Manon Lescaut/Texte entier

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HISTOIRE
DE
MANON LESCAUT.

HISTOIRE
DE
MANON LESCAUT.

POITIERS. — IMPRIMERIE DE A. DUPRÉ,
successeur de Saurin frères.
HISTOIRE
DE
MANON LESCAUT
ET
DU CHEVALIER DES GRIEUX,
PAR L’ABBÉ PRÉVOST.


NOUVELLE ÉDITION,
Précédée d’une Notice sur la vie et les ouvrages de Prévost,
PAR M. SAINTE-BEUVE ;


Suivie d’une Appréciation du roman de Prévost,
PAR. M. GUSTAVE PLANCHE.






PARIS,
CHARPENTIER, LIBRAIRE-ÉDITEUR,
17, RUE DE LILLE.

1846.
NOTICE


SUR L’ABBÉ PRÉVOST


ET SES OUVRAGES.




On a comparé souvent l’impression mélancolique que produisent sur nous les bibliothèques où sont entassés les travaux de tant de générations défuntes, à l’effet d’un cimetière peuplé de tombes. Cela ne nous a jamais semblé plus vrai que lorsqu’on y entre, non avec une curiosité vague ou un labeur trop empressé, mais guidé par une intention particulière d’honorer quelque nom choisi, et par un acte de piété studieuse à accomplir envers une mémoire. Si pourtant l’objet de notre étude, ce jour-là, et en quelque sorte de notre dévotion, est un de ces morts fameux et si rares dont la parole remplit les temps, l’effet ne saurait être ce que nous disons : l’autel alors nous apparaît trop lumineux ; il s’en échappe incessamment un puissant éclat qui chasse bien loin la langueur des regrets et ne rappelle que des idées de durée et de vie. La médiocrité, non plus, n’est guère propre à faire naître en nous un sentiment d’espèce si délicate ; l’impression qu’elle cause n’a rien que de stérile, et ressemble à de la fatigue ou à de la pitié. Mais ce qui nous donne à songer plus particulièrement, et ce qui suggère à notre esprit mille pensées d’une morale pénétrante, c’est quand il s’agit d’un de ces hommes en partie célèbres et en partie oubliés, dans la mémoire desquels, pour ainsi dire, la lumière et l’ombre se joignent ; dont quelque production toujours debout reçoit encore un vif rayon qui semble mieux éclairer la poussière et l’obscurité de tout le reste ; c’est quand nous touchons à l’une de ces renommées recommandables et jadis brillantes, comme il s’en est vu beaucoup sur la terre, belles aujourd’hui, dans leur silence, de la beauté d’un cloître qui tombe, et à demi couchées, désertes et en ruines. Or, à part un très-petit nombre de noms grandioses et fortunés qui, par l’à-propos de leur venue, l’étoile constante de leurs destins, et aussi l’immensité des choses humaines et divines qu’ils ont les premiers reproduites glorieusement, conservent ce privilège éternel de ne pas vieillir, ce sort un peu sombre, mais fatal, est commun à tout ce qui porte dans l’ordre des lettres le titre de talent et même celui de génie. Les admirations contemporaines les plus unanimes et les mieux méritées ne peuvent rien contre la résignation la plus humble, comme la plus opiniâtre résistance ne hâte ni ne retarde ce moment inévitable où le grand poëte, le grand écrivain, entre dans la postérité, c’est-à-dire où les générations dont il fut le charme et l’âme, cédant la scène à d’autres, lui-même il passe de la bouche ardente et confuse des hommes à l’indifférence, non pas ingrate, mais respectueuse, qui, le plus souvent, est la dernière consécration des monuments accomplis. Sans doute quelques pèlerins du génie, comme Byron les appelle, viennent encore et jusqu’à la fin se succéderont à l’entour ; mais la société en masse s’est portée ailleurs et fréquente d’autres lieux. Une bien forte part de la gloire de Walter Scott et de Chateaubriand plonge déjà dans l’ombre. Ce sentiment, qui, ainsi que nous le disons, n’est pas sans tristesse, soit qu’on l’éprouve pour soi-même, soit qu’on l’applique à d’autres, nous devons tâcher du moins qu’il nous laisse sans amertume. Il n’a rien, à le bien prendre, qui soit capable d’irriter ou de décourager ; c’est un des mille côtés de la loi universelle. Ne nous y appesantissons jamais que pour combattre en nous l’amour du bruit, l’exagération de notre importance, l’enivrement de nos œuvres. Prémunis par là contre bien des agitations insensées, sachons nous tenir à un calme grave, à une habitude réfléchie et naturelle, qui nous fasse tout goûter selon la mesure, nous permette une justice clairvoyante, dégagée des préoccupations superbes, et, en sauvant nos productions sincères des changeantes saillies du jour et des jargons bigarrés qui passent, nous établisse dans la situation intime la meilleure pour y épancher le plus de ces vérités réelles, de ces beautés simples, de ces sentiments humains bien ménagés, dont, sous des formes plus ou moins neuves et durables, les âges futurs verront se confirmer à chaque épreuve l’éternelle jeunesse.

Cette réflexion nous a été inspirée au sujet de l’abbé Prévost, et nous croyons que c’est une de celles qui, de nos jours, lui viendraient le plus naturellement à lui-même, s’il pouvait se contempler dans le passé ; non pas que, durant le cours de sa longue et laborieuse carrière, il ait jamais positivement obtenu ce quelque chose qui, à un moment déterminé, éclate de la plénitude d’un disque éblouissant, et qu’on appelle la gloire : plutôt que la gloire, il eut de la célébrité diffuse, et posséda les honneurs du talent, sans monter jusqu’au génie. Ce fut pourtant, si l’on parle un instant avec lui la langue vaguement complaisante de Louis XIV, ce fut, à tout prendre, un heureux et facile génie, d’un savoir étendu et lucide, d’une vaste mémoire, inépuisable en œuvres, également propre aux histoires sérieuses et aux amusantes, renommé pour les grâces du style et la vivacité des peintures, et dont les productions, à peine écloses, faisaient, disait-on alors, les délices des cœurs sensibles et des belles imaginations. Ses romans, en effet, avaient un cours prodigieux ; on les contrefaisait de toutes parts, quelquefois on les continuait sous son nom, ce qui est arrivé pour le Cléveland. Les libraires demandaient du l’abbé Prévost, comme précédemment du Saint-Évremond ; lui-même il ne les laissait guère en souffrance, et ses œuvres, y compris le Pour et Contre et l’Histoire générale des Voyages, vont beaucoup au delà de cent volumes. De tous ces estimables travaux, parmi lesquels on compte une bonne part de créations, que reste-t-il dont on se souvienne et qu’on réalise ? Si dans notre jeunesse nous nous sommes trouvés à portée de quelque ancienne bibliothèque de famille, nous avons pu lire Cléveland, le Doyen de Killerine, les Mémoires d’un Homme de qualité, que nous recommandaient nos oncles ou nos pères ; mais, à part une occasion de ce genre, on les estime sur parole, on ne les lit pas. Que si par hasard on les ouvre, on ne va presque jamais jusqu’à la fin, pas plus que pour l’Astrée ou pour Clélie ; la manière en est déjà trop loin de notre goût, et rebute par son développement, au lieu de prendre ; il n’y a que Manon Lescaut qui réussisse toujours dans son accorte négligence, et dont la fraîcheur sans fard soit immortelle. Ce petit chef-d’œuvre échappé en un jour de bonheur à l’abbé Prévost, et sans plus de peine assurément que les innombrables épisodes, à demi réels, à demi inventés, dont il a semé ses écrits, soutient à jamais son nom au-dessus du flux des années, et le classe de pair, en lieu sûr, à côté de l’élite des écrivains et des inventeurs. Heureux ceux qui, comme lui, ont eu un jour, une semaine, un mois dans leur vie, où à la fois leur cœur s’est trouvé plus abondant, leur timbre plus pur, leur regard doué de plus de transparence et de clarté, leur génie plus familier et plus présent ; où un fruit rapide leur est né et a mûri sous cette harmonieuse conjonction de tous les astres intérieurs ; où, en un mot, par une œuvre de dimension quelconque, mais complète, ils se sont élevés d’un jet à l’idéal d’eux-mêmes ! Bernardin de Saint-Pierre dans Paul et Virginie, Benjamin Constant par son Adolphe, ont eu cette bonne fortune, qu’on mérite toujours si on l’obtient, de s’offrir, sous une enveloppe de résumé admirable, au regard sommaire de l’avenir. On commence à croire que, sans cette tour solitaire de René, qui s’en détache et monte dans la nue, l’édifice entier de Châteaubriand se discernerait confusément à distance. L’abbé Prévost, sous cet aspect, n’a rien à envier à tous ces hommes. Avec infiniment moins d’ambition qu’aucun, il a son point sur lequel il est autant hors de ligne : Manon Lescaut subsiste à jamais, et, en dépit des révolutions du goût et des modes sans nombre qui en éclipsent le vrai règne, elle peut garder au fond sur son propre sort cette indifférence folâtre et languissante qu’on lui connaît. Quelques-uns, tout bas, la trouvent un peu faible peut-être et par trop simple de métaphysique et de nuances ; mais quand l’assaisonnement moderne se sera évaporé, quand l’enluminure fatigante aura pâli, cette fille incompréhensible se retrouvera la même, plus fraîche seulement par le contraste. L’écrivain qui nous l’a peinte restera apprécié dans le calme, comme étant arrivé à la profondeur la plus inouïe de la passion par le simple naturel d’un récit, et pour avoir fait de sa plume, en cette circonstance, un emploi cher à certains cœurs dans tous les temps. Il est donc de ceux que l’oubli ne submergera pas, ou qu’il n’atteindra du moins que quand, le goût des choses saines étant épuisé, il n’y aura plus de regret à mourir.

Mais si la postérité s’en tient, dans l’essor de son coup d’œil, à cette brève compréhension d’un homme, à ce relevé rapide d’une œuvre, il y a jusque dans son sein des curiosités plus scrupuleuses et plus patientes qui éprouvent le besoin d’insister davantage, de revenir à la connaissance des portions disparues, et de retrouver épars dans l’ensemble, plus mélangés sans doute, mais aussi plus étalés, la plupart des mérites dont la pièce principale se compose. On veut suivre dans la continuité de son tissu, on veut toucher de la main, en quelque sorte, l’étoffe et la qualité de ce génie dont on a déjà vu le plus brillant échantillon, mais un échantillon, après tout, qui tient étroitement au reste, et n’en est d’ordinaire qu’un accident mieux venu. C’est ce que nous tâchons de faire aujourd’hui pour l’abbé Prévost. Un attrait tout particulier, dès qu’on l’a entrevu, invite à s’informer de lui et à désirer de l’approfondir. Sa physionomie ouverte et bonne, la politesse décente de son langage, laissent transpirer à son insu une sensibilité intérieure profondément tendre, et, sous la généralité de sa morale et la multiplicité de ses récits, il est aisé de saisir les traces personnelles d’une expérience bien douloureuse. Sa vie, en effet, fut pour lui le premier de ses romans et comme la matière de tous les autres. Il naquit, sur la fin du dix-septième siècle, en avril 1697, à Hesdin, dans l’Artois, d’une honnête famille et même noble ; son père était procureur du roi au bailliage. Le jeune Prévost fit ses premières études chez les Jésuites de sa ville natale, et plus tard alla doubler sa rhétorique au collège d’Harcourt à Paris. On le soigna fort, à cause des rares talents qu’il produisit de bonne heure, et les Jésuites l’avaient déjà entraîné au noviciat, lorsqu’un jour (il avait seize ans), les idées de monde l’ayant assailli, il quitta tout pour s’engager en qualité de simple volontaire. La dernière guerre de Louis XIV tirait à sa fin ; les emplois à l’armée étaient devenus très-rares ; mais il avait l’espérance, commune à une infinité de jeunes gens, d’être avancé aux premières occasions ; et, comme lui-même il l’a dit par la suite en réponse à ceux qui calomniaient cette partie de sa vie, « il n’était pas si disgracié du côté de la naissance et de la fortune qu’il ne pût espérer de faire heureusement son chemin. » Las pourtant d’attendre, et la guerre d’ailleurs finissant, il retourna à la Flèche chez les Pères Jésuites, qui le reçurent avec toutes sortes de caresses ; il en fut séduit au point de s’engager presque définitivement dans l’ordre : il composa, en l’honneur de saint François-Xavier, une ode qui ne s’est pas conservée. Mais une nouvelle inconstance le saisit, et, sortant encore une fois de la retraite, il reprit le métier des armes avec plus de distinction, dit-il, et d’agrément, avec quelque grade par conséquent, lieutenance ou autre. Les détails manquent sur cette époque critique de sa vie[1]. On n’a qu’une phrase de lui qui donne suffisamment à penser et qui révèle la teinte et la direction de ses sentiments durant les orages de sa première jeunesse : « Quelques années se passèrent, dit-il (à ce métier des armes) ; vif et sensible au plaisir, j’avouerai, dans les termes de M. de Cambrai, que la sagesse demandait bien des précautions qui m’échappèrent. Je laisse à juger quels devaient être, depuis l’âge de vingt à vingt-cinq ans, le cœur et les sentiments d’un homme qui a composé le Cléveland à trente-cinq ou trente-six. La malheureuse fin d’un engagement trop tendre me conduisit enfin au tombeau : c’est le nom que je donne à l’ordre respectable où j’allai m’ensevelir, et où je demeurai quelque temps si bien mort, que mes parents et mes amis ignorèrent ce que j’étais devenu. » Cet ordre respectable dont il parle, et dans lequel il entra à l’âge de vingt-quatre ans environ, est celui des Bénédictins de la congrégation de Saint-Maur ; il y resta cinq ou six ans dans les pratiques religieuses et dans l’assiduité de l’étude ; nous le verrons plus tard en sortir. Ainsi cette âme passionnée, et par trop maniable aux impressions successives, ne pouvait se fixer à rien : elle était du nombre de ces natures déliées qu’on traverse et qu’on ébranle aisément sans les tenir ; elle avait puisé dans l’ingénuité de son propre fonds et avait développé en elle, par l’excellente éducation qu’elle avait reçue, mille sentiments honnêtes, délicats et pieux, capables, ce semble, à volonté, de l’honorer parmi les hommes ou de la sanctifier dans la retraite, et elle ne savait se résoudre ni à l’un ni à l’autre de ces partis. Elle en essayait continuellement tour à tour ; la fragilité se perpétuait sous les remords ; le monde, ses plaisirs, la variété de ses événements, de ses peintures, la tendresse de ses liaisons, devenaient, au bout de quelques mois d’absence, des tentations irrésistibles pour ce cœur trop tôt sevré, et, d’une autre part, aucun de ces biens ne parvenait à le remplir au moment de la jouissance. Le repentir alors et une sorte d’irritation croissante contre un ennemi toujours victorieux le rejetaient au premier choc dans des partis extrêmes dont l’austérité ne tardait pas à mollir ; et, après une lutte nouvelle, un sens contraire au précédent, il retombait encore de la cellule dans les aventures. On a conservé de lui le fragment d’une lettre écrite à l’un de ses frères au commencement de son entrée chez les Bénédictins : elle se rapporte au temps de son séjour à Saint-Ouen, vers 1721. Il y touche cet état moral de son âme en traits ingénus et suaves qui marquent assez qu’il n’est pas guéri : « Je connais la faiblesse de mon cœur, et je sens de quelle importance il est pour son repos de ne point m’appliquer à des sciences stériles qui le laisseraient dans la sécheresse et dans la langueur ; il faut, si je veux être heureux dans la religion, que je conserve dans toute sa force l’impression de grâce qui m’y a amené ; il faut que je veille sans cesse à éloigner tout ce qui pourrait l’affaiblir. Je n’aperçois que trop tous les jours de quoi je redeviendrais capable si je perdais un moment de vue la grande règle, ou même si je regardais avec la moindre complaisance certaines images qui ne se présentent que trop souvent à mon esprit, et qui n’auraient encore que trop de force pour me séduire, quoiqu’elles soient à demi effacées. Qu’on a de peine, mon cher frère, à reprendre un peu de vigueur quand on s’est fait une habitude de sa faiblesse, et qu’il en coûte à combattre pour la victoire quand on a trouvé longtemps de la douceur à se laisser vaincre ! »

L’idéal de l’abbé Prévost, son rêve dès sa jeunesse, le modèle de félicité vertueuse qu’il se proposait et qu’ajournèrent longtemps pour lui des erreurs trop vives, c’était un mélange d’étude et de monde, de religion et d’honnêtes plaisirs, dont il s’est plu en beaucoup d’occasions à flatter le tableau. Une fois engagé dans des liens indissolubles, il tâcha que toute image trop émouvante et trop propice aux désirs fût soigneusement bannie de ce plan un peu chimérique, où le devoir était la mesure de la volupté. On aime à s’étendre avec lui, en plus d’un endroit des Mémoires d’un homme de qualité et de Cléveland, sur ces promenades méditatives, ces saintes lectures dans la solitude, au milieu des bois et des fontaines, une abbaye toujours dans le fond ; sur ces conversations morales entre amis, qu’Horace et Boileau ont marquées, nous dit-il, comme un des plus beaux traits dont ils composent la vie heureuse. Son christianisme est doux et tempéré, on le voit ; accommodant, mais pur ; c’est un christianisme formel qui ordonne à la fois la pratique de la morale et la croyance des mystères ; d’ailleurs, nullement farouche, fondé sur la grâce et sur l’amour, fleuri d’atticisme, ayant passé par le noviciat des Jésuites et s’en étant dégagé avec candeur, bien qu’avec un souvenir toujours reconnaissant. Gresset, dans plusieurs morceaux de ses épîtres, nous en donnerait quelque idée que Prévost certainement ne désavouerait pas.


Blandus hones, hilarisque tamen cum pondere virtus.


Boileau, plus sévère et aussi humain, Boileau, que je me reproche de n’avoir pas assez loué autrefois sur ce point, non plus que sur quelques autres, a été inspiré de cet esprit de piété solide dans son épitre à l’abbé Renaudot. L’admirable caractère de Tiberge, dans Manon Lescaut, en offre en action toutes les lumières et toutes les vertus réunies. Du milieu des bouleversements de sa jeunesse et des nécessités matérielles qui en furent la suite, Prévost tendit d’un effort constant à cette sagesse pleine d’humilité, et il mérita d’en cueillir les fruits dès l’âge mûr. Il conserva toute sa vie un tendre penchant pour ses premiers maîtres, et les impressions qu’il avait reçues d’eux ne le quittèrent jamais. Il est possible, à la rigueur, que la philosophie, alors commençante, l’ait séduit un moment dans l’intervalle de sa sortie de la Flèche à son entrée chez les Bénédictins, et que le personnage de Cléveland représente quelques souvenirs personnels de cette époque. Mais, au fond, c’était une nature soumise, non raisonneuse, altérée des sources supérieures, encline à la spiritualité, largement crédule à l’invisible ; une intelligence de la famille de Malebranche en métaphysique ; une de ces âmes qui, ainsi qu’il l’a dit de sa Cécile, se portent d’une ardeur étonnante de sentiments vers un objet qui leur est incertain pour elles-mêmes ; qui aspirent au bonheur d’aimer sans bornes et sans mesure, et s’en croient empêchées par les ténèbres des sens et le poids de la chair. Il obéit à un élan de cette voix mystique en entrant chez les Bénédictins : seulement il compta trop sur ses forces, ou peut-être, parce qu’il s’en défiait beaucoup, il se hâta de s’interdire solennellement toute récidive de défaillance. Le sacrifice une fois consommé, la conscience lucide lui revint : « Je reconnus, dit-il, que ce cœur si vif était encore brûlant sous la cendre. La perte de ma liberté m’affligea jusqu’aux larmes. Il était trop tard. Je cherchai ma consolation, durant cinq ou six ans, dans les charmes de l’étude ; mes livres étaient mes amis fidèles, mais ils étaient morts comme moi ! »

L’étude, en effet, qui, suivant sa propre expression, a des douceurs, mais mélancoliques et toujours uniformes ; ce genre d’étude surtout, héritage démembré des Mabillon, austère, interminable, monotone comme une pénitence, sans mélange d’invention et de grâces, pouvait suffire uniquement à la vie d’un dom Marten, non à celle de dom Prévost. Il y était propre toutefois, mais il l’était aussi à trop d’autres matières plus attrayantes. On l’occupa successivement dans les diverses maisons de l’ordre : à Saint-Ouen de Rouen, où il eut une polémique à son avantage avec un jésuite appelé Le Brun ; à l’abbaye du Bec, où, tout en approfondissant la théologie, il fit connaissance d’un grand seigneur retiré de la cour qui lui donna peut-être la pensée de son premier roman ; à Saint-Germer, où il professa les humanités ; à Évreux et aux Blancs-Manteaux de Paris, où il prècha avec une vogue merveilleuse ; enfin, à Saint-Germain-des-Prés, espèce de capitale de l’ordre, où on l’appliqua en dernier lieu au Gallia Christiana, dont un volume presque entier, dit-on, est de lui. Il commença dès lors, selon toute apparence, à rédiger les Mémoires d’un Homme de qualité, et en même temps, par la multitude d’histoires intéressantes qu’il contait à ravir, il faisait le charme des veillées du cloître. Un léger mécontentement, qui n’était qu’un prétexte, mais en réalité ses idées, dont le cours le détournait plus que jamais ailleurs, l’engagèrent à solliciter de Rome sa translation dans une branche moins rigide de l’ordre ; ce fut pour Cluny qu’il s’arrêta. Il obtint sa demande ; le bref devait être fulminé par l’évêque d’Amiens à un jour marqué ; Prévost y comptait, et de grand matin il s’échappa du couvent en laissant pour les supérieurs des lettres où il exposait ses motifs. Par l’effet d’une intrigue qu’il avait ignorée jusqu’au dernier moment, le bref ne fut pas fulminé, et sa position de déserteur devint tellement fausse, qu’il n’y vit d’autre issue qu’une fuite en Hollande. Le général de la congrégation tenta bien une démarche amicale pour lui rouvrir les portes ; mais Prévost, déjà parti, n’en fut pas informé. Ce grand pas une fois fait, il dut en accepter toutes les conséquences. Riche de savoir, rompu à l’étude, propre aux langues, regorgeant en quelque sorte de souvenirs et d’aventures éprouvées ou recueillies qui s’étaient amassées en lui dans le silence, il saisit sa plume facile et courante pour ne la plus abandonner ; et par ses romans, ses compilations, ses traductions, ses journaux, ses histoires, il s’ouvrit rapidement une large place dans le monde littéraire. Sa fuite est de 1727 ou 1728 environ ; il avait trente et un ans, et demeura ainsi hors de France au moins six années, tant en Hollande qu’en Angleterre. Dès les premiers temps de son exil, nous voyons paraître de lui les Mémoires d’un Homme de qualité, un volume traduit de l’Histoire universelle du président de Thou, une Histoire métallique du royaume des Pays-Bas, également traduite. Cléveland vint ensuite, puis Manon et le Pour et Contre, dont la publication, commencée en 1733, ne finit qu’en 1740. Prévost était déjà rentré en France lorsqu’il publia le Doyen de Killerine, en 1735. Comme ceci n’est pas un inventaire exact, ni même un jugement général des nombreux écrits de notre auteur, nous ne nous arrêterons qu’à ceux qui nous aideront à le peindre.

Les Mémoires d’un Homme de qualité nous semblent, sans contredit, et Manon à part, — Manon qui n’en est du reste qu’un charmant épisode par post-scriptum, — nous semblent le plus naturel, le plus franc, le mieux conservé des romans de l’abbé Prévost ; celui où, ne s’étant pas encore blasé sur le romanesque et l’imaginaire, il se tient davantage à ce qu’il a senti en lui ou observé à l’entour. Tandis que, dans ses romans postérieurs, il se perd en des espaces de lieu considérables, et se prend à des personnages d’outre-mer, qu’il affuble de caractères hybrides, et dont la vraisemblance, contestable dès lors, ne supporte pas un coup d’œil aujourd’hui ; dans ses Mémoires, au contraire, il nous retrace en perfection, et sans y songer, les manières et les sentiments de la bonne société vers la fin du règne de Louis XIV. Le côté satirique que préfère Le Sage manque ici tout à fait ; la grossièreté et la licence, qui se faisaient jour à tout instant sous ces beaux dehors, n’y ont aucune place. J’omets toujours Manon et son Paris du temps du système, son Paris de vice et de boue, où toutes les ordures sont entassées, quoique d’occasion seulement, remarquez-le bien, quoique jetées là sans dessein de les faire ressortir, et d’un bout à l’autre éclairées d’un même reflet sentimental. Mais le monde habituel de Prévost, c’est le monde honnête et poli, vu d’un peu loin par un homme qui, après l’avoir certainement pratiqué, l’a regretté beaucoup du fond de la province et des cloîtres ; c’est le monde délicat, galant et plein d’honneur, tel que Louis XIV aurait voulu le fixer, comme Boileau et Racine nous en ont décoré l’idéal ; qui est à portée de la cour, mais qui s’en abstient souvent ; où Montausier a passé, où la régence n’est point parvenue. Prévost tourne en plein ses récits au noble, au sérieux, au pathétique, et s’enchante aisément. Son roman, — oui, son roman, nonobstant la fille de joie et l’escroc que vous en connaissez, — procède en ligne assez directe de l’Astrée, de la Clélie et de ceux de Mme de La Fayette. De composition et d’art dans le cours de son promis ouvrage, non plus que dans les suivants, il n’y en a pas l’ombre ; le marquis raconte ce qui lui est arrivé, à lui, et ce que d’autres lui ont raconté d’eux-mêmes ; tout cela se mêle et se continue à l’aventure ; nulle proportion de plans ; une lumière volontiers égale ; un style délicieux, rapide, distribué au hasard, quoique avec un instinct de goût inaperçu ; enjambant les routes, les intervalles, les préambules, tout ce que nous décririons aujourd’hui ; voyageant par les paysages en carrosse bien roulant et les glaces levées ; sautant, si l’on est à bord d’un vaisseau, sur une infinité de cordages et d’instruments de mer, sans désirer ni savoir en nommer un seul, et, dans son ignorance extraordinaire, s’épanouissant mille fois sur quelques scènes de cœur renouvelées à profusion, et dont les plus touchantes ne sont pas même encadrées. L’ouvrage se partage nettement en deux parts : l’auteur, voyant que la première avait réussi, y rattacha l’autre. Dans cette première, qui est la plus courte, après avoir moralisé au début sur les grandes passions, les avoir distinguées de la pure concupiscence, et s’être efforcé d’y saisir un dessein particulier de la Providence pour des fins inconnues, le marquis raconte les malheurs de son père, les siens propres, ses voyages en Angleterre, en Allemagne, sa captivité en Turquie[2], la mort de sa chère Sélima qu’il y avait épousée et avec laquelle il était venu à Rome. C’est l’inconsolable douleur de cette perte qui lui fait dire avec un accent de conviction naïve bien aussi pénétrant que nos obscurités fastueuses : « Si les pleurs et les soupirs ne peuvent porter le nom de plaisirs, il est vrai néanmoins qu’ils ont une douceur infinie pour une personne mortellement affligée[3] » Jeté par ce désespoir au sein de la religion, dans l’abbaye de…, où il séjourne trois ans, le marquis en est tiré, à force de violences obligeantes, par M. le duc de…, qui le conjure de servir de guide à son fils dans divers voyages. Ils partent donc pour l’Espagne d’abord, puis visitent le Portugal et l’Angleterre, le vieux marquis sous le nom de M. de Renoncour, le jeune sous le titre de marquis de Rosemont. Les conseils du mentor à son élève, son souci continuel et respectueux pour la gloire de cet aimable marquis ; ce qu’il lui recommande et lui permet de lecture, le Télémaque, la Princesse de Clèves ; pourquoi il lui défend la langue espagnole ; son soin que chez un homme de cette qualité, destiné aux grandes affaires du monde, l’étude ne devienne pas une passion comme chez un suppôt d’université ; les éclaircissements qu’il lui donne sur les inclinations des sexes et les bizarreries du cœur, tous ces détails ont dans le roman une saveur inexprimable, qui, pour le sentiment des mœurs et du ton d’alors, fait plus, et à moins de frais, que ne pourraient nos flots de couleur locale. L’amour du marquis pour dona Diana, l’assassinat de cette beauté, et surtout le mariage au lit de mort, sont d’un intérêt qui, dans l’ordre romanesque, répond assez à celui de Bérénice en tragédie. Après le voyage d’Espagne et de Portugal, et durant la traversée pour la Hollande, M. de Renoncour rencontre inopinément dans le vaisseau ses deux neveux, les fils d’Amulem, frère de Sélima ; et cette gracieuse turquerie, jetée au travers de nos gentilshommes français, ne cause qu’autant de surprise qu’il convient. Arrivé à terre, le digne gouverneur rejoint son beau-frère lui-même, et les voilà se racontant leurs destinées mutuelles depuis la séparation. Il y est parlé, entre autres particularités, d’une certaine Oscine, à qui Amulem a offert, sans qu’elle ait accepté, d’être, en l’épousant, une des plus heureuses personnes de l’Asie[4]. Quant à ces fils d’Amulem, à ces neveux de M. de Renoncour, il se trouve que le plus charmant des deux est une nièce qu’on avait déguisée de la sorte pour la sûreté du voyage ; mais le marquis, si triste de la mort de sa Diana, n’a pas pris garde à ce piège innocent, et, à force d’aimer son jeune ami Mémiscès, il devient, sans le savoir, infidèle à la mémoire de ce qu’il a tant pleuré. En général, ces personnages sont oublieux, mobiles, adonnés à leurs impressions et d’un laisser-aller qui par instants fait sourire ; l’amour leur naît subitement, d’un clin d’œil, comme chez des oisifs et des âmes inoccupées : ils ont des songes merveilleux ; ils donnent ou reçoivent des coups d’épée avec une incroyable promptitude ; ils guérissent par des poudres et des huiles secrètes ; ils s’évanouissent et renaissent rapidement à chaque accès de douleur ou de joie. C’est l’espèce du gentilhomme poli de ce temps-là que le romancier nous a quelque peu arrangée à sa manière. Le jeune Rosemont dans le plus haut rang, le chevalier des Grieux jusque dans la dernière abjection, conservent les caractères essentiels de ce type, et le réalisent également sous ses revers les plus opposés. Le premier, malgré ses emportements de passion et deux ou trois meurtres bien involontaires, prélude déjà à tous les honneurs de la vertu d’un Grandisson ; le chevalier, après quelques escroqueries et un assassinat de peu de conséquence, demeure sans contredit le plus prévenant par sa bonne mine et le plus honnête des infortunés. La démarcation entre les deux marquis, entre le marquis simple homme de qualité et le marquis fils de duc, est tranchée fidèlement ; la prérogative ducale reluit dans toute la splendeur du préjugé. L’embarras du bon M. de Renoncour, quand son élève veut épouser sa nièce ; les représentations qu’il adresse à la pauvre enfant en lui disant du jeune homme : Avez-vous oublié ce qu’il est né ? son recours en désespoir de cause au père du marquis, au noble duc, qui reçoit l’affaire comme si elle lui semblait par trop impossible, et l’effleure avec une légèreté de grand ton qui serait à nos yeux le suprême de l’impertinence ; ces traits-là, que l’âge a rendus piquants, ne coûtaient rien à l’abbé Prévost, et n’empruntaient aucune intention de malice sous sa plume indulgente. Il en faut dire autant de l’inclination du vieux marquis pour la belle mylady R… Prévost n’a voulu que rendre son héros perplexe et intéressant ; le comique s’y est glissé à son insu, mais un comique délicat à saisir, tempéré d’aménité, que le respect domine, que l’attendrissement fait taire, et comme il s’en mêle, dans Goldsmith, au personnage excellent de Primerose.

