Maman Sabouleux
MAMAN SABOULEUX
COMÉDIE
EN UN ACTE, MÊLÉE DE CHANT
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre du Palais-Royal, le 13 mars 1852.
COLLABORATEUR : M. MARC-MICHEL
Acteurs qui ont créé les rôles.
Sabouleux, père nourricier : MM Grassot
Pépinois, son voisin : Hyacinthe
M. de Claquepont, 45 ans : Amant
Goberval, 55 ans : Kalekaire
Madame de Claquepont, 36 ans : Mme Thierret
Suzanne, 8 ans, fille de Claquepont : Mlle Céline Montaland
Scène première
Intérieur rustique, chez Sabouleux. — À droite, premier plan : une grande cheminée, garnie à l’intérieur d’ustensiles de cuisine, cuiller à pot, écumoire, soufflet, etc. Une marmite est accrochée à une crémaillère au-dessus du feu ; une grande bouilloire près du feu. Sur la cheminée, une tasse, un plat à barbe, une serviette. — Même côté, deuxième plan, une porte. — Au troisième plan, formant pan coupé, est une vieille porte, avec deux marches, sur laquelle est écrit : Porte du Clocher. — Au fond, porte principale, et, à gauche de celle-ci, une grande fenêtre, ouvrant sur la place du village. — À gauche, aux troisième et deuxième plans, deux portes. — Au premier plan, un buffet ; près du buffet, une table et deux chaises. — Sous la fenêtre, une autre table, sur laquelle est un tambour, un gros pain, du lard, une bouteille et un gobelet d’étain. — Sur le buffet, une bouteille et deux gobelets d’étain ; un balai entre la porte et le buffet.
Suzanne est en costume de petite paysanne, avec des sabots ; elle est assise près de la cheminée et ratisse des carottes sur ses genoux.
Suzanne, chantant en ratissant les carottes
Si je meurs, que l’on m’enterre
Dans la cave où est le vin…
(Parlé.) - Cristi ! j’ai manqué de me couper !Ohé ! père Sabouleux ! père Sabouleux !
Tiens ! c’est Pépinois, le perruquier… Bonjour, perruquier !
La nourrissonne ! Bonjour… qu’est-ce que tu fais là ?
Je ratisse des carottes pour la soupe de maman Sabouleux.
Maman Sabouleux !… Un vieux pochard de quarante-deux ans… Tambour du village et gardien du clocher…
Puisque c’est ma nourrice.
Elle y tient !… Je viens lui faire la barbe, à ta nourrice. (Appelant.) Ohé ! père Sabouleux !
Il pose l’enseigne près de la table du premier plan.
Je suis dans mon lit… Je prends mon café au lait !
Dans son lit ! à neuf heures ! (À part.) Cristi ! quel bon état que d’être nourrice !… et dire que je ne pourrai jamais-t-être nourrice !
Là !… j’vas mettre mes carottes dans la marmite.
Elle va à la marmite, y met les carottes et souffle le feu.
Et elle paye pour ça !… Ah ! elle est bonne !
Air de l’Ours et le Pacha
Pendant que l’gaillard dans son lit
Comme un notaire se câline,
C’est sa nourrissonn’ qui l’nourrit.
Et lui fricote sa cuisine !
Prrré Sabouleux ! quel bon métier !
Mais je dis qu’en bonne justice,
Au lieu d’en tirer bénéfice,
À sa nourrissonn’ c’ nourricier.
Doit payer les mois de nourrice.
C’est égal, si le papa savait ça !… Un Parisien qui a quarante mille livres de rente… et des breloques grosses comme ça !… y serait peu flatté. (Haut.) Nourrissonne, qu’est-ce qui t’a réveillée ce matin ?
C’est le coq… je ne sais pas ce qu’il avait à brailler comme ça ?…
Dame !… il avait… il avait… mal aux dents. (À part.) Faut pas dire de bêtises aux enfants !
J’ai oublié le sel.
Mâtin !… ça sent bon.
C’est du bouillon.
Avec de la viande ?
Ah ! ah ! ah !… Elle est gaie, la nourrissonne (Prenant une tasse sur la cheminée.) Voyons ce bouillon ?
À bas les pattes !
C’est bon ! c’est bon ! (À part.) Cette petite fille est d’un rat !… (Allant à la porte de droite.) Ohé ! père Sabouleux !
De quoi ?
J’ai rafistolé votre enseigne.
Veux-tu prendre la goutte ?
Toujours.
Attends-moi… je m’habille.
J’ose dire que voilà une œuvre d’art ! (Montrant au public l’enseigne sur laquelle on lit ces mots : Allard nommé des hommes lait : Maman Sabouleux pran les nourrissons an cevraje. English spoken, et lisant :) "À la renommée des omelettes : Maman Sabouleux prend les nourrissons en sevrage. English spoken."
Qu’est-ce que ça veut dire ?
Ca doit être pour faire essuyer les pieds
C’est bien possible. English, essuyez… spoken, vos pieds.
Alors pourquoi que t’as pas essuyé les tiens ?
L’enseigne n’étiont pas accrochée.
Eh bien, accroche-la.
C’est juste… Après, j’aurais-t-y du bouillon ?
Oui… avec une fourchette.
Cette petite fille est d’un rat !…
Il disparaît un moment hors de la porte du fond.
Mon pot-au-feu mitonne… j’vas donner un coup de balai.
Elle remonte près du buffet et prend un balai.
Ca y est… c’est accroché…
Tiens ! prends ça…
Moi ? pour quoi faire ?
Ah ! mais non ! j’ai pas le temps !…
"J’ai pas le temps !…" Quand il s’agit de travailler, il a toujours un cheveu dans la main, celui-là !
Elle lui met le balai dans les mains.
Nourrissonne !
Perruquier !
Scène II
Sabouleux porte un costume de paysan, un chapeau tromblon et un pantalon trop court en velours orange.
Qu’est-ce que c’est ?… V’là encore que t’asticotes l’enfant ?
C’est elle… Pourquoi qu’elle me dit que j’ai un cheveu dans la main ?
Il remonte et prépare le plat à barbe.
Dame ! un perruquier !
Ah ! ah !… Vous a-t-elle un bec pour son âge ! vous a-t-elle un bec ! Viens embrasser maman Sabouleux !
Il la pose droite sur un chaise à gauche.J’veux ben !
Voyons… qué qu’tas fait ce matin ?
En me levant, j’ai cassé mon sabot.
T’as bien fait, ça porte bonheur. Après ?
Après… je m’ai amusé à cracher dans le puits.
T’as encore bien fait… (Avec conviction.) On dit que ça guérit les engelures.
Il l’imbibe de préjugés !
Ensuite, j’ai été faire mon marché pour mettre le pot…
T’a-t-on fait ton poids ?
