps manque à une personne aussi invitée parmi les princes et princesses. Je suis pourtant affable malgré cela, et, ce qui vaut moins, je soupire, en finissant cette plaisanterie, sur la transplantation de mon sort.

On attend ici à chaque instant la nomination de l’Empereur des Gaules, et l’on prétend qu’il va se divorcer pour épouser la reine d’Étrurie[34]. Le pauvre Louis XVIII est dans un état affreux de la mort du duc d’Enghien. Il y a ici un M. de Moutier qui est en correspondance avec lui, je lui ai fait politesse, mais il n’est pas venu me voir et Mme de Bréhan, qui est avec lui, est, dit-on, d’une aristocratie furieuse.

Adieu encore, cher ami. Comme je sens toute ma vie à Genève !

Veux-tu bien dire, de ma part, mille amitiés à Mme de Châteauvieux, et mille remerciemens pour son bon conseil.


Sans date.

Cher ange, j’anticipe par ma joie le moment où je te reverrai ; je sais bien que la douloureuse pensée de l’exil me reviendra ; je connais assez ma misérable tête pour cela, mais, pendant quelque temps du moins, je ne serai qu’au bonheur de te retrouver. Je pars de Weimar le 1er juillet et le 14 je serai à Coppet ; j’ai l’almanach devant ma table toute la journée, et si je ne croyais pas qu’il convient de rester ici, il me prendrait souvent une ardeur de départ à laquelle j’aurais bien de la peine à résister.

Laforest, chez qui je dîne toutes les semaines, m’a assuré que le gouvernement de Prusse a fort bien pris l’enlèvement de Francfort et d’Ettenheim, et en vérité, je le crois, car je leur ai entendu dire que cela regardait l’Empereur. Plus on examine l’Europe, plus on croit Bonaparte tout-puissant.

Adieu, mon ange, je n’ai pas manqué un seul courrier, depuis que je suis ici, à t’écrire. As-tu reçu régulièrement deux lettres par semaine ?

Mme de Staël ne devait point connaître cette joie dont elle se faisait à l’avance une si vive idée. Il y a quelque mélancolie à penser que cette lettre si tendre n’était pas destinée à passer, non plus que les deux précédentes, sous les yeux de celui à qui elle était adressée. M. Necker tomba malade le 30 mars : il mourut le 10 avril. Les lettres mettaient alors un temps si long à franchir la distance de Genève à Berlin, que Mme de Staël lui écrivait encore alors qu’il n’était déjà plus. Le récit des derniers momens de M. Necker formera le triste épilogue de cette relation filiale si passionnée.