J’aime beaucoup moins le Cléveland que les Mémoires d’un Homme de qualité : dans le temps on avait peut-être un autre avis ; aujourd’hui les invraisemblances et les chimères en rendent la lecture presque aussi fade que celle d’Amadis. Nous ne pouvons revenir à cette géographie fabuleuse, à cette nature de Pyrame et Thisbé, vaguement remplie de rochers, de grottes et de sauvages. Ce qui reste beau, ce sont les raisonnements philosophiques d’une haute mélancolie que se font en plusieurs endroits Cléveland et le comte de Clarendon. L’examen à peu près psychologique auquel s’applique le héros, au début du livre sixième, nous montre la droiture lumineuse, l’élévation sereine des idées, compatibles avec les conséquences pratiques les plus arides et les plus amères. L’impuissance de la philosophie solitaire en face des maux réels y est vivement mise à nu, et la tentative de suicide, par où finit Cléveland, exprime pour nous et conclut visiblement cette moralité plus profonde, j’ose l’assurer, qu’elle n’a dû alors le sembler à son auteur. Quant au Doyen de Killerine, le dernier en date des trois grands romans de Prévost, c’est une lecture qui, bien qu’elle languisse parfois et se prolonge sans discrétion, reste en somme infiniment agréable, si l’on y met un peu de complaisance. Ce bon doyen de Killerine, passablement ridicule à la manière d’Abraham Adams, avec ses deux bosses, ses jambes crochues et sa verrue au front, tuteur cordial et embarrassé de ses frères et de sa jolie sœur, me fait l’effet d’une poule qui, par mégarde, a couvé de petits canards ; il est sans cesse occupé d’aller de Dublin à Paris, pour ramener l’un ou l’autre qui s’écarte et se lance sur le grand étang du monde. Ce genre de vie, auquel il est si peu propre, l’engage au milieu des situations les plus amusantes pour nous, sinon pour lui, comme dans cette scène de boudoir où la coquette essaye de le séduire, ou bien lorsque, remplissant un rôle de femme dans un rendez-vous de nuit, il reçoit, à son corps défendant, les baisers passionnés de l’amant qui n’y voit goutte. L’abbé Desfontaines, dans ses Observations sur les Écrits modernes parmi de justes critiques du plan et des invraisemblances de cet ouvrage, s’est montré de trop sévère humeur contre l’excellent doyen, en le traitant de personnage plat et d’homme aussi insupportable au lecteur qu’à sa famille. Pour sa famille, je ne répondrais pas qu’il l’amusât constamment ; mais nous, qui ne sommes pas amoureux, le moyen de lui en vouloir quand il nous dit : « Je lui prouvai par un raisonnement sans réplique que ce qu’il nommait amour invincible, constance inviolable, fidélité nécessaire, étaient autant de chimères que la religion et l’ordre même de la nature ne connaissaient pas dans un sens si badin ? » Malgré les démonstrations du doyen, les passions de tous ces jolis couples allaient toujours et se compliquaient follement ; l’aimable Rose, dans sa logique de cœur, ne soutenait pas moins à son frère Patrice qu’en dépit du sort qui le séparait de son amante, ils étaient, lui et elle, dignes d’envie, et que des peines causées par la fidélité et la tendresse méritaient le nom du plus charmant bonheur. Au reste, le Doyen de Killerine est peut-être de tous les romans de Prévost celui où se décèle le mieux sa manière de faire un livre. Il ne compose pas avec une idée ni suivant un but ; il se laisse porter à des événements qui s’entremêlent selon l’occurrence, et aux divers sentiments qui, là-dessus, serpentent comme les rivières aux contours des vallées. Chez lui, le plan des surfaces décide tout ; un flot pousse l’autre ; le phénomène domine : rien n’est conçu par masse, rien n’est assis ni organisé.

Le Pour et Contre, « ouvrage périodique d’un goût nouveau, dans lequel on s’explique librement sur ce qui peut intéresser la curiosité du public en matière de sciences, d’arts, de livres, etc., etc., sans prendre aucun parti et sans offenser personne, » demeura consciencieusement fidèle à son titre. Il ressemble pour la forme aux journaux anglais d’Addisson, de Steele, de Johnson, avec moins de fini et de soigné, mais bien du sens, de l’instruction solide et de la candeur. Quelques numéros du plagiaire Desfontaines et de Lefebvre de Saint-Marc, continuateur de Prévost, ne doivent pas être mis sur son compte. La littérature anglaise y est jugée fort au long dans la personne des plus célèbres écrivains ; on y lit des notices détaillées sur Roscommon, Rochester, Dennys, Wycherley, Savage ; des analyses intelligentes et copieuses de Shakspeare ; une traduction du Marc-Antoine de Dryden, et d’une comédie de Steele. Prévost avait étudié sur les lieux et admirait sans réserve l’Angleterre, ses mœurs, sa politique, ses femmes et son théâtre. Les ouvrages, alors récents, de Le Sage, de Mme de Tencin, de Crébillon fils, de Marivaux, sont critiqués par leur rival, à mesure qu’ils paraissent, avec une sûreté de goût qui repose toujours sur un fonds de bienveillance ; on sent quelle préférence secrète il accordait aux anciens, à d’Urfé, même à Mlle de Scudéry, et quel regret il nourrissait de ces romans étendus, de ces composés enchanteurs ; mais il n’y a trace nulle part de susceptibilité littéraire ni de jalousie de métier. Il ne craint pas même à l’occasion, générosité que l’on aura peine à croire ! de citer avantageusement, par leur nom, les journaux ses confrères, le Mercure de France et le Verdun. En retour, quand Prévost a eu à parler de lui-même et de ses propres livres, il l’a fait de bonne grâce, et ne s’est pas chicané sur les éloges. Je trouve, dans le nombre 36, tome iii, un compte rendu de Manon Lescaut, qui se termine ainsi : « … Quel art n’a-t-il pas fallu pour intéresser le lecteur et lui inspirer de la compassion par rapport aux funestes disgrâces qui arrivent à cette fille corrompue !… Au reste, le caractère de Tiberge, ami du chevalier, est admirable… Je ne dis rien du style de cet ouvrage : il n’y a ni jargon, ni affectation, ni réflexions sophistiques ; c’est la nature même qui écrit. Qu’un auteur empesé et fardé paraît fade en comparaison ! Celui-ci ne court point après l’esprit, ou plutôt après ce qu’on appelle ainsi. Ce n’est point un style laconiquement constipé, mais un style coulant, plein et expressif. Ce n’est partout que peintures et sentiments, mais des peintures vraies et des sentiments naturels[5]. » Une ou deux fois, Prévost fut appelé sur le terrain de la défense personnelle, et il s’en tira toujours avec dignité et mesure. Attaqué par un Jésuite du Journal de Trévoux au sujet d’un article sur Ramsay, il répliqua si décemment, que les Jésuites sentirent leur tort et désavouèrent cette première sortie. Il releva avec plus de verdeur les calomnies de l’abbé Lenglet-Dufresnoy ; mais sa justification morale l’exigeait, et on doit à cette nécessité heureuse quelques-unes des explications dont nous avons fait usage sur les événements de sa vie. Ce que nous n’avons pas mentionné encore, et ce qui résulte, quoique plus vaguement, du même passage, c’est que, depuis son séjour en Hollande, Prévost n’avait pas été guéri de cette inclination à la tendresse d’où tant de souffrances lui étaient venues. Sa figure, dit-on, et ses agréments avaient touché une demoiselle protestante d’une haute naissance qui voulait l’épouser. Pour se soustraire à cette passion indiscrète, ajoute son biographe de 1764, Prévost passa en Angleterre ; mais, comme il emmena avec lui la demoiselle amoureuse, on a droit de conjecturer qu’il ne se défendait qu’à demi contre une si furieuse passion. Lenglet l’avait brutalement accusé de s’être laissé enlever par une belle : Prévost répondit que de tels enlèvements n’allaient qu’aux Médor et aux Renaud, et il exposa, en manière de réfutation, le portrait suivant tracé de lui par lui-même : « Ce Médor, si chéri des belles, est un homme de trente-sept à trente-huit ans, qui porte sur son visage et dans son humeur les traces de ses anciens chagrins ; qui passe quelquefois des semaines entières dans son cabinet, et qui emploie tous les jours sept ou huit heures à l’étude ; qui cherche rarement les occasions de se réjouir, qui résiste même à celles qui lui sont offertes, et qui préfère une heure d’entretien avec un ami de bon sens à tout ce qu’on appelle plaisirs du monde et passe-temps agréables : civil, d’ailleurs, par l’effet d’une excellente éducation, mais peu galant ; d’une humeur douce, mais mélancolique ; sobre enfin et réglé dans sa conduite. Je me suis peint fidèlement, sans examiner si ce portrait flatte mon amour-propre ou s’il le blesse. »

Le Pour et Contre nous offre aussi une foule d’anecdotes du jour, de faits singuliers, véritables ébauches et matériaux de romans ; l’histoire de dona Maria et la vie du duc de Riperda sont les plus remarquables. Un savant Anglais, M. Hooker, s’était plu, dans un journal de son pays, à développer une comparaison ingénieuse de l’antique retraite de Cassiodore avec l’Arcadie de Philippe Sydney et le pays de Forêts au temps de Céladon. Cassiodore, déjà vieux, comme on sait, et dégoûté de la cour par la disgrâce de Boëce, se retira au monastère de Viviers, qu’il avait bâti dans une de ses terres, et s’y livra avec ses religieux à l’étude des anciens manuscrits, surtout à celle des saintes lettres, à la culture de la terre et à l’exercice de la piété. Prévost s’étend avec complaisance sur les douceurs de cette vie commune et diverse ; c’est évidemment son idéal qu’il retrouve dans ce monastère de Cassiodore ; c’est son Saint-Germain-des-Prés, son la Flèche, mais avec bien autrement de soleil, d’aisance et d’agrément. Et quant à la ressemblance avec l’Arcadie et le pays de Céladon, que l’écrivain anglais signale avec quelque malice, lui, il ne s’en effarouche aucunement ; car il est persuadé, dit-il, « que dans l’Arcadie et dans le pays de Forêts, avec des principes de justice et de charité tels que la fiction les y représente, et des mœurs aussi pures qu’on les suppose aux habitants, il ne leur manquait que les idées de religion plus justes pour en faire des gens très-agréables au ciel[6]. »

Après six années d’exil environ, Prévost eut la permission de rentrer en France sous l’habit ecclésiastique séculier. Le cardinal de Bissy, qui l’avait connu à Saint-Germain, et le prince de Conti le protégèrent efficacement ; ce dernier le nomma son aumônier. Ainsi rétabli dans la vie paisible, et désormais au-dessus du besoin, Prévost, jeune encore, partagea son temps entre la composition de nombreux ouvrages et les soins de la société brillante où il se délassait. Le travail d’écrire lui était devenu si familier, que ce n’en était plus un pour lui : il pouvait à la fois laisser courir sa plume et suivre une conversation. Nous devons dire que les écrits volumineux dont est remplie la dernière moitié de sa carrière se ressentent de cette facilité extrême dégénérée en habitude. Que ce soit une compilation, un roman, une traduction de Richardson, de Hume ou de Cicéron, qu’il entreprenne ; que ce soit une Histoire de Guillaume le Conquérant ou une Histoire des Voyages, c’est le même style agréable, mais fluidement monotone, qui court toujours et trop vite pour se teindre de la variété des sujets. Toute différence s’efface, toute inégalité se nivelle, tout relief se polit et se fond dans cette veine rapide d’une invariable élégance. Nous ne signalerons, entre les productions dernières de sa prolixité, que l’Histoire d’une Grecque moderne, joli roman dont l’idée est aussi délicate qu’indéterminée. Une jeune Grecque d’abord vouée au sérail, puis rachetée par un seigneur français qui en voulait faire sa maîtresse, résistant à l’amour de son libérateur, et n’étant peut-être pas aussi insensible pour d’autres que pour lui ; ce peut-être surtout, adroitement ménagé, que rien ne tranche, que la démonstration environne, effleure à tout moment et ne parvient jamais à saisir ; il y avait là matière à une œuvre charmante et subtile, dans le goût de Crébillon fils : celle de Prévost, quoique gracieuse, est un peu trop exécutée au hasard[7]. Prévost vivait ainsi, heureux d’une étude facile, d’un monde choisi et du calme des sens, quand un léger service de correction de feuilles rendu à un chroniqueur satirique le compromit sans qu’il y eût songé, et l’envoya encore faire un tour à Bruxelles. Cette disgrâce inattendue fut de courte durée et ne lui valut que de nouveaux protecteurs. À son retour, il reprit sa place chez le prince de Conti, qui l’occupa aux matériaux de l’histoire de sa maison ; et le chancelier d’Aguesseau, de son côté, le chargea de rédiger l’Histoire générale des Voyages[8]. Son désintéressement au milieu de ces sources de faveur et même de richesse ne se démentit pas ; il se refusait aux combinaisons qui lui eussent été le plus fructueuses ; il abandonnait les profits à son libraire, avec qui on a remarqué (je le crois bien !) qu’il vécut toujours en très-bonne intelligence. Je crains même que, comme quelques gens de lettres trop faciles et abandonnés, il ne se soit mis à la merci du spéculateur. Pour lui, disait-il, un jardin, une vache et deux poules lui suffisaient[9]. Une petite maison qu’il avait achetée à Saint-Firmin, près de Chantilly, était sa perspective d’avenir ici-bas, l’horizon borné et riant auquel il méditait de confiner sa vieillesse. Il s’y rendait un jour seul, par la forêt (23 novembre 1763), quand une soudaine attaque d’apoplexie l’étendit à terre sans connaissance. Des paysans survinrent ; on le porta au prochain village, et, le croyant mort, un chirurgien ignorant procéda sur l’heure à l’ouverture. Prévost, réveillé par le scalpel, ne recouvra le sentiment que pour expirer dans d’affreuses douleurs. On trouva chez lui un petit papier, écrit de sa main, qui contenait ces mots :

Trois ouvrages qui m’occuperont le reste de mes jours dans ma retraite :

1o L’un de raisonnement : — La religion prouvée par ce qu’il y a de plus certain dans les connaissances humaines ; méthode historique et philosophique qui entraîne la ruine des objections ;

2o L’autre historique : — Histoire de la conduite de Dieu pour le soutien de la foi depuis l’origine du christianisme ;

3o Le troisième de morale : — L’esprit de la religion dans l’ordre de la société.

Ainsi se termina, par une catastrophe digne du Cléveland, cette vie romanesque et agitée. Prévost appartient en littérature à la génération pâlissante, mais noble encore, qui suivit immédiatement et acheva l’époque de Louis XIV. C’est un écrivain du dix-septième siècle dans le dix-huitième ; un l’abbé Fleury dans le roman ; c’est le contemporain de Le Sage, de Racine fils, de Mme de Lambert, du chancelier d’Aguesseau ; celui de Desfontaines et de Lenglet-Dufresnoy en critique. De peintres et de sculpteurs, cette génération n’en compte guère et ne s’en inquiète pas ; pour tout musicien, elle a le mélodieux Rameau. Du fond de ce déclin paisible, Prévost se détache plus vivement qu’aucun autre. Antérieur par sa manière au règne de l’analyse et de la philosophie, il ne copie pourtant pas, en l’affaiblissant, quelque genre illustré par un formidable prédécesseur ; son genre est une invention aussi originale que naturelle ; et, dans cet entre-deux de groupes imposants de l’un et de l’autre siècle, la gloire qu’il se développe ne rappelle que lui. Il ressuscite avec ampleur, après Louis XIV, après cette précieuse élaboration de goût et de sentiments, ce que d’Urfé et Mlle de Scudéry avaient prématurément déployé ; et, bien que chez lui il se mêle encore trop de convention, de fadeur et de chimère, il atteint souvent et fait pénétrer aux routes secrètes de la vraie nature humaine ; il tient dans la série des peintres du cœur et des moralistes aimables une place d’où il ne pourrait disparaître sans qu’on aperçût un grand vide.


Sainte-Beuve.


AVIS DE L’AUTEUR




Quoique j’eusse pu faire entrer dans mes Mémoires les aventures du chevalier des Grieux, il m’a semblé que, n’y ayant point un rapport nécessaire, le lecteur trouverait plus de satisfaction à les voir séparément. Un récit de cette longueur aurait interrompu trop longtemps le fil de ma propre histoire. Tout éloigné que je suis de prétendre à la qualité d’écrivain exact, je n’ignore point qu’une narration doit être déchargée des circonstances qui la rendraient pesante et embarrassée ; c’est le précepte d’Horace :

Ut jam nunc dicat jam nunc debentia dici,
Pleraque differat, ac praesens in tempus omittat.

Il n’est pas même besoin d’une si grave autorité pour prouver une vérité si simple ; car le bon sens est la première source de cette règle.

Si le public a trouvé quelque chose d’agréable et d’intéressant dans l’histoire de ma vie, j’ose lui promettre qu’il ne sera pas moins satisfait de cette addition. Il verra dans la conduite de M. des Grieux un exemple terrible de la force des passions. J’ai à peindre un jeune aveugle qui refuse d’être heureux pour se précipiter volontairement dans les dernières infortunes ; qui, avec toutes les qualités dont se forme le plus brillant mérite, préfère par choix une vie obscure et vagabonde à tous les avantages de la fortune et de la nature ; qui prévoit ses malheurs sans vouloir les éviter ; qui les sent et qui en est accablé sans profiter des remèdes qu’on lui offre sans cesse, et qui peuvent à tous moments les finir ; enfin un caractère ambigu, un mélange de vertus et de vices, un contraste perpétuel de bons sentiments et d’actions mauvaises : tel est le fond du tableau que je présente. Les personnes de bon sens ne regarderont point un ouvrage de cette nature comme un travail inutile. Outre le plaisir d’une lecture agréable, on y trouvera peu d’événements qui ne puissent servir à l’instruction des mœurs ; et c’est rendre, à mon avis, un service considérable au public que de l’instruire en l’amusant.

On ne peut réfléchir sur les préceptes de la morale sans être étonné de les voir tout à la fois estimés et négligés ; et l’on se demande la raison de cette bizarrerie du cœur humain, qui lui fait goûter des idées de bien et de perfection dont il s’éloigne dans la pratique. Si les personnes d’un certain ordre d’esprit et de politesse veulent examiner quelle est la matière la plus commune de leurs conversations, ou même de leurs rêveries solitaires, il leur sera aisé de remarquer qu’elles tournent presque toujours sur quelques considérations morales. Les plus doux moments de leur vie sont ceux qu’ils passent, ou seuls ou avec un ami, à s’entretenir à cœur ouvert des charmes de la vertu, des douceurs de l’amitié, des moyens d’arriver au bonheur, des faiblesses de la nature qui nous en éloignent, et des remèdes qui peuvent les guérir. Horace et Boileau marquent cet entretien comme un des plus beaux traits dont ils composent l’image d’une vie heureuse. Comment arrive-t-il donc qu’on tombe si facilement de ces hautes spéculations, et qu’on se retrouve sitôt au niveau du commun des hommes ? Je suis trompé, si la raison que je vais en apporter n’explique pas bien cette contradiction de nos idées et de notre conduite : c’est que tous les préceptes de la morale n’étant que des principes vagues et généraux, il est très-difficile d’en faire une application particulière au détail des mœurs et des actions.

Mettons la chose dans un exemple : les âmes bien nées sentent que la douceur et l’humanité sont des vertus aimables, et sont portées d’inclination à les pratiquer ; mais sont-elles au moment de l’exercice, elles demeurent souvent suspendues. En est-ce réellement l’occasion ? sait-on bien qu’elle en doit être la mesure ? ne se trompe-t-on point sur l’objet ?

Cent difficultés arrêtent : on craint de devenir dupe en voulant être bienfaisant et libéral ; de passer pour faible en paraissant trop tendre et trop sensible ; en un mot, d’excéder ou de ne pas remplir assez des devoirs qui sont renfermés d’une manière trop obscure dans les notions générales d’humanité et de douceur. Dans cette incertitude, il n’y a que l’expérience ou l’exemple qui puisse déterminer raisonnablement le penchant du cœur. Or l’expérience n’est point un avantage qu’il soit libre à tout le monde de se donner ; elle dépend des situations différentes où l’on se trouve placé par la fortune. Il ne reste donc que l’exemple qui puisse servir de règle à quantité de personnes dans l’exercice de la vertu.

C’est précisément pour cette sorte de lecteurs que des ouvrages tels que celui-ci peuvent être d’une extrême utilité, du moins lorsqu’ils sont écrits par une personne d’honneur et de bon sens. Chaque fait qu’on y rapporte est un degré de lumière, une instruction qui supplée à l’expérience ; chaque aventure est un modèle d’après lequel on peut se former ; il n’y manque que d’être ajusté aux circonstances où l’on se trouve. L’ouvrage entier est un traité de morale réduit agréablement en exercices.

Un lecteur sévère s’offensera peut-être de me voir reprendre la plume à mon âge pour écrire des aventures de fortune et d’amour : mais si la réflexion que je viens de faire est solide, elle me justifie ; si elle est fausse, mon erreur sera mon excuse.




PREMIÈRE PARTIE.



Je suis obligé de faire remonter mon lecteur au temps de ma vie où je rencontrai pour la première fois le chevalier des Grieux. Ce fut environ six mois avant mon départ pour l’Espagne. Quoique je sortisse rarement de ma solitude, la complaisance que j’avais pour ma fille m’engageait quelquefois à divers petits voyages, que j’abrégeais autant qu’il m’était possible.

Je revenais un jour de Rouen, où elle m’avait prié d’aller solliciter une affaire au parlement de Normandie, pour la succession de quelques terres auxquelles je lui avais laissé des prétentions du côté de mon grand-père maternel. Ayant repris mon chemin par Évreux, où je couchai la première nuit, j’arrivai le lendemain pour dîner à Passy, qui en est éloigné de cinq ou six lieues. Je fus surpris, en entrant dans ce bourg, d’y voir tous les habitants en alarme. Ils se précipitaient de leurs maisons pour courir en foule à la porte d’une mauvaise hôtellerie, devant laquelle étaient deux chariots couverts. Les chevaux qui étaient encore attelés, et qui paraissaient fumants de fatigue et de chaleur, marquaient que ces deux voitures ne faisaient que d’arriver.

Je m’arrêtai un moment pour m’informer d’où venait le tumulte, mais je tirai peu d’éclaircissement d’une populace curieuse, qui ne faisait nulle attention à mes demandes, et qui s’avançait toujours vers l’hôtellerie en se poussant avec beaucoup de confusion. Enfin un archer, revêtu d’une bandoulière et le mousquet sur l’épaule, ayant paru à la porte, je lui fis signe de la main de venir à moi. Je le priai de m’apprendre le sujet de ce désordre. « Ce n’est rien, monsieur, me dit-il ; c’est une douzaine de filles de joie que je conduis, avec mes compagnons, jusqu’au Havre-de-Grâce, où nous les ferons embarquer pour l’Amérique. Il y en a quelques-unes de jolies, et c’est apparemment ce qui excite la curiosité de ces bons paysans. »

J’aurais passé après cette explication, si je n’eusse été arrêté par les exclamations d’une vieille femme qui sortait de l’hôtellerie en joignant les mains, et criant que c’était une chose barbare, une chose qui faisait horreur et compassion. « De quoi s’agit-il donc ? lui dis-je. — Ah ! monsieur, entrez, répondit-elle, et voyez si ce spectacle n’est pas capable de fendre le cœur. » La curiosité me fit descendre de mon cheval, que je laissai à mon palefrenier. J’entrai avec peine, en perçant la foule, et je vis en effet quelque chose d’assez touchant.

Parmi les douze filles, qui étaient enchaînées six à six par le milieu du corps, il y en avait une dont l’air et la figure étaient si peu conformes à sa condition, qu’en tout autre état je l’eusse prise pour une personne du premier rang. Sa tristesse et la saleté de son linge et de ses habits l’enlaidissaient si peu, que sa vue m’inspira du respect et de la pitié. Elle tâchait néanmoins de se tourner, autant que sa chaîne pouvait le permettre, pour dérober son visage aux yeux des spectateurs. L’effort qu’elle faisait pour se cacher était si naturel, qu’il paraissait venir d’un sentiment de modestie.

Comme les six gardes qui accompagnaient cette malheureuse bande étaient aussi dans la chambre, je pris le chef en particulier, et je lui demandai quelques lumières sur le sort de cette belle fille. Il ne put m’en donner que de fort générales. « Nous l’avons tirée de l’hôpital, me dit-il, par ordre de M. le lieutenant général de police. Il n’y a pas d’apparence qu’elle y eût été renfermée pour ses bonnes actions. Je l’ai interrogée plusieurs fois sur la route ; elle s’obstine à ne me rien répondre. Mais, quoique je n’aie pas reçu ordre de la ménager plus que les autres, je ne laisse pas d’avoir quelques égards pour elle, parce qu’il me semble qu’elle vaut un peu mieux que ses compagnes. Voilà un jeune homme, ajouta l’archer, qui pourrait vous instruire mieux que moi sur la cause de sa disgrâce. Il l’a suivie depuis Paris, sans cesser presque un moment de pleurer. Il faut que ce soit son frère ou son amant. »

Je me tournai vers le coin de la chambre où ce jeune homme était assis. Il paraissait enseveli dans une rêverie profonde. Je n’ai jamais vu de plus vive image de la douleur. Il était mis fort simplement ; mais on distinguait au premier coup d’œil un homme qui a de la naissance et de l’éducation. Je m’approchai de lui. Il se leva, et je découvris dans ses yeux, dans sa figure et dans tous ses mouvements, un air si fin et si noble, que je me sentis porté naturellement à lui vouloir du bien. « Que je ne vous trouble point, lui dis-je en m’asseyant près de lui. Voulez-vous bien satisfaire la curiosité que j’ai de connaître cette belle personne qui ne me paraît point faite pour le triste état où je la vois ? »

Il me répondit honnêtement qu’il ne pouvait m’apprendre qui elle était sans se faire connaître lui-même, et qu’il avait de fortes raisons pour souhaiter de demeurer inconnu. « Je puis vous dire néanmoins ce que ces misérables n’ignorent point, continua-t-il en montrant les archers ; c’est que je l’aime avec une passion si violente qu’elle me rend le plus infortuné de tous les hommes. J’ai tout employé, à Paris, pour obtenir sa liberté. Les sollicitations, l’adresse et la force m’ont été inutiles ; j’ai pris le parti de la suivre, dût-elle aller au bout du monde. Je m’embarquerai avec elle. Je passerai en Amérique.

» Mais, ce qui est de la dernière inhumanité, ces lâches coquins, ajouta-t-il en parlant des archers, ne veulent pas me permettre d’approcher d’elle. Mon dessein était de les attaquer ouvertement à quelques lieues de Paris. Je m’étais associé quatre hommes qui m’avaient promis leurs secours pour une somme considérable. Les traîtres m’ont laissé seul aux mains, et sont partis avec mon argent. L’impossibilité de réussir par la force m’a fait mettre les armes bas. J’ai proposé aux archers de me permettre du moins de les suivre, en leur offrant de les récompenser. Le désir du gain les y a fait consentir. Ils ont voulu être payés chaque fois qu’ils m’ont accordé la liberté de parler à ma maîtresse. Ma bourse s’est épuisée en peu de temps ; et maintenant que je suis sans un sou, ils ont la barbarie de me repousser brutalement lorsque je fais un pas vers elle. Il n’y a qu’un instant qu’ayant osé m’en approcher malgré leurs menaces, ils ont eu l’insolence de lever contre moi le bout du fusil. Je suis obligé, pour satisfaire leur avarice et pour me mettre en état de continuer la route à pied, de vendre ici un mauvais cheval qui m’a servi jusqu’à présent de monture. »

Quoiqu’il parût faire assez tranquillement ce récit, il laissa tomber quelques larmes en le finissant. Cette aventure me parut des plus extraordinaires et des plus touchantes. « Je ne vous presse pas, lui dis-je, de me découvrir le secret de vos affaires ; mais si je puis vous être utile à quelque chose, je m’offre volontiers à vous rendre service. — Hélas ! reprit-il, je ne vois pas le moindre jour à l’espérance. Il faut que je me soumette à toute la rigueur de mon sort. J’irai en Amérique. J’y serai du moins libre avec ce que j’aime. J’ai écrit à un de mes amis, qui me fera tenir quelques secours au Havre-de-Grâce. Je ne suis embarrassé que pour m’y conduire et pour procurer à cette pauvre créature, ajouta-t-il en regardant tristement sa maîtresse, quelque soulagement sur la route. — Eh bien ! lui dis-je, je vais finir votre embarras. Voici quelque argent que je vous prie d’accepter. Je suis fâché de ne pouvoir vous servir autrement. »

Je lui donnai quatre louis d’or sans que les gardes s’en aperçussent ; car je jugeais bien que s’ils lui savaient cette somme ils lui vendraient plus chèrement leurs secours. Il me vint même à l’esprit de faire marché avec eux pour obtenir au jeune amant la liberté de parler continuellement à sa maîtresse jusqu’au Havre. Je fis signe au chef de s’approcher, et je lui en fis la proposition. Il en parut honteux, malgré son effronterie. « Ce n’est pas, monsieur, répondit-il d’un air embarrassé, que nous refusions de le laisser parler à cette fille ; mais il voudrait être sans cesse auprès d’elle : cela nous est incommode ; il est bien juste qu’il paye pour l’incommodité. — Voyons donc, lui dis-je, ce qu’il faudrait pour vous empêcher de la sentir. » Il eut l’audace de me demander deux louis. Je les lui donnai sur-le-champ.