N’as pas peur !… y voulait me flanquer des os… j’y ai fichu des sottises !…
T’as bien fait… faut pas se laisser entortiller par les marchands.
Il la pose à terre.
Mais regarde-la donc… Est-elle fleurie !… A-t-elle des jambes ! a-t-elle des bras ! est-elle solide !… À la renommée des omelettes, voilà ce qu’on fait des enfants !
Mettez-vous là !…
Assiste-toi !
Elle lui noue une serviette autour du cou.
Ousqu’est donc votre autre nourrisson ?
Toto ?
Oui.
Je l’ai prêté au cousin Sabouleux… pour faire les foins… Il m’avait prêté son âne, alors je lui ai prêté Toto.
Pristi ! quel bon état que d’être nourrice ! (S’apprêtant à lui mettre du savon.) Fermez les yeux !
Moi ! moi ! laisse-moi mettre le savon ?
Ne touchez pas, mademoiselle ! ne touchez pas !
Puisque ça l’amuse !
Ah ! je veux bien, moi ! qué que ça me fait ? je vais me reposer. (Lui donnant le pinceau.) Tiens ! barbouille ! barbouille !
Il s’assied à gauche.
C’est pas si difficile… (Barbouillant d’abord à droite, puis à gauche.) Là… comme ça…
Si elle pouvait lui en flanquer dans les yeux, je rirais-t-y, mon Dieu !
Il se baisse pour mieux voir.
À ton tour !
Aie ! cristi ! dans l’œil !
Puisque ça l’amuse !
Il est charmant ! mais ça me picote !… cré nom !
Petite mère La Joie, va !… (L’attirant à lui.) Embrassez maman Sabouleux.
Non, tu me mettrais de la mousse
Allons, tiens !… v’là un sou… Va m’acheter une pipe neuve… j’ai cassé la mienne…
Une belge ?
De chez la mère Marcassin ?
Oui !
Air : Bien ! bien ! par ce moyen
Va ! va ! mon p’tit chat,
Pour maman nourrice
Fair’ cet achat
Mais, mais, mon p’tit chat,
Faut qu’on m’choisisse
Un’ pipe de pacha.
Pepinois, à Suzanne
En v’nant d’chez la Marcassin,
Veux-tu m’rapporter mon pain ?
Suzanne
Quoi qu’tu payes ?
Pépinois
J’ons pas d’sou.
Suzanne, lui faisant un pied de nez
Alors, nisco… vieux grigou !
Est-elle regardante !…
Reprise Ensemble
Sabouleux
Va, va, mon p’tit chat,
Etc.
Suzanne
Va ! va ! ton p’tit chat
Va pour sa nourrice
Faire cet achat
Mais… mais… le p’tit chat
Ne rend pas service
Quand on est si rat !
Pépinois
Va ! va ! va ! p’tit chat,
Pour maman nourrice
Faire ton achat !
À Pépinois.
Mais, mais, ce p’tit chat
Pour rendre un service
Est beaucoup trop rat !
Suzanne sort en faisant des gestes de gamin à Pépinois.
Scène III
Quelle aimable enfant !… ses parents ne la reconnaîtront pas !…
Et ça n’a que huit ans !
Je compte bien la garder jusqu’à douze… Je rends jamais mes nourrissons avant douze ans…
Faut qu’y soient propres !
Allons, dépêche-toi de m’accommoder… j’ai affaire… J’ai oublié de tambouriner la vendange…
Et c’est pour demain !… M le maire vous fichera un savon
Bah ! le savon, ça ne tache pas.
Ah ! ah ! je ris comme quarante mille bossus !… un tambour qu’est nourrice !… Dire que je tiens une nourrice par le bout du nez !
Sabouleux. — Ah ! c’est une histoire bien drôle ! Un beau matin, il y a huit ans, M. le maire dit à mon épouse : "Nastasie, veux-tu prendre un nourrisson ? — Nous en prendrions trente-six pour être agréables à M. le maire", que je lui réponds…
Mazarin, va !…
Alors, y me donne une adresse pour Paris… M. de Claquepont…
Le père de Suzanne… Quarante mille livres de rente… et des breloques…
Grosses comme ça… J’arrive chez un monsieur très bien… qui avait les pieds à l’eau… dans la moutarde.
Avec sa fortune, il le peut !
Je lui dis : "C’est moi que je suis l’époux de Nastasie…" Là-dessus, il plante là sa moutarde et y me fait manger du veau, du gigot et des z’haricots… que je ne pouvais plus tenir dans mon gilet.
Cristi ! quel bon état que d’être nourrice !
Cristi !
Oh ! madame !…" Et me v’là en chemin de fer avec la môme… le reste de mon gigot… et une bouteille de cassis.
C’est fait… en v’là pour deux sous… j’vas les marquer… (Il prend un morceau de craie et fait une raie contre la cheminée à côté de plusieurs autres.) Ca fait dix-neuf barbes.
C’était bien la peine de m’interrompre… Nous v’là donc en chemin de fer. Au premier tour de roue… houin ! houin !… v’là Suzanne qui commence à chanter
Il revient à Pépinois.
Elle avait faim.
Je lui offre du gigot… elle n’y mord pas. Alors, je lui fais avaler du cassis… Plus elle pleurait, plus je lui faisais avaler de cassis…
Ca les soutient
Le cassis ? c’est le lait des enfants !
C’est connu !
Il va replacer le plat à barbe sur la cheminée et revient écouter.
c Y avait dans la même wagon un monsieur avec une chaîne d’or et un poupon sur les genoux… y se met à me causer… parce qu’entre nourrices… on se cause… Je lui dis mon nom, mon adresse… À la première estation, nous prenons un verre de vin ; à la seconde, y me dit : "Voulez-vous garder Toto un moment ?… je vais causer avec mon banquier qui est dans les premières. — Volontiers… entre nourrices ça se fait."
Et puis il vous avait payé du vin…
Sabouleux. — J’attends une minute… deux minutes… derling ! derling ! on sonne !… l’employé ferme la portière. Je lui dis "Pardon… il y a un monsieur qui cause avec son banquier. — Ah bien, il y a longtemps qu’il est parti ! — Comment ! " Futh ! futh ! v’là le convoi qui repart !… et je me trouve avec deux nourrissons.
Un par station ! c’est une fameuse ligne !… À votre place, j’aurais baptisé le moutard : "Toto ou l’enfant du chemin de fer…"
J’étais pas en train de rire. J’arrive ici avec mes deux colis… un sur chaque bras… J’entre, j’appelle… Nastasie ! Nastasie !… personne !
Pépinois
Air : Un matelot
Pauvre voisin ! quel souvenir pénible
Sabouleux
Sèche ton œil ! Rien n’est plus familier !
