Mademoiselle Georges (Th. Gautier, 1867)

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Histoire du romantismeG. Charpentier et Cie, libraires-éditeurs (p. 286-290).






MADEMOISELLE GEORGES


NÉE EN 1786. — MORTE EN 1867




Il est de ces figures qui laissent dans le souvenir une trace tellement radieuse qu’elles semblent devoir être immortelles ; même quand depuis longtemps déjà elles sont disparues de la scène, elles restent mêlées à la vie, on s’en occupe, et leur nom ailé voltige sur les lèvres des hommes. Elles sont entrées, quoique réelles, dans ce monde des types créés par les poètes où l’âge, le temps, les dates n’existent plus ; l’ombre de la retraite ne peut pas éteindre leur éclat. Quoiqu’on ne les voie plus, elles sont présentes, et l’on a peine à s’imaginer qu’elles subissent le sort commun. Mademoiselle Georges était une de celle-là ; on aurait cru qu’elle durerait éternellement, comme cette superbe Melpomène de Velletri, du Musée des antiques, qu’on eût prise pour le portrait anticipé de l’illustre tragédienne.

Elle avait près de quatre-vingts ans, la grande Georges, et les générations d’admirateurs s’étaient succédé devant elle, et les fils comme les pères vantaient sa beauté indestructible. Le temps, edax rerum, semblait avoir peur d’altérer ce pur marbre ; il le respectait, il le ménageait, sachant bien que la nature serait longue à reproduire un pareil chef-d’œuvre. Georges était faite à la taille des tragédies d’Eschyle ; sur le théâtre de Bacchus, elle eût, dans l’Orestie, joué Clytemnestre sans cothurne. Et ce n’était pas seulement une statue digne de Phidias, une forme merveilleuse et parfaite : l’intelligence, la passion, le génie animaient ce beau corps ; une âme brûlait dans cette perfection sculpturale.

Cette Melpomène, que les Grecs n’eussent pas rêvée plus belle, plus sévère et plus grandiose, savait sortir de son temple à colonnes doriques et entrer, la tête haute, dans le décor compliqué du drame ; son profil magnifique ne se détachait pas moins pur d’une tenture en cuir de Cordoue que d’un velum de pourpre. Elle était chez elle à Venise et à Ferrare comme à Rome ou à Mycènes, et en venant de l’antiquité dans le moyen âge, elle ressemblait à Hélène dans le château gothique de Faust. La déesse se devinait à travers le costume. Chose étrange, elle a été l’idole des classiques et l’idole des romantiques. Quelle Clytemnestre, quelle Agrippine, quelle Cléopâtre, quelle Sémiramis ! disaient les uns. — Quelle Lucrèce Borgia, quelle Marie Tudor, quelle Marguerite de Bourgogne ! répondaient les autres. Et les deux partis avaient raison : le drame lui doit autant que la tragédie.

Nous n’avons connu mademoiselle Georges qu’après 1830, et pour ainsi dire dans la phase moderne de son lalent. Quoique dès lors elle eût passé l’âge qu’on appelle jeunesse pour les autres femmes, elle était de la plus étonnante beaulé. C’est toujours avec éblouissement que nous nous rappelons le sourire par lequel elle ouvrait le second acte de Marie Tudor, à demi couchée sur une pile de carreaux, vêtue de velours nacarat à crevés de brocart d’argent, sa main royale effleurant les cheveux bruns de Fabiano Fabiani agenouillé. Son profil nacré se découpait sur un fond d’une richesse sombre ; elle étincelait, elle nageait dans la lumière ; elle avait des fulgurations de beauté, des élancements d’éclat, et représentait comme dans un rêve la puissance enivrée par l’amour. Avant qu’elle eût dit un mot, des tonnerres d’applaudissemenis qui ne pouvaient s’apaiser retentissaient du parterre au cintre.

Comme elle était belle aussi dans Lucrèce Borgia, quand elle se penchait sur le front de Gennaro, endormi, et avec quelle fierté terrible elle se redressait sous le foudroiement d’insultes lorsque son masque arraché trahissait son incognito ! On voyait, à travers la lividité de sa colère impuissante, luire comme une réverbération d’enfer le projet de quelque épouvantable vengeance. De quel ton elle disait au duc, dans la scène des flacons : « Don Alfonse de Ferrare, mon quatrième mari ! » Et ce rugissement de tigresse quand, au dernier acte, elle montrait leurs cercueils à ses convives empoisonnés ! « Vous m’avez donné un bal à Venise, je vous rends un souper à Ferrare. » Qui ne se souvient de cette phrase ? Sa voix stridente en scandait chaque syllabe avec une lenteur cruelle qui augmentait l’oppression des cœurs. C’était là de la vraie terreur, de la vraie passion, du vrai drame. En ce temps-là, pour jouer ces œuvres hardies, il y avait un quatuor sublime : Frederick Lemaître, Bocage, mademoiselle Georges, madame Dorval. Il n’en reste plus qu’un seul de ces fiers artistes, le plus grand peut-être, Frederick. Le siècle, en avançant, se dépeuple, et tous ces grands morts, nous ne voyons pas qui les remplacera dans l’avenir encore obscur ; car Rachel, cette flamme ardente dans ce corps frôle, est partie avant Georges.

Quoique appartenant à une autre génération, mademoiselle Georges a été notre contemporaine par ses succès dans le drame moderne ; elle avait quitté Eschyle pour Shakspeare — ce n’est pas là une défection — et s’était généreusement associée aux efforts de notre école. Elle nous a ébloui, ému, passionné ; elle a fait passer sur nous le grand souffle des terreurs tragiques. Son souvenir est lié à celui d’œuvres qui ont été les événements de notre jeunesse, et il nous semble qu’une partie de nous-même s’en aille avec elle. Ainsi, pièce à pièce, l’édifice où nous avons vécu s’écroule, et chaque pierre qui tombe porte un nom illustre suivi d’une épitaphe. Les représentants de nos anciens rêves s’évanouissent, nos interlocuteurs d’autrefois entrent dans l’éternel silence, nos types de beauté s’effacent ; nos amours, nos admirations ne sont plus ; notre idéal a fui.

Il nous faut chercher un autre milieu, faire de nouvelles connaissances, accoutumer nos yeux à des visages inconnus, trouver d’autres gloires, inventer des talents, prendre la jeunesse où elle est, admirer ce qui vient, tâcher de lire les livres qu’on imprime, d’écouter les pièces qu’on joue ; en un mot, refaire de fond en comble le mobilier de notre vie. C’est le train du monde, et l’on aurait tort de s’en plaindre. Chaque flot luit un moment sous le rayon et puis rentre dans l’ombre. Heureuse encore la vague qui reçoit le reflet de lumière ! Mais avec quelque courage qu’on s’enfonce dans le mystérieux avenir, on ne peut se défendre d’un mélancolique retour sur soi-même, à chacune de ces morts qui diminuent le nombre des témoins et des compagnons de notre passé ; on songe avec effroi qu’on va bientôt être comme un étranger, dont personne ne sait l’origine et les antécédents, parmi la génération actuelle ; un douloureux sentiment de solitude s’empare de votre âme, et l’on se dit que peut-être on eût bien fait de s’en aller avec les autres.

L’illustre tragédienne repose sur la colline aux arbres verts, ayant pour linceul le manteau noir de Rodogune qu’elle portait à sa représentation d’adieu. Ainsi un soldat tombé dort dans son manteau de guerre.

(Moniteur, 14 janvier 1867.)