« Mais prenez garde, lui dis-je, qu’il ne vous échappe quelque friponnerie ; car je vais laisser mon adresse à ce jeune homme, afin qu’il puisse m’en informer, et comptez que j’aurai le pouvoir de vous faire punir. » Il m’en coûta six louis d’or.

La bonne grâce et la vive reconnaissance avec laquelle ce jeune inconnu me remercia achevèrent de me persuader qu’il était né quelque chose, et qu’il méritait ma libéralité. Je dis quelques mots à sa maîtresse avant que de sortir. Elle me répondit avec une modestie si douce et si charmante, que je ne pus m’empêcher de faire en sortant mille réflexions sur le caractère incompréhensible des femmes.

Étant retourné à ma solitude, je ne fus point informé de la suite de cette aventure. Il se passa près de deux ans, qui me la firent oublier tout à fait, jusqu’à ce que le hasard me fît renaître l’occasion d’en apprendre à fond toutes les circonstances.

J’arrivais de Londres à Calais avec le marquis de ***, mon élève. Nous logeâmes, si je m’en souviens bien, au Lion-d’Or, où quelques raisons nous obligèrent de passer le jour entier et la nuit suivante. En marchant l’après-midi dans les rues, je crus apercevoir ce même jeune homme dont j’avais fait la rencontre à Passy. Il était en fort mauvais équipage, et beaucoup plus pâle que je ne l’avais vu la première fois. Il portait sous le bras un vieux porte-manteau, ne faisant que d’arriver dans la ville. Cependant, comme il avait la physionomie trop belle pour n’être pas reconnu facilement, je le remis aussitôt. « Il faut, dis-je au marquis, que nous abordions ce jeune homme. »

Sa joie fut plus vive que toute expression, lorsqu’il m’eut remis à son tour. « Ah ! monsieur, s’écria-t-il en me baisant la main, je puis donc encore une fois vous marquer mon immortelle reconnaissance ! » Je lui demandai d’où il venait. Il me répondit qu’il arrivait, par mer, du Havre-de-Grâce, où il était revenu de l’Amérique peu auparavant. « Vous ne me paraissez pas fort bien en argent, lui dis-je ; allez-vous-en au Lion d’Or, où je suis logé, je vous rejoindrai dans un moment. »

J’y retournai en effet, plein d’impatience d’apprendre le détail de son infortune et les circonstances de son voyage d’Amérique. Je lui fis mille caresses, et j’ordonnai qu’on ne le laissât manquer de rien. Il n’attendit point que je le pressasse de me raconter l’histoire de sa vie. « Monsieur, me dit-il, vous en usez si noblement avec moi, que je me reprocherais comme une basse ingratitude d’avoir quelque chose de réservé pour vous. Je veux vous apprendre non-seulement mes malheurs et mes peines, mais encore mes désordres et mes plus honteuses faiblesses : je suis sûr qu’en me condamnant, vous ne pourrez pas vous empêcher de me plaindre ! »

Je dois avertir ici le lecteur que j’écrivis son histoire presque aussitôt après l’avoir entendue, et qu’on peut s’assurer, par conséquent, que rien n’est plus exact et plus fidèle que cette narration. Je dis fidèle jusque dans la relation des réflexions et des sentiments que le jeune aventurier exprimait de la meilleure grâce du monde.

Voici donc son récit, auquel je ne mêlerai, jusqu’à la fin, rien qui ne soit de lui.

J’avais dix-sept ans, et j’achevais mes études de philosophie à Amiens, où mes parents, qui sont d’une des meilleures maisons de P***, m’avaient envoyé. Je menais une vie si sage et si réglée, que mes maîtres me proposaient pour l’exemple du collège : non que je fisse des efforts extraordinaires pour mériter cet éloge ; mais j’ai l’humeur naturellement douce et tranquille ; je m’appliquais à l’étude par inclination, et l’on me comptait pour des vertus quelques marques d’aversion naturelle pour le vice. Ma naissance, le succès de mes études et quelques agréments extérieurs m’avaient fait connaître et estimer de tous les honnêtes gens de la ville.

J’achevai mes exercices publics avec une approbation si générale, que M. l’évêque, qui y assistait, me proposa d’entrer dans l’état ecclésiastique, où je ne manquerais pas, disait-il, de m’attirer plus de distinction que dans l’ordre de Malte, auquel mes parents me destinaient. Ils me faisaient déjà porter la croix, avec le nom de chevalier des Grieux. Les vacances arrivant, je me préparais à retourner chez mon père, qui m’avait promis de m’envoyer bientôt à l’Académie.

Mon seul regret, en quittant Amiens, était d’y laisser un ami avec lequel j’avais toujours été tendrement uni. Il était de quelques années plus âgé que moi. Nous avions été élevés ensemble ; mais, le bien de sa maison étant des plus médiocres, il était obligé de prendre l’état ecclésiastique, et de demeurer à Amiens après moi, pour y faire les études qui conviennent à cette profession. Il avait mille bonnes qualités. Vous le connaîtrez par les meilleures, dans la suite de mon histoire, et surtout par un zèle et une générosité en amitié qui surpassent les plus célèbres exemples de l’antiquité. Si j’eusse alors suivi ses conseils, j’aurais toujours été sage et heureux. Si j’avais du moins profité de ses reproches dans le précipice où mes passions m’ont entraîné, j’aurais sauvé quelque chose du naufrage de ma fortune et de ma réputation. Mais il n’a point recueilli d’autre fruit de ses soins que le chagrin de les voir inutiles, et quelquefois durement récompensés par un ingrat qui s’en offensait et qui les traitait d’importunités.

J’avais marqué le temps de mon départ d’Amiens. Hélas ! que ne le marquai-je un jour plus tôt ! j’aurais porté chez mon père toute mon innocence. La veille même de celui que je devais quitter cette ville, étant à me promener avec mon ami, qui s’appelait Tiberge, nous vîmes arriver le coche d’Arras, et nous le suivîmes jusqu’à l’hôtellerie où ces voitures descendent. Nous n’avions pas d’autre motif que la curiosité. Il en sortit quelques femmes qui se retirèrent aussitôt ; mais il en resta une, fort jeune, qui s’arrêta seule dans la cour, pendant qu’un homme d’un âge avancé, qui paraissait lui servir de conducteur, s’empressait de faire tirer son équipage des paniers. Elle me parut si charmante, que moi, qui n’avais jamais pensé à la différence des sexes, ni regardé une fille avec un peu d’attention ; moi, dis-je, dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue, je me trouvai enflammé tout d’un coup jusqu’au transport. J’avais le défaut d’être excessivement timide et facile à déconcerter ; mais, loin d’être arrêté alors par cette faiblesse, je m’avançai vers la maîtresse de mon cœur.

Quoiqu’elle fût encore moins âgée que moi, elle reçut mes politesses sans paraître embarrassée. Je lui demandai ce qui l’amenait à Amiens, et si elle y avait quelques personnes de connaissance. Elle me répondit ingénument qu’elle y était envoyée par ses parents pour être religieuse. L’amour me rendait déjà si éclairé depuis un moment qu’il était dans mon cœur, que je regardai ce dessein comme un coup mortel pour mes désirs. Je lui parlai d’une manière qui lui fit comprendre mes sentiments ; car elle était bien plus expérimentée que moi : c’était malgré elle qu’on l’envoyait au couvent, pour arrêter sans doute son penchant au plaisir, qui s’était déjà déclaré, et qui a causé dans la suite tous ses malheurs et les miens. Je combattis la cruelle intention de ses parents par toutes les raisons que mon amour naissant et mon éloquence scolastique purent me suggérer. Elle n’affecta ni rigueur ni dédain. Elle me dit, après un moment de silence, qu’elle ne prévoyait que trop qu’elle allait être malheureuse ; mais que c’était apparemment la volonté du ciel, puisqu’il ne lui laissait nul moyen de l’éviter. La douceur de ses regards, un air charmant de tristesse en prononçant ces paroles, ou plutôt l’ascendant de ma destinée, qui m’entraînait à ma perte, ne me permirent pas de balancer un moment sur ma réponse. Je l’assurai que si elle voulait faire quelque fond sur mon honneur et sur la tendresse infinie qu’elle m’inspirait déjà, j’emploierais ma vie pour la délivrer de la tyrannie de ses parents et pour la rendre heureuse. Je me suis étonné mille fois, en y réfléchissant, d’où me venait alors tant de hardiesse et de facilité à m’exprimer ; mais on ne ferait pas une divinité de l’amour, s’il n’opérait souvent des prodiges : j’ajoutai mille choses pressantes.

Ma belle inconnue savait bien qu’on n’est point trompeur à mon âge : elle me confessa que, si je voyais quelque jour à la pouvoir mettre en liberté, elle croirait m’être redevable de quelque chose de plus cher que la vie. Je lui répétai que j’étais prêt à tout entreprendre ; mais, n’ayant point assez d’expérience pour imaginer tout d’un coup les moyens de la servir, je m’en tenais à cette assurance générale, qui ne pouvait être d’un grand secours ni pour elle ni pour moi. Son vieil argus étant venu nous rejoindre, mes espérances allaient échouer, si elle n’eût eu assez d’esprit pour suppléer à la stérilité du mien. Je fus surpris, à l’arrivée de son conducteur, qu’elle m’appelât son cousin, et que, sans paraître déconcertée le moins du monde, elle me dît que, puisqu’elle était assez heureuse pour me rencontrer à Amiens, elle remettait au lendemain son entrée dans le couvent, afin de se procurer le plaisir de souper avec moi. J’entrai fort bien dans le sens de cette ruse ; je lui proposai de se loger dans une hôtellerie dont le maître, qui s’était établi à Amiens après avoir été longtemps cocher de mon père, était dévoué entièrement à mes ordres.

Je l’y conduisis moi-même, tandis que le vieux conducteur paraissait un peu murmurer, et que mon ami Tiberge, qui ne comprenait rien à cette scène, me suivait sans prononcer une parole. Il n’avait point entendu notre entretien. Il était demeuré à se promener dans la cour pendant que je parlais d’amour à ma belle maîtresse. Comme je redoutais sa sagesse, je me défis de lui par une commission dont je le priai de se charger. Ainsi j’eus le plaisir, en arrivant à l’auberge, d’entretenir seule la souveraine de mon cœur.

Je reconnus bientôt que j’étais moins enfant que je ne le croyais. Mon cœur s’ouvrit à mille sentiments de plaisir dont je n’avais jamais eu l’idée. Une douce chaleur se répandit dans toutes mes veines. J’étais dans une espèce de transport qui m’ôta pour quelque temps la liberté de la voix, et qui ne s’exprimait que par mes yeux.

Mademoiselle Manon Lescaut, c’est ainsi qu’elle me dit qu’on la nommait, parut fort satisfaite de cet effet de ses charmes. Je crus apercevoir qu’elle n’était pas moins émue que moi. Elle me confessa qu’elle me trouvait aimable, et qu’elle serait ravie de m’avoir obligation de sa liberté. Elle voulut savoir qui j’étais, et cette connaissance augmenta son affection, parce qu’étant d’une naissance commune, elle se trouva flattée d’avoir fait la conquête d’un amant tel que moi. Nous nous entretînmes des moyens d’être l’un à l’autre.

Après quantité de réflexions, nous ne trouvâmes point d’autre voie que celle de la fuite. Il fallait tromper la vigilance du conducteur, qui était un homme à ménager, quoiqu’il ne fût qu’un domestique. Nous réglâmes que je ferais préparer pendant la nuit une chaise de poste, et que je reviendrais de grand matin à l’auberge, avant qu’il fût éveillé ; que nous nous déroberions secrètement, et que nous irions droit à Paris, où nous nous ferions marier en arrivant. J’avais environ cinquante écus, qui étaient le fruit de mes petites épargnes ; elle en avait à peu près le double. Nous nous imaginâmes, comme des enfants sans expérience, que cette somme ne finirait jamais, et nous ne comptâmes pas moins sur le succès de nos autres mesures.

Après avoir soupé, avec plus de satisfaction que je n’en avais jamais ressenti, je me retirai pour exécuter notre projet. Mes arrangements furent d’autant plus faciles qu’ayant eu dessein de retourner le lendemain chez mon père, mon petit équipage était déjà préparé. Je n’eus donc nulle peine à faire transporter ma malle et à faire tenir une chaise prête pour cinq heures du matin ; c’était le temps où les portes de la ville devaient être ouvertes ; mais je trouvai un obstacle dont je ne me défiais point, et qui faillit rompre entièrement mon dessein.

Tiberge, quoique âgé seulement de trois ans plus que moi, était un garçon d’un sens mûr et d’une conduite fort réglée. Il m’aimait avec une tendresse extraordinaire. La vue d’une aussi jolie fille que mademoiselle Manon, mon empressement à la conduire, et le soin que j’avais eu de me défaire de lui en l’éloignant, lui firent naître quelques soupçons de mon amour. Il n’avait osé revenir à l’auberge où il m’avait laissé, de peur de m’offenser par son retour ; mais il était allé m’attendre à mon logis, où je le trouvai en arrivant, quoiqu’il fût dix heures du soir. Sa présence me chagrina. Il s’aperçut facilement de la contrainte qu’elle me causait. « Je suis sûr, me dit-il sans déguisement, que vous méditez quelque dessein que vous me voulez cacher ; je le vois à votre air. » Je lui répondis assez brusquement que je n’étais pas obligé de lui rendre compte de tous mes desseins. « Non, reprit-il ; mais vous m’avez toujours traité en ami, et cette qualité suppose un peu de confiance et d’ouverture. » Il me pressa si fort et si longtemps de lui découvrir mon secret, que, n’ayant jamais eu de réserve avec lui, je lui fis l’entière confidence de ma passion. Il la reçut avec une apparence de mécontentement qui me fit frémir. Je me repentis surtout de l’indiscrétion avec laquelle je lui avais découvert le dessein de ma fuite. Il me dit qu’il était trop parfaitement mon ami pour ne pas s’y opposer de tout son pouvoir ; qu’il voulait me représenter d’abord tout ce qu’il croyait capable de m’en détourner ; mais que si je ne renonçais pas ensuite à cette misérable résolution, il avertirait des personnes qui pourraient l’arrêter à coup sûr. Il me tint là-dessus un discours sérieux qui dura plus d’un quart d’heure, et qui finit encore par la menace de me dénoncer, si je ne lui donnais ma parole de me conduire avec plus de sagesse et de raison.

J’étais au désespoir de m’être trahi si mal à propos. Cependant, l’amour m’ayant ouvert extrêmement l’esprit depuis deux ou trois heures, je fis attention que je ne lui avais pas découvert que mon dessein devait s’exécuter le lendemain, et je résolus de le tromper à la faveur d’une équivoque. « Tiberge, lui dis-je, j’ai cru jusqu’à présent que vous étiez mon ami, et j’ai voulu vous éprouver par cette confidence. Il est vrai que j’aime, je ne vous ai pas trompé ; mais pour ce qui regarde ma fuite, ce n’est point une entreprise à former au hasard. Venez me prendre demain à neuf heures ; je vous ferai voir, s’il se peut, ma maîtresse, et vous jugerez si elle mérite que je fasse cette démarche pour elle. Il me laissa seul, après mille protestations d’amitié.

J’employai la nuit à mettre ordre à mes affaires ; et m’étant rendu à l’hôtellerie de mademoiselle Manon vers la pointe du jour, je la trouvai qui m’attendait. Elle était à sa fenêtre, qui donnait sur la rue ; de sorte que, m’ayant aperçu, elle vint m’ouvrir elle-même. Nous sortîmes sans bruit. Elle n’avait point d’autre équipage que son linge, dont je me chargeai moi-même ; la chaise était en état de partir, nous nous éloignâmes aussitôt de la ville.

Je rapporterai dans la suite quelle fut la conduite de Tiberge lorsqu’il s’aperçut que je l’avais trompé. Son zèle n’en devint pas moins ardent. Vous verrez à quel excès il le porta, et combien je devrais verser de larmes en songeant quelle en a toujours été la récompense.

Nous nous hâtâmes tellement d’avancer, que nous arrivâmes à Saint-Denis avant la nuit. J’avais couru à cheval à côté de la chaise, ce qui ne nous avait guère permis de nous entretenir qu’en changeant de chevaux ; mais lorsque nous nous vîmes si proche de Paris, c’est-à-dire presque en sûreté, nous prîmes le temps de nous rafraîchir, n’ayant rien mangé depuis notre départ d’Amiens. Quelque passionné que je fusse pour Manon, elle sut me persuader qu’elle ne l’était pas moins pour moi. Nous étions si peu réservés dans nos caresses, que nous n’avions pas la patience d’attendre que nous fussions seuls. Nos postillons et nos hôtes nous regardaient avec admiration ; et je remarquais qu’ils étaient surpris de voir deux enfants de notre âge qui paraissaient s’aimer jusqu’à la fureur.

Nos projets de mariage furent oubliés à Saint-Denis ; nous fraudâmes les droits de l’Église, et nous nous trouvâmes époux sans y avoir fait réflexion. Il est sûr que, du naturel tendre et constant dont je suis, j’étais heureux pour toute ma vie, si Manon m’eût été fidèle. Plus je la connaissais, plus je découvrais en elle de nouvelles qualités aimables. Son esprit, son cœur, sa douceur et sa beauté formaient une chaîne si forte et si charmante, que j’aurais mis tout mon bonheur à n’en sortir jamais. Terrible changement ! Ce qui fait mon désespoir a pu faire ma félicité. Je me trouve le plus malheureux de tous les hommes par cette même constance dont je devais attendre le plus doux de tous les sorts et les plus parfaites récompenses de l’amour.

Nous prîmes un appartement meublé à Paris ; ce fut dans la rue V…, et, pour mon malheur, auprès de la maison de M. de B***, célèbre fermier général. Trois semaines se passèrent, pendant lesquelles j’avais été si rempli de ma passion, que j’avais peu songé à ma famille et au chagrin que mon père avait dû ressentir de mon absence. Cependant, comme la débauche n’avait nulle part à ma conduite, et que Manon se comportait aussi avec beaucoup de retenue, la tranquillité où nous vivions servit à me faire rappeler peu à peu l’idée de mon devoir.

Je résolus de me réconcilier, s’il était possible, avec mon père. Ma maîtresse était si aimable, que je ne doutais point qu’elle ne pût lui plaire, si je trouvais le moyen de lui faire connaître sa sagesse et son mérite ; en un mot, je me flattai d’obtenir de lui la liberté de l’épouser, ayant été désabusé de l’espérance de le pouvoir sans son consentement. Je communiquai ce projet à Manon, et je lui fis entendre qu’outre les motifs de l’amour et du devoir, celui de la nécessité pouvait y entrer aussi pour quelque chose, car nos fonds étaient extrêmement altérés, et je commençais à revenir de l’opinion qu’ils étaient inépuisables. Manon reçut froidement cette proposition. Cependant les difficultés qu’elle y opposa n’étant prises que de sa tendresse même et de la crainte de me perdre, si mon père n’entrait point dans notre dessein après avoir connu le lieu de notre retraite, je n’eus pas le moindre soupçon du coup cruel qu’on se préparait à me porter. À l’objection de la nécessité, elle répondit qu’il nous restait encore de quoi vivre quelques semaines, et qu’elle trouverait après cela des ressources dans l’affection de quelques parents à qui elle écrirait en province. Elle adoucit son refus par des caresses si tendres et si passionnées, que moi, qui ne vivais que dans elle, et qui n’avais pas la moindre défiance de son cœur, j’applaudis à toutes ses réponses et à toutes ses résolutions. Je lui avais laissé les dispositions de notre bourse et le soin de payer notre dépense ordinaire. Je m’aperçus peu à peu que notre table était mieux servie, et qu’elle s’était donné quelques ajustements d’un prix considérable. Comme je n’ignorais pas qu’il devait nous rester à peine douze ou quinze pistoles, je lui marquai mon étonnement de cette augmentation apparente de notre opulence. Elle me pria, en riant, d’être sans embarras. « Ne vous ai-je pas promis, me dit-elle, que je trouverais des ressources ? » Je l’aimais avec trop de simplicité pour m’alarmer facilement.

Un jour que j’étais sorti l’après-midi, et que je l’avais avertie que je serais dehors plus longtemps qu’à l’ordinaire, je fus étonné qu’à mon retour on me fît attendre deux ou trois minutes à la porte. Nous n’étions servis que par une petite fille qui était à peu près de notre âge. Étant venue m’ouvrir, je lui demandai pourquoi elle avait tardé si longtemps. Elle me répondit d’un air embarrassé qu’elle ne m’avait point entendu frapper. Je n’avais frappé qu’une fois ; je lui dis : « Mais si vous ne m’avez pas entendu, pourquoi êtes-vous donc venue m’ouvrir ? » Cette question la déconcerta si fort que, n’ayant point assez de présence d’esprit pour y répondre, elle se mit à pleurer, en m’assurant que ce n’était point sa faute, et que madame lui avait défendu d’ouvrir la porte jusqu’à ce que M. de B*** fût sorti par l’autre escalier qui répondait au cabinet. Je demeurai si confus, que je n’eus point la force d’entrer dans l’appartement. Je pris le parti de descendre, sous prétexte d’une affaire, et j’ordonnai à cette enfant de dire à sa maîtresse que je retournerais dans le moment, mais de ne pas faire connaître qu’elle m’eût parlé de M. de B***.

Ma consternation fut si grande, que je versais des larmes en descendant l’escalier, sans savoir encore de quel sentiment elles partaient. J’entrai dans le premier café ; et m’y étant assis près d’une table, j’appuyai la tête sur mes deux mains pour y développer ce qui se passait dans mon cœur. Je n’osais rappeler ce que je venais d’entendre. Je voulais le considérer comme une illusion, et je fus près, deux ou trois fois, de retourner au logis sans marquer que j’y eusse fait attention. Il me paraissait si impossible que Manon m’eût trahi, que je craignais de lui faire injure en la soupçonnant. Je l’adorais, cela était sûr ; je ne lui avais pas donné plus de preuves d’amour que je n’en avais reçu d’elle ; pourquoi l’aurais-je accusée d’être moins sincère et moins constante que moi ? Quelle raison aurait-elle eue de me tromper ? Il n’y avait que trois heures qu’elle m’avait accablé de ses plus tendres caresses, et qu’elle avait reçu les miennes avec transport ; je ne connaissais pas mieux mon cœur que le sien. Non, non, repris-je, il n’est pas possible que Manon me trahisse. Elle n’ignore pas que je ne vis que pour elle ; elle sait trop bien que je l’adore : ce n’est pas là un sujet de me haïr.

Cependant la visite et la sortie furtive de M. de B*** me causaient de l’embarras. Je rappelais aussi les petites acquisitions de Manon, qui me semblaient surpasser nos richesses présentes. Cela paraissait sentir les libéralités d’un nouvel amant. Et cette confiance qu’elle m’avait marquée pour des ressources qui m’étaient inconnues ? J’avais peine à donner à tant d’énigmes un sens aussi favorable que mon cœur le souhaitait.

D’un autre côté, je ne l’avais presque pas perdue de vue depuis que nous étions à Paris. Occupations, promenades, divertissements, nous avions toujours été l’un à côté de l’autre : mon Dieu ! un instant de séparation nous aurait trop affligés. Il fallait nous dire sans cesse que nous nous aimions ; nous serions morts d’inquiétude sans cela. Je ne pouvais donc m’imaginer presque un seul moment où Manon pût s’être occupée d’un autre que moi.

À la fin, je crus avoir trouvé le dénoûment de ce mystère. M. de B***, dis-je en moi-même, est un homme qui fait de grosses affaires et qui a de grandes relations ; les parents de Manon se seront servis de cet homme pour lui faire tenir quelque argent. Elle en a peut-être déjà reçu de lui ; il est venu aujourd’hui lui en apporter encore. Elle s’est fait sans doute un jeu de me le cacher, pour me surprendre agréablement. Peut-être m’en aurait-elle parlé si j’étais rentré à l’ordinaire, au lieu de venir ici m’affliger ; elle ne me le cachera pas du moins lorsque je lui en parlerai moi-même.

Je me remplis si fortement de cette opinion, qu’elle eut la force de diminuer beaucoup ma tristesse. Je retournai sur-le-champ au logis. J’embrassai Manon avec ma tendresse ordinaire. Elle me reçut fort bien. J’étais tenté d’abord de lui découvrir mes conjectures, que je regardais plus que jamais comme certaines ; je me retins, dans l’espérance qu’il lui arriverait peut-être de me prévenir en m’apprenant tout ce qui s’était passé.

On nous servit à souper. Je me mis à table d’un air fort gai ; mais à la lumière de la chandelle, qui était entre elle et moi, je crus apercevoir de la tristesse sur le visage et dans les yeux de ma chère maîtresse. Cette pensée m’en inspira aussi. Je remarquai que ses regards s’attachaient sur moi d’une autre façon qu’ils n’avaient accoutumé. Je ne pouvais démêler si c’était de l’amour ou de la compassion, quoiqu’il me parût que c’était un sentiment doux et languissant. Je la regardai avec la même attention ; et peut-être n’avait-elle pas moins de peine à juger de la situation de mon cœur par mes regards. Nous ne pensions ni à parler ni à manger. Enfin je vis tomber des larmes de ses beaux yeux : perfides larmes !

« Ah Dieux ! m’écriai-je, vous pleurez, ma chère Manon : vous êtes affligée jusqu’à pleurer, et vous ne me dites pas un seul mot de vos peines ! » Elle ne me répondit que par quelques soupirs, qui augmentèrent mon inquiétude. Je me levai en tremblant ; je la conjurai avec tous les empressements de l’amour de me découvrir le sujet de ses pleurs ; j’en versai moi-même en essuyant les siens ; j’étais plus mort que vif. Un barbare aurait été attendri des témoignages de ma douleur et de ma crainte.

Dans le temps que j’étais ainsi tout occupé d’elle, j’entendis le bruit de plusieurs personnes qui montaient l’escalier. On frappa doucement à la porte. Manon me donna un baiser ; et, s’échappant de mes bras, elle entra rapidement dans le cabinet, qu’elle ferma aussitôt sur elle. Je me figurais qu’étant un peu en désordre, elle voulait se cacher aux yeux des étrangers qui avaient frappé. J’allai leur ouvrir moi-même.

À peine avais-je ouvert, que je me vis saisir par trois hommes que je reconnus pour les laquais de mon père. Ils ne me firent point de violence ; mais deux d’entre eux m’ayant pris par le bras, le troisième visita mes poches, dont il tira un petit couteau, qui était le seul fer que j’eusse sur moi. Ils me demandèrent pardon de la nécessité où ils étaient de me manquer de respect ; ils me dirent naturellement qu’ils agissaient par l’ordre de mon père, et que mon frère aîné m’attendait en bas dans un carrosse. J’étais si troublé, que je me laissai conduire sans résister et sans répondre. Mon frère était effectivement à m’attendre. On me mit dans le carrosse auprès de lui ; et le cocher, qui avait ses ordres, nous conduisit à grand train jusqu’à Saint-Denis. Mon frère m’embrassa tendrement, mais il ne me parla point, de sorte que j’eus tout le loisir dont j’avais besoin pour rêver à mon infortune.

J’y trouvai d’abord tant d’obscurité, que je ne voyais pas de jour à la moindre conjecture. J’étais trahi cruellement ; mais par qui ? Tiberge fut le premier qui me vint à l’esprit. Traître ! disais-je, c’est fait de ta vie si mes soupçons se trouvent justes. Cependant je fis réflexion qu’il ignorait le lieu de ma demeure, et qu’on ne pouvait par conséquent l’avoir appris de lui. Accuser Manon, c’est de quoi mon cœur n’osait se rendre coupable. Cette tristesse extraordinaire dont je l’avais vue comme accablée, ses larmes, le tendre baiser qu’elle m’avait donné en se retirant, me paraissaient bien une énigme ; mais je me sentais porté à l’expliquer comme un pressentiment de notre malheur commun ; et dans le temps que je me désespérais de l’accident qui m’arrachait à elle, j’avais la crédulité de m’imaginer qu’elle était encore plus à plaindre que moi.

Le résultat de ma méditation fut de me persuader que j’avais été aperçu dans les rues de Paris par quelques personnes de connaissance qui en avaient donné avis à mon père. Cette pensée me consola. Je comptais en être quitte pour des reproches, ou pour quelques mauvais traitements qu’il me faudrait essuyer de l’autorité paternelle. Je résolus de les souffrir avec patience, et de promettre tout ce qu’on exigerait de moi, pour me faciliter l’occasion de retourner plus promptement à Paris, et d’aller rendre la vie et la joie à ma chère Manon.

Nous arrivâmes en peu de temps à Saint-Denis. Mon frère, surpris de mon silence, s’imagina que c’était un effet de ma crainte. Il entreprit de me consoler, en m’assurant que je n’avais rien à redouter de la sévérité de mon père, pourvu que je fusse disposé à rentrer doucement dans le devoir et à mériter l’affection qu’il avait pour moi. Il me fit passer la nuit à Saint-Denis, avec la précaution de faire coucher les trois laquais dans ma chambre.