On voit chaqu’jour la femme la plus sensible
Filer sans bruit avec un cuirassier.
C’est déchirant !
Sabouleux
Eponge ta prunelle !
Et r’tiens, enfant, ce dicton très sensé :
"Chaqu’soir le sage, en soufflant sa chandelle,
Doit s’dir : Demain, j’puis être… cuirassé ! "
Et ça l’cuirass’ quand il s’voit… cuirassé !
Prout !… L’embêtant, c’était mes deux nourrissons… je ne pouvais pas passer ma vie à leur entonner du cassis
Ca les aurait grisés.
Alors, je cherche une nourrice par tout le village… Mais il n’y en avait pas de prête pour le moment…
Pourquoi que vous n’avez pas reporté la petite à ses parents ?
Tiens ! qu’il est bête ! cent francs par mois… Est-ce qu’on rapporte ça aux parents ?
Il a raison ! il a raison !
Tout à coup je me rappelle que ma chèvre a un chevreau…
Tiens ! un frère de lait !
Juste !… Je vends le frère de lait… pour faire des gants ; j’achète un biberon, et j’offre à mes enfants leur premier déjeuner.
De c’t'affaire-là, Toto a été biberonné à l’œil !
Peut-être.
Pépinois - Comment ?
Chut !… Au bout d’un an, je reçus une lettre ainsi conçute : "Batavia…" Connais-tu ça ?
Batavia ?… C’est une localité au-dessus de Tonnerre.
Je le savais… "Monsieur… Vous pouvez sevrer mon fils… Soyez tranquille… vous ne perdrez rien pour attendre."
Signé ?
"Bon lait et mystère !…"
C’est quelque prince étranger.
Aussi j’ai fait la note… et elle sera salée !
Scène IV
Viens-y donc, mauvais moucheron !… (Gesticulant.) T’as pas le cœur !… t’as pas le cœur !…
Qu’est-ce que c’est ?
C’est rien ! Je viens de me battre avec le garçon à la Gosset.
Comment !
Y m’appelait Parisienne… je l’ai rossé… vlan !
Très bien !…
Et v’là ta pipe !
Moins bien !… mais faut qu’une jeune fille apprenne à se défendre contre les garçons… Etonnante gamine !… (Se baissant.) Cueillez l’étrenne de la barbe à maman Sabouleux, tout de suite.
Elle l’embrasse.
A-t-elle chaud !
Donne-moi un verre de vin.
Tu l’as conquis ! (Allant prendre la bouteille et un verre sur le buffet.) Veux-tu de la bouteille que ton papa de Paris a envoyée ?
Ah ! pouah !… ça ne gratte pas. J’vas querir une bouteille de notre cru.
Elle va à la table du fond.
Elle veut du vin qui gratte !…
Cette enfant-là fera mon orgueil !…
Il se verse à boire et donne la bouteille à Pépinois.
La bouteille de Paris… (Lisant.) "Sirop anti… scor… butique !…" Qu’est-ce que c’est que ça ?… Oh ! le nom du fabricant…
Il verse dans son verre.
V’là la bouteille !
Elle emplit son verre et pose la bouteille à ses pieds.
À nos santés !
Et buvons ça militairement !
Ensemble ! (Ils se mettent tous trois en position.) Attention… Portez armes ! (Tous trois lèvent leurs verres à la hauteur du front.) Présentez armes ! (Tous trois placent leurs verres devant la bouche.) En joue !… Feu !… (Ils boivent. — Glorieux.) À la renommée des omelettes, voilà comme on les dresse.
Suzanne s’essuie la bouche avec sa manche et remonte poser sa bouteille et son verre.
Ca n’est pas mauvais… mais je préfère le malaga.
Moi, je n’y vois pas de différence. (Il tend son verre. Pépinois va pour verser.) Tiens ! il n’y en a plus !…
Il faut écrire aux parents… il n’est que temps.
C’est fait… V’là la lettre.
Donnez… j’vas la mettre à la poste.
Il pose la bouteille, le verre et la lettre sur la table.
Maintenant, chérie, tu vas aller au pré garder les oies.
Les oies ?… Tiens ! merci !… et mon déjeuner ?…
Elle est dans son droit… Qué qu’tu veux de bon ?…
Il remonte à la table du fond.Je veux du lard !
Elle va prendre près de la cheminée une petite gibecière et se la passe en sautoir.
Comme c’est élevé ! Les parents me béniront !
Le fait est qu’elle n’est pas chipoteuse !
V’là ton goûter !…
Que ça !…
Il est dix heures, tu reviendras manger la soupe à midi.
Salut, la compagnie !… Adieu, perruquier.
Elle sort en chantant et en sautant.
Quand les canes vont aux champs,
La première va devant…
Elle disparaît par le fond.
Scène V
Y a plus rien à consommer ?… Je vas faire la barbe au notaire…
Nous disons un verre de vin à Pépinois.
Qu’est-ce que vous faites donc ?
Sabouleux - Dame ! tu marques mes barbes… je marque ta consommation… V’là ton compte.
Ca m’est égal… je l’effacerai…
Là… Maintenant, dépêchons-nous d’aller tambouriner la vendange… je suis en retard.
Il va pour prendre son tambour.
Par ici, chère amie, par ici… Voilà l’enseigne.
Hein ?
Pépinois - Des bourgeois !
Monsieur et Madame de Claquepont entrent avec des paquets. Claquepont porte à sa montre un énorme paquet de breloques, accroché à son gilet.
Monsieur vient peut-être pour un nourrisson ?
Vous ne nous remettez pas ?
Non !
Claquepont… les époux Claquepont…
Il remonte poser ses paquets sur la table du fond.
Les parents de la petite ! Pristi !
Cristi !
Nous avons voulu vous surprendre
Elle remonte aussi.
Ah !
J’ai obtenu un congé de deux jours… C’est le premier depuis huit ans…
Et nous venons passer ces deux jours avec vous.
Ah ! madame !… c’était pas la peine… de vous déranger…
Asseyez-vous donc !
Ils s’asseyent près de la table de gauche.
A-t-y de belles breloques !
Mais je ne vois pas notre petite Suzanne ?
Elle est aux oies… Pristi !
Cristi !
Où est-elle ?
Pas loin… elle étudie son piano. (Bas à Pépinois.) Va la chercher… Débarbouille-la, et mets-lui son tablier neuf.
Tout de suite. (Passant devant Claquepont et regardant ses breloques.) Monsieur, voulez-vous me permettre ?… Ah ! elles sont superbes ! elles sont superbes !
Monsieur…
A-t-y de belles breloques, mon Dieu !…
Il sort par le fond.
Scène VI
Cette chère enfant !… elle se porte bien ?…
Oh ! madame !… comme un tambour-major !