  1. Treilbard, alors conseiller d’État, avait été en effet chargé d’adresser au Tribunat un rapport où était développée l’accusation portée contre Moreau.
  2. Deux courriers successifs n’avaient point apporté à Mme de Staël de nouvelles de son père. En proie à l’inquiétude, elle lui avait adressé une lettre éperdue. Voyez la Revue du 15 mai, p. 353 et 354.
  3. Cette réponse aux plaisanteries de M. Necker est difficile à comprendre.
  4. Mme de Staël avait traduit en vers quelques pièces de Gœthe et de Schiller et avait envoyé ces traductions à son père.
  5. Voyez, sur la société de Berlin à la fin du XVIIIe siècle, trois articles de Karl Hillebrand dans la Revue des 15 mars, 1er mai, 1er novembre 1870.
  6. Quarante-cinq années de ma vie, 1770-1814, p. 191. Ce journal, récemment édité avec beaucoup de soins par la princesse Radziwill, née Castellane, contient les plus intéressans renseignemens sur la cour de Prusse. Les archives de Coppet contiennent quelques agréables lettres de la princesse Radziwill.
  7. Ces lettres ont paru en 1873 à Leipzig. Elles sont en effet assez pathétiques, à en juger par les fragmens qu’en a cités M. Spenlé, dans son ouvrage intitulé : Rahel Varnhagen : un salon romantique en Allemagne, p. 43 et suiv.
  8. Spenlé, op. cit., p. 96.
  9. Archives Goethe et Schiller. Cette lettre est inédite. L’adresse porte : à M. le conseiller Wieland.
  10. Cette lettre a été publiée in extenso dans le Gœthe Jahrbuch 1887, p. 5.
  11. Dans ses lettres précédentes, Mme de Staël parle à plusieurs reprises de ce Christin, un jeune Neufchâtelois auquel elle s’intéressait et qui était arbitrairement détenu à Paris.
  12. Jean-Guillaume Lombard, d’une famille française réfugiée en Prusse lors de la Révocation de l’Édit de Nantes, était secrétaire du cabinet du roi Frédéric-Guillaume III. Il avait été, quelque temps auparavant, envoyé en mission auprès du Premier Consul à Bruxelles et était partisan du maintien des bonnes relations avec la France.
  13. Mme de Staël appelle ainsi la cour du prince Ferdinand de Prusse, le dernier frère de Frédéric II.
  14. Gœthe Jahrbuch, 1887, p. 5.
  15. Cette double promesse fut fidèlement remplie par Mme de Staël. Dans ses comptes qu’elle tenait très exactement, Schlegel, à partir de cette époque, est porté tous les ans pour une somme de 12 000 francs et elle lui laissa une rente viagère par testament. La clause qui le concerne est ainsi conçue : « Si M. Schlegel ne m’a pas quittée jusqu’à ma mort, je lui lègue 3 000 francs de France de pension viagère et son appartement à Coppet, tant qu’il vivra, personne ne pouvant lui ôter une demeure que sa présence honorera toujours. » Le nom de Schlegel se retrouve dans une autre clause du même testament : « Je prie mon fils Auguste de veiller conjointement avec M. Schlegel à la publication de mes manuscrits, s’il en reste encore après ma mort, et notamment de mon ouvrage politique, s’il n’était pas encore publié. Je souhaite que le prix qu’on tirerait de ces manuscrits soit divisé entre M. Schlegel jusqu’à la concurrence de cinq cents louis (huit mille francs de Suisse) et mon fils Auguste. »
  16. L’arrestation dont parle ici Mme de Staël est celle du duc d’Enghien opérée le 15 mars, à Ettenheim, sur le territoire badois. Elle reviendra tout à l’heure sur l’effet que produisit à Berlin la nouvelle de l’exécution de l’infortuné prince.
  17. Le comte de Haugwitz était ministre des Affaires étrangères ; le baron de Hardenberg faisait également partie du ministère.
  18. Mme de Staël appelle ainsi les petites cours du prince Ferdinand et de la princesse Henri de Prusse, veuve d’un frère de Frédéric II.
  19. J’ai parcouru, au ministère des Affaires étrangères la correspondance de Laforest. Bien qu’en plus de ses dépêches il adressât des bulletins détaillés sur la société de Berlin, le nom de Mme de Staël n’y est pas mentionné une seule fois.
  20. Dix années d’exil, édition de 1904, p. 396.
  21. Ibid., p. 119.
  22. Il ne faut pas oublier que les Dix années d’exil ont été écrites en 1813, pendant un séjour de Mme de Staël à Stockholm et après qu’elle s’était enfuie de Coppet pour échapper à la contrainte sous laquelle elle vivait. Les sentimens qu’elle-portait alors au Premier Consul n’étaient pas, on a pu le voir, aussi haineux.
  23. L’empereur Alexandre avait fait parvenir à In diète impériale de Ratisbonne une protestation contre l’enlèvement du duc d’Enghien, mais aucune suite n’avait été donnée à cette note. Le Premier Consul menaçait alors tout à la fois de faire envahir par l’armée de Gouvion-Saint-Cyr le royaume de Naples que la Russie avait pris sous sa protection et de faire occuper Lubeck par l’armée de Mortier pour fermer ce port à la flotte anglaise.
  24. Drake, ministre d’Angleterre à Munich, avait cherché à nouer des intrigues en France avec des émigrés rentrés. Il avait été trompé par un des agens qu’il employait et ses papiers avaient été saisis par la police consulaire. Le grand juge Régnier, dans un rapport adressé le même jour au Sénat, au Tribunal et au Corps Législatif, avait dévoilé les menées de Drake et l’impliquait dans la conspiration de Pichegru.
  25. Le ministère Addington, qui avait cependant déclaré la guerre à la France, était taxé de faiblesse par Pitt et ses partisans qui le pressaient de prendre des mesures plus énergiques. Addington devait, à peu de temps de là, tomber du pouvoir. Il fut remplacé par Pitt lui-même.
  26. Le duc d’ŒIs était un général prussien qui avait épousé une princesse de Wurtemberg-ŒIs.
  27. Guillaume Van Berchem auquel ses amis donnaient familièrement ce petit nom était un Genevois, d’une famille originaire de Hollande et amie de Necker qui compte encore des représentans à Genève. Il était banquier à Paris.
  28. Les Galatin étaient une famille genevoise.
  29. Le marquis de Lucchesini était, depuis la paix de Lunéville, le représentant de la Prusse à Paris. Mme de Staël, qui avait fait de lui un portrait satirique dans Delphine, le juge sévèrement dans les Dix années d’exil.
  30. Le prince Adam Czartoryski était en effet un des conseillers les plus écoutés d’Alexandre Ier
  31. Le comte de Tilly était un émigré qui menait à Berlin une vie assez scandaleuse. Il faisait des dettes et courait les aventures galantes. Une femme qu’il avait compromise s’était tout récemment jetée dans, la Sprée. Il avait publié en 1803 à Berlin, sous le titre d’Œuvres mêlées, un volume qui contenait à propos de Delphine un morceau excessivement désobligeant et presque injurieux pour Mme de Staël, Rentré en France en 1812, il s’expatria de nouveau en 1816 et se tua à Bruxelles d’un coup de pistolet.
  32. La reine-mère de Prusse était princesse de Hesse-Darmstadt, de même que.la duchesse Louise de Saxe-Weimar.
  33. M. Necker avait publié, en 1800, un Cours de morale religieuse.
  34. Mme de Staël prévoyait la proclamation prochaine de l’Empire, qui devait en effet avoir lieu le 10 mai de cette même année. Par le traité de Lunéville, le Premier Consul avait donné la Toscane à un Infant d’Espagne, qui avait pris le titre de roi d’Etrurie.