Ce qui me causa une peine sensible, fut de me voir dans la même hôtellerie où je m’étais arrêté avec Manon en venant d’Amiens à Paris. L’hôte et les domestiques me reconnurent, et devinèrent en même temps la vérité de mon histoire. J’entendis dire à l’hôte : « Ah ! c’est ce joli monsieur qui passait, il y a six semaines, avec une petite demoiselle qu’il aimait si fort ! qu’elle était charmante ! Les pauvres enfants, comme ils se caressaient ! Pardi, c’est dommage qu’on les ait séparés ! » Je feignis de ne rien entendre, et je me laissais voir le moins qu’il m’était possible.

Mon frère avait à Saint-Denis une chaise à deux dans laquelle nous partîmes de grand matin, et nous arrivâmes chez nous le lendemain au soir. Il vit mon père avant moi, pour le prévenir en ma faveur, en lui apprenant avec quelle douceur je m’étais laissé conduire ; de sorte que j’en fus reçu moins durement que je ne m’y étais attendu. Il se contenta de me faire quelques reproches généraux sur la faute que j’avais commise en m’absentant sans sa permission. Pour ce qui regardait ma maîtresse, il me dit que j’avais bien mérité ce qui venait de m’arriver, en me livrant à une inconnue ; qu’il avait eu meilleure opinion de ma prudence ; mais qu’il espérait que cette petite aventure me rendrait plus sage. Je ne pris ce discours que dans le sens qui s’accordait avec mes idées. Je remerciai mon père de la bonté qu’il avait de me pardonner, et je lui promis de prendre une conduite plus soumise et plus réglée. Je triomphais au fond du cœur ; car, de la manière dont les choses s’arrangeaient, je ne doutais point que je n’eusse la liberté de me dérober de la maison, même avant la fin de la nuit.

On se mit à table pour souper ; on me railla sur ma conquête d’Amiens et sur ma fuite avec cette fidèle maîtresse. Je reçus les coups de bonne grâce ; j’étais même charmé qu’il me fût permis de m’entretenir de ce qui m’occupait continuellement l’esprit ; mais quelques mots lâchés par mon père me firent prêter l’oreille avec la dernière attention. Il parla de perfidie et de service intéressé rendu par M. de B***. Je demeurai interdit en lui entendant prononcer ce nom, et je le priai humblement de s’expliquer davantage. Il se tourna vers mon frère, pour lui demander s’il ne m’avait pas raconté toute l’histoire. Mon frère lui répondit que je lui avais paru si tranquille sur la route, qu’il n’avait pas cru que j’eusse besoin de ce remède pour me guérir de ma folie. Je remarquai que mon père balançait s’il achèverait de s’expliquer. Je l’en suppliai si instamment, qu’il me satisfit, ou plutôt qu’il m’assassina cruellement par le plus horrible de tous les récits.

Il me demanda d’abord si j’avais toujours eu la simplicité de croire que je fusse aimé de ma maîtresse. Je lui dis hardiment que j’en étais sûr, que rien ne pouvait m’en donner la moindre défiance. « Ah ! ah ! ah ! s’écria-t-il en riant de toute sa force, cela est excellent ! Tu es une jolie dupe, et j’aime à te voir dans ces sentiments-là. C’est grand dommage, mon pauvre chevalier, de te faire entrer dans l’ordre de Malte, puisque tu as tant de dispositions à faire un mari patient et commode. » Il ajouta mille railleries de cette force sur ce qu’il appelait ma sottise et ma crédulité.

Enfin, comme je demeurais dans le silence, il continua de me dire que, suivant le calcul qu’il pouvait faire du temps depuis mon départ d’Amiens, Manon m’avait aimé environ douze jours. « Car, ajouta-t-il, je sais que tu partis d’Amiens le 28 de l’autre mois ; nous sommes au 29 du présent ; il y en a onze que M. de B*** m’a écrit ; je suppose qu’il lui en ait fallu huit pour lier une parfaite connaissance avec ta maîtresse ; ainsi, qui ôte onze et huit de trente-un jours qu’il y a depuis le 28 d’un mois jusqu’au 29 de l’autre, reste douze, un peu plus ou moins. » Là-dessus, les éclats de rire recommencèrent.

J’écoutais tout avec un saisissement de cœur auquel j’appréhendais de ne pouvoir résister jusqu’à la fin de cette triste comédie. « Tu sauras donc, reprit mon père, puisque tu l’ignores, que M. de B*** a gagné le cœur de ta princesse ; car il se moque de moi, de prétendre me persuader que c’est par un zèle désintéressé pour mon service qu’il a voulu te l’enlever. C’est bien d’un homme tel que lui, de qui d’ailleurs je ne suis pas connu, qu’il faut attendre des sentiments si nobles ! Il a su d’elle que tu es mon fils ; et, pour se délivrer de tes importunités, il m’a écrit le lieu de ta demeure et le désordre où tu vivais, en me faisant entendre qu’il fallait main-forte pour s’assurer de toi. Il s’est offert de me faciliter les moyens de te saisir au collet ; et c’est par sa direction et celle de ta maîtresse même que ton frère a trouvé le moment de te prendre sans vert. Félicite-toi maintenant de la durée de ton triomphe. Tu sais vaincre assez rapidement, chevalier ; mais tu ne sais pas conserver tes conquêtes. »

Je n’eus pas la force de soutenir plus longtemps un discours dont chaque mot m’avait percé le cœur. Je me levai de table, et je n’avais pas fait quatre pas pour sortir de la salle, que je tombai sur le plancher, privé de sentiment et de connaissance. On me le rappela par de prompts secours. J’ouvris les yeux pour verser un torrent de pleurs, et la bouche pour proférer les plaintes les plus tristes et les plus touchantes. Mon père, qui m’a toujours aimé tendrement, s’employa avec toute son affection pour me consoler. Je l’écoutais, mais sans l’entendre. Je me jetai à ses genoux, je le conjurai, en joignant les mains, de me laisser retourner à Paris, pour aller poignarder B***. « Non, disais-je, il n’a pas gagné le cœur de Manon ; il lui a fait violence, il l’a séduite par un charme ou par un poison ; il l’a peut-être forcée brutalement. Manon m’aime, ne le sais-je pas bien ? il l’aura menacée, le poignard à la main, pour la contraindre de m’abandonner. Que n’aura-t-il pas fait pour me ravir une si charmante maîtresse ! Ô dieux ! dieux ! serait-il possible que Manon m’eût trahi et qu’elle eût cessé de m’aimer ! »

Comme je parlais toujours de retourner promptement à Paris, et que je me levais même à tous moments pour cela, mon père vit bien que, dans le transport où j’étais, rien ne serait capable de m’arrêter : il me conduisit dans une chambre haute, où il laissa deux domestiques avec moi pour me garder à vue. Je ne me possédais point ; j’aurais donné mille vies pour être seulement un quart d’heure à Paris. Je compris que, m’étant déclaré si ouvertement, on ne me permettrait pas aisément de sortir de ma chambre. Je mesurai des yeux la hauteur des fenêtres. Ne voyant nulle possibilité de m’échapper par cette voie, je m’adressai doucement à mes deux domestiques. Je m’engageai, par mille serments, à faire un jour leur fortune, s’ils voulaient consentir à mon évasion. Je les pressai, je les caressai, je les menaçai ; mais cette tentative fut encore inutile. Je perdis alors toute espérance ; je résolus de mourir, et je me jetai sur un lit avec le dessein de ne le quitter qu’avec la vie. Je passai la nuit et le jour suivant dans cette situation. Je refusai la nourriture qu’on m’apporta le lendemain.

Mon père vint me voir l’après-midi. Il eut la bonté de flatter mes peines par les plus douces consolations. Il m’ordonna si absolument de manger quelque chose, que je le fis par respect pour ses ordres. Quelques jours se passèrent, pendant lesquels je ne pris rien qu’en sa présence et pour lui obéir. Il continuait toujours de m’apporter les raisons qui pouvaient me ramener au bon sens et m’inspirer du mépris pour l’infidèle Manon. Il est certain que je ne l’estimais plus : comment aurais-je estimé la plus volage et la plus perfide de toutes les créatures ? Mais son image, les traits charmants que je portais au fond du cœur, y subsistaient toujours. Je me sentais bien. Je puis mourir, disais-je ; je le devrais même, après tant de honte et de douleur ; mais je souffrirais mille morts sans pouvoir oublier l’ingrate Manon.

Mon père était surpris de me voir toujours si fortement touché ; il me connaissait des principes d’honneur ; et, ne pouvant douter que sa trahison ne me la fît mépriser, il s’imagina que ma constance venait moins de cette passion en particulier que d’un penchant général pour les femmes. Il s’attacha tellement à cette pensée, que, ne consultant que sa tendre affection, il vint un jour m’en faire l’ouverture. « Chevalier, me dit-il, j’ai eu dessein jusqu’à présent de te faire porter la croix de Malte, mais je vois que tes inclinations ne sont point tournées de ce côté-là. Tu aimes les jolies femmes ; je suis d’avis de t’en chercher une qui te plaise. Explique-moi naturellement ce que tu penses là-dessus. »

Je lui répondis que je ne mettais plus de distinction entre les femmes, et qu’après le malheur qui venait de m’arriver, je les détestais toutes également. « Je t’en chercherai une, reprit mon père en souriant, qui ressemblera à Manon, et qui sera plus fidèle. — Ah ! si vous avez quelque bonté pour moi, lui dis-je, c’est elle qu’il me faut rendre. Soyez sûr, mon cher père, qu’elle ne m’a point trahi ; elle n’est pas capable d’une si noire et si cruelle lâcheté. C’est le perfide B*** qui nous trompe, vous, elle et moi. Si vous saviez combien elle est tendre et sincère, si vous la connaissiez, vous l’aimeriez vous-même. — Vous êtes un enfant, repartit mon père. Comment pouvez-vous vous aveugler jusqu’à ce point, après ce que je vous ai raconté d’elle ? C’est elle-même qui vous a livré à votre frère. Vous devriez oublier jusqu’à son nom, et profiter, si vous êtes sage, de l’indulgence que j’ai pour vous. »

Je reconnaissais trop clairement qu’il avait raison. C’était un mouvement involontaire qui me faisait prendre ainsi le parti de mon infidèle. « Hélas ! repris-je après un moment de silence, il n’est que trop vrai que je suis le malheureux objet de la plus lâche de toutes les perfidies. Oui, continuai-je en versant des larmes de dépit, je vois bien que je ne suis qu’un enfant. Ma crédulité ne leur coûtait guère à tromper. Mais je sais bien ce que j’ai à faire pour me venger. » Mon père voulut savoir quel était mon dessein : « J’irai à Paris, lui dis-je, je mettrai le feu à la maison de B***, et je le brûlerai tout vif avec la perfide Manon. » Cet emportement fit rire mon père, et ne servit qu’à me faire garder plus étroitement dans ma prison.

J’y passai six mois entiers, pendant le premier desquels il y eut peu de changement dans mes dispositions. Tous mes sentiments n’étaient qu’une alternative perpétuelle de haine et d’amour, d’espérance ou de désespoir, selon l’idée sous laquelle Manon s’offrait à mon esprit. Tantôt je ne considérais en elle que la plus aimable de toutes les filles, et je languissais du désir de la revoir ; tantôt je n’y apercevais qu’une lâche et perfide maîtresse, et je faisais mille serments de ne la chercher que pour la punir.

On me donna des livres qui servirent à rendre un peu de tranquillité à mon âme. Je relus tous mes auteurs. J’acquis de nouvelles connaissances. Je repris un goût infini pour l’étude. Vous verrez de quelle utilité il me fut dans la suite. Les lumières que je devais à l’amour me firent trouver de la clarté dans quantités d’endroits d’Horace et de Virgile, qui m’avaient paru obscurs auparavant. Je fis un commentaire amoureux sur le quatrième livre de l’Énéide ; je le destine à voir le jour, et je me flatte que le public en sera satisfait. Hélas ! disais-je en le faisant, c’était un cœur tel que le mien qu’il fallait à la fidèle Didon !

Tiberge vint me voir un jour dans ma prison. Je fus surpris du transport avec lequel il m’embrassa. Je n’avais point encore eu de preuves de son affection qui pussent me la faire regarder autrement que comme une simple amitié de collège, telle qu’elle se forme entre des jeunes gens qui sont à peu près du même âge. Je le trouvai si changé et si formé depuis cinq ou six mois que j’avais passés sans le voir, que sa figure et le ton de son discours m’inspirèrent du respect. Il me parla en conseiller sage plutôt qu’en ami d’école. Il plaignit l’égarement où j’étais tombé. Il me félicita de ma guérison, qu’il croyait avancée ; enfin il m’exhorta à profiter de cette erreur de jeunesse pour ouvrir les yeux sur la vanité des plaisirs. Je le regardai avec étonnement : il s’en aperçut.

« Mon cher Chevalier, me dit-il, je ne vous dis rien qui ne soit solidement vrai, et dont je ne me sois convaincu par un sérieux examen. J’avais autant de penchant que vous vers la volupté ; mais le ciel m’avait donné en même temps du goût pour la vertu. Je me suis servi de ma raison pour comparer les fruits de l’une et de l’autre, et je n’ai pas tardé longtemps à découvrir leurs différences. Le secours du ciel s’est joint à mes réflexions. J’ai conçu pour le monde un mépris auquel il n’y a rien d’égal. Devineriez-vous ce qui m’y retient, ajouta-t-il, et ce qui m’empêche de courir à la solitude ? C’est uniquement la tendre amitié que j’ai pour vous. Je connais l’excellence de votre cœur et de votre esprit ; il n’y a rien de bon dont vous ne puissiez vous rendre capable. Le poison du plaisir vous a fait écarter du chemin. Quelle perte pour la vertu ! Votre fuite d’Amiens m’a causé tant de douleur, que je n’ai pas goûté depuis un seul moment de satisfaction. Jugez-en par les démarches qu’elle m’a fait faire. » Il me raconta qu’après s’être aperçu que je l’avais trompé, et que j’étais parti avec ma maîtresse, il était monté à cheval pour me suivre ; mais qu’ayant sur lui quatre ou cinq heures d’avance, il lui avait été impossible de me joindre ; qu’il était arrivé néanmoins à Saint-Denis une demi-heure après mon départ ; qu’étant bien certain que je me serais arrêté à Paris, il y avait passé six semaines à me chercher inutilement ; qu’il allait dans tous les lieux où il se flattait de pouvoir me trouver, et qu’un jour enfin il avait reconnu ma maîtresse à la comédie ; qu’elle y était dans une parure si éclatante, qu’il s’était imaginé qu’elle devait cette fortune à un nouvel amant ; qu’il avait suivi son carrosse jusqu’à sa maison, et qu’il avait appris d’un domestique qu’elle était entretenue par les libéralités de M. de B***. « Je ne m’arrêtai point là, continua-t-il ; j’y retournai le lendemain pour apprendre d’elle-même ce que vous étiez devenu. Elle me quitta brusquement, lorsqu’elle m’entendit parler de vous, et je fus obligé de revenir en province sans aucun éclaircissement. J’y appris votre aventure et la consternation extrême qu’elle vous a causée ; mais je n’ai pas voulu vous voir sans être assuré de vous trouver plus tranquille.

— Vous avez donc vu Manon ? lui répondis-je en soupirant. Hélas ! vous êtes plus heureux que moi, qui suis condamné à ne la revoir jamais ! » Il me fit des reproches de ce soupir, qui marquait encore de la faiblesse pour elle. Il me flatta si adroitement sur la bonté de mon caractère et sur mes inclinations, qu’il me fit naître, dès cette première visite, une forte envie de renoncer comme lui à tous les plaisirs du siècle pour entrer dans l’état ecclésiastique.

Je goûtai tellement cette idée, que, lorsque je me trouvai seul, je ne m’occupai plus d’autre chose. Je me rappelai les discours de M. l’évêque d’Amiens, qui m’avait donné le même conseil, et les présages heureux qu’il avait formés en ma faveur s’il m’arrivait d’embrasser ce parti. La piété se mêla aussi dans mes considérations. Je mènerai une vie sainte et chrétienne, disais-je ; je m’occuperai de l’étude et de la religion, qui ne me permettront point de penser aux dangereux plaisirs de l’amour. Je mépriserai ce que le commun des hommes admire ; et comme je sens assez que mon cœur ne désirera que ce qu’il estime, j’aurai aussi peu d’inquiétude que de désirs.

Je formai là-dessus, d’avance, un système de vie paisible et solitaire. J’y faisais entrer une maison écartée, avec un petit bois et un ruisseau d’eau douce au bout du jardin, une bibliothèque composée de livres choisis, un petit nombre d’amis vertueux et de bon sens, une table propre, mais frugale et modérée. J’y joignais un commerce de lettres avec un ami qui ferait son séjour à Paris, et qui m’informerait des nouvelles publiques, moins pour satisfaire ma curiosité que pour me faire un divertissement des folles agitations des hommes. Ne serai-je pas heureux ? ajoutais-je ; toutes mes prétentions ne seront-elles point remplies ? Il est certain que ce projet flattait extrêmement mes inclinations. Mais à la fin d’un si sage arrangement je sentais que mon cœur attendait encore quelque chose, et que, pour n’avoir rien à désirer dans la plus charmante solitude, il fallait y être avec Manon.

Cependant, Tiberge continuant de me rendre de fréquentes visites pour me fortifier dans le dessein qu’il m’avait inspiré, je pris l’occasion d’en faire l’ouverture à mon père. Il me déclara que son intention était de laisser ses enfants libres dans le choix de leur condition, et que, de quelque manière que je voulusse disposer de moi, il ne se réserverait que le droit de m’aider de ses conseils. Il m’en donna de fort sages, qui tendaient moins à me dégoûter de mon projet qu’à me le faire embrasser avec connaissance.

Le renouvellement de l’année scolastique approchait. Je convins avec Tiberge de nous mettre ensemble au séminaire de Saint-Sulpice, lui pour achever ses études de théologie, et moi pour commencer les miennes. Son mérite, qui était connu de l’évêque du diocèse, lui fit obtenir de ce prélat un bénéfice considérable avant notre départ.

Mon père, me croyant tout à fait revenu de ma passion, ne fit aucune difficulté de me laisser partir. Nous arrivâmes à Paris ; l’habit ecclésiastique prit la place de la croix de Malte, et le nom d’abbé des Grieux celle de chevalier. Je m’attachai à l’étude avec tant d’application, que je fis des progrès extraordinaires en peu de mois. J’y employais une partie de la nuit, et je ne perdais pas un moment du jour. Ma réputation eut tant d’éclat, qu’on me félicitait déjà sur les dignités que je ne pouvais manquer d’obtenir ; et, sans l’avoir sollicité, mon nom fut couché sur la feuille des bénéfices. La piété n’était pas plus négligée ; j’avais de la ferveur pour tous les exercices. Tiberge était charmé de ce qu’il regardait comme son ouvrage, et je l’ai vu plusieurs fois répandre des larmes en s’applaudissant de ce qu’il nommait ma conversion.

Que les résolutions humaines soient sujettes à changer, c’est ce qui ne m’a jamais causé d’étonnement ; une passion les fait naître, une autre passion peut les détruire ; mais quand je pense à la sainteté de celles qui m’avaient conduit à Saint-Sulpice, et à la joie intérieure que le ciel m’y faisait goûter en les exécutant, je suis effrayé de la facilité avec laquelle j’ai pu les rompre. S’il est vrai que les secours célestes sont à tout moment d’une force égale à celle des passions, qu’on m’explique donc par quel funeste ascendant on se trouve emporté tout d’un coup loin de son devoir, sans se trouver capable de la moindre résistance et sans ressentir le moindre remords.

Je me croyais absolument délivré des faiblesses de l’amour. Il me semblait que j’aurais préféré la lecture d’une page de saint Augustin, ou un quart d’heure de méditation chrétienne, à tous les plaisirs des sens, sans excepter ceux qui m’auraient été offerts par Manon. Cependant un instant malheureux me fit retomber dans le précipice ; et ma chute fut d’autant plus irréparable, que, me trouvant tout d’un coup au même degré de profondeur d’où j’étais sorti, les nouveaux désordres où je tombai me portèrent bien plus loin vers le fond de l’abîme.

J’avais passé près d’un an à Paris sans m’informer des affaires de Manon. Il m’en avait d’abord coûté beaucoup pour me faire cette violence ; mais les conseils toujours présents de Tiberge et mes propres réflexions m’avaient fait obtenir la victoire. Les derniers mois s’étaient écoulés si tranquillement, que je me croyais sur le point d’oublier éternellement cette charmante et perfide créature. Le temps arriva auquel je devais soutenir un exercice public dans l’école de théologie ; je fis prier plusieurs personnes de considération de m’honorer de leur présence. Mon nom fut ainsi répandu dans tous les quartiers de Paris ; il alla jusqu’aux oreilles de mon infidèle. Elle ne le reconnut pas avec certitude sous le nom d’abbé ; mais un reste de curiosité, ou peut-être quelque repentir de m’avoir trahi (je n’ai jamais pu démêler lequel de ces deux sentiments), lui fit prendre intérêt à un nom si semblable au mien ; elle vint en Sorbonne avec quelques autres dames. Elle fut présentée à mon exercice, et sans doute qu’elle eut peu de peine à me remettre.

Je n’eus pas la moindre connaissance de cette visite. On sait qu’il y a dans ces lieux des cabinets particuliers pour les dames, où elles sont cachées derrière une jalousie. Je retournai à Saint-Sulpice, couvert de gloire et chargé de compliments. Il était six heures du soir. On vint m’avertir, un moment après mon retour, qu’une dame demandait à me voir. J’allai au parloir sur-le-champ. Dieux ! quelle apparition surprenante ! j’y trouvai Manon. C’était elle, mais plus aimable et plus brillante que je ne l’avais jamais vue. Elle était dans sa dix-huitième année. Ses charmes surpassaient tout ce qu’on peut décrire : c’était un air si fin, si doux, si engageant ! l’air de l’amour même. Toute sa figure me parut un enchantement.

Je demeurai interdit à sa vue ; et, ne pouvant conjecturer quel était le dessein de cette visite, j’attendais, les yeux baissés et avec tremblement, qu’elle s’expliquât. Son embarras fut pendant quelque temps égal au mien ; mais, voyant que mon silence continuait, elle mit la main devant ses yeux pour cacher quelques larmes. Elle me dit d’un ton timide qu’elle confessait que son infidélité méritait ma haine ; mais que, s’il était vrai que j’eusse jamais eu quelque tendresse pour elle, il y avait aussi bien de la dureté à laisser passer deux ans sans prendre soin de m’informer de son sort, et qu’il y en avait beaucoup encore à la voir dans l’état où elle était en ma présence, sans lui dire une parole. Le désordre de mon âme en l’écoutant ne saurait être exprimé.

Elle s’assit. Je demeurai debout, le corps à demi tourné, n’osant l’envisager directement. Je commençai plusieurs fois une réponse que je n’eus pas la force d’achever. Enfin je fis un effort pour m’écrier douloureusement : « Perfide Manon ! Ah ! perfide ! perfide ! » Elle me répéta, en pleurant à chaudes larmes, qu’elle ne prétendait point justifier sa perfidie. « Que prétendez-vous donc ? m’écriai-je encore. — Je prétends mourir, répondit-elle, si vous ne me rendez votre cœur, sans lequel il est impossible que je vive. — Demande donc ma vie, infidèle, repris-je en versant moi-même des pleurs que je m’efforçai en vain de retenir ; demande ma vie, qui est l’unique chose qui me reste à te sacrifier ; car mon cœur n’a jamais cessé d’être à toi. »

À peine eus-je achevé ces derniers mots, qu’elle se leva avec transport pour venir m’embrasser. Elle m’accabla de mille caresses passionnées. Elle m’appela par tous les noms que l’amour invente pour exprimer ses plus vives tendresses. Je n’y répondais encore qu’avec langueur. Quel passage, en effet, de la situation tranquille où j’avais été, aux mouvements tumultueux que je sentais renaître ! J’en étais épouvanté. Je frémissais, comme il arrive lorsqu’on se trouve la nuit dans une campagne écartée : on se croit transporté dans un nouvel ordre de choses ; on y est saisi d’une horreur secrète dont on ne se remet qu’après avoir considéré longtemps tous les environs.

Nous nous assîmes l’un près de l’autre. Je pris ses mains dans les miennes. « Ah ! Manon, lui dis-je en la regardant d’un œil triste, je ne m’étais pas attendu à la noire trahison dont vous avez payé mon amour. Il vous était bien facile de tromper un cœur dont vous étiez la souveraine absolue, et qui mettait toute sa félicité à vous plaire et à vous obéir. Dites-moi maintenant si vous en avez trouvé d’aussi tendres et d’aussi soumis ? Non, non, la nature n’en fait guère de la même trempe que le mien. Dites-moi du moins si vous l’avez quelquefois regretté ? Quel fond dois-je faire sur ce retour de bonté qui vous ramène aujourd’hui pour le consoler ? Je ne vois que trop que vous êtes plus charmante que jamais ; mais, au nom de toutes les peines que j’ai souffertes pour vous, belle Manon, dites-moi si vous serez plus fidèle ? »

Elle me répondit des choses si touchantes sur son repentir, et elle s’engagea à la fidélité par tant de protestations et de serments, qu’elle m’attendrit à un degré inexprimable. « Chère Manon, lui dis-je avec un mélange profane d’expressions amoureuses et théologiques, tu es trop adorable pour une créature. Je me sens le cœur emporté par une délectation victorieuse. Tout ce qu’on dit de la liberté à Saint-Sulpice est une chimère. Je vais perdre ma fortune et ma réputation pour toi ; je le prévois bien, je lis ma destinée dans tes beaux yeux ; mais de quelles pertes ne serai-je pas consolé par ton amour ! Les faveurs de la fortune ne me touchent point ; la gloire me paraît une fumée ; tous mes projets de vie ecclésiastique étaient de folles imaginations ; enfin tous les biens différents de ceux que j’espère avec toi sont des biens méprisables, puisqu’ils ne sauraient tenir un moment, dans mon cœur, contre un seul de tes regards. »

En lui promettant néanmoins un oubli général de ses fautes, je voulus être informé de quelle manière elle s’était laissé séduire par B***. Elle m’apprit que, l’ayant vue à sa fenêtre, il était devenu passionné pour elle, qu’il avait fait sa déclaration en fermier général, c’est-à-dire en lui marquant dans une lettre que le payement serait proportionné aux faveurs ; qu’elle avait capitulé d’abord, mais sans autre dessein que de tirer de lui quelque somme considérable qui pût servir à nous faire vivre commodément ; qu’il l’avait éblouie par de si magnifiques promesses, qu’elle s’était laissé ébranler par degrés ; que je devais juger pourtant de ses remords par la douleur dont elle m’avait laissé voir des témoignages la veille de notre séparation ; que, malgré l’opulence dans laquelle il l’avait entretenue, elle n’avait jamais goûté de bonheur avec lui, non-seulement parce qu’elle n’y trouvait point, me dit-elle, la délicatesse de mes sentiments et l’agrément de mes manières, mais parce qu’au milieu même des plaisirs qu’il lui procurait sans cesse, elle portait au fond du cœur le souvenir de mon amour et le remords de son infidélité. Elle me parla de Tiberge et de la confusion extrême que sa visite lui avait causée. « Un coup d’épée dans le cœur, ajouta-t-elle, m’aurait moins ému le sang. Je lui tournai le dos sans pouvoir soutenir un moment sa présence. »

Elle continua de me raconter par quels moyens elle avait été instruite de mon séjour à Paris, du changement de ma condition, et de mes exercices de Sorbonne. Elle m’assura qu’elle avait été agitée pendant la dispute ; qu’elle avait eu beaucoup de peine non-seulement à retenir ses larmes, mais ses gémissements même et ses cris, qui avaient été plus d’une fois sur le point d’éclater. Enfin elle me dit qu’elle était sortie de ce lieu la dernière, pour cacher son désordre, et que, ne suivant que le mouvement de son cœur et l’impétuosité de ses désirs, elle était venue droit au séminaire avec la résolution d’y mourir si elle ne me trouvait pas disposé à lui pardonner.

Où trouver un barbare qu’un repentir si vif et si tendre n’eût pas touché ? Pour moi, je sentis dans ce moment que j’aurais sacrifié pour Manon tous les évêchés du monde chrétien. Je lui demandai quel nouvel ordre elle jugeait à propos de mettre dans nos affaires. Elle me dit qu’il fallait sur-le-champ sortir du séminaire, et remettre à nous arranger dans un lieu plus sûr. Je consentis à toutes ses volontés sans réplique. Elle entra dans son carrosse pour aller m’attendre au coin de la rue. Je m’échappai un moment après sans être aperçu du portier. Je montai avec elle. Nous passâmes à la friperie : je repris les galons et l’épée. Manon fournit aux frais ; car j’étais sans un sou, et, dans la crainte que je ne trouvasse de l’obstacle à ma sortie de Saint-Sulpice, elle n’avait pas voulu que je retournasse un moment à ma chambre pour y prendre mon argent. Mon trésor d’ailleurs était médiocre, et elle assez riche des libéralités de B*** pour mépriser ce qu’elle me faisait abandonner. Nous conférâmes chez le fripier même sur le parti que nous allions prendre.

Pour me faire valoir davantage le sacrifice qu’elle me faisait de B***, elle résolut de ne pas garder avec lui le moindre ménagement. « Je veux lui laisser ses meubles, me dit-elle, ils sont à lui ; mais j’emporterai, comme de justice, les bijoux et près de soixante mille francs que j’ai tirés de lui depuis deux ans. Je ne lui ai donné nul pouvoir sur moi, ajouta-t-elle : ainsi nous pouvons demeurer sans crainte à Paris, en prenant une maison commode où nous vivrons heureusement. »

Je lui représentai que s’il n’y avait point de péril pour elle, il y en avait beaucoup pour moi, qui ne manquerais point tôt ou tard d’être reconnu, et qui serais continuellement exposé au malheur que j’avais déjà essuyé. Elle me fit entendre qu’elle aurait du regret à quitter Paris. Je craignais tant de la chagriner, qu’il n’y avait point de hasards que je ne méprisasse pour lui plaire ; cependant nous trouvâmes un tempérament raisonnable, qui fut de louer une maison dans quelque village voisin de Paris, d’où il nous serait aisé d’aller à la ville lorsque le plaisir ou le besoin nous y appelleraient. Nous choisîmes Chaillot, qui n’en est pas éloigné. Manon retourna sur-le-champ chez elle. J’allai l’attendre à la petite porte du jardin des Tuileries.