Est-elle jolie ?
Oh ! monsieur !… comme un tambour… (Se reprenant.) Non ! comme un amour… major !…
Il s’agite, très troublé.
Qu’est-ce que vous avez donc ?
Ils se lèvent.
Rien… C’est la joie… le plaisir de votre visite… Madame, j’ai bien l’honneur de vous saluer.
Il remonte.
Ah çà, et la nourrice ! Je ne vois pas cette bonne nourrice ?
Heing !
Comme un tamb… elle étudie son piano…
Plaît-il ?
Non !… elle fait sa lessive.
Elle fera sa lessive plus tard, je veux la voir, la remercier…
L’embrasser !…
Oui… oui… oui !
Allez la chercher…
Oui, oui, oui !… (À part.) Pristi ! (Haut, pour détourner la conversation.) Avez-vous vu la cascade ?…
Quelle cascade ?
Vous n’avez pas vu la cascade !… Ils n’ont pas vu la cascade !… toujours tout droit, vous montez…
Plus tard… d’abord la nourrice !
Quoi ?
Je vais vous la ramener. (À part.) J’empoigne la mère Grivoine… elle est sourde, ça fera l’affaire.
Ensemble
M. et Madame de Claquepont
Air : Mais allez donc
Allez, brave homme, on vous attend ;
Courez sans perdre un seul moment,
Et ramenez-nous à l’instant
Et la nourrice et notre enfant
Sabouleux
Reposez-vous en m’attendant,
Je cours sans perdre un seul moment,
Vous allez voir dans un instant
Et la nourrice et votre enfant.
Sabouleux sort par le fond.
Scène VII
Comme la figure de ce brave paysan respire un air de simplicité et de candeur.
Bérénice… Au moment de revoir ma fille… j’éprouve un trouble involontaire…
Et moi, j’ai comme un remords… rester huit ans sans la voir !
Quant à moi, je m’applaudis de ma fermeté… L’air de Paris ne vaut rien pour les enfants : il manque d’oxygène… Or, l’oxygène… sais-tu ce que c’est que l’oxygène ?… (Goberval paraît au fond et éternue bruyamment.) Hein ?
Pardon !… Madame Sabouleux, s’il vous plaît ?
Tiens ! c’est ce monsieur myope qui marchait sur les pieds de tout le monde dans le chemin de fer.
Est-ce à madame Sabouleux… nourrice… que j’ai l’honneur de parler ?
Non, monsieur !…
Je viens pour réparer la faute d’un neveu…
Claquepont, sous-chef à l’administration du gaz.
Monsieur !…
Vous n’êtes pas sans avoir entendu parler d’Alexandre Goberval… homme de lettres… à Mâcon…
Pardon…
Chut !… "Toto !… bon lait !… et mystère !…"
Plaît-il ?…
Voltaire l’a dit : "Les fautes des pères ne doivent pas…"
Mais je ne suis pas madame Sabouleux…
Ah bah !…
Il ôte ses lunettes.
Elle est sortie.
Pardon, madame… Je reviendrai dans une heure… Je vais parcourir ce village qui m’a paru fleuri.
C’est plein de fumier… (Goberval, croyant aller à la porte, se cogne à la cheminée, à travers laquelle il cherche à passer.) Non !… pas par là vous vous trompez… par ici…
Je prenais une porte pour l’autre… étourdi que je suis ! (À madame de Claquepont.) Monsieur… (À Claquepont.) Madame… (Reculant.) Mes compliments les plus empressés. (Il se heurte en sortant contre la porte.) Oh ! pardon ! pardon !
Il disparaît.
Scène VIII
À la place de ce monsieur, j’achèterais un caniche !… Ah çà… cette enfant n’arrive pas…
Il s’assied à gauche.
Ils la font jouer trop longtemps du piano… ils la fatigueront…
Ah ! mon Dieu !… Bérénice !… (Avec joie.) Une lettre de Suzanne !… je reconnais l’écriture.
Il se lève et baise la lettre à plusieurs reprises.
Cette pauvre chérie !… Voyons ce qu’elle nous dit ?…
"Mon cher papa et ma chère maman Claquepont, je vous écris pour vous dire que j’ai encore engraissé de six livres." (S’arrêtant.) C’est bien extraordinaire !… depuis un an, elle nous écrit tous les mois… et, chaque mois, elle engraisse de six livres. Six fois douze…
Soixante-douze livres par an… ça me paraît fort.
Cette enfant ne sait pas. Après ?
"Madame Sabouleux continue à être la plus tendre des mères…"
Excellente femme !… je lui ai apporté un châle.
Tiens ! moi aussi… ça lui en fera deux. (Lisant.) "Je ne veux m’en aller d’ici qu’à douze ans… Le médecin a dit que je périrais, si je respirais l’air empoisonné des villes." (Parlé.) Elle a raison… le manque d’oxygène !
Mais cependant… douze ans !…
Nous examinerons l’enfant, et nous verrons par nous-mêmes… (Lisant.) "Je tape toujours de dessur mon piano."
De dessur !…
Une incorrection ! enfin ! (Lisant.) J’apprends la grammaire." (Parlé.) Ca ne fera pas de mal… (Lisant.) "La géographie, la cosmographie, l’hydrographie et la lithographie."
C’est trop ! c’est trop !
"Sans compter la danse, la musique, le dessin et l’équitation… quand vous m’aurez envoyé un âne… qui servira en même temps à porter les provisions de maman Sabouleux… la plus tendre des mères ! "
Un âne !…
"Premier nota…"
Scène IX
Sabouleux ! La clef, pour le tablier neuf ?
Claquepont - Qu’est-ce qu’il y a ?…
Rien ! (À part.) La gamine qu’est là… et pas habillée !
Eh bien, ramenez-vous Suzanne ?
Oui… en grande partie. (À part.) Où diable est Sabouleux ?
Voilà une heure que nous attendons…
Tra la la la
Ah !… la voilà !…
Ils courent au-devant d’elle.
Pristi !…
Ah !… c’est la fille de basse-cour.
Suzanne porte une botte d’herbes dans son tablier.
Ils ne la reconnaissent pas !
Les parents remontent.
Suzanne, sur le devant
Air. En revenant de Pontoise
Me v’là, j’ons fait ma provision ;
J’ons d’la belle herbe
Fraîche et superbe,
Pour ma chèvre et pour mon dindon,
À l’estomac ça leur s’ra bon !
Bon !…
Tiens ! un bourgeois !… C’est-y toi qui payes bouteille ?
Elle lui donne une tape sur le ventre.
Hein ?
Des mots d’enfant ! des mots d’enfant ! (À part.) Où diable est Sabouleux ?
Suzanne est remontée, a posé sa botte d’herbes et est redescendue contre la cheminée.
