Maktoub/III

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Arabes et Bédouins, très curieux par nature et encore plus de ce qu’ils ignorent totalement, se précipitèrent chez moi et m’invitèrent à qui mieux mieux.

Ces gens me plurent tout de suite, les visites que je leur rendais sous la tente me causaient une joie complète.

Leur accueil enthousiaste, leur si généreuse hospitalité, la grande simplicité de la réception, leur sentiment de l’honneur, me charmaient.

À peine arrivée chez un cheik, je m’accroupis comme tous les hommes présents, autour du feu, où sont alignées les cafetières au long bec et les théières. Le service ne chôme pas ; il est vrai que le nombre d’hommes oisifs qui vous entourent est impressionnant.

L’un broyé le café dans un mortier de bronze et le pilon frappe en cadence, tantôt lent, tantôt rapide, selon l’inspiration de l’artiste.

La nuit, à la veillée, c’est le guetta, poète qui improvise des récits difficiles à comprendre ; on en devine une partie aux mimiques expressives du récitant et il nous séduit car il s’en dégage une véritable harmonie sauvage.

Je vais toujours faire un petit tour sous la tente des femmes, où elles vivent entourées d’une foule de gosses.

La nuit, on me met, non loin de l’âtre, un petit matelas caché par un paravent de jonc dont toutes les fibres sont réunies les unes aux autres par des laines de couleur, tissage inédit du désert.

Le Cheik vient me border, dans ce lit où je dors toute habillée, sous les couvertures de parade de la tribu.

Au matin, je me régale du lait de chameau « qui te donnera beaucoup de force », me disent mes hôtes avec une telle conviction que je les crois. Cette atmosphère de confiance, de repos, me donne une impression de satisfaction intérieure totale que je ne saurais exprimer exactement et que je n’ai jamais éprouvée dans la vie européenne.

Le matin, suivant le temps et la saison, on m’offrait une chasse à la gazelle ou au faucon.

« Partons à la gazelle », dis-je un jour à Naouaf.

On s’empile dans une grande auto américaine, trois devant ; je suis entre le cheik Sattam et son chauffeur nègre, trois sur les strapontins, quatre dans le fond.

Depuis des heures, de secousses en secousses, nous abattons des kilomètres monotones lorsque, brusquement, Embarak, le chauffeur nègre, appuyant à fond son pied sur l’accélérateur, nous crie : Ha, ha, ha, Ghazellan (gazelle).

Sortant de la torpeur où le soleil nous avait plongés, nous regardons, cherchant de la main nos fusils dans le désordre inextricable de l’auto. Chacun scrute l’horizon en chargeant ses armes. Sattam défait sa cartouchière pour en tirer plus facilement les balles. Et l’auto, marchant à 110 à l’heure, nous amène près du troupeau affolé de farouches gazelles. Bêtes de sang et de race, d’une finesse et d’une grâce délicieuses, elles fuient sur leurs pattes grêles à une allure vertigineuse. Leurs grands yeux noirs nous regardent furtivement, pendant l’effort intense qu’elles fournissent. Victimes de la nature, elles portent sur elles leur condamnation : une cible. Une cible vivante formée par le haut de leurs fesses blanches et le bout de leur queue noire… elles fuient et sont ainsi placées le mieux possible pour le tir. Sans égard pour la beauté et la douceur de ces petites bêtes, nous tirons sans arrêter. Les chargeurs vides s’amoncellent dans l’auto, les gazelles mortes jonchent la route, les blessées, de chute en chute, s’éloignent difficilement. L’énorme troupeau rencontré est dispersé, seul un vieux mâle blessé court encore. Une se ses pattes est cassée en deux morceaux et ne tient plus à la cuisse que par un morceau de peau. Le pauvre animal continue à fuir à cinquante à l’heure, sa patte voltige lamentablement en tous sens. Le vieux mâle s’appuie sur ce moignon, blessé aux deux cuisses, sur le flanc et à la tête où une de ses cornes est mutilée.

Voyant cela, nous cessons le tir et attendons sa chute… mais avec une énergie indomptable, il galope, espérant ainsi nous éloigner de la poursuite de ses femelles. Hélas ! elles sont presque toutes tuées. Maintenant qu’on ne tire plus, qu’on ne ressent plus la griserie du bruit et de la poudre, la pitié me serre le cœur. Je supplie qu’on achève le malheureux animal. Il galope et ne fléchit pas : saignant et à bout de souffle, il a déjà parcouru huit kilomètres environ depuis sa première blessure. Nous tirons alors, mais il est mal placé et nous lui cassons l’autre patte. Il tombe, tourne sur lui-même deux fois. Revenu à lui, il repart et cette fois sur deux tronçons, il ne court plus que par bonds et par chutes. Enfin, se voyant seul dans l’immensité du désert, espérant que ses femelles sont en sécurité, il lève vers le ciel ses grands yeux noirs, s’affaisse et se livre à la mort. Nous nous précipitons pour lui couper le cou. L’excitation est trop grande pour ressentir l’horreur de ce massacre et nous sommes tous joyeux en ramassant nos victimes échelonnées sur la route sanglante.

Combien d’autres ravissantes bêtes, douces et jolies sont allées, blessées, mourir en quelques coins où, la nuit, les renards, les hyènes et les chacals viendront les dévorer, peut-être les achever ? Mais, que pouvons-nous reprocher à ces bêtes féroces, elles chassent pour vivre, tandis que nous, nous chassons pour la joie du meurtre.

Le soir arrive et, depuis le matin, nous ne nous sommes rien mis sous la dent. Le gibier mort ne manque pas à table… ou plutôt à la cuisine…

On dépèce quelques gazelles, on nettoie un bidon d’essence, on ramasse du crottin de chameau, excellent combustible. Chacun de son côté a un rôle bien défini. Et bientôt les apprêts du repas commencent.

Le fourneau ? un trou dans le sable…

Le combustible ? du crottin desséché…

La casserole ? un tanaquet…

La viande ? les gazelles…

L’accommodage… leur graisse…

La table ? une peau de gazelle retournée, servant à la fois de table et de plat.

Enfin, comme siège, le sable ; comme couvert, nos doigts, comme orchestre, le vent ; comme éclairage, le soleil couchant et comme horizon, l’infini.

Ces courses dans le désert, cette vie en commun, toute simple avec les nomades, m’ont mise en confiance avec eux, je les remercie cordialement et je crois pouvoir dire, sans me vanter, que ces sentiments sont réciproques.

Sous la tente bédouine, j’ai connu un nombre important d’indigènes de toutes sortes et de tous caractères, presque toujours sympathiques. C’est là que j’ai rencontré Soleiman, qu’un hasard (tout n’est-il pas hasard dans la vie) amena chez moi le jour même où je songeais à traverser le Nedj.