Elle revint une heure après, dans un carrosse de louage, avec une fille qui la servait et quelques malles où ses habits et tout ce qu’elle avait de précieux étaient renfermés.

Nous ne tardâmes point à regagner Chaillot. Nous logeâmes la première nuit à l’auberge pour nous donner le temps de chercher une maison, ou du moins un appartement commode. Nous en trouvâmes, dès le lendemain, un de notre goût.

Mon bonheur me parut d’abord établi d’une manière inébranlable. Manon était la douceur et la complaisance même. Elle avait pour moi des attentions si délicates, que je me crus trop parfaitement dédommagé de toutes mes peines. Comme nous avions acquis tous deux un peu d’expérience, nous raisonnâmes sur la solidité de notre fortune. Soixante mille francs, qui faisaient le fonds de nos richesses, n’étaient pas une somme qui pût s’étendre autant que le cours d’une longue vie. Nous n’étions pas disposés d’ailleurs à resserrer trop notre dépense. La première vertu de Manon, non plus que la mienne, n’était pas l’économie. Voici le plan que je lui proposai : « Soixante mille francs, lui dis-je, peuvent nous soutenir pendant dix ans. Deux mille écus nous suffiront chaque année si nous continuons de vivre à Chaillot. Nous y mènerons une vie honnête, mais simple. Notre unique dépense sera pour l’entretien d’un carrosse et pour les spectacles. Nous nous réglerons. Vous aimez l’opéra, nous irons deux fois la semaine. Pour le jeu, nous nous bornerons tellement, que nos pertes ne passeront jamais deux pistoles. Il est impossible que dans l’espace de dix ans il n’arrive point de changement dans ma famille ; mon père est âgé, il peut mourir ; je me trouverai du bien, et nous serons alors au-dessus de toutes nos autres craintes. »

Cet arrangement n’eût pas été la plus folle action de ma vie, si nous eussions été assez sages pour nous y assujettir constamment ; mais nos résolutions ne durèrent guère plus d’un mois. Manon était passionnée pour le plaisir ; je l’étais pour elle : il nous naissait à tous moments de nouvelles occasions de dépense ; et, loin de regretter les sommes qu’elle employait quelquefois avec profusion, je fus le premier à lui procurer tout ce que je croyais propre à lui plaire ; notre demeure de Chaillot commença même à lui devenir à charge.

L’hiver approchait, tout le monde retournait à la ville, et la campagne devenait déserte. Elle me proposa de reprendre une maison à Paris. Je n’y consentis point ; mais, pour la satisfaire en quelque chose, je lui dis que nous pouvions y louer un appartement meublé, et que nous y passerions la nuit lorsqu’il nous arriverait de quitter trop tard l’assemblée où nous allions plusieurs fois la semaine ; car l’incommodité de revenir si tard à Chaillot était le prétexte qu’elle apportait pour le vouloir quitter. Nous nous donnâmes ainsi deux logements, l’un à la ville et l’autre à la campagne. Ce changement mit bientôt le dernier désordre dans nos affaires, en faisant naître deux aventures qui causèrent notre ruine.

Manon avait un frère qui était garde du corps. Il se trouva malheureusement logé à Paris dans la même rue que nous. Il reconnut sa sœur en la voyant le matin à sa fenêtre. Il accourut aussitôt chez nous. C’était un homme brutal et sans principes d’honneur. Il entra dans notre chambre en jurant horriblement ; et comme il savait une partie des aventures de sa sœur, il l’accabla d’injures et de reproches.

J’étais sorti un moment auparavant, ce qui fut sans doute un bonheur pour lui ou pour moi, qui n’étais rien moins que disposé à souffrir une insulte. Je ne retournai au logis qu’après son départ. La tristesse de Manon me fit juger qu’il s’était passé quelque chose d’extraordinaire. Elle me raconta la scène fâcheuse qu’elle venait d’essuyer et les menaces brutales de son frère. J’en eus tant de ressentiment, que j’eusse couru sur-le-champ à la vengeance, si elle ne m’eût arrêté par ses larmes.

Pendant que je m’entretenais avec elle de cette aventure, le garde du corps rentra dans la chambre où nous étions, sans s’être fait annoncer. Je ne l’aurais pas reçu aussi civilement que je le fis, si je l’eusse connu ; mais, nous ayant salués d’un air riant, il eut le temps de dire à Manon qu’il venait lui faire ses excuses de son emportement ; qu’il l’avait crue dans le désordre, et que cette opinion avait allumé sa colère ; mais que s’étant informé qui j’étais d’un de mes domestiques, il avait appris de moi des choses si avantageuses, qu’elles lui faisaient désirer de bien vivre avec nous.

Quoique cette information, qui lui venait d’un de mes laquais, eût quelque chose de bizarre et de choquant, je reçus son compliment avec honnêteté ; je crus faire plaisir à Manon ; elle paraissait charmée de le voir porté à se réconcilier. Nous le retînmes à dîner.

Il se rendit en peu de moments si familier, que, nous ayant entendus parler de notre retour à Chaillot, il voulut absolument nous tenir compagnie. Il fallut lui donner une place dans notre carrosse. Ce fut une prise de possession ; car il s’accoutuma bientôt à nous voir avec tant de plaisir, qu’il fit sa maison de la nôtre, et qu’il se rendit le maître, en quelque sorte, de tout ce qui nous appartenait. Il m’appelait son frère, et, sous prétexte de la liberté fraternelle, il se mit sur le pied d’amener tous ses amis dans notre maison de Chaillot, et de les y traiter à nos dépens ; il se fit habiller magnifiquement à nos frais, il nous engagea même à payer toutes ses dettes. Je fermais les yeux sur cette tyrannie pour ne pas déplaire à Manon, jusqu’à feindre de ne pas m’apercevoir qu’il tirait d’elle, de temps en temps, des sommes considérables. Il est vrai qu’étant grand joueur, il avait la fidélité de lui en remettre une partie lorsque la fortune le favorisait ; mais la nôtre était trop médiocre pour fournir longtemps à des dépenses si peu modérées.

J’étais sur le point de m’expliquer fortement avec lui pour nous délivrer de ses importunités, lorsqu’un funeste accident m’épargna cette peine, en nous en causant une autre qui nous abîma sans ressource.

Nous étions demeurés un jour à Paris pour y coucher, comme il nous arrivait fort souvent. La servante, qui restait seule à Chaillot dans ces occasions, vint m’avertir le matin que le feu avait pris pendant la nuit dans ma maison et qu’on avait eu beaucoup de difficulté à l’éteindre. Je lui demandai si nos meubles avaient souffert quelque dommage ; elle me répondit qu’il y avait eu une si grande confusion, causée par la multitude d’étrangers qui étaient venus au secours, qu’elle ne pouvait être assurée de rien. Je tremblai pour notre argent, qui était renfermé dans une petite caisse. Je me rendis promptement à Chaillot. Diligence inutile ! la caisse avait déjà disparu.

J’éprouvai alors qu’on peut aimer l’argent sans être avare. Cette perte me pénétra d’une si vive douleur, que j’en pensai perdre la raison ; je compris tout d’un coup à quels nouveaux malheurs j’allais me trouver exposé : l’indigence était le moindre. Je connaissais Manon ; je n’avais déjà que trop éprouvé que, quelque fidèle et quelque attachée qu’elle me fût dans la bonne fortune, il ne fallait pas compter sur elle dans la misère : elle aimait trop l’abondance et les plaisirs pour me les sacrifier. Je la perdrai ! m’écriai-je. Malheureux chevalier ! tu vas donc perdre encore tout ce que tu aimes ! Cette pensée me jeta dans un trouble si affreux, que je balançai, pendant quelques moments, si je ne ferais pas mieux de finir tous mes maux par la mort.

Cependant je conservai assez de présence d’esprit pour vouloir examiner auparavant s’il ne me restait nulle ressource. Le ciel me fit naître une idée qui arrêta mon désespoir : je crus qu’il ne me serait pas impossible de cacher notre perte à Manon, et que, par industrie ou par quelque faveur du hasard, je pourrais fournir assez honnêtement à son entretien pour l’empêcher de sentir la nécessité.

J’ai compté, disais-je pour me consoler, que vingt mille écus nous suffiraient pendant dix ans : supposons que les dix ans soient écoulés et que nul des changements que j’espérais ne soit arrivé dans ma famille. Quel parti prendrais-je ? Je ne le sais pas trop bien ; mais ce que je ferais alors, qui m’empêche de le faire aujourd’hui ? Combien de personnes vivent à Paris, qui n’ont ni mon esprit ni mes qualités naturelles, et qui doivent néanmoins leur entretien à leurs talents, tels qu’ils les ont !

La Providence, ajoutais-je en réfléchissant sur les différents états de la vie, n’a-t-elle pas arrangé les choses fort sagement ? La plupart des grands et des riches sont des sots ; cela est clair à qui connaît un peu le monde. Or il y a là-dedans une justice admirable. S’ils joignaient l’esprit aux richesses, ils seraient trop heureux, et le reste des hommes trop misérable. Les qualités du corps et de l’âme sont accordées à ceux-ci comme des moyens pour se tirer de la misère et de la pauvreté. Les uns prennent part aux richesses des grands en servant à leurs plaisirs : ils en font des dupes ; d’autres servent à leur instruction : ils tâchent d’en faire d’honnêtes gens ; il est rare, à la vérité, qu’ils y réussissent ; mais ce n’est pas là le but de la divine sagesse : ils tirent toujours un fruit de leurs soins, qui est de vivre aux dépens de ceux qu’ils instruisent ; et, de quelque façon qu’on le prenne, c’est un fonds excellent de revenu pour les petits que la sottise des riches et des grands.

Ces pensées me remirent un peu le cœur et la tête. Je résolus d’abord d’aller consulter M. Lescaut, frère de Manon. Il connaissait parfaitement Paris, et je n’avais eu que trop d’occasions de reconnaître que ce n’était ni de son bien, ni de la paye du roi qu’il tirait son plus clair revenu. Il me restait à peine vingt pistoles, qui s’étaient trouvées heureusement dans ma poche. Je lui montrai ma bourse, en lui expliquant mon malheur et mes craintes, et je lui demandai s’il y avait pour moi un parti à choisir entre celui de mourir de faim ou de me casser la tête de désespoir. Il me répondit que se casser la tête était la ressource des sots ; pour mourir de faim, qu’il y avait quantité de gens d’esprit qui s’y voyaient réduits quand ils ne voulaient pas faire usage de leurs talents ; que c’était à moi d’examiner de quoi j’étais capable ; qu’il m’assurait de son secours et de ses conseils dans toutes mes entreprises.

« Cela est bien vague, monsieur Lescaut, lui dis-je ; mes besoins demanderaient un remède plus présent, car que voulez-vous que je dise à Manon ? — À propos de Manon, reprit-il, qu’est-ce qui vous embarrasse ? N’avez-vous pas toujours avec elle de quoi finir vos inquiétudes quand vous le voudrez ? Une fille comme elle devrait vous entretenir, vous, elle et moi. » Il me coupa la réponse que cette impertinence méritait, pour continuer de me dire qu’il me garantissait avant le soir mille écus à partager entre nous, si je voulais suivre son conseil ; qu’il connaissait un seigneur si libéral sur le chapitre des plaisirs, qu’il était sûr que mille écus ne lui coûteraient rien pour obtenir les faveurs d’une fille telle que Manon.

Je l’arrêtai. « J’avais meilleure opinion de vous, lui répondis-je ; je m’étais figuré que le motif que vous aviez eu pour m’accorder votre amitié était un sentiment tout opposé à celui où vous êtes maintenant. » Il me confessa impudemment qu’il avait toujours pensé de même, et que sa sœur ayant une fois violé les lois de son sexe, quoique en faveur de l’homme qu’il aimait le plus, il ne s’était réconcilié avec elle que dans l’espérance de tirer parti de sa mauvaise conduite.

Il me fut aisé de juger que jusqu’alors nous avions été ses dupes. Quelque émotion, néanmoins, que ce discours m’eût causée, le besoin que j’avais de lui m’obligea de répondre en riant que son conseil était une dernière ressource qu’il fallait remettre à l’extrémité. Je le priai de m’ouvrir quelque autre voie.

Il me proposa de profiter de ma jeunesse et de la figure avantageuse que j’avais reçue de la nature pour me mettre en liaison avec quelque dame vieille et libérale. Je ne goûtai pas non plus ce parti, qui m’aurait rendu infidèle à Manon.

Je lui parlai du jeu comme du moyen le plus facile et le plus convenable à ma situation. Il me dit que le jeu, à la vérité, était une ressource, mais que cela demandait d’être expliqué : qu’entreprendre de jouer simplement, avec les espérances communes, c’était le vrai moyen d’achever ma perte ; que de prétendre exercer seul, et sans être soutenu, les petits moyens qu’un habile homme emploie pour corriger la fortune, était un métier trop dangereux ; qu’il y avait une troisième voie, qui était celle de l’association ; mais que ma jeunesse lui faisait craindre que messieurs les confédérés ne me jugeassent point encore les qualités propres à la ligue. Il me promit néanmoins ses bons offices auprès d’eux ; et, ce que je n’aurais pas attendu de lui, il m’offrit quelque argent lorsque je me trouverais pressé du besoin. L’unique grâce que je lui demandai, dans les circonstances, fut de ne rien apprendre à Manon de la perte que j’avais faite et du sujet de notre conversation.

Je sortis de chez lui moins satisfait encore que je n’y étais entré ; je me repentis même de lui avoir confié mon secret ; il n’avait rien fait pour moi que je n’eusse pu obtenir de même sans cette ouverture, et je craignais mortellement qu’il ne manquât à la promesse qu’il m’avait faite de ne rien découvrir à Manon. J’avais lieu d’appréhender aussi, par la déclaration de ses sentiments, qu’il ne formât le dessein de tirer parti d’elle, suivant ses propres termes, en l’enlevant de mes mains, ou du moins en lui conseillant de me quitter pour s’attacher à quelque amant plus riche et plus heureux. Je fis là-dessus mille réflexions qui n’aboutirent qu’à me tourmenter et à renouveler le désespoir où j’avais été le matin. Il me vint plusieurs fois à l’esprit d’écrire à mon père, et de feindre une nouvelle conversion, pour obtenir de lui quelques secours d’argent ; mais je me rappelai aussitôt que, malgré toute sa bonté, il m’avait resserré six mois dans une étroite prison pour ma première faute ; j’étais bien sûr qu’après un éclat tel que l’avait dû causer ma fuite de Saint-Sulpice, il me traiterait beaucoup plus rigoureusement.

Enfin cette confusion de pensées en produisit une qui remit le calme tout d’un coup dans mon esprit, et que je m’étonnai de n’avoir pas eue plus tôt : ce fut de recourir à mon ami Tiberge, dans lequel j’étais bien certain de retrouver toujours le même fonds de zèle et d’amitié. Rien n’est plus admirable et ne fait plus d’honneur à la vertu que la confiance avec laquelle on s’adresse aux personnes dont on connaît parfaitement la probité ; on sent qu’il n’y a point de risque à courir : si elles ne sont pas toujours en état d’offrir du secours, on est sûr qu’on en obtiendra du moins de la bonté et de la compassion. Le cœur qui se ferme avec tant de soin au reste des hommes s’ouvre naturellement en leur présence, comme une fleur s’épanouit à la lumière du soleil, dont elle n’attend qu’une douce influence.

Je regardai comme un effet de la protection du ciel de m’être souvenu si à propos de Tiberge, et je résolus de chercher les moyens de le voir avant la fin du jour. Je retournai sur-le-champ au logis pour lui écrire un mot, et lui marquer un lieu propre à notre entretien. Je lui recommandai le silence et la discrétion comme un des plus importants services qu’il pût me rendre dans la situation de mes affaires.

La joie que l’espérance de le voir m’inspirait effaça les traces du chagrin que Manon n’aurait pas manqué d’apercevoir sur mon visage. Je lui parlai de notre malheur de Chaillot comme d’une bagatelle qui ne devait point l’alarmer ; et Paris étant le lieu du monde où elle se voyait avec le plus de plaisir, elle ne fut pas fâchée de m’entendre dire qu’il était à propos d’y demeurer jusqu’à ce qu’on eût réparé à Chaillot quelques légers effets de l’incendie.

Une heure après, je reçus la réponse de Tiberge, qui me promettait de se rendre au lieu de l’assignation. J’y courus avec impatience. Je sentais néanmoins quelque honte d’aller paraître aux yeux d’un ami dont la seule présence devait être un reproche de mes désordres ; mais l’opinion que j’avais de la bonté de son cœur et l’intérêt de Manon soutinrent ma hardiesse.

Je l’avais prié de se trouver au jardin du Palais-Royal. Il y était avant moi. Il vint m’embrasser aussitôt qu’il m’eut aperçu ; il me tint serré longtemps entre ses bras, et je sentis mon visage mouillé de ses larmes. Je lui dis que je ne me présentais à lui qu’avec confusion, et que je portais dans le cœur un vif sentiment de mon ingratitude ; que la première chose dont je le conjurais était de m’apprendre s’il m’était encore permis de le regarder comme mon ami après avoir mérité si justement de perdre son estime et son affection. Il me répondit du ton le plus tendre que rien n’était capable de le faire renoncer à cette qualité ; que mes malheurs mêmes, et si je lui permettais de le dire, mes fautes et mes désordres avaient redoublé sa tendresse pour moi ; mais que c’était une tendresse mêlée de la plus vive douleur, telle qu’on la sent pour une personne chère qu’on voit toucher à sa perte sans pouvoir la secourir.

Nous nous assîmes sur un banc. « Hélas ! lui dis-je avec un soupir parti du fond du cœur, votre compassion doit être excessive, mon cher Tiberge, si vous m’assurez qu’elle est égale à mes peines ! J’ai honte de vous les laisser voir, car je confesse que la cause n’en est pas glorieuse ; mais l’effet en est si triste, qu’il n’est pas besoin de m’aimer autant que vous faites pour en être attendri. »

Il me demanda, comme une marque d’amitié, de lui raconter sans déguisement ce qui m’était arrivé depuis mon départ de Saint-Sulpice. Je le satisfis ; et, loin d’altérer quelque chose à la vérité, ou de diminuer mes fautes pour les faire trouver plus excusables, je lui parlai de ma passion avec toute la force qu’elle m’inspirait. Je la lui représentai comme un de ces coups particuliers du destin qui s’attache à la ruine d’un misérable, et dont il est aussi impossible à la vertu de se défendre qu’il l’a été à la sagesse de les prévoir. Je lui fis une vive peinture de mes agitations, de mes craintes, du désespoir où j’étais deux heures avant que de le voir, et de celui dans lequel j’allais retomber, si j’étais abandonné par mes amis aussi impitoyablement que par la fortune ; enfin j’attendris tellement le bon Tiberge, que je le vis aussi affligé par la compassion que je l’étais par le sentiment de mes peines.

Il ne se lassait point de m’embrasser et de m’exhorter à prendre du courage et de la consolation ; mais comme il supposait toujours qu’il fallait me séparer de Manon, je lui fis entendre nettement que c’était cette séparation même que je regardais comme la plus grande de mes infortunes, et que j’étais disposé à souffrir non-seulement le dernier excès de la misère, mais la mort la plus cruelle, avant que de recevoir un remède plus insupportable que tous mes maux ensemble.

« Expliquez-vous donc, me dit-il ; quelle espèce de secours suis-je capable de vous donner, si vous vous révoltez contre toutes mes propositions ? » Je n’osais lui déclarer que c’était de sa bourse que j’avais besoin. Il le comprit pourtant à la fin ; et, m’ayant confessé qu’il croyait m’entendre, il demeura quelque temps suspendu avec l’air d’une personne qui balance. « Ne croyez pas, reprit-il bientôt, que ma rêverie vienne d’un refroidissement de zèle et d’amitié ; mais à quelle alternative me réduisez-vous, s’il faut que je vous refuse le seul secours que vous voulez accepter, ou que je blesse mon devoir en vous l’accordant ? car n’est-ce pas prendre part à votre désordre que de vous y faire persévérer ?

» Cependant, continua-t-il après avoir réfléchi un moment, je m’imagine que c’est peut-être l’état violent où l’indigence vous jette qui ne vous laisse pas assez de liberté pour choisir le meilleur parti. Il faut un esprit tranquille pour goûter la sagesse et la vérité. Je trouverai le moyen de vous faire avoir quelque argent. Permettez-moi, mon cher chevalier, ajouta-t-il en m’embrassant, d’y mettre seulement une condition : c’est que vous m’apprendrez le lieu de votre demeure, et que vous souffrirez que je fasse du moins mes efforts pour vous ramener à la vertu, que je sais que vous aimez, et dont il n’y a que la violence de vos passions qui vous écarte. »

Je lui accordai sincèrement tout ce qu’il souhaitait, et je le priai de plaindre la malignité de mon sort, qui me faisait profiter si mal des conseils d’un ami si vertueux. Il me mena aussitôt chez un banquier de sa connaissance, qui m’avança cent pistoles sur son billet ; car il n’était rien moins qu’en argent comptant. J’ai déjà dit qu’il n’était pas riche : son bénéfice valait mille écus ; mais, comme c’était la première année qu’il le possédait, il n’avait encore rien touché du revenu ; c’était sur les fruits futurs qu’il me faisait cette avance.

Je sentis tout le prix de sa générosité : j’en fus touché jusqu’au point de déplorer l’aveuglement d’un amour fatal qui me faisait violer tous les devoirs ; la vertu eut assez de force pendant quelques moments pour s’élever dans mon cœur contre ma passion, et j’aperçus, du moins dans cet instant de lumière, la honte et l’indignité de mes chaînes. Mais ce combat fut léger et dura peu. La vue de Manon m’aurait fait précipiter du ciel ; et je m’étonnai, en me retrouvant près d’elle, que j’eusse pu traiter un moment de honteuse une tendresse si juste pour un objet si charmant.

Manon était une créature d’un caractère extraordinaire. Jamais fille n’eut moins d’attachement qu’elle pour l’argent ; mais elle ne pouvait être tranquille un moment avec la crainte d’en manquer. C’était du plaisir et des passe-temps qu’il lui fallait. Elle n’eût jamais voulu toucher un sou, si l’on pouvait se divertir sans qu’il en coûte ; elle ne s’informait pas même quel était le fond de nos richesses, pourvu qu’elle pût passer agréablement la journée ; de sorte que, n’étant ni excessivement livrée au jeu, ni capable d’être éblouie par le faste des grandes dépenses, rien n’était plus facile que de la satisfaire, en lui faisant naître tous les jours des amusements de son goût. Mais c’était une chose si nécessaire pour elle d’être ainsi occupée par le plaisir, qu’il n’y avait pas le moindre fond à faire sans cela sur son humeur et sur ses inclinations. Quoiqu’elle m’aimât tendrement, et que je fusse le seul, comme elle en convenait volontiers, qui pût lui faire goûter parfaitement les douceurs de l’amour, j’étais presque certain que sa tendresse ne tiendrait point contre de certaines craintes. Elle m’aurait préféré à toute la terre avec une fortune médiocre ; mais je ne doutais nullement qu’elle ne m’abandonnât pour quelque nouveau B***, lorsqu’il ne me resterait que de la constance et de la fidélité à lui offrir.

Je résolus donc de régler si bien ma dépense particulière, que je fusse toujours en état de fournir aux siennes, et de me priver plutôt de mille choses nécessaires que de la borner même pour le superflu. Le carrosse m’effrayait plus que tout le reste ; car il n’y avait point d’apparence de pouvoir entretenir des chevaux et un cocher.

Je découvris ma peine à M. Lescaut. Je ne lui avais point caché que j’eusse reçu cent pistoles d’un ami. Il me répéta que si je voulais tenter le hasard du jeu, il ne désespérait point qu’en sacrifiant de bonne grâce une centaine de francs pour traiter ses associés, je ne pusse être admis, à sa recommandation, dans la ligue de l’industrie. Quelque répugnance que j’eusse à tromper, je me laissai entraîner par une cruelle nécessité.

M. Lescaut me présenta le soir même comme un de ses parents. Il ajouta que j’étais d’autant mieux disposé à réussir, que j’avais besoin des plus grandes faveurs de la fortune. Cependant, pour faire connaître que ma misère n’était pas celle d’un homme de néant, il leur dit que j’étais dans le dessein de leur donner à souper. L’offre fut acceptée. Je les traitai magnifiquement. On s’entretint longtemps de la gentillesse de ma figure et de mes heureuses dispositions ; on prétendit qu’il y avait beaucoup à espérer de moi, parce qu’ayant quelque chose dans ma physionomie qui sentait l’honnête homme, personne ne se défierait de mes artifices ; enfin on rendit grâces à M. Lescaut d’avoir procuré à l’ordre un novice de mon mérite, et l’on chargea un des chevaliers de me donner pendant quelques jours les instructions nécessaires.

Le principal théâtre de mes exploits devait être l’hôtel de Transylvanie, où il y avait une table de pharaon dans une salle, et divers autres jeux de cartes et de dés dans la galerie. Cette académie se tenait au profit de M. le prince de R***, qui demeurait alors à Clagny, et la plupart de ses officiers étaient de notre société. Le dirai-je à ma honte ? je profitai en peu de temps des leçons de mon maître ; j’acquis surtout beaucoup d’habileté à faire une volte-face, à filer la carte ; et m’aidant fort bien d’une longue paire de manchettes, j’escamotais assez légèrement pour tromper les yeux des plus habiles et ruiner sans affectation quantité d’honnêtes joueurs. Cette adresse extraordinaire hâta si fort les progrès de ma fortune, que je me trouvai en peu de semaines des sommes considérables, outre celles que je partageais de bonne foi avec mes associés.

Je ne craignis plus alors de découvrir à Manon notre perte de Chaillot ; et, pour la consoler en lui apprenant cette fâcheuse nouvelle, je louai une maison garnie, où nous nous établîmes avec un air d’opulence et de sécurité.

Tiberge n’avait pas manqué, pendant ce temps, de me rendre de fréquentes visites. Sa morale ne finissait point. Il recommençait sans cesse à me représenter le tort que je faisais à ma conscience, à mon honneur et à ma fortune. Je recevais ses avis avec amitié ; et, quoique je n’eusse pas la moindre disposition à les suivre, je lui savais bon gré de son zèle, parce que j’en connaissais la source. Quelquefois je le raillais agréablement en présence même de Manon, et je l’exhortais à n’être pas plus scrupuleux qu’un grand nombre d’évêques et d’autres prêtres qui savent accorder fort bien une maîtresse avec un bénéfice. « Voyez, lui disais-je en lui montrant les yeux de la mienne, et dites-moi s’il y a des fautes qui ne soient pas justifiées par une si belle cause ? » Il prenait patience. Il la poussa même assez loin ; mais lorsqu’il vit que mes richesses augmentaient, et que non-seulement je lui avais restitué ses cent pistoles, mais qu’ayant loué une nouvelle maison et doublé ma dépense, j’allais me replonger plus que jamais dans les plaisirs, il changea entièrement de ton et de manières : il se plaignit de mon endurcissement, il me menaça des châtiments du ciel, et il me prédit une partie des malheurs qui ne tardèrent guère à m’arriver. « Il est impossible, me dit-il, que les richesses qui servent à l’entretien de vos désordres vous soient venues par des voies légitimes. Vous les avez acquises injustement ; elles vous seront ravies de même. La plus terrible punition de Dieu serait de vous en laisser jouir tranquillement. Tous mes conseils, ajouta-t-il, vous ont été inutiles ; je ne prévois que trop qu’ils vous seront bientôt importuns. Adieu, ingrat et faible ami. Puissent vos criminels plaisirs s’évanouir comme une ombre ! puissent votre fortune et votre argent périr sans ressource, et vous rester seul et nu, pour sentir la vanité des biens qui vous ont follement enivré ! C’est alors que vous me trouverez disposé à vous aimer et à vous servir ; mais je romps aujourd’hui tout commerce avec vous, et je déteste la vie que vous menez. »

Ce fut dans ma chambre, aux yeux de Manon, qu’il me fit cette harangue apostolique. Il se leva pour se retirer. Je voulus le retenir ; mais je fus arrêté par Manon, qui me dit que c’était un fou qu’il fallait laisser sortir.

Son discours ne laissa pas de faire quelque impression sur moi. Je remarque ainsi les diverses occasions où mon cœur sentit un retour vers le bien, parce que c’est à ce souvenir que j’ai dû ensuite une partie de ma force dans les plus malheureuses circonstances de ma vie.

Les caresses de Manon dissipèrent en un moment le chagrin que cette scène m’avait causé. Nous continuâmes de mener une vie toute composée de plaisirs et d’amour. L’augmentation de nos richesses redoubla notre affection. Vénus et la fortune n’avaient point d’esclaves plus heureux. Dieux ! pourquoi nommer le monde un lieu de misères, puisqu’on y peut goûter de si charmantes délices ! Mais, hélas ! leur faible est de passer trop vite. Quelle autre félicité voudrait-on se proposer, si elles étaient de nature à durer toujours ? Les nôtres eurent le sort commun, c’est-à-dire de durer peu et d’être suivies par des regrets amers.

J’avais fait au jeu des gains si considérables, que je pensais à placer une partie de mon argent. Mes domestiques n’ignoraient pas mes succès, surtout mon valet de chambre et la suivante de Manon, devant lesquels nous nous entretenions souvent sans défiance. Cette fille était jolie ; mon valet en était amoureux. Ils avaient affaire à des maîtres jeunes et faciles, qu’ils s’imaginèrent pouvoir tromper aisément. Ils en conçurent le dessein, et ils l’exécutèrent si malheureusement pour nous, qu’ils nous mirent dans un état dont il ne nous a jamais été possible de nous relever.

M. Lescaut nous ayant un jour donné à souper, il était environ minuit lorsque nous retournâmes au logis. J’appelai mon valet, et Manon sa femme de chambre ; ni l’un ni l’autre ne parurent. On nous dit qu’ils n’avaient point été vus dans la maison depuis huit heures, et qu’ils étaient sortis après avoir fait transporter quelques caisses, suivant les ordres qu’ils disaient avoir reçus de moi. Je pressentis une partie de la vérité ; mais je ne formais point des soupçons qui ne fussent surpassés par ce que j’aperçus en entrant dans ma chambre. La serrure de mon cabinet avait été forcée et mon argent enlevé avec tous mes habits. Dans le temps que je réfléchissais seul sur cet accident, Manon vint, tout effrayée, m’apprendre qu’on avait fait le même ravage dans son appartement.