Scène X
Va te promener !
Ah ! vous voilà !… c’est bien heureux !…
Eh bien ?
Impossible d’arracher la mère Grivoine… Elle se pose les sangsues… c’est une égoïste !
Et la nourrice ?
Sabouleux - Elle vient ! elle vient ! Elle continue à faire sa lessive.
La clef, pour le tablier ?
Dépêche-toi. (Apercevant Suzanne, à part.) Oh ! la gamine !… et elle n’est pas débarbouillée !…
Pépinois disparaît un moment ; Sabouleux prend une serviette et frotte les joues de Suzanne, qu’il a assise sur ses genoux.
Calme-toi, bobonne !… Elle va venir !… elle va venir !
Ah ! vous ne risquez rien de la débarbouiller… car cette enfant est bien mal tenue…
Oh ! Madame !… vous la verrez avec son tabellier !
C’est votre fille ?
Qui ?
Ca…
Comment ça ?
V’là le tabellier…
Ils ne savent donc pas ?…
Rien !
Oh ! c’est insupportable !… (Ici Sabouleux troublé, croyant mettre le tablier à Suzanne, le présente brusquement à madame de Claquepont qui pousse un cri ; il se retourne, même jeu avec Pépinois.) Où est Suzanne ?
Vous désirez voir… Suzanne ?…
Mais oui ! depuis une heure !
c C’est que…
Pépinois, qui a pris le tablier, le met à Suzanne.
Tu me mets mon tablier flambant !… ousque nous allons ?…
Chut !… (Haut.) Vous allez peut-être la trouver un peu…
Quoi ?
Brunie !…
Ousque nous allons ?…
Mouche-toi ! (Haut.) Mais à la campagne !
Quel fichu état que d’être nourrice !
Nous verrons bien… Où est-elle ?
Mouche-toi !… (Prenant sa résolution.) Ah ! ma foi, tant pis ! (Poussant Suzanne.) La voilà !…
Ca, ma fille ?
Ah ! l’horreur !
Chœur
Air : Je rougis d’un pareil scandale
M. et Madame de Claquepont
Ah ! quel coup pour le cœur d’un père !
Ah ! quel coup pour un cœur de mère !
Ca, notre enfant ? comment peut-on,
Sous ce costume de vachère,
Reconnaître une Claquepont ?
Sabouleux et Pépinois
Cristi ! pristi ! quelle colère !
Comment parer un tel guignon ?
Pour calmer le père et la mère,
Faut ici redoubler d’aplomb.
Suzanne
Pourquoi donc qu’ils sont en colère ?
Quoi qu’ils ont ? mais quoi qu’ils ont donc,
Pour se fâcher de c’te manière
Contre la petite Suzon !
Une Claquepont ! avec des sabots !
Je les ai oubliés… (Haut.) C’est le médecin…
Et une robe de laine !…
C’est le médecin !…
C’est affreux !
Voilà !
Oh ! c’est magnifique ! c’est magnifique !
Il ne s’agit pas de ses jambes… Où est sa robe de velours ?…
Quelle robe ?
Un coupon de velours orange que j’ai envoyé pour lui faire une robe.
Ah ! bigre !… je suis dedans ! j’en ai fait faire une culotte !
Il noue vivement sa serviette en guise de tablier.
Pristi !
Cristi !
Eh bien ?
Certainement !… Avez-vous vu la cascade ?…
Je vous parle de la robe !
Mais ça ne le regarde pas, lui ! (Suzanne remonte.) C’est sa femme qui est coupable !
Allez me chercher la nourrice !…
Nous voulons voir la nourrice !
La… nourrice ?…
La… nourrice ?…
Elle étudie son piano… Toute de suite… (Bas à Pépinois.) J’ai une idée !
Moi aussi !
Viens, Suzanne…
Du tout !… laissez-nous l’enfant.
Tout de suite. (À part.) Elle va jacasser !
Pristi !
Cristi !
Chœur
Air : Pour les innocents
M. et Madame de Claquepont
Allons ! hâtez-vous
Car nous voulons faire justice
Que cette nourrice
Comparaisse enfin devant nous !
Sabouleux et Pépinois, à part
Loin des r’gards jaloux
J’vas fabriquer une nourrice,
Qui de c’précipice,
Grâce au ciel nous tirera tous !
Suzanne, à part
L’bourgeois n’est pas doux
Il est roug’ comme une écrevisse !
À maman nourrice
Est-c’ qu’il voudrait fiche des coups
Sabouleux entre à gauche et Pépinois à droite.
Scène XI
Comment ! c’est là notre fille ?
C’est votre faute ! laisser un enfant en nourrice pendant huit ans !
Ma bonne amie… l’oxygène…
Ah ! vous n’avez pas le sens commun !…
Mon ancien !…
Pour quoi donc faire toutes ces machines-là ?
Ma fille, ce sont des breloques.
Des berloques !
Ma fille, on ne dit pas des berloques… on dit des breloques… (La prenant dans ses bras et allant vers sa femme.) Après tout, en la regardant de près, elle est gentille, cette enfant.
Certainement ! Et, quand elle aura sa robe de velours…
Ah !… nom d’une pipe !… Mon pot qui s’en va.
Elle court à la cheminée.
Nom d’une pipe !
Où va-t-elle ?
Qu’est-ce que tu fais là, mon enfant ?
J’écume le pot, mon bourgeois !
Ils la font écumer !
C’est une cuisinière bourgeoise !…
Gare l’eau… Oh !
Allons bon !… la salade à présent !…
Suzanne, chantant en secouant sa salade
Si je meurs que l’on m’enterre
Dans la cave où est le vin !
Qu’est-ce que c’est que ça ?
Suzanne
Les pieds contre la muraille,
La tête sous le robin !…
Une chanson d’ivrogne ! (À sa fille.) Tu ne me parlais pas de ces poésies dans ta lettre du 16…
Quelle lettre ?
Ton honorée du 16…
Ah ! ah ! ah ! que c’est bête ! j’sais pas écrire !…
Hein !
Peut-être ! peut-être ! (À Suzanne.) Voyons !… Qu’est-ce qu’on t’apprend à l’école ?
L’école ?… Ca m’embête !…
Oh !
Chut ! il ne faut pas dire ça… On dit : "Papa, j’y trouve peu de plaisir."
Ca me scie, quoi ! j’y vas pas, là !
Quel langage !
Voyons, mon bijou… Qu’est-ce que tu fais donc ici ?
Moi ?… J’gardons les oies.
Les oies !!!
Pour quoi faire ?
Pour qu’y s’en aillent pas, donc !… Après, je monte aux arbres pour dénicher des nids…
Aux arbres ?… une demoiselle ?
Et le dimanche…
Le dimanche ?
Suzanne
Air : Le Beau Lycas
Quand j’suis ben sage tout’la semaine,
Que dans l’pot j’ai pas mis trop d’sel,
M’man Sabouleux l’dimanch’me mène
Dîner au Pompier éternel.
Qu’est-ce que c’est que ça ?
Suzanne, continuant
C’est l’cabaret d’la mèr’Philippe…
Là, maman fum’sa vieille pipe…
Moi, j’joue aux boul’s et j’mange du flan
Et nous pompons du bon p’tit blanc.
Grand Dieu !
Suzanne, continuant
Puis l’soir, l’perruquier Pépinois
Racl’son violon sous l’grand treillard,
Et j’dansons l’rigodon des oies
Avec le petit Rampaillard (bis).
Elle fait quelques pas d’une danse rustique.
Le petit Rampaillard !!!
Oui, mon prétendu.
Mais cette femme est une effrontée coquine !… Où est-elle ? où est-elle ?
Qui ça ?
L’affreuse créature qui t’a nourrie de son lait !…
Elle broute.
Comment ! elle broute !
Elle mange de l’herbe, quoi !…
De l’herbe ?
Oui ! (Prenant sa botte d’herbes.) J’vas y porter son déjeuner.
Elle sort par la porte du fond, en dansant et chantant.
Et j’dansons l’rigodon des oies,
Etc
Scène XII
Il nous faut une explication !… (Criant ensemble, l’un à droite, l’autre à gauche.) Nourrice ! nourrice !…
Vélà !… vélà !
Hein ?
Comment ?
Pristi !
Cristi !
Deux nourrices !… Et tout à l’heure on ne pouvait pas en trouver une !
Pépinois et Sabouleux veulent sortir.
Un instant !
Où allez-vous donc ?
Voulez-vous voir la cascade ?
Laquelle de vous est madame Sabouleux ?
C’est…
Ils s’arrêtent.Eh bien ?
C’est moi, monsieur, madame, pour vous servir.
Il fait la révérence.
C’est une belle femme !… où diable l’ai-je vue ?
Eh ben, et moi ?… et moi ?…
Qu’est-ce qui vous amène, mère Grivoine ? c’est la mère Grivoine…
Oui… je me pose les sangsues… je suis un égoïste… c’est-à-dire… (À part.) J’ai envie de m’en aller !
Oh ! c’est étonnant !…
C’est prodigieux !
Elle me reconnaît…
Pincé !
Tous deux se tiennent droits et immobiles, en tournant la bouche pour se défigurer.
Regarde donc comme la nourrice ressemble à son mari…
C’est mon cousin… mon homme est un Sabouleux, nous sommes deux Sabouleux… voilà. (À part.) Je transpire dans mes atours…
Et la mère Grivoine… On jurerait le portrait de ce paysan qui était là…
C’est mon frère… un Sabouleux…
Nous sommes tous Sabouleux ici.
Tous Sabouleux ici !… tous Sabouleux !
Ca s’explique…
Cependant…
Voisine… je vous demanderai un peu de braise pour allumer mon feu.
Il prend du feu sur une pelle.
Avec plaisir, mère Grivoine… mais n’ébréchez pas mes tisons. (À Claquepont.) Cette femme-là, c’est la mort aux tisons.
Parbleu ! vos tisons !… on ne les mange pas, vos tisons !
Pourquoi que vous êtes toujours à carotter de la braise ?
Mame Grivoine…
Allons, voyons !…
Ses tisons !… fait-elle une poussière avec ses tisons !…
Scène XIII
À nous trois maintenant !
Oui, nous avons à causer !
Je sens le grabuge. (Haut.) Voulez-vous prendre quelque chose… un doigt de cassis ?
Non, madame !… Vous avez fait de ma fille une ivrognesse !
Elle jure comme un charretier !…
Elle danse comme un janissaire !
Avez-vous vu ses mollets ? Des mollets de Turc, môssieu !
Et cette brillante éducation dont elle nous parlait dans ses lettres !
Ah ! oui ! ses lettres !… c’est comme son piano…
Eh ben ?
Comme la grammaire, le dessin, la géographie…
La mioche a jacassé…
Enfin, vous l’avez élevée comme une vachère !
Comme une cuisinière !
Ah ! Seigneur Dieu ! s’il est possible ! Une enfant qu’on soigne comme une demoiselle et qu’on instruit comme un notaire ! (Pleurant.) Heue !!!
Vous l’employez aux travaux les plus grossiers…
Jamais ! jamais ! (Pleurant.) Heue !!!
Scène XIV
Suzanne, entrant par le fond, en vannant de l’avoine : elle chante.
Car votre enfant vient de tomber
Dans la rivière
Là !… qu’est-ce que je disais !
Cré chien !
C’est un garçon d’écurie !…
Hup là !
Et voilà son piano !
Lâchez ça, mam’zelle, lâchez ça ! c’est moi… Je lui avais dit de me l’apporter…
Dans son trouble, il se met à vanner.
Ah !… ah ! maman Sabouleux en madame…
Quoi ?
Pourquoi que t’as mis c’te robe ?
Veux-tu voir la cascade ? (Bas.) Tais-toi, tu auras du lard !
Suzanne remonte.
Qu’est-ce qu’elle a ?
Elle rit de me voir dans mon trente-six…
Coquette !
Suzanne disparaît à gauche.
Dame ! on tient à ne pas faire peur…
En voilà assez ! Je suis honteuse de voir ma fille en cet état-là !… Où est votre mari ?
Plaît-il ?
Nous voulons le voir, lui parler… Tout de suite.
Cristi ! faut que je reparaisse en culotte !
Bien certainement je ne laisserai pas ma fille plus longtemps ici !… Eh bien, vous avez l’air d’une ahurie…
Oui… mon homme !… Il est à la cascade. Je vas aller vous le chercher.
Il remonte.
Non, c’est inutile !… Nous allons le trouver nous-mêmes !…
Nous serons de retour dans un quart d’heure… Surtout que ma fille ait sa robe de velours… vous entendez… je le veux !
Elle l’aura, madame, elle l’aura !
Chœur
Air : Oui, dès aujourd’hui (Folleville)
Claquepont
Venez, chère amie, et prenez mon bras,
À cette cascade allons de ce pas.
Et que notre enfant, sans plus de discours,
Ait sa robe de velours.
Madame de Claquepont
Venez, mon ami, donnez-moi le bras,
Etc.
Sabouleux
Vite, à la cascade allez de ce pas,
Vous rencontrerez mon mari là-bas,
Suzanne va mettr’ ses plus beaux atours
Et sa robe de velours !