Le coup me parut si cruel, qu’il n’y eut qu’un effort extraordinaire de raison qui m’empêcha de me livrer aux cris et aux pleurs. La crainte de communiquer mon désespoir à Manon me fit affecter de prendre un visage tranquille. Je lui dis en badinant que je me vengerais sur quelque dupe à l’hôtel de Transylvanie. Cependant elle me sembla si sensible à notre malheur, que sa tristesse eut bien plus de force pour m’affliger que ma feinte n’en avait eu pour l’empêcher d’être abattue. « Nous sommes perdus ! » me dit-elle les larmes aux yeux. Je m’efforçai en vain de la consoler par mes caresses. Mes propres pleurs trahissaient mon désespoir et ma consternation. En effet, nous étions ruinés si absolument, qu’il ne nous restait pas une chemise.

Je pris le parti d’envoyer chercher sur-le-champ M. Lescaut. Il me conseilla d’aller à l’heure même chez M. le lieutenant de police et M. le grand prévôt de Paris. J’y allai, mais ce fut pour mon plus grand malheur ; car, outre que cette démarche et celles que je fis faire à ces deux officiers de justice ne produisirent rien, je donnai le temps à Lescaut d’entretenir sa sœur et de lui inspirer pendant mon absence une horrible résolution. Il lui parla de M. de G*** M***, vieux voluptueux qui payait prodigalement ses plaisirs, et lui fit envisager tant d’avantage à se mettre à sa solde, que, troublée comme elle était par notre disgrâce, elle entra dans tout ce qu’il entreprit de lui persuader. Cet honorable marché fut conclu avant mon retour, et l’exécution remise au lendemain, après que Lescaut aurait prévenu M. de G*** M***.

Je le trouvai qui m’attendait au logis ; mais Manon s’était couchée dans son appartement, et elle avait donné ordre à son laquais de me dire qu’ayant besoin d’un peu de repos, elle me priait de la laisser seule pendant cette nuit. Lescaut me quitta après m’avoir offert quelques pistoles, que j’acceptai.

Il était près de quatre heures quand je me mis au lit ; et m’y étant encore occupé longtemps des moyens de rétablir ma fortune, je m’endormis si tard, que je ne pus me réveiller que vers les onze heures ou midi. Je me levai promptement pour aller m’informer de la santé de Manon : on me dit qu’elle était sortie une heure auparavant avec son frère, qui l’était venu prendre dans un carrosse de louage. Quoiqu’une telle partie faite avec Lescaut me parût mystérieuse, je me fis violence pour suspendre mes soupçons. Je laissai couler quelques heures, que je passai à lire. Enfin, n’étant plus le maître de mon inquiétude, je me promenai à grands pas dans nos appartements. J’aperçus dans celui de Manon une lettre cachetée qui était sur sa table. L’adresse était à moi, et l’écriture de sa main. Je l’ouvris avec un frisson mortel ; elle était dans ces termes :

« Je te jure, mon cher chevalier, que tu es l’idole de mon cœur, et qu’il n’y a que toi au monde que je puisse aimer de la façon dont je t’aime ; mais ne vois-tu pas, ma pauvre chère âme, que, dans l’état où nous sommes réduits, c’est une sotte vertu que la fidélité ? Crois-tu qu’on puisse être bien tendre lorsqu’on manque de pain ? La faim me causerait quelque méprise fatale : je rendrais quelque jour le dernier soupir en croyant en pousser un d’amour. Je t’adore, compte là-dessus ; mais laisse-moi pour quelque temps le ménagement de notre fortune. Malheur à qui va tomber dans mes filets ! je travaille pour rendre mon chevalier riche et heureux. Mon frère t’apprendra des nouvelles de ta Manon ; il te dira qu’elle a pleuré de la nécessité de te quitter. »

Je demeurai, après cette lecture, dans un état qui me serait difficile à décrire ; car j’ignore encore aujourd’hui par quelle espèce de sentiments je fus alors agité. Ce fut une de ces situations uniques, auxquelles on n’a rien éprouvé qui soit semblable : on ne saurait les expliquer aux autres, parce qu’ils n’en ont pas l’idée ; et l’on a peine à se les bien démêler à soi-même, parce qu’étant seules de leur espèce, cela ne se lie à rien dans la mémoire, et ne peut même être rapproché d’aucun sentiment connu. Cependant, de quelque nature que fussent les miens, il est certain qu’il devait y entrer de la douleur, du dépit, de la jalousie et de la honte. Heureux, s’il n’y fût pas entré encore plus d’amour !

Elle m’aime, je le veux croire ; mais ne faudrait-il pas, m’écriai-je, qu’elle fût un monstre pour me haïr ? Quels droits eût-on jamais sur un cœur que je n’aie pas sur le sien ? Que me reste-t-il à faire pour elle, après tout ce que je lui ai sacrifié ? Cependant elle m’abandonne ! et l’ingrate se croit à couvert de mes reproches en disant qu’elle ne cesse pas de m’aimer ! Elle appréhende la faim ! Dieu d’amour ! quelle grossièreté de sentiment, et que c’est répondre mal à ma délicatesse ! Je ne l’ai pas appréhendée, moi qui m’y expose si volontiers pour elle en renonçant à ma fortune et aux douceurs de la maison de mon père ; moi qui me suis retranché jusqu’au nécessaire pour satisfaire ses petites humeurs et ses caprices ! Elle m’adore, dit-elle. Si tu m’adorais, ingrate, je sais bien de qui tu aurais pris des conseils ; tu ne m’aurais pas quitté, du moins, sans me dire adieu. C’est à moi qu’il faut demander quelles peines cruelles on sent de se séparer de ce qu’on adore. Il faudrait avoir perdu l’esprit pour s’y exposer volontairement.

Mes plaintes furent interrompues par une visite à laquelle je ne m’attendais pas : ce fut celle de Lescaut. « Bourreau ! lui dis-je en mettant l’épée à la main, où est Manon ? qu’en as-tu fait ? » Ce mouvement l’effraya. Il me répondit que, si c’était ainsi que je le recevais lorsqu’il venait me rendre compte du service le plus considérable qu’il eût pu me rendre, il allait se retirer, et ne remettrait jamais le pied chez moi. Je courus à la porte de la chambre, que je fermai soigneusement. « Ne t’imagine pas, lui dis-je en me tournant vers lui, que tu puisses me prendre encore une fois pour dupe et me tromper par des fables. Il faut défendre ta vie ou me faire retrouver Manon. — Là ! que vous êtes vif ! repartit-il ; c’est l’unique sujet qui m’amène. Je viens vous annoncer un bonheur auquel vous ne pensez pas, et pour lequel vous reconnaîtrez peut-être que vous m’avez quelque obligation. » Je voulus être éclairci sur-le-champ.

Il me raconta que Manon, ne pouvant soutenir la crainte de la misère, et surtout l’idée d’être obligée tout d’un coup à la réforme de notre équipage, l’avait prié de lui procurer la connaissance de M. de G*** M***, qui passait pour un homme généreux. Il n’eut garde de me dire que le conseil était venu de lui, ni qu’il eût préparé les voies avant que de l’y conduire. « Je l’y ai menée ce matin, continua-t-il, et cet honnête homme a été si charmé de son mérite, qu’il l’a invitée d’abord à lui tenir compagnie à sa maison de campagne, où il est allé passer quelques jours. Moi, ajouta Lescaut, qui ai pénétré tout d’un coup de quel avantage cela pouvait être pour vous, je lui ai fait entendre adroitement que Manon avait essuyé des pertes considérables ; et j’ai tellement piqué sa générosité, qu’il a commencé par lui faire un présent de deux cents pistoles. Je lui ai dit que cela était honnête pour le présent, mais que l’avenir amènerait à ma sœur de grands besoins ; qu’elle s’était chargée d’ailleurs du soin d’un jeune frère qui nous était resté sur les bras après la mort de nos père et mère, et que, s’il la croyait digne de son estime, il ne la laisserait pas souffrir dans ce pauvre enfant qu’elle regardait comme la moitié d’elle-même. Ce récit n’a pas manqué de l’attendrir. Il s’est engagé à louer une maison commode pour vous et pour Manon ; car c’est vous-même qui êtes ce pauvre petit frère orphelin. Il a promis de vous meubler proprement et de vous fournir tous les mois quatre cents bonnes livres, qui en feront, si je compte bien, quatre mille huit cents à la fin de chaque année. Il a laissé ordre à son intendant, avant que de partir pour sa campagne, de chercher une maison et de la tenir prête pour son retour. Vous reverrez alors Manon, qui m’a chargé de vous embrasser mille fois pour elle, et de vous assurer qu’elle vous aime plus que jamais. »

Je m’assis en rêvant à cette bizarre disposition de mon sort. Je me trouvai dans un partage de sentiments, et par conséquent dans une incertitude si difficile à terminer, que je demeurai longtemps sans répondre à quantité de questions que Lescaut me faisait l’une sur l’autre. Ce fut dans ce moment que l’honneur et la vertu me firent sentir encore les pointes du remords, et que je jetai les yeux, en soupirant, vers Amiens, vers la maison de mon père, vers St-Sulpice, et vers tous les lieux où j’avais vécu dans l’innocence. Par quel immense espace n’étais-je pas séparé de cet heureux état ! Je ne le voyais plus que de loin, comme une ombre qui attirait encore mes regrets et mes désirs, mais trop faible pour exciter mes efforts. Par quelle fatalité, disais-je, suis-je devenu si criminel ? L’amour est une passion innocente ; comment s’est-il changé pour moi en une source de misères et de désordres ? Qui m’empêchait de vivre tranquille et vertueux avec Manon ? Pourquoi ne l’épousai-je point avant que d’obtenir rien de son amour ? Mon père, qui m’aimait si tendrement, n’y aurait-il pas consenti si je l’en eusse pressé avec des instances légitimes ? Ah ! mon père l’aurait chérie lui-même comme une fille charmante, trop digne d’être la femme de son fils ; je serais heureux avec l’amour de Manon, avec l’affection de mon père, avec l’estime des honnêtes gens, avec les biens de la fortune et la tranquillité de la vertu. Revers funeste ! Quel est l’infâme personnage qu’on vient ici me proposer ? Quoi ! j’irai partager… Mais y a-t-il à balancer, si c’est Manon qui l’a réglé et si je la perds sans cette complaisance ? « Monsieur Lescaut, m’écriai-je en fermant les yeux comme pour écarter de si chagrinantes réflexions, si vous avez eu dessein de me servir, je vous rends grâces. Vous auriez pu prendre une voie plus honnête ; mais c’est une chose finie, n’est-ce pas ? ne pensons donc plus qu’à profiter de vos soins et à remplir votre promesse. »

Lescaut, à qui ma colère suivie d’un fort long silence avait causé de l’embarras, fut ravi de me voir prendre un parti tout différent de celui qu’il avait appréhendé sans doute : il n’était rien moins que brave, et j’en eus de meilleures preuves dans la suite. « Oui, oui, se hâta-t-il de me répondre, c’est un fort bon service que je vous ai rendu, et vous verrez que nous en tirerons plus d’avantage que vous ne vous y attendez. » Nous concertâmes de quelle manière nous pourrions prévenir les défiances que M. de G*** M*** pouvait concevoir de notre fraternité en me voyant plus grand et un peu plus âgé peut-être qu’il ne se l’imaginait. Nous ne trouvâmes point d’autre moyen que de prendre devant lui un air simple et provincial, et de lui faire croire que j’étais dans le dessein d’entrer dans l’état ecclésiastique, et que j’allais pour cela tous les jours au collège. Nous résolûmes aussi que je me mettrais fort mal la première fois que je serais admis à l’honneur de le saluer.

Il revint à la ville trois ou quatre jours après. Il conduisit lui-même Manon dans la maison que son intendant avait eu soin de préparer. Elle fit avertir aussitôt Lescaut de son retour, et celui-ci m’en ayant donné avis, nous nous rendîmes tous deux chez elle. Le vieil amant en était déjà sorti.

Malgré la résignation avec laquelle je m’étais soumis à ses volontés, je ne pus réprimer le murmure de mon cœur en la revoyant. Je lui parus triste et languissant. La joie de la retrouver ne l’emportait pas tout à fait sur le chagrin de son infidélité ; elle, au contraire, paraissait transportée du plaisir de me revoir. Elle me fit des reproches de ma froideur. Je ne pus m’empêcher de laisser échapper les noms de perfide et d’infidèle, que j’accompagnai d’autant de soupirs.

Elle me railla d’abord de ma simplicité ; mais lorsqu’elle vit mes regards s’attacher toujours tristement sur elle, et la peine que j’avais à digérer un changement si contraire à mon humeur et à mes désirs, elle passa seule dans son cabinet. Je la suivis un moment après. Je l’y trouvai tout en pleurs. Je lui demandai ce qui les causait. « Il t’est bien aisé de le voir, me dit-elle : comment veux-tu que je vive, si ma vue n’est plus propre qu’à te causer un air sombre et chagrin ? Tu ne m’as pas fait une seule caresse depuis une heure que tu es ici, et tu as reçu les miennes avec la majesté du Grand Turc au sérail.

— Écoutez, Manon, lui répondis-je en l’embrassant, je ne puis vous cacher que j’ai le cœur mortellement affligé. Je ne parle point à présent des alarmes où votre fuite imprévue m’a jeté, ni de la cruauté que vous avez eue de m’abandonner sans un mot de consolation, après avoir passé la nuit dans un autre lit que moi ; le charme de votre présence m’en ferait bien oublier davantage. Mais croyez-vous que je puisse penser sans soupirs et même sans verser des larmes, continuai-je en en versant quelques-unes, à la triste et malheureuse vie que vous voulez que je mène dans cette maison ? Laissons ma naissance et mon honneur à part ; ce ne sont plus des raisons si faibles qui doivent entrer en concurrence avec un amour tel que le mien ; mais cet amour même, ne vous imaginez-vous pas qu’il gémit de se voir si mal récompensé ou plutôt traité si cruellement par une ingrate et dure maîtresse ?… »

Elle m’interrompit : « Tenez, dit-elle, mon chevalier, il est inutile de me tourmenter par des reproches qui me percent le cœur lorsqu’ils viennent de vous. Je vois ce qui vous blesse. J’avais espéré que vous consentiriez au projet que j’avais fait pour rétablir un peu notre fortune, et c’était pour ménager votre délicatesse que j’avais commencé à l’exécuter sans votre participation ; mais j’y renonce, puisque vous ne l’approuvez pas. » Elle ajouta qu’elle ne me demandait qu’un peu de complaisance pour le reste du jour ; qu’elle avait déjà reçu deux cents pistoles de son vieil amant, et qu’il lui avait promis de lui apporter le soir un beau collier de perles avec d’autres bijoux, et par-dessus cela la moitié de la pension annuelle qu’il lui avait promise. « Laissez-moi seulement le temps, me dit-elle, de recevoir ses présents ; je vous jure qu’il ne pourra se vanter des avantages que je lui ai donnés sur moi, car je l’ai remis jusqu’à présent à la ville. Il est vrai qu’il m’a baisé plus d’un million de fois les mains ; il est juste qu’il paye ce plaisir, et ce ne sera point trop de cinq à six mille francs, en proportionnant le prix à ses richesses et à son âge. »

Sa résolution me fut beaucoup plus agréable que l’espérance des cinq mille livres. J’eus lieu de reconnaître que mon cœur n’avait point encore perdu tout sentiment d’honneur, puisqu’il était si satisfait d’échapper à l’infamie ; mais j’étais né pour les courtes joies et les longues douleurs. La fortune ne me délivra d’un précipice que pour me faire tomber dans un autre. Lorsque j’eus marqué à Manon par mille caresses combien je me croyais heureux de son changement, je lui dis qu’il fallait en instruire M. Lescaut, afin que nos mesures se prissent de concert. Il en murmura d’abord ; mais les quatre ou cinq mille livres d’argent comptant le firent entrer gaîment dans nos vues. Il fut donc réglé que nous nous trouverions tous à souper avec M. de G*** M***, et cela pour deux raisons : l’une pour nous donner le plaisir d’une scène agréable en me faisant passer pour un écolier, frère de Manon ; l’autre pour empêcher ce vieux libertin de s’émanciper trop avec sa maîtresse, par le droit qu’il croirait s’être acquis en payant si libéralement d’avance. Nous devions nous retirer Lescaut et moi, lorsqu’il monterait à la chambre où il comptait passer la nuit ; et Manon, au lieu de le suivre, nous promit de sortir et de la venir passer avec moi. Lescaut se chargea du soin d’avoir exactement un carrosse à la porte.

L’heure du souper étant venue, M. de G*** M*** ne se fit pas attendre longtemps. Lescaut était avec sa sœur dans la salle. Le premier compliment du vieillard fut d’offrir à sa belle un collier, des bracelets et des pendants de perles qui valaient au moins mille écus. Il lui compta ensuite en beaux louis d’or la somme de deux mille quatre cents livres, qui faisaient la moitié de la pension. Il assaisonna son présent de quantité de douceurs dans le goût de la vieille cour. Manon ne put lui refuser quelques baisers ; c’était autant de droits qu’elle acquérait sur l’argent qu’il lui mettait entre les mains. J’étais à la porte, où je prêtais l’oreille en attendant que Lescaut m’avertît d’entrer.

Il vint me prendre par la main, lorsque Manon eut serré l’argent et les bijoux ; et me conduisant vers M. de G*** M***, il m’ordonna de lui faire la révérence. J’en fis deux ou trois des plus profondes. « Excusez, monsieur, lui dit Lescaut, c’est un enfant fort neuf. Il est bien éloigné, comme vous le voyez, d’avoir des airs de Paris ; mais nous espérons qu’un peu d’usage le façonnera. Vous aurez l’honneur de voir ici souvent monsieur, ajouta-t-il en se tournant vers moi ; faites bien votre profit d’un si bon modèle. »

Le vieil amant parut prendre plaisir à me voir. Il me donna deux ou trois petits coups sur la joue en me disant que j’étais un joli garçon, mais qu’il fallait être sur mes gardes à Paris, où les jeunes gens se laissent aller facilement à la débauche. Lescaut l’assura que j’étais naturellement si sage, que je ne parlais que de me faire prêtre, et que tout mon plaisir était à faire des petites chapelles. « Je lui trouve de l’air de Manon, » reprit le vieillard en me haussant le menton avec la main. Je répondis d’un air niais : « Monsieur, c’est que nos deux chairs se touchent de bien proche ; aussi j’aime ma sœur comme un autre moi-même. — L’entendez-vous ? dit-il à Lescaut ; il a de l’esprit. C’est dommage que cet enfant-là n’ait pas un peu plus de monde. — Ho ! monsieur, repris-je, j’en ai vu beaucoup chez nous dans les églises, et je crois bien que j’en trouverai à Paris de plus sots que moi. — Voyez, ajouta-t-il, cela est admirable pour un enfant de province. »

Toute notre conversation fut à peu près du même goût pendant le souper. Manon, qui était badine, fut plusieurs fois sur le point de gâter tout par ses éclats de rire. Je trouvai l’occasion en soupant de lui raconter sa propre histoire et le mauvais sort qui le menaçait. Lescaut et Manon tremblaient pendant mon récit, surtout lorsque je faisais son portrait au naturel ; mais l’amour-propre l’empêcha de s’y reconnaître, et je l’achevai si adroitement, qu’il fut le premier à le trouver fort risible. Vous verrez que ce n’est pas sans raison que je me suis étendu sur cette ridicule scène.

Enfin l’heure du sommeil étant arrivée, il parla d’amour et d’impatience. Nous nous retirâmes, Lescaut et moi. On le conduisit à sa chambre, et Manon, étant sortie sous prétexte d’un besoin, nous vint rejoindre à la porte. Le carrosse, qui nous attendait trois ou quatre maisons plus bas, s’avança pour nous recevoir. Nous nous éloignâmes en un instant du quartier.

Quoique à mes propres yeux cette action fût une véritable friponnerie, ce n’était pas la plus injuste que je crusse avoir à me reprocher. J’avais plus de scrupule sur l’argent que j’avais acquis au jeu. Cependant nous profitâmes aussi peu de l’un que de l’autre, et le ciel permit que la plus légère des injustices fût la plus rigoureusement punie.

M. de G*** M*** ne tarda pas longtemps à s’apercevoir qu’il était dupé. Je ne sais s’il fit dès le soir même quelques démarches pour nous découvrir ; mais il eut assez de crédit pour n’en pas faire longtemps d’inutiles, et nous assez d’imprudence pour compter trop sur la grandeur de Paris et sur l’éloignement qu’il y avait de notre quartier au sien. Non-seulement il fut informé de notre demeure et de nos affaires présentes, mais il apprit aussi qui j’étais, la vie que j’avais menée à Paris, l’ancienne liaison de Manon avec B***, la tromperie qu’elle lui avait faite ; en un mot, toutes les parties scandaleuses de notre histoire. Il prit là-dessus la résolution de nous faire arrêter, et de nous traiter moins comme des criminels que comme des fieffés libertins. Nous étions encore au lit lorsqu’un exempt de la police entra dans notre chambre avec une demi-douzaine de gardes. Ils se saisirent d’abord de notre argent, ou plutôt de celui de M. de G*** M*** ; et, nous ayant fait lever brusquement, ils nous conduisirent à la porte, où nous trouvâmes deux carrosses, dans l’un desquels la pauvre Manon fut enlevée sans explication, et moi traîné dans l’autre à Saint-Lazare.

Il faut avoir éprouvé de tels revers pour juger du désespoir qu’ils peuvent causer. Nos gardes eurent la dureté de ne me pas me permettre d’embrasser Manon, ni de lui dire une parole. J’ignorai longtemps ce qu’elle était devenue. Ce fut sans doute un bonheur pour moi de ne l’avoir pas su d’abord ; car une catastrophe si terrible m’aurait fait perdre le sens, et peut-être la vie.

Ma malheureuse maîtresse fut donc enlevée à mes yeux et menée dans une retraite que j’ai horreur de nommer. Quel sort pour une créature toute charmante, qui eût occupé le premier trône du monde, si tous les hommes eussent eu mes yeux et mon cœur ! On ne l’y traita pas barbarement ; mais elle fut resserrée dans une étroite prison, seule et condamnée à remplir tous les jours une certaine tâche de travail, comme une condition nécessaire pour obtenir quelque dégoûtante nourriture. Je n’appris ce triste détail que longtemps après, lorsque j’eus essuyé moi-même plusieurs mois d’une rude et ennuyeuse pénitence.

Mes gardes ne m’ayant point averti non plus du lieu où ils avaient ordre de me conduire, je ne connus mon destin qu’à la porte de Saint-Lazare. J’aurais préféré la mort dans ce moment à l’état où je me crus près de tomber ; j’avais de terribles idées de cette maison. Ma frayeur augmenta lorsqu’en entrant les gardes visitèrent une seconde fois mes poches, pour s’assurer qu’il ne me restait ni armes ni moyen de défense.

Le supérieur parut à l’instant ; il était prévenu sur mon arrivée. Il me salua avec beaucoup de douceur. « Mon père, lui dis-je, point d’indignités ; je perdrai mille vies avant que d’en souffrir une. — Non, non, monsieur, me répondit-il ; vous prendrez une conduite sage, et nous serons contents l’un de l’autre. » Il me pria de monter dans une chambre haute. Je le suivis sans résistance. Les archers nous accompagnèrent jusqu’à la porte, et le supérieur, y étant entré, leur fit signe de se retirer.

« Je suis donc votre prisonnier ? lui dis-je. Hé bien, mon père, que prétendez-vous faire de moi ? » Il me dit qu’il était charmé de me voir prendre un ton raisonnable ; que son devoir serait de travailler à m’inspirer le goût de la vertu et de la religion, et le mien de profiter de ses exhortations et de ses conseils ; que, pour peu que je voulusse répondre aux attentions qu’il aurait pour moi, je ne trouverais que du plaisir dans ma solitude. « Ah ! du plaisir ! repris-je ; vous ne savez pas, mon père, l’unique chose qui est capable de m’en faire goûter. — Je le sais, reprit-il ; mais j’espère que votre inclination changera. » Sa réponse me fit comprendre qu’il était instruit de mes aventures, et peut-être de mon nom. Je le priai de m’éclaircir. Il me dit naturellement qu’on l’avait informé de tout.

Cette connaissance fut le plus rude de tous mes châtiments. Je me mis à verser un ruisseau de larmes, avec toutes les marques d’un affreux désespoir. Je ne pouvais me consoler d’une humiliation qui allait me rendre la fable de toutes les personnes de ma connaissance et la honte de ma famille. Je passai ainsi huit jours dans le plus profond abattement, sans être capable de rien entendre, ni de m’occuper d’autre chose que de mon opprobre. Le souvenir même de Manon n’ajoutait rien à ma douleur. Il n’y entrait du moins que comme un sentiment qui avait précédé cette nouvelle peine, et la passion dominante de mon âme était la honte et la confusion.

Il y a peu de personnes qui connaissent la force de ces mouvements particuliers du cœur. Le commun des hommes n’est sensible qu’à cinq ou six passions dans le cercle desquelles leur vie se passe et où toutes leurs agitations se réduisent. Ôtez-leur l’amour et la haine, le plaisir et la douleur, l’espérance et la crainte, ils ne sentent plus rien. Mais les personnes d’un caractère plus noble peuvent être remuées de mille façons différentes : il semble qu’elles aient plus de cinq sens, et qu’elles puissent recevoir des idées et des sensations qui passent les bornes ordinaires de la nature. Et comme elles ont un sentiment de cette grandeur qui les élève au-dessus du vulgaire, il n’y a rien dont elles soient plus jalouses. De là vient qu’elles souffrent si impatiemment le mépris et la risée, et que la honte est une de leurs plus violentes passions.

J’avais ce triste avantage à Saint-Lazare. Ma tristesse parut si excessive au supérieur, qu’en appréhendant les suites, il crut devoir me traiter avec beaucoup de douceur et d’indulgence. Il me visitait deux ou trois fois le jour. Il me prenait souvent avec lui pour faire un tour de jardin, et son zèle s’épuisait en exhortations et en avis salutaires. Je les recevais avec douceur, je lui marquais même de la reconnaissance : il en tirait l’espoir de ma conversion.

« Vous êtes d’un naturel si doux et si aimable, me dit-il un jour, que je ne puis comprendre les désordres dont on vous accuse. Deux choses m’étonnent : l’une, comment avec de si bonnes qualités vous avez pu vous livrer à l’excès du libertinage ; et l’autre, que j’admire encore plus, comment vous recevez si volontiers mes conseils et mes instructions après avoir vécu plusieurs années dans l’habitude du désordre. Si c’est repentir, vous êtes un exemple signalé des miséricordes du ciel ; si c’est bonté naturelle, vous avez du moins un excellent fonds de caractère, qui me fait espérer que nous n’aurons pas besoin de vous retenir ici longtemps pour vous ramener à une vie honnête et réglée.»

Je fus ravi de lui voir cette opinion de moi. Je résolus de l’augmenter par une conduite qui pût le satisfaire entièrement, persuadé que c’était le plus sûr moyen d’abréger ma prison. Je lui demandai des livres. Il fut surpris que, m’ayant laissé le choix de ceux que je voulais lire, je me déterminai pour quelques auteurs sérieux. Je feignis de m’appliquer à l’étude avec le dernier attachement, et je lui donnai ainsi dans toutes les occasions des preuves du changement qu’il désirait.

Cependant il n’était qu’extérieur. Je dois le confesser à ma honte, je jouai à Saint-Lazare un personnage d’hypocrite. Au lieu d’étudier quand j’étais seul, je ne m’occupais qu’à gémir de ma destinée. Je maudissais ma prison et la tyrannie qui m’y retenait. Je n’eus pas plutôt quelque relâche du côté de cet accablement où m’avait jeté la confusion, que je retombai dans les tourments de l’amour. L’absence de Manon, l’incertitude de son sort, la crainte de ne la revoir jamais, étaient l’unique objet de mes tristes méditations. Je me la figurais dans les bras de G*** M***, car c’était la pensée que j’avais eue d’abord ; et, loin de m’imaginer qu’il lui eût fait le même traitement qu’à moi, j’étais persuadé qu’il ne m’avait fait éloigner que pour la posséder tranquillement.

Je passais ainsi des jours et des nuits dont la longueur me paraissait éternelle. Je n’avais d’espérance que dans le succès de mon hypocrisie. J’observais soigneusement le visage et les discours du supérieur, pour m’assurer de ce qu’il pensait de moi, et je me faisais une étude de lui plaire comme à l’arbitre de ma destinée. Il me fut aisé de reconnaître que j’étais parfaitement dans ses bonnes grâces. Je ne doutais plus qu’il ne fût disposé à me rendre service.

Je pris un jour la hardiesse de lui demander si c’était de lui que mon élargissement dépendait. Il me dit qu’il n’en était pas absolument le maître ; mais que, sur son témoignage, il espérait que M. de G*** M***, à la sollicitation duquel M. le lieutenant général de police m’avait fait renfermer, consentirait à me rendre la liberté. « Puis-je me flatter, repris-je doucement, que deux mois de prison que j’ai déjà essuyés lui paraîtront une expiation suffisante ? » Il me promit de lui en parler si je le souhaitais. Je le priai instamment de me rendre ce bon office.

Il m’apprit, deux jours après, que M. G*** M*** avait été si touché du bien qu’il avait entendu dire de moi, que non-seulement il paraissait être dans le dessein de me laisser voir le jour, mais qu’il avait même marqué beaucoup d’envie de me connaître plus particulièrement, et qu’il se proposait de me rendre une visite dans ma prison. Quoique sa présence ne pût m’être agréable, je la regardai comme un acheminement prochain à ma liberté.

Il vint effectivement à Saint-Lazare. Je lui trouvai l’air plus grave et moins sot qu’il ne l’avait eu dans la maison de Manon. Il me tint quelques discours de bon sens sur ma mauvaise conduite. Il ajouta, pour justifier apparemment ses propres désordres, qu’il était permis à la faiblesse des hommes de se procurer certains plaisirs que la nature exige, mais que la friponnerie et les artifices honteux méritaient d’être punis.