M. et Madame de Claquepont sortent par le fond.
Scène XV
Sont-ils embêtants avec leur robe ! Je n’ai, ici, en velours, qu’un vieux fauteuil… Je ne peux pourtant pas lui mettre le fauteuil ! Que le diable emporte les Claquepont !… J’aime bien mieux les parents de Toto, mon autre nourrisson ; ils me laissent tranquille, au moins, ceux-là… Voyons… si je pouvais ôter ma culotte, et en faire une robe…
Il est à droite et fait le mouvement de relever sa robe.
Madame Sabouleux, s’il vous plaît ?
Oh ! (Il baisse vivement le bas de sa robe.) Vélà ! vélà !
Il passe à gauche.
Est-ce à madame Sabouleux, nourrice, que j’ai l’honneur de présenter mes hommages… les plus empressés ?
V’là un vieux poli avec le sexe. (Haut.) C’est moi-même, monsieur.
Sommes-nous seuls ?
Deux mots vous diront qui je suis et l’objet qui m’amène…
Ah çà, est-ce qu’il voudrait m’en conter ?… Je tape d’abord ! (Haut.) Continuez.
Voici ces deux mots : "Bon lait et mystère ! "
Ah ! sacrédié ! la devise à Toto !…
Oui, le fruit blâmable d’un neveu… que j’aurais dû maudire…
Oh ! pourquoi ça ?… pourquoi ça ?…
Il y quinze jours, je reçus une lettre de Batavia…
Au-dessus de Tonnerre
Cette missive contenait l’aveu de sa faute dans des termes si… si bien écrits, que mes entrailles s’émurent… Je viens tout réparer et payer les frais de nourrice…
Payer les frais ! (Vivement, et fouillant dans le tiroir de la table.) Voici la note !… (À part.) J’ai bien fait de la saler.
Il offre un papier à Goberval.
Allons, bon ! il est aux foins ! (Haut.) Commençons toujours par la note…
Je la vérifierai… Non !… commençons par l’enfant… Où est-il ?
Il étudie son piano…
Ah !… c’est très bien !
À trois lieues d’ici.
Eh bien, allez le chercher !… allez !…
Il s’assied à droite.
Sabouleux - Oui. Il va venir… je l’attends… (À part.) Où diable en pêcher un ?…
Père Sabouleux !…
Voilà !
Ah ! le voilà donc, ce cher enfant !… (Tout en essuyant ses lunettes.) Approchez, jeune homme…
En se levant, il fait tomber sa chaise et la relève.
Jeune homme !… Il le prend pour Toto… (Vivement à Pépinois, qui entre par le fond en habits d’homme.) Baisse-toi !
Il le fait baisser.Voltaire l’a dit : "Les fautes des pères ne doivent pas retomber sur la tête des enfants…"
Monsieur ?
Il l’a dit !
Je viens à toi sans amertume… cher enfant !…
Il se baisse et embrasse Pépinois sur le front.
Monsieur… est bien bon ! (À Sabouleux.) Qu’est-ce qu’y me veut ?
Baisse-toi !
C’est le pardon sur les lèvres… que mon cœur te crie : Pauvre innocente créature !… (Il pose la main sur la tête de Pépinois, qui se relève de toute sa hauteur.)
Qu’est-ce que c’est que ça ?… Cet enfant a plus de huit ans !…
Baisse-toi !
Vingt-sept aux betteraves !
Femme Sabouleux !… Je conçois les plus étranges soupçons… Je vous somme péremptoirement de me livrer ce jeune adulte…
Si dans cinq minutes vous ne m’avez pas satisfait, j’irai déposer ma plainte aux pieds des autorités compétentes.
Il entre à droite.
Scène XVI
Compétentes !
Fichtre ! fichtre ! fichtre !…
Comment avoir dans cinq minutes un moutard qui fait les foins à trois lieues d’ici ?
Si on lui livrait un autre gamin… plus petit que moi ?…
Avec quoi, animal ?… Je n’ai ici qu’une fille… et encore elle est prise… (Frappé d’une idée.) Oh !
Pépinois - Quoi ?
Ca peut s’arranger… J’ai les culottes du petit… Les Claquepont sont à la cascade… L’autre aura vu, embrassé et payé avant leur retour Dépêchons-nous !
Tu crois que le vieux se contentera d’une culotte ?
Je comprends. (Riant.) Ah ! ah ! ah !… prrré Sabouleux !
Vite !… à l’armoire…
Fausse sortie.
Ah !… je savais bien que j’étais venu pour quelque chose ?
Quoi ?
La vendange ? que tu n’as pas tambourinée.
Crebleu !
Tout le village attend… M. le maire est furieux…
J’y vais… (Faisant passer Pépinois à gauche.) Occupe-toi de la mioche… prends la plus belle culotte
Oui… (Près de la porte.) Prrré Sabouleux !
Il sort vivement à gauche.
Scène XVII
Fichue vendange !… je l’avais oubliée… Je perds la tête… je me ferai destituer.
Il remonte pour sortir.
Nourrice ?… (Apercevant le tambour.) Dieu !
Pristi !
Il fait tourner le tambour derrière son dos.
Non ! non ! on n’a jamais vu une nourrice aussi excentrique !… Pourquoi ce tambour ?
C’est pour amuser la petite… Je vais revenir…
Fausse sortie.
C’est comme votre cascade…
Qui devait nous amuser…
Monsieur n’est pas content de la cascade ?
Il n’y en a pas !
On l’a emportée ?…
C’est un moulin… à eau.
Qu’un âne fait tourner.
Alors, c’est l’âne qui est la cascade !… Quel renversement de toute logique !
Madame de Claquepont - Et votre mari, nous ne l’avons pas rencontré…
Il est revenu ?
Non… il vient de retourner… il vous cherche… Si vous voulez le rattraper ?…
Nous le verrons plus tard… Suzanne doit être habillée ?
Cristi ! (Haut.) Voulez-vous monter dans le clocher ?
Il l’indique.
Pour quoi faire ?
Y remonte à Pépin le Bref !
Allez au diable !
Scène XVIII
C’est fait… la voilà !
c Notre fille… en homme !
Pristi !
Cristi !
Sabouleux, perdant la tête, fait un roulement de tambour.
Aïe ! assez !… Cette nourrice me fera mourir !
Voyons pourquoi ce costume ? pourquoi ?
Qui est-ce qui t’a fourrée là-dedans ?
On m’a défendu de parler…
Quel est ce mystère ?… Nourrice… répondez !
Et cette robe de velours ?
La v’là !
Comment ?
La couturière a mal aux dents… alors, comme son mari est tailleur… il a fait ça… il s’est trompé, c’t homme !
Celui que j’ai envoyé était orange, et celui-ci est noir !
Aïe !