Je l’écoutai avec un air de soumission dont il parut satisfait. Je ne m’offensai pas même de lui entendre lâcher quelques railleries sur ma fraternité avec Lescaut et Manon, et sur les petites chapelles dont il supposait, me dit-il, que j’avais dû faire un grand nombre à Saint-Lazare, puisque je trouvais tant de plaisir à cette pieuse occupation. Mais il lui échappa, malheureusement pour lui et pour moi-même, de me dire que Manon en aurait fait aussi sans doute de fort jolies à l’hôpital. Malgré le frémissement que le nom de l’hôpital me causa, j’eus encore le pouvoir de le prier avec douceur de s’expliquer : « Hé ! oui, reprit-il, il y a deux mois qu’elle apprend la sagesse à l’hôpital général, et je souhaite qu’elle en ait tiré autant de profit que vous à Saint-Lazare. »

Quand j’aurais eu une prison éternelle ou la mort même présente à mes yeux, je n’aurais pas été le maître de mon transport à cette affreuse nouvelle. Je me jetai sur lui avec une si affreuse rage, que j’en perdis la moitié de mes forces. J’en eus assez néanmoins pour le renverser par terre et pour le prendre à la gorge. Je l’étranglais, lorsque le bruit de sa chute et quelques cris aigus que je lui laissai à peine la liberté de pousser attirèrent le supérieur et plusieurs religieux dans ma chambre. On le délivra de mes mains.

J’avais presque perdu moi-même la force et la respiration. « Ô Dieu ! m’écriai-je en poussant mille soupirs ; justice du ciel ! faut-il que je vive un moment après une telle infamie ! » Je voulus me jeter encore sur le barbare qui venait de m’assassiner. On m’arrêta. Mon désespoir, mes cris et mes larmes passaient toute imagination. Je fis des choses si étonnantes, que tous les assistants, qui en ignoraient la cause, se regardaient les uns les autres avec autant de frayeur que de surprise.

M. de G*** M*** rajustait pendant ce temps-là sa perruque et sa cravate ; et, dans le dépit d’avoir été si maltraité, il ordonnait au supérieur de me resserrer plus étroitement que jamais, et de me punir par tous les châtiments qu’on sait être propres à Saint-Lazare. « Non, monsieur, lui dit le supérieur, ce n’est point avec une personne de la naissance de M. le chevalier que nous en usons de cette manière. Il est si doux d’ailleurs et si honnête, que j’ai peine à comprendre qu’il se soit porté à cet excès sans de fortes raisons. » Cette réponse acheva de déconcerter M. de G*** M***. Il sortit en disant qu’il saurait faire plier et le supérieur et moi, et tous ceux qui oseraient lui résister.

Le supérieur, ayant ordonné à ses religieux de le conduire, demeura seul avec moi. Il me conjura de lui apprendre promptement d’où venait ce désordre. « Ô mon père ! lui dis-je en continuant de pleurer comme un enfant, figurez-vous la plus horrible cruauté, imaginez-vous la plus détestable de toutes les barbaries, c’est l’action que l’indigne G*** M*** a eu la lâcheté de commettre. Oh ! il m’a percé le cœur. Je n’en reviendrai jamais. Je veux vous raconter tout, ajoutai-je en sanglotant. Vous êtes bon, vous aurez pitié de moi.»

Je lui fis un récit abrégé de la longue et insurmontable passion que j’avais pour Manon, de la situation florissante de notre fortune avant que nous eussions été dépouillés par nos propres domestiques, des offres que G*** M*** avait faites à ma maîtresse, de la conclusion de leur marché, et de la manière dont il avait été rompu. Je lui représentai les choses, à la vérité, du côté le plus favorable pour nous. « Voilà, continuai-je, de quelle source est venu le zèle de M. de G*** M*** pour ma conversion. Il a eu le crédit de me faire renfermer ici par un pur motif de vengeance. Je lui pardonne ; mais, mon père, ce n’est pas tout : il a fait enlever cruellement la plus chère moitié de moi-même ; il l’a fait mettre honteusement à l’hôpital ; il a eu l’impudence de me l’annoncer aujourd’hui de sa propre bouche. À l’hôpital, mon Père ! Ô ciel ! ma charmante maîtresse, ma chère reine, à l’hôpital, comme la plus infâme de toutes les créatures ! Où trouverai-je assez de force pour ne pas mourir de douleur et de honte ? »

Le bon père, me voyant dans cet excès d’affliction, entreprit de me consoler. Il me dit qu’il n’avait jamais compris mon aventure de la manière dont je la racontais ; qu’il avait su à la vérité que je vivais dans le désordre, mais qu’il s’était figuré que ce qui avait obligé M. de G*** M*** d’y prendre intérêt était quelque liaison d’estime et d’amitié avec ma famille ; qu’il ne s’en était expliqué à lui-même que sur ce pied ; que ce que je venais de lui apprendre mettrait beaucoup de changement dans mes affaires, et qu’il ne doutait point que le récit fidèle qu’il avait dessein d’en faire à M. le lieutenant général de police ne pût contribuer à ma liberté.

Il me demanda ensuite pourquoi je n’avais pas encore pensé à donner de mes nouvelles à ma famille, puisqu’elle n’avait point eu de part à ma captivité. Je satisfis à cette objection par quelques raisons prises de la douleur que j’avais appréhendé de causer à mon père et de la honte que j’en aurais ressentie moi-même. Enfin il me promit d’aller de ce pas chez le lieutenant général de police : « Ne fût-ce, ajouta-t-il, que pour prévenir quelque chose de pis de la part de M. de G*** M***, qui est sorti de cette maison fort mal satisfait, et qui est assez considéré pour se faire redouter. »

J’attendis le retour du père avec toutes les agitations d’un malheureux qui touche au moment de sa sentence. C’était pour moi un supplice inexplicable de me représenter Manon à l’hôpital. Outre l’infamie de cette demeure, j’ignorais de quelle manière elle y était traitée ; et le souvenir de quelques particularités que j’avais entendues de cette maison d’horreur renouvelait à tous moments mes transports. J’étais tellement résolu de la secourir, à quelque prix et par quelque moyen que ce pût être, que j’aurais mis le feu à Saint-Lazare, s’il m’eût été impossible d’en sortir autrement.

Je réfléchis donc sur les voies que j’avais à prendre, s’il arrivait que le lieutenant général de police continuât de m’y tenir malgré moi. Je mis mon industrie à toutes les épreuves, je parcourus toutes les possibilités ; je ne vis rien qui pût m’assurer une évasion certaine, et je craignis d’être renfermé plus étroitement si je faisais une tentative malheureuse. Je me rappelai le nom de quelques amis de qui je pouvais espérer du secours : mais quel moyen de leur faire savoir ma situation ? Enfin je crus avoir formé un plan si adroit qu’il pourrait réussir, et je remis à l’arranger encore mieux après le retour du père supérieur, si l’inutilité de sa démarche me le rendait nécessaire.

Il ne tarda point à revenir. Je ne vis pas sur son visage les marques de joie qui accompagnent une bonne nouvelle. « J’ai parlé, me dit-il, à M. le lieutenant général de police, mais je lui ai parlé trop tard. M. de G*** M*** l’est allé voir en sortant d’ici, et l’a si fort prévenu contre vous, qu’il était sur le point de m’envoyer de nouveaux ordres pour vous resserrer davantage.

» Cependant, lorsque je lui ai appris le fond de vos affaires, il a paru s’adoucir beaucoup ; et, riant un peu de l’incontinence du vieux M. de G*** M***, il m’a dit qu’il fallait vous laisser ici six mois pour le satisfaire, d’autant mieux, a-t-il dit, que cette demeure ne saurait vous être inutile. Il m’a recommandé de vous traiter honnêtement, et je vous réponds que vous ne vous plaindrez point de mes manières. »

Cette explication du supérieur fut assez longue pour me donner le temps de faire une sage réflexion. Je conçus que je m’exposerais à renverser mes desseins, si je lui marquais trop d’empressement pour ma liberté. Je lui témoignai, au contraire, que, dans la nécessité de demeurer, c’était une douce consolation pour moi d’avoir quelque part à son estime. Je le priai ensuite, sans affectation, de m’accorder une grâce qui n’était de nulle importance pour personne, et qui servirait beaucoup à ma tranquillité : c’était de faire avertir un de mes amis, un saint ecclésiastique qui demeurait à Saint-Sulpice, que j’étais à Saint-Lazare, et de permettre que je reçusse quelquefois sa visite. Cette faveur me fut accordée sans délibérer.

C’était mon ami Tiberge dont il était question, non que j’espérasse de lui les secours nécessaires pour ma liberté ; mais je voulais l’y faire servir comme un instrument éloigné, sans qu’il en eût même connaissance. En un mot, voici mon projet : je voulais écrire à Lescaut, et le charger, lui et nos amis communs, du soin de me délivrer. La première difficulté était de lui faire tenir ma lettre ; ce devait être l’office de Tiberge. Cependant, comme il le connaissait pour le frère de ma maîtresse, je craignais qu’il n’eût peine à se charger de cette commission. Mon dessein était de renfermer ma lettre à Lescaut dans une autre lettre que je devais adresser à un honnête homme de ma connaissance, en le priant de rendre promptement la première à son adresse ; et comme il était nécessaire que je visse Lescaut pour nous accorder dans nos mesures, je voulais lui marquer de venir à Saint-Lazare, et de demander à me voir sous le nom de mon frère aîné, qui était venu exprès à Paris pour prendre connaissance de mes affaires. Je remettais à convenir avec lui des moyens qui nous paraîtraient les plus expéditifs et les plus sûrs. Le père supérieur fit avertir Tiberge du désir que j’avais de l’entretenir. Ce fidèle ami ne m’avait pas tellement perdu de vue qu’il ignorât mon aventure ; il savait que j’étais à Saint-Lazare, et peut-être n’avait-il pas été fâché de cette disgrâce, qu’il croyait capable de me ramener au devoir. Il accourut aussitôt à ma chambre.

Notre entretien fut plein d’amitié. Il voulut être informé de mes dispositions. Je lui ouvris mon cœur sans réserve, excepté sur le dessein de ma fuite. « Ce n’est pas à vos yeux, cher ami, lui dis-je, que je veux paraître ce que je ne suis point. Si vous avez cru trouver ici un ami sage et réglé dans ses désirs, un libertin réveillé par les châtiments du ciel, en un mot, un cœur dégagé de l’amour et revenu des charmes de Manon, vous avez jugé trop favorablement de moi. Vous me revoyez tel que vous me laissâtes il y a quatre mois, toujours tendre et toujours malheureux par cette fatale tendresse dans laquelle je ne me lasse point de chercher mon bonheur. »

Il me répondit que l’aveu que je faisais me rendait inexcusable ; qu’on voyait bien des pécheurs qui s’enivraient du faux bonheur du vice jusqu’à le préférer hautement au vrai bonheur de la vertu ; mais que c’était du moins à des images de bonheur qu’ils s’attachaient, et qu’ils étaient les dupes de l’apparence ; mais que de reconnaître, comme je le faisais, que l’objet de mes attachements n’était propre qu’à me rendre coupable et malheureux, et de continuer à me précipiter volontairement dans l’infortune et dans le crime, c’était une contradiction d’idées et de conduite qui ne faisait pas honneur à ma raison.

« Tiberge, repris-je, qu’il vous est aisé de vaincre lorsqu’on n’oppose rien à vos armes ! Laissez-moi raisonner à mon tour. Pouvez-vous prétendre que ce que vous appelez le bonheur de la vertu soit exempt de peines, de traverses et d’inquiétudes ? Quel nom donnerez-vous à la prison, aux croix, aux supplices et aux tortures des tyrans ? Direz-vous, comme font les mystiques, que ce qui tourmente le corps est un bonheur pour l’âme ? Vous n’oseriez le dire ; c’est un paradoxe insoutenable. Ce bonheur que vous relevez tant est donc mêlé de mille peines, ou, pour parler plus juste, ce n’est qu’un tissu de malheurs au travers desquels on tend à la félicité. Or, si la force de l’imagination fait trouver du plaisir dans ces maux mêmes, parce qu’ils peuvent conduire à un terme heureux qu’on espère, pourquoi traitez-vous de contradictoire et d’insensée dans ma conduite une disposition toute semblable ? J’aime Manon ; je tends, au travers de mille douleurs, à vivre heureux et tranquille auprès d’elle. La voie par où je marche est malheureuse ; mais l’espérance d’arriver à son terme y répand toujours de la douceur, et je me croirai trop bien payé par un moment passé avec elle de tous les chagrins que j’essuie pour l’obtenir. Toutes choses me paraissent donc égales de votre côté et du mien, ou, s’il y a quelque différence, elle est encore à mon avantage ; car le bonheur que j’espère est proche, et l’autre est éloigné : le mien est de la nature des peines, c’est-à-dire sensible au corps ; et l’autre est d’une nature inconnue, qui n’est certaine que par la foi. »

Tiberge parut effrayé de ce raisonnement. Il recula de deux pas en me disant, de l’air le plus sérieux, que non-seulement ce que je venais de dire blessait le bon sens, mais que c’était un malheureux sophisme d’impiété et d’irréligion ; « car cette comparaison, ajouta-t-il, du terme de vos peines avec celui qui est proposé par la religion, est une idée des plus libertines et des plus monstrueuses.

» — J’avoue, repris-je, qu’elle n’est pas juste ; mais prenez-y garde, ce n’est pas sur elle que porte mon raisonnement. J’ai eu dessein d’expliquer ce que vous regardez comme une contradiction dans la persévérance d’un amour malheureux, et je crois avoir fort bien prouvé que, si c’en est une, vous ne sauriez vous en sauver plus que moi. C’est à cet égard seulement que j’ai traité les choses d’égales, et je soutiens encore qu’elles le sont.

» Répondrez-vous que le terme de la vertu est infiniment supérieur à celui de l’amour ? Qui refuse d’en convenir ? Mais est-ce de quoi il est question ? Ne s’agit-il pas de la force qu’ils ont l’un et l’autre pour faire supporter les peines ? Jugeons-en par l’effet : combien trouve-t-on de déserteurs de la sévère vertu, et combien en trouverez-vous peu de l’amour ?

» Répondrez-vous encore que, s’il y a des peines dans l’exercice du bien, elles ne sont pas infaillibles et nécessaires ; qu’on ne trouve plus de tyrans ni de croix, et qu’on voit quantité de personnes vertueuses mener une vie douce et tranquille ? Je vous dirai même qu’il y a des amours paisibles et fortunées ; et, ce qui fait encore une différence qui m’est extrêmement avantageuse, j’ajouterai que l’amour, quoiqu’il trompe assez souvent, ne produit du moins que des satisfactions et des joies, au lieu que la religion veut qu’on s’attende à une pratique triste et mortifiante.

» Ne vous alarmez pas, ajoutai-je en voyant son zèle prêt à se chagriner. L’unique chose que je veux conclure ici, c’est qu’il n’y a point de plus mauvaise méthode pour dégoûter un cœur de l’amour que de lui en décrier les douceurs, et de lui promettre plus de bonheur dans l’exercice de la vertu. De la manière dont nous sommes faits, il est certain que notre félicité consiste dans le plaisir. Je défie qu’on s’en forme une autre idée : or le cœur n’a pas besoin de se consulter longtemps pour sentir que de tous les plaisirs les plus doux sont ceux de l’amour. Il s’aperçoit bientôt qu’on le trompe lorsqu’on lui en promet ailleurs de plus charmants ; et cette tromperie le dispose à se défier des promesses les plus solides.

» Prédicateur qui voulez me ramener à la vertu, dites-moi qu’elle est indispensablement nécessaire, mais ne me déguisez pas qu’elle est sévère et pénible. Établissez bien que les délices de l’amour sont passagères, qu’elles sont défendues, qu’elles seront suivies par d’éternelles peines, et, ce qui fera peut-être encore plus d’impression sur moi, que plus elles sont douces et charmantes, plus le ciel sera magnifique à récompenser un si grand sacrifice ; mais confessez qu’avec des cœurs tels que nous les avons, elles sont ici-bas nos plus parfaites félicités. »

Cette fin de mon discours rendit sa bonne humeur à Tiberge. Il convint qu’il y avait quelque chose de raisonnable dans mes pensées. La seule objection qu’il ajouta fut de me demander pourquoi je n’entrais pas du moins dans mes propres principes en sacrifiant mon amour à l’espérance de cette rémunération dont je me faisais une si grande idée. « Ô mon cher ami ! lui répondis-je, c’est ici que je reconnais ma misère et ma faiblesse. Hélas ! oui, c’est mon devoir d’agir comme je raisonne ; mais l’action est-elle en mon pouvoir ? de quels secours n’aurais-je pas besoin pour oublier les charmes de Manon ? — Dieu me pardonne, reprit Tiberge, je pense que voici encore un de nos jansénistes. — Je ne sais ce que je suis, répliquai-je, et je ne vois pas trop clairement ce qu’il faut être ; mais je n’éprouve que trop la vérité de ce qu’ils disent. »

Cette conversation servit du moins à renouveler la pitié de mon ami. Il comprit qu’il y avait plus de faiblesse que de malignité dans mes désordres. Son amitié en fut plus disposée dans la suite à me donner des secours sans lesquels j’aurais péri infailliblement de misère. Cependant je ne lui fis pas la moindre ouverture du dessein que j’avais de m’échapper de Saint-Lazare. Je le priai seulement de se charger de ma lettre ; je l’avais préparée avant qu’il fût venu, et je ne manquai point de prétextes pour colorer la nécessité où j’étais d’écrire. Il eut la fidélité de la porter exactement ; et Lescaut reçut, avant la fin du jour, celle qui était pour lui.

Il me vint voir le lendemain, et il passa heureusement sous le nom de mon frère. Ma joie fut extrême en l’apercevant dans ma chambre. J’en fermai la porte avec soin. « Ne perdons pas un seul moment, lui dis-je ; apprenez-moi d’abord des nouvelles de Manon, et donnez-moi ensuite un bon conseil pour rompre mes fers. » Il m’assura qu’il n’avait pas vu sa sœur depuis le jour qui avait précédé mon emprisonnement ; qu’il n’avait appris son sort et le mien qu’à force d’informations et de soins ; que, s’étant présenté deux ou trois fois à l’hôpital, on lui avait refusé la liberté de lui parler. « Malheureux G*** M***, m’écriai-je, que tu me le payeras cher !

— Pour ce qui regarde votre délivrance, continua Lescaut, c’est une entreprise moins facile que vous ne pensez. Nous passâmes hier la soirée, deux de mes amis et moi, à observer toutes les parties extérieures de cette maison, et nous jugeâmes que, vos fenêtres étant sur une cour entourée de bâtiments, comme vous nous l’aviez marqué, il y aurait bien de la difficulté à vous tirer de là. Vous êtes d’ailleurs au troisième étage, et nous ne pouvons introduire ici ni cordes ni échelles. Je ne vois donc nulle ressource du côté du dehors. C’est dans la maison même qu’il faudrait imaginer quelque artifice.

— Non, repris-je ; j’ai tout examiné, surtout depuis que ma clôture est un peu moins rigoureuse par l’indulgence du supérieur : la porte de ma chambre ne se ferme plus avec la clef ; j’ai la liberté de me promener dans les galeries des religieux ; mais tous les escaliers sont bouchés par des portes épaisses qu’on a soin de tenir fermées la nuit et le jour, de sorte qu’il est impossible que la seule adresse puisse me sauver.

— Attendez, repris-je après avoir un peu réfléchi sur une idée qui me parut excellente, pourriez-vous m’apporter un pistolet ? — Aisément, me dit Lescaut ; mais voulez-vous tuer quelqu’un ? » Je l’assurai que j’avais si peu dessein de tuer, qu’il n’était pas même nécessaire que le pistolet fût chargé. « Rapportez-le-moi demain, ajoutai-je, et ne manquez pas de vous trouver le soir, à onze heures, vis-à-vis la porte de cette maison, avec deux ou trois de nos amis ; j’espère que je pourrai vous y rejoindre. » Il me pressa en vain de lui en apprendre davantage. Je lui dis qu’une entreprise telle que je la méditais ne pouvait paraître raisonnable qu’après avoir réussi. Je le priai d’abréger sa visite, afin qu’il trouvât plus de facilité à me revoir le lendemain. Il fut admis avec aussi peu de peine que la première fois. Son air était grave ; il n’y a personne qui ne l’eût pris pour un homme d’honneur.

Lorsque je me trouvai muni de l’instrument de ma liberté, je ne doutai presque plus du succès de mon projet. Il était bizarre et hardi ; mais de quoi n’étais-je pas capable avec les motifs qui m’animaient ? J’avais remarqué, depuis qu’il m’était permis de sortir de ma chambre et de me promener dans les galeries, que le portier apportait chaque soir les clefs de toutes les portes au supérieur, et qu’il régnait ensuite un profond silence dans la maison, qui marquait que tout le monde était retiré. Je pouvais aller sans obstacle, par une galerie de communication, de ma chambre à celle de ce père. Ma résolution était de lui prendre ses clefs, en l’épouvantant avec mon pistolet s’il faisait difficulté de me les donner, et de m’en servir pour gagner la rue : j’en attendis le temps avec impatience. Le portier vint à l’heure ordinaire, c’est-à-dire un peu après neuf heures. J’en laissai passer encore une pour m’assurer que tous les religieux et les domestiques étaient endormis. Je partis enfin avec mon arme et une chandelle allumée. Je frappai d’abord doucement à la porte du père, pour l’éveiller sans bruit. Il m’entendit au second coup ; et, s’imaginant sans doute que c’était quelque religieux qui se trouvait mal et qui avait besoin de secours, il se leva pour m’ouvrir. Il eut néanmoins la précaution de demander au travers de la porte qui c’était et ce qu’on voulait de lui. Je fus obligé de me nommer ; mais j’affectai un ton plaintif, pour lui faire comprendre que je ne me trouvais pas bien. « Ah ! c’est vous, mon cher fils, me dit-il en ouvrant la porte ; qu’est-ce donc qui vous amène si tard ? » J’entrai dans sa chambre ; et l’ayant tiré à l’autre bout, opposé à la porte, je lui déclarai qu’il m’était impossible de demeurer plus longtemps à Saint-Lazare ; que la nuit était un temps commode pour sortir sans être aperçu, et que j’attendais de son amitié qu’il consentirait à m’ouvrir les portes ou à me prêter ses clefs pour les ouvrir moi-même.

Ce compliment devait le surprendre. Il demeura quelque temps à me considérer sans me répondre. Comme je n’en avais pas à perdre, je repris la parole pour lui dire que j’étais touché de toutes ses bontés, mais que la liberté étant le plus cher de tous les biens, surtout pour moi à qui on la ravissait si injustement, j’étais résolu de me la procurer cette nuit même, à quelque prix que ce fût ; et, de peur qu’il ne lui prît envie d’élever la voix pour appeler du secours, je lui fis voir une honnête raison de silence, que je tenais sur mon justaucorps. « Un pistolet ! me dit-il. Quoi ! mon fils, vous voulez m’ôter la vie pour reconnaître la considération que j’ai eue pour vous ? — À Dieu ne plaise ! lui répondis-je ; vous avez trop d’esprit et de raison pour me mettre dans cette nécessité ; mais je veux être libre, et j’y suis si résolu, que si mon projet manque par votre faute, c’est fait de vous absolument. — Mais, mon cher fils, reprit-il d’un air pâle et effrayé, que vous ai-je fait ? quelle raison avez-vous de vouloir ma mort ? — Eh ! non, répliquai-je avec impatience. Je n’ai pas dessein de vous tuer : si vous voulez vivre, ouvrez-moi la porte, et je suis le meilleur de vos amis. » J’aperçus les clefs qui étaient sur la table ; je les pris, et je le priai de me suivre en faisant le moins de bruit qu’il pourrait.

Il fut obligé de s’y résoudre. À mesure que nous avancions et qu’il ouvrait une porte, il me répétait avec un soupir : « Ah ! mon fils, ah ! qui l’aurait jamais cru ? — Point de bruit, mon père, » répétais-je de mon côté à tout moment. Enfin nous arrivâmes à une espèce de barrière qui est avant la grande porte de la rue. Je me croyais déjà libre, et j’étais derrière le père, tenant ma chandelle d’une main et mon pistolet de l’autre.

Pendant qu’il s’empressait d’ouvrir, un domestique qui couchait dans une chambre voisine, entendant le bruit de quelques verrous, se lève et met la tête à sa porte. Le bon père le crut apparemment capable de m’arrêter. Il lui ordonna avec beaucoup d’imprudence de venir à son secours. C’était un puissant coquin, qui s’élança sur moi sans balancer. Je ne le marchandai point ; je lui lâchai le coup au milieu de la poitrine. « Voilà de quoi vous êtes cause, mon père, dis-je assez fièrement à mon guide. Mais que cela ne vous empêche point d’achever, » ajoutai-je en le poussant vers la dernière porte. Il n’osa refuser de l’ouvrir. Je sortis heureusement, et je trouvai à quatre pas Lescaut qui m’attendait avec deux amis, suivant sa promesse.

Nous nous éloignâmes. Lescaut me demanda s’il n’avait pas entendu tirer un pistolet. « C’est votre faute, lui dis-je ; pourquoi me l’apportiez-vous chargé ? » Cependant je le remerciai d’avoir eu cette précaution, sans laquelle j’étais sans doute à Saint-Lazare pour longtemps. Nous allâmes passer la nuit chez un traiteur, où je me remis un peu de la mauvaise chère que j’avais faite depuis près de trois mois. Je ne pus néanmoins m’y livrer au plaisir ; je souffrais mortellement dans Manon. « Il faut la délivrer, dis-je à mes amis. Je n’ai souhaité la liberté que dans cette vue. Je vous demande le secours de votre adresse : pour moi, j’y emploierai jusqu’à ma vie. »

Lescaut, qui ne manquait pas d’esprit et de prudence, me représenta qu’il fallait aller bride en main ; que mon évasion de Saint-Lazare et le malheur qui m’était arrivé en sortant causeraient infailliblement du bruit ; que le lieutenant général de police me ferait chercher, et qu’il avait le bras long ; enfin, que si je ne voulais pas être exposé à quelque chose de pis que Saint-Lazare, il était à propos de me tenir couvert et renfermé pendant quelques jours, pour laisser au premier feu de mes ennemis le temps de s’éteindre. Son conseil était sage ; mais il aurait fallu l’être aussi pour le suivre. Tant de lenteur et de ménagements ne s’accordaient pas avec ma passion. Toute ma complaisance se réduisit à lui promettre que je passerais le jour suivant à dormir. Il m’enferma dans sa chambre, où je demeurai jusqu’au soir.

J’employai une partie de ce temps à former des projets et des expédients pour secourir Manon. J’étais bien persuadé que sa prison était encore plus impénétrable que n’avait été la mienne. Il n’était pas question de force et de violence, il fallait de l’artifice ; mais la déesse même de l’invention n’aurait pas su par où commencer. J’y vis si peu de jour, que je remis à considérer mieux les choses lorsque j’aurais pris quelques informations sur l’arrangement intérieur de l’hôpital.

Aussitôt que la nuit m’eut rendu la liberté, je priai Lescaut de m’accompagner. Nous liâmes conversation avec un des portiers, qui nous parut homme de bon sens. Je feignis d’être un étranger qui avait entendu parler avec admiration de l’hôpital général et de l’ordre qui s’y observe. Je l’interrogeai sur les plus minces détails ; et, de circonstances en circonstances, nous tombâmes sur les administrateurs, dont je le priai de m’apprendre les noms et les qualités. Les réponses qu’il me fit sur ce dernier article me firent naître une pensée dont je m’applaudis aussitôt, et que je ne tardai point à mettre en œuvre. Je lui demandai, comme une chose essentielle à mon dessein, si ces messieurs avaient des enfants. Il me dit qu’il ne pouvait pas m’en rendre un compte certain ; mais que pour M. de T***, qui était un des principaux, il lui connaissait un fils en âge d’être marié, qui était venu plusieurs fois à l’hôpital avec son père. Cette assurance me suffisait.

Je rompis presque aussitôt notre entretien, et je fis part à Lescaut, en retournant chez lui, du dessein que j’avais conçu. « Je m’imagine, lui dis-je, que M. de T*** le fils, qui est riche et de bonne famille, est dans un certain goût de plaisir comme la plupart des jeunes gens de son âge. Il ne saurait être ennemi des femmes, ni ridicule au point de refuser ses services pour une affaire d’amour. J’ai formé le dessein de l’intéresser à la liberté de Manon. S’il est honnête homme et qu’il ait des sentiments, il nous accordera son secours par générosité. S’il n’est point capable d’être conduit par ce motif, il fera du moins quelque chose pour une fille aimable, ne fût-ce que par l’espérance d’avoir part à ses faveurs. Je ne veux pas différer de le voir, ajoutai-je, plus longtemps que jusqu’à demain. Je me sens si consolé par ce projet, que j’en tire un bon augure. »

Lescaut convint lui-même qu’il y avait de la vraisemblance dans mes idées, et que nous pouvions espérer quelque chose par cette voie. J’en passai la nuit moins tristement.