C’est l’air, madame… c’est l’air… qui avec le soleil… de même dans la maladie du raisin… y pousse de dessur un petit champignon…
Tu patauges…
Sabouleux, très troublé, fait des roulements plus forts.
Taisez-vous donc ! taisez-vous donc !
Assez !… Cette nourrice est folle. Faisons les paquets de la petite… et emmenons l’enfant.
Ils entrent vivement à gauche. Sabouleux les accompagne en battant la caisse plus fort que jamais.
Scène XIX
Sabouleux ôte son tambour.
Emmener l’enfant !
Jamais ! Moi, je veux rester avec mes oies.
Ah ! elle sait aimer, elle !
Madame…
À l’autre maintenant ! je l’avais oublié !…
Les cinq minutes sont écoulées…
Voici votre fille… non, votre garçon !…
Pauvre enfant ! plus je le contemple, plus j’éprouve un sentiment…
Oui… dépêchons-nous ! dépêchons-nous !
C’est singulier, monsieur. Je trouve qu’il ressemble à mon neveu…
Oui… dépêchons-nous ! dépêchons-nous !
Pourquoi ça ? (À Suzanne qui lui fait des gestes de gamin sans qu’il s’en aperçoive).
Ah puisses-tu jouir d’un avenir prospère…
Surtout dans ses écarts, crains d’imiter ton père !
Nourrice ! nourrice !
Vélà ! vélà ! (À Goberval.) Vous avez la note !
Et voici votre solde… (À Pépinois.) Monsieur, c’est incroyable comme la vue de cet enfant m’a rémué…
Vous allez manquer le convoi.
Décidément je l’emmène !…
Il prend Suzanne par la main.
Bigre !…
Où ça ?
À Mâcon !
Monsieur, c’est impossible !…
N’êtes-vous pas soldé ?
Il remonte avec Suzanne.
Nom d’un nom !… et les autres ?… (Frappé d’une idée.) Oh !… (Ouvrant vivement la porte du clocher à Goberval.) Par ici… ça monte au chemin de fer…
Trop bon…
Il entre dans le clocher. Pépinois lui arrache Suzanne et ferme vivement la porte.V’lan ! dans le clocher !…
Il tombe assis sur les marches de la porte.
Je n’ai plus de jambes !
Scène XX
M. et Madame de Claquepont rentrent avec des paquets.
Nous voici prêts.
Allons, ma fille, embrassez votre nourrice… et partons.
Ah ! ma fille !
Non ! j’veux pas quitter maman Sabouleux !…
Comment ?
Pauvre trognon !
Certainement, tout ça est très gentil… Mais nous ne sommes pas ici pour faire du sentiment.
Tout en parlant, il court après elle.
J’veux pas quitter mes oies… ni le perruquier !…
Ni le perruquier !… Je mouille un cil !…
Allons, monsieur, finissons-en… Emportez-la !
Mademoiselle, ici !… Je vous ordonne.
Non ! jamais ! jamais ! jamais !
Elle sort par le fond.
Ma fille ! ma fille ! ma fille !…
Il sort après elle.
Aimable enfant !
Voilà comme vous lui avez appris à obéir !
On entend Goberval cogner contre la porte, dans le clocher.
Oh !!!
C’est les maçons.
Ouf !… je n’en peux plus.
Comment, monsieur, vous ne la ramenez pas ?
Elle est… elle est montée.
Où ça ?
Dans un arbre !!!
Dans un arbre !!!
Ah ! ah ! ah ! ah !
Suzanne !… Suzanne !… (À Claquepont.) Voyons, monsieur, quel parti prenez-vous ?
Que voulez-vous que je fasse ?… Je ne peux pas emporter un marronnier !
Pépinois. — Il est à la commune… (Goberval sonne dans le clocher. — À part.) L’oncle à Toto !… y se bat avec les cloches.
Quel est ce bruit ?
Quelle situation !… avoir sa fille dans un arbre !… Et le chemin de fer qui va partir !
Que faire ?… que devenir ?
Allons, madame… puisqu’on ne peut pas séparer cette enfant de sa nourrice… je ne vois qu’un moyen !…
Lequel ?
Il va nous la laisser !
Emmenons la nourrice !
Il remonte.
Hein ? moi ! en femme !… Sacrebleu !…
Je ris comme quarante-deux mille bossus !
Nous vous ferons un pont d’or… le café au lait le matin…
Permettez…
Quatre repas…
Neuf cents francs… blanchie
Et des cadeaux !… voici le mien.
Elle lui met un châle sur les épaules.
c Un châle !
Et le mien !
Deux châles !… (Se décidant.) Allons ! c’est pour l’enfant !…
Ah ! (Remontant.) Suzanne, descends… Nous emmenons la nourrice !
Ils disparaissent un moment.
Pépinois, mon paquet… Fourrez-y mes rasoirs…
Et le vieux du clocher ?
Toto revient demain… Fais-lui voir la cascade…
Prrré Sabouleux !
Il sort un moment à gauche pour chercher les paquets.
Ah ! petite mauvaise tête !… nous te tenons !
J’ai trouvé un nid… je serai sa nourrice !…
Oui, mon trésor !
Cette femme chez nous !… quelle affreuse chose !
Qué bon état que d’être nourrice ! Je prends sa suite…
Pendant le chœur final, M. et Madame de Claquepont remontent à la table du fond, y prennent tous les paquets et les mettent sur la table du premier plan.
Chœur Final
M. et Madame de Claquepont, Sabouleux et Suzanne
Air final de Michel et Christine
Adieu don (ter) ce tranquille
Adieu don (ter) mon tranquille
Asile.
Vers la ville
Faut qu’l'on file
Faut que j’file
Adieu bonsoir,
Pas au revoir
Mais au revoir
Pépinois
Adieu donc (bis) ! quitte cet asile
Tranquille,
Vers la ville
Faut qu’tu files.
Adieu, bonsoir,
Mais au revoir !
Un pleur amer mouille ma lèvre !
Suzanne
Bon perruquier, pour t’apaiser,
De ma part embrasse ma chèvre.
Pépinois
Je lui promets un doux baiser !
Sabouleux, au public, présentant Suzanne
D’ma nourrisonn’ pour que l’talent grandisse,
Soyez, messieurs, ses nourrices nouveaux
Prodiguez-lui le lait de vos bravos…
Suzanne
Et n’en sevrez pas ma nourrice !
Reprise de l’ensemble
Pendant la reprise de l’ensemble, madame de Claquepont charge son mari de tous les paquets. Pépinois donne à Sabouleux le panier et un paquet enveloppé dans un mouchoir, d’où sort très ostensiblement une paire de bottes ; Sabouleux cherche vivement à la cacher. Suzanne a pris sa gaule. Pépinois embrasse Sabouleux, puis tombe ému sur une chaise.
RIDEAU