Le matin étant venu, je m’habillai le plus proprement qu’il me fut possible dans l’état d’indigence où j’étais, et je me fis conduire dans un fiacre à la maison de. M. de T***. Il fut surpris de recevoir la visite d’un inconnu. J’augurai bien de sa physionomie et de ses civilités. Je m’expliquai naturellement avec lui ; et, pour échauffer ses sentiments naturels, je lui parlai de ma passion et du mérite de ma maîtresse comme de deux choses qui ne pouvaient être égalées que l’une par l’autre. Il me dit que, quoiqu’il n’eût jamais vu Manon, il avait entendu parler d’elle, du moins s’il s’agissait de celle qui avait été la maîtresse du vieux G*** M***. Je ne doutai point qu’il ne fût informé de la part que j’avais eue à cette aventure ; et, pour le gagner de plus en plus en me faisant un mérite de ma confiance, je lui racontai le détail de tout ce qui était arrivé à Manon et à moi. « Vous voyez, monsieur, continuai-je, que l’intérêt de ma vie et celui de mon cœur sont entre vos mains. L’un ne m’est pas plus cher que l’autre. Je n’ai point de réserve avec vous, parce que je suis informé de votre générosité, et que la ressemblance de nos âges me fait espérer qu’il s’en trouvera quelqu’une dans nos inclinations. »

Il parut fort sensible à cette marque d’ouverture et de candeur. Sa réponse fut celle d’un homme qui a du monde et des sentiments ; ce que le monde ne donne pas toujours et qu’il fait perdre souvent. Il me dit qu’il mettait ma visite au rang de ses bonnes fortunes, qu’il regarderait mon amitié comme une de ses plus heureuses acquisitions, et qu’il s’efforcerait de la mériter par l’ardeur de ses services. Il ne promit pas de me rendre Manon, parce qu’il n’avait, me dit-il, qu’un crédit médiocre et mal assuré ; mais il m’offrit de me procurer le plaisir de la voir, et de faire tout ce qui serait en sa puissance pour la remettre entre mes bras. Je fus plus satisfait de cette incertitude de son crédit, que je ne l’aurais été d’une pleine assurance de remplir tous mes désirs. Je trouvai dans la modération de ses offres une marque de franchise dont je fus charmé. En un mot, je me promis tout de ses bons offices. La seule promesse de me faire voir Manon m’aurait fait tout entreprendre pour lui. Je lui marquai quelque chose de ces sentiments d’une manière qui le persuada aussi que je n’étais pas d’un mauvais naturel. Nous nous embrassâmes avec tendresse, et nous devînmes amis, sans autre raison que la bonté de nos cœurs et une simple disposition qui porte un homme tendre et généreux à aimer un autre homme qui lui ressemble.

Il poussa les marques de son estime bien plus loin ; car, ayant combiné mes aventures, et jugeant qu’en sortant de Saint-Lazare je ne devais pas me trouver à mon aise, il m’offrit sa bourse et me pressa de l’accepter. Je ne l’acceptai point, mais je lui dis : « C’est trop, mon cher monsieur. Si, avec tant de bonté et d’amitié, vous me faites revoir ma chère Manon, je vous suis attaché pour toute ma vie. Si vous me rendez tout à fait cette créature, je ne croirai pas être quitte en versant tout mon sang pour vous servir. »

Nous ne nous séparâmes qu’après être convenus du temps et du lieu où nous devions nous retrouver. Il eut la complaisance de ne pas me remettre plus loin que l’après-midi du même jour.

Je l’attendis dans un café, où il vint me rejoindre vers les quatre heures, et nous prîmes ensemble le chemin de l’hôpital. Mes genoux étaient tremblants en traversant les cours. « Puissance d’amour ! dis-je, je reverrai donc l’idole de mon cœur, l’objet de tant de pleurs et d’inquiétudes ! Ciel ! conservez-moi assez de vie pour aller jusqu’à elle, et disposez après cela de ma fortune et de mes jours ; je n’ai plus d’autre grâce à vous demander. »

M. de T*** parla à quelques concierges de la maison, qui s’empressèrent de lui offrir tout ce qui dépendait d’eux pour sa satisfaction. Il se fit montrer le quartier où Manon avait sa chambre, et l’on nous y conduisit avec une clef d’une grandeur effroyable qui servit à ouvrir sa porte. Je demandai au valet qui nous menait, et qui était celui qu’on avait chargé du soin de la servir, de quelle manière elle avait passé le temps dans cette demeure. Il nous dit que c’était une douceur angélique ; qu’il n’avait jamais reçu d’elle un mot de dureté ; qu’elle avait versé continuellement des larmes pendant les six premières semaines après son arrivée ; mais que depuis quelque temps elle paraissait prendre son malheur avec plus de patience, et qu’elle était occupée à coudre du matin jusqu’au soir, à la réserve de quelques heures qu’elle employait à la lecture. Je lui demandai encore si elle avait été entretenue proprement. Il m’assura que le nécessaire du moins ne lui avait jamais manqué.

Nous approchâmes de sa porte. Mon cœur battait violemment. Je dis à M. de T*** : « Entrez seul et prévenez-la sur ma visite, car j’appréhende qu’elle ne soit trop saisie en me voyant tout d’un coup. » La porte nous fut ouverte. Je demeurai dans la galerie. J’entendis néanmoins leurs discours. Il lui dit qu’il venait lui apporter un peu de consolation ; qu’il était de mes amis, et qu’il prenait beaucoup d’intérêt à notre bonheur. Elle lui demanda avec le plus vif empressement si elle apprendrait de lui ce que j’étais devenu. Il lui promit de m’amener à ses pieds, aussi tendre, aussi fidèle qu’elle pouvait le désirer. « Quand ? reprit-elle. — Aujourd’hui même, lui dit-il : ce bienheureux moment ne tardera point ; il va paraître à l’instant, si vous le souhaitez. » Elle comprit que j’étais à la porte. J’entrai lorsqu’elle y accourait avec précipitation. Nous nous embrassâmes avec cette effusion de tendresse qu’une absence de trois mois fait trouver si charmante à de parfaits amants. Nos soupirs, nos exclamations interrompues, mille noms d’amour répétés languissamment de part et d’autre, formèrent pendant un quart d’heure une scène qui attendrissait M. de T***. « Je vous porte envie, me dit-il en nous faisant asseoir ; il n’y a point de sort glorieux auquel je ne préférasse une maîtresse si belle et si passionnée. — Aussi mépriserais-je tous les empires du monde, lui répondis-je, pour m’assurer le bonheur d’être aimé d’elle. »

Tout le reste d’une conversation si désirée ne pouvait manquer d’être infiniment tendre. La pauvre Manon me raconta ses aventures, et je lui appris les miennes. Nous pleurâmes amèrement en nous entretenant de l’état où elle était et de celui d’où je ne faisais que de sortir. M. de T*** nous consola par de nouvelles promesses de s’employer ardemment pour finir nos misères. Il nous conseilla de ne pas rendre cette première entrevue trop longue, pour lui donner plus de facilité à nous en procurer d’autres. Il eut beaucoup de peine à nous faire goûter ce conseil. Manon surtout ne pouvait se résoudre à me laisser partir. Elle me fit remettre cent fois sur ma chaise. Elle me retenait par les habits et par les mains. « Hélas ! dans quel lieu me laissez-vous ! disait-elle. Qui peut m’assurer de vous revoir ? » M. de T*** lui promit de la venir voir souvent avec moi. « Pour le lieu, ajouta-t-il agréablement, il ne faut plus l’appeler hôpital ; c’est Versailles depuis qu’une personne qui mérite l’empire de tous les cœurs y est renfermée. »

Je fis en sortant quelques libéralités au valet qui la servait, pour l’engager à lui rendre ses soins avec zèle. Ce garçon avait l’âme moins basse et moins dure que ses pareils. Il avait été témoin de notre entrevue. Ce tendre spectacle l’avait touché. Un louis d’or, dont je lui fis présent, acheva de me l’attacher. Il me prit à l’écart en descendant dans les cours : « Monsieur, me dit-il, si vous me voulez prendre à votre service ou me donner une honnête récompense pour me dédommager de la perte de l’emploi que j’occupe ici, je crois qu’il me sera facile de délivrer mademoiselle Manon. »

J’ouvris l’oreille à cette proposition ; et, quoique je fusse dépourvu de tout, je lui fis des promesses fort au-dessus de ses désirs. Je comptais bien qu’il me serait toujours aisé de récompenser un homme de cette étoffe. « Sois persuadé, lui dis-je, mon ami, qu’il n’y a rien que je ne fasse pour toi, et que ta fortune est aussi assurée que la mienne. » Je voulus savoir quels moyens il avait dessein d’employer. « Nul autre, me dit-il, que de lui ouvrir le soir la porte de sa chambre et de vous la conduire jusqu’à celle de la rue, où il faudra que vous soyez prêt à la recevoir. » Je lui demandai s’il n’était point à craindre qu’elle ne fût reconnue en traversant les galeries et les cours. Il confessa qu’il y avait quelque danger ; mais il me dit qu’il fallait bien risquer quelque chose.

Quoique je fusse ravi de le voir si résolu, j’appelai M. de T*** pour lui communiquer ce projet et la seule raison qui pouvait le rendre douteux. Il y trouva plus de difficulté que moi. Il convint qu’elle pouvait absolument s’échapper de cette manière : « Mais si elle est reconnue, continua-t-il, si elle est arrêtée en fuyant, c’est peut-être fait d’elle pour toujours. D’ailleurs il vous faudrait donc quitter Paris sur-le-champ ; car vous ne seriez jamais assez caché aux recherches : on les redoublerait autant par rapport à vous qu’à elle. Un homme s’échappe aisément quand il est seul ; mais il est presque impossible de demeurer inconnu avec une jolie femme. »

Quelque solide que me parût ce raisonnement, il ne put l’emporter dans mon esprit sur un espoir si proche de mettre Manon en liberté. Je le dis à M. de T***, et je le priai de pardonner un peu d’imprudence et de témérité à l’amour. J’ajoutai que mon dessein était en effet de quitter Paris pour m’arrêter, comme j’avais déjà fait, dans quelque village voisin. Nous convînmes donc avec le valet de ne pas remettre son entreprise plus loin qu’au jour suivant ; et, pour la rendre aussi certaine qu’il était en notre pouvoir, nous résolûmes d’apporter des habits d’homme, dans la vue de faciliter notre sortie. Il n’était pas aisé de les faire entrer ; mais je ne manquai pas d’invention pour en trouver le moyen. Je priai seulement M. de T*** de mettre le lendemain deux vestes légères l’une sur l’autre, et je me chargeai de tout le reste.

Nous retournâmes le matin à l’hôpital. J’avais avec moi, pour Manon, du linge, des bas, etc., et par-dessus mon justaucorps un surtout qui ne laissait rien voir de trop enflé dans mes poches. Nous ne fûmes qu’un moment dans sa chambre. M. de T*** lui laissa une de ses deux vestes. Je lui donnai mon justaucorps, le surtout me suffisant pour sortir. Il ne se trouva rien de manque à son ajustement, excepté la culotte, que j’avais malheureusement oubliée.

L’oubli de cette pièce nécessaire nous eût sans doute apprêtés à rire, si l’embarras où il nous mettait eût été moins sérieux. J’étais au désespoir qu’une bagatelle de cette nature fût capable de nous arrêter. Cependant je pris mon parti, qui fut de sortir moi-même sans culotte. Je laissai la mienne à Manon. Mon surtout était long, et je me mis, à l’aide de quelques épingles, en état de passer décemment à la porte.

Le reste du jour me parut d’une longueur insupportable. Enfin, la nuit étant venue, nous nous rendîmes dans un carrosse un peu au-dessous de la porte de l’hôpital. Nous n’y fûmes pas longtemps sans voir Manon paraître avec son conducteur. Notre portière étant ouverte, ils montèrent tous deux à l’instant. Je reçus ma chère maîtresse dans mes bras : elle tremblait comme une feuille. Le cocher me demanda où il fallait toucher : « Touche au bout du monde, lui dis-je, et mène-moi quelque part où je ne puisse jamais être séparé de Manon. »

Ce transport, dont je ne fus pas le maître, faillit de m’attirer un fâcheux embarras. Le cocher fit réflexion à mon langage, et lorsque je lui dis ensuite le nom de la rue où nous voulions être conduits, il me répondit qu’il craignait que je ne l’engageasse dans une mauvaise affaire ; qu’il voyait bien que ce beau jeune homme qui s’appelait Manon était une fille que j’enlevais de l’hôpital, et qu’il n’était pas d’humeur à se perdre pour l’amour de moi.

La délicatesse de ce coquin n’était qu’une envie de me faire payer la voiture plus cher. Nous étions trop près de l’hôpital pour ne pas filer doux. « Tais-toi, lui dis-je, il y a un louis d’or à gagner pour toi. » Il m’aurait aidé, après cela, à brûler l’hôpital même.

Nous gagnâmes la maison où demeurait Lescaut. Comme il était tard, M. de T*** nous quitta en chemin avec promesse de nous revoir le lendemain ; le valet demeura seul avec nous.

Je tenais Manon si étroitement serrée entre mes bras, que nous n’occupions qu’une place dans le carrosse. Elle pleurait de joie, et je sentais ses larmes qui mouillaient mon visage.

Lorsqu’il fallut descendre pour entrer chez Lescaut, j’eus avec le cocher un nouveau démêlé dont les suites furent funestes. Je me repentis de lui avoir promis un louis, non-seulement parce que le présent était excessif, mais par une autre raison bien plus forte, qui était l’impuissance de le payer. Je fis appeler Lescaut. Il descendit de sa chambre pour venir à la porte. Je lui dis à l’oreille dans quel embarras je me trouvais. Comme il était d’une humeur brusque et nullement accoutumé à ménager un fiacre, il me répondit que je me moquais. « Un louis d’or ! ajouta-t-il ; vingt coups de canne à ce coquin-là ! » J’eus beau lui représenter doucement qu’il allait nous perdre, il m’arracha ma canne avec l’air d’en vouloir maltraiter le cocher. Celui-ci, à qui il était peut-être arrivé de tomber quelquefois sous la main d’un garde du corps ou d’un mousquetaire, s’enfuit de peur avec son carrosse, en criant que je l’avais trompé, mais que j’aurais de ses nouvelles. Je lui répétai inutilement d’arrêter.

Sa fuite me causa une extrême inquiétude. Je ne doutai point qu’il n’avertît le commissaire. « Vous me perdez, dis-je à Lescaut ; je ne serais pas en sûreté chez vous, il faut nous éloigner dans le moment. » Je prêtai le bras à Manon pour marcher, et nous sortîmes promptement de cette dangereuse rue. Lescaut nous tint compagnie.

Le chevalier des Grieux ayant employé plus d’une heure à ce récit, je le priai de prendre un peu de relâche et de nous tenir compagnie à souper. Notre attention lui fit juger que nous l’avions écouté avec plaisir. Il nous assura que nous trouverions quelque chose encore de plus intéressant dans la suite de son histoire ; et, lorsque nous eûmes fini de souper, il continua dans ces termes.


fin de la première partie.

SECONDE PARTIE.



C’est quelque chose d’admirable que la manière dont la Providence enchaîne les événements. À peine avions-nous marché cinq ou six minutes, qu’un homme dont je ne découvris point le visage reconnut Lescaut. Il le cherchait sans doute aux environs de chez lui, avec le malheureux dessein qu’il exécuta. « C’est Lescaut, dit-il en lui lâchant un coup de pistolet ; il ira souper ce soir avec les anges. » Il se déroba aussitôt. Lescaut tomba sans le moindre mouvement de vie. Je pressai Manon de fuir, car nos secours étaient inutiles à un cadavre, et je craignais d’être arrêté par le guet, qui ne pouvait tarder à paraître. J’enfilai, avec elle et le valet, la première petite rue qui croisait. Elle était si éperdue, que j’avais de la peine à la soutenir. Enfin j’aperçus un fiacre au bout de la rue. Nous y montâmes. Mais lorsque le cocher me demanda où il fallait nous conduire, je fus embarrassé à lui répondre. Je n’avais point d’asile assuré, ni d’ami de confiance à qui j’osasse avoir recours. J’étais sans argent, n’ayant guère plus d’une demi-pistole dans ma bourse. La frayeur et la fatigue avaient tellement incommodé Manon, qu’elle était à demi pâmée près de moi. J’avais d’ailleurs l’imagination remplie du meurtre de Lescaut, et je n’étais pas encore sans appréhension de la part du guet. Quel parti prendre ? Je me souvins heureusement de l’auberge de Chaillot, où j’avais passé quelques jours avec Manon lorsque nous étions allés dans ce village pour y demeurer. J’espérais non-seulement y être en sûreté, mais y pouvoir vivre quelque temps sans être pressé de payer. « Mène-nous à Chaillot, » dis-je au cocher. Il refusa d’y aller si tard à moins d’une pistole ; autre sujet d’embarras. Enfin nous convînmes de six francs : c’était toute la somme qui restait dans ma bourse.

Je consolais Manon en avançant ; mais, au fond, j’avais le désespoir dans le cœur. Je me serais donné mille fois la mort, si je n’eusse pas eu dans mes bras le seul bien qui m’attachait à la vie : cette seule pensée me remettait. « Je la tiens du moins, disais-je ; elle m’aime, elle est à moi : Tiberge a beau dire, ce n’est pas là un fantôme de bonheur. Je verrais périr tout l’univers sans y prendre intérêt : pourquoi ? parce que je n’ai plus d’affection de reste. »

Ce sentiment était vrai ; cependant, dans le temps que je faisais si peu de cas des biens du monde, je sentais que j’aurais eu besoin d’en avoir du moins une petite partie pour mépriser encore plus souverainement tout le reste. L’amour est plus fort que l’abondance, plus fort que les trésors et les richesses ; mais il a besoin de leur secours ; et rien n’est plus désespérant pour un amant délicat que de se voir ramené par là, malgré lui, à la grossièreté des âmes les plus basses.

Il était onze heures quand nous arrivâmes à Chaillot. Nous fûmes reçus à l’auberge comme des personnes de connaissance. On ne fut pas surpris de voir Manon en habit d’homme, parce qu’on est accoutumé, à Paris et aux environs, de voir prendre aux femmes toutes sortes de formes. Je la fis servir aussi proprement que si j’eusse été dans la meilleure fortune. Elle ignorait que je fusse mal en argent. Je me gardai bien de lui en rien apprendre, étant résolu de retourner seul à Paris le lendemain pour chercher quelque remède à cette fâcheuse espèce de maladie.

Elle me parut pâle et maigre en soupant. Je ne m’en étais point aperçu à l’hôpital, parce que la chambre où je l’avais vue n’était pas des plus claires. Je lui demandai si ce n’était point encore un effet de la frayeur qu’elle avait eue en voyant assassiner son frère. Elle m’assura que, quelque touchée qu’elle fût de cet accident, sa pâleur ne venait que d’avoir essuyé pendant trois mois mon absence. « Tu m’aimes donc extrêmement ? lui répondis-je. — Mille fois plus que je ne puis dire, reprit-elle. — Tu ne me quitteras donc plus jamais ? ajoutai-je. — Non, jamais, » répliqua-t-elle. Cette assurance fut confirmée par tant de caresses et de serments, qu’il me parut impossible en effet qu’elle pût jamais les oublier. J’ai toujours été persuadé qu’elle était sincère. Quelle raison aurait-elle eue de se contrefaire jusqu’à ce point ! Mais elle était encore plus volage, ou plutôt elle n’était plus rien, et elle ne se reconnaissait pas elle-même, lorsque, ayant devant les yeux des femmes qui vivaient dans l’abondance, elle se trouvait dans la pauvreté et dans le besoin. J’étais à la veille d’en avoir une dernière preuve qui a surpassé toutes les autres, et qui a produit la plus étrange aventure qui soit jamais arrivée à un homme de ma naissance et de ma fortune.

Comme je la connaissais de cette humeur, je me hâtai, le lendemain, d’aller à Paris. La mort de son frère et la nécessité d’avoir du linge et des habits pour elle et pour moi étaient de si bonnes raisons, que je n’eus pas besoin de prétextes. Je sortis de l’auberge avec le dessein, dis-je à Manon et à mon hôte, de prendre un carrosse de louage ; mais c’était une gasconnade, la nécessité m’obligeant d’aller à pied. Je marchai fort vite jusqu’au Cours-la-Reine, où j’avais dessein de m’arrêter. Il fallait bien prendre un moment de solitude et de tranquillité pour m’arranger et prévoir ce que j’allais faire à Paris.

Je m’assis sur l’herbe. J’entrai dans une mer de raisonnements et de réflexions, qui se réduisirent peu à peu à trois principaux articles : j’avais besoin d’un prompt secours pour un nombre infini de nécessités présentes ; j’avais à chercher quelque voie qui pût du moins m’ouvrir des espérances pour l’avenir ; et, ce qui n’était pas de moindre importance, j’avais des informations et des mesures à prendre pour la sûreté de Manon et pour la mienne. Après m’être épuisé en projets et en combinaisons sur ces trois chefs, je jugeai encore à propos d’en retrancher les deux derniers. Nous n’étions pas mal à couvert dans une chambre de Chaillot ; et, pour les besoins futurs, je crus qu’il serait temps d’y penser lorsque j’aurais satisfait aux présents.

Il était donc question de remplir actuellement ma bourse. M. de T*** m’avait offert généreusement la sienne ; mais j’avais une extrême répugnance à le remettre moi-même sur cette matière. Quel personnage que d’aller exposer sa misère à un étranger, et de le prier de nous faire part de son bien ! Il n’y a qu’une âme lâche qui en soit capable, par une bassesse qui l’empêche d’en sentir l’indignité ; ou un chrétien humble, par un excès de générosité qui le rend supérieur à cette honte. Je n’étais ni un homme lâche ni un bon chrétien : j’aurais donné la moitié de mon sang pour éviter cette humiliation.

Tiberge, disais-je, le bon Tiberge me refusera-t-il ce qu’il aura le pouvoir de me donner ? Non, il sera touché de ma misère ; mais il m’assassinera par sa morale. Il faudra essuyer ses reproches, ses exhortations, ses menaces ; il me fera acheter ses secours si cher, que je donnerais encore une partie de mon sang plutôt que de m’exposer à cette scène fâcheuse, qui me laissera du trouble et des remords. Bon ! reprenais-je, il faut donc renoncer à tout espoir, puisqu’il ne me reste point d’autre voie, et que je suis si éloigné de m’arrêter à ces deux-là, que je verserais plus volontiers la moitié de mon sang que d’en prendre une, c’est-à-dire tout mon sang plutôt que de les prendre toutes deux. Oui, mon sang tout entier, ajoutai-je après une réflexion d’un moment ; je le donnerais plus volontiers, sans doute, que de me réduire à de basses supplications.

Mais il s’agit bien ici de mon sang ! il s’agit de la vie et de l’entretien de Manon, il s’agit de son amour et de sa fidélité. Qu’ai-je à mettre en balance avec elle ? Je n’y ai rien mis jusqu’à présent : elle me tient lieu de gloire, de bonheur et de fortune. Il y a bien des choses, sans doute, que je donnerais ma vie pour obtenir ou pour éviter ; mais estimer une chose plus que ma vie n’est pas une raison pour l’estimer autant que Manon. Je ne fus pas longtemps à me déterminer après ce raisonnement. Je continuai mon chemin, résolu d’aller d’abord chez Tiberge, et de là chez M. de T***.

En entrant à Paris, je pris un fiacre, quoique je n’eusse pas de quoi le payer ; je comptais sur les secours que j’allais solliciter. Je me fis conduire au Luxembourg, d’où j’envoyai avertir Tiberge que j’étais à l’attendre. Il satisfit mon impatience par sa promptitude. Je lui appris l’extrémité de mes besoins sans nul détour. Il me demanda si les cent pistoles que je lui avais rendues me suffiraient ; et, sans m’opposer un seul mot de difficulté, il me les alla chercher dans le moment, avec cet air ouvert et ce plaisir à donner qui c’est connu que de l’amour et de la véritable amitié.

Quoique je n’eusse pas eu le moindre doute du succès de ma demande, je fus surpris de l’avoir obtenu à si bon marché, c’est-à-dire sans qu’il m’eût querellé sur mon impénitence. Mais je me trompais en me croyant tout à fait quitte de ses reproches ; car, lorsqu’il eut achevé de me compter son argent et que je me préparais à le quitter, il me pria de faire avec lui un tour d’allée. Je ne lui avais point parlé de Manon ; il ignorait qu’elle fût en liberté ; ainsi sa morale ne tomba que sur ma fuite téméraire de Saint-Lazare, et sur la crainte où il était qu’au lieu de profiter des leçons de sagesse que j’y avais reçues, je ne reprisse le train du désordre.

Il me dit qu’étant allé pour me visiter à Saint-Lazare le lendemain de mon évasion, il avait été frappé au delà de toute expression en apprenant la manière dont j’en étais sorti ; qu’il avait eu là-dessus un entretien avec le supérieur ; que ce bon père n’était pas encore remis de son effroi ; qu’il avait eu néanmoins la générosité de déguiser à M. le lieutenant général de police les circonstances de mon départ, et qu’il avait empêché que la mort du portier ne fût connue au dehors ; que je n’avais donc, de ce côté-là, nul sujet d’alarmes ; mais que, s’il me restait le moindre sentiment de sagesse, je profiterais de cet heureux tour que le ciel donnait à mes affaires ; que je devais commencer par écrire à mon père et me remettre bien avec lui, et que, si je voulais suivre une fois son conseil, il était d’avis que je quittasse Paris pour retourner dans le sein de ma famille.

J’écoutai son discours jusqu’à la fin. Il y avait là bien des choses satisfaisantes. Je fus ravi, premièrement, de n’avoir rien à craindre du côté de Saint-Lazare : les rues de Paris me redevenaient un pays libre ; en second lieu, je m’applaudis de ce que Tiberge n’avait pas la moindre idée de la délivrance de Manon et de son retour avec moi : je remarquai même qu’il avait évité de me parler d’elle, dans l’opinion apparemment qu’elle me tenait moins au cœur, puisque je paraissais si tranquille sur son sujet. Je résolus, sinon de retourner dans ma famille, du moins d’écrire à mon père, comme il me le conseillait, et de lui témoigner que j’étais disposé à rentrer dans l’ordre de mes devoirs et de ses volontés. Mon espérance était de l’engager à m’envoyer de l’argent, sous prétexte de faire mes exercices à l’Académie ; car j’aurais eu peine à lui persuader que je fusse dans la disposition de retourner à l’état ecclésiastique, et, dans le fond, je n’avais nul éloignement pour ce que je voulais lui promettre ; j’étais bien aise, au contraire, de m’appliquer à quelque chose d’honnête et de raisonnable, autant que ce dessein pourrait s’accorder avec mon amour. Je faisais mon compte de vivre avec ma maîtresse et de faire en même temps mes exercices. Cela était fort compatible.

Je fus si satisfait de toutes ces idées, que je promis à Tiberge de faire partir le jour même une lettre pour mon père. J’entrai effectivement dans un bureau d’écriture en le quittant, et j’écrivis d’une manière si tendre et si soumise, qu’en relisant ma lettre, je me flattai d’obtenir quelque chose du cœur paternel.

Quoique je fusse en état de prendre et de payer un fiacre après avoir quitté Tiberge, je me fis un plaisir de marcher fièrement à pied en allant chez M. de T***. Je trouvais de la joie dans cet exercice de ma liberté, pour laquelle mon ami m’avait assuré qu’il ne me restait rien à craindre. Cependant il me revint tout à coup à l’esprit que ses assurances ne regardaient que Saint-Lazare, et que j’avais, outre cela, l’affaire de l’hôpital sur les bras, sans compter la mort de Lescaut, dans laquelle j’étais mêlé, du moins comme témoin. Ce souvenir m’effraya si vivement, que je me retirai dans la première allée, d’où je fis appeler un fiacre. J’allai droit chez M. de T***, que je fis rire de ma frayeur. Elle me parut risible à moi-même, lorsqu’il m’eut appris que je n’avais rien à craindre du côté de l’hôpital ni de celui de Lescaut. Il me dit que, dans la pensée qu’on pourrait le soupçonner d’avoir eu part à l’enlèvement de Manon, il était allé le matin à l’hôpital, et qu’il avait demandé à la voir, en feignant d’ignorer ce qui était arrivé ; qu’on était si éloigné de nous accuser, ou lui ou moi, qu’on s’était empressé, au contraire, de lui apprendre cette aventure comme une étrange nouvelle, et qu’on admirait qu’une fille aussi jolie que Manon Lescaut eût pris le parti de fuir avec un valet ; qu’il s’était contenté de répondre froidement qu’il n’en était pas surpris, et qu’on fait tout pour la liberté.

Il continua de me raconter qu’il était allé de là chez Lescaut, dans l’espérance de m’y trouver avec ma charmante maîtresse ; que l’hôte de la maison, qui était un carrossier, lui avait protesté qu’il n’avait vu ni elle ni moi ; mais qu’il n’était pas étonnant que nous n’eussions point paru chez lui, si c’était pour Lescaut que nous devions y venir, parce que nous aurions sans doute appris qu’il venait d’être tué à peu près dans le même temps : sur quoi, il n’avait pas refusé d’expliquer ce qu’il savait de la cause et des circonstances de cette mort. Environ deux heures auparavant, un garde du corps des amis de Lescaut l’était venu voir, et lui avait proposé de jouer. Lescaut avait gagné si rapidement, que l’autre s’était trouvé cent écus de moins dans une heure, c’est-à-dire tout son argent. Ce malheureux, qui se voyait sans un sou, avait prié Lescaut de lui prêter la moitié de la somme qu’il avait perdue ; et, sur quelques difficultés nées à cette occasion, ils s’étaient querellés avec une animosité extrême. Lescaut avait refusé de sortir pour mettre l’épée à la main, et l’autre avait juré, en le quittant, de lui casser la tête ; ce qu’il avait exécuté le soir même. M. de T*** eut l’honnêteté d’ajouter qu’il avait été fort inquiet par rapport à nous, et qu’il continuait de m’offrir ses services. Je ne balançai point à lui apprendre le lieu de notre retraite. Il me pria de trouver bon qu’il allât souper avec nous.

Comme il ne me restait qu’à prendre du linge et des habits pour Manon, je lui dis que nous pouvions partir à l’heure même, s’il voulait avoir la complaisance de s’arrêter un moment avec moi chez quelques marchands. Je ne sais s’il crut que je lui faisais cette proposition dans la vue d’intéresser sa générosité, ou si ce fut le simple mouvement d’une belle âme ; mais, ayant consenti à partir aussitôt, il me mena chez les marchands qui fournissaient sa maison : il me fit choisir plusieurs étoffes d’un prix plus considérable que je ne me l’étais proposé, et lorsque je me disposais à les payer, il défendit aux marchands de recevoir un sou de moi. Cette galanterie se fit de si bonne grâce, que je crus pouvoir en profiter sans honte. Nous prîmes ensemble le chemin de Chaillot, où j’arrivai avec moins d’inquiétude que je n’en étais parti.

Ma présence et les politesses de M. de T*** dissipèrent tout ce qui pouvait rester de chagrin à Manon. « Oublions nos terreurs passées, ma chère amie, lui dis-je en arrivant, et recommençons à vivre plus heureux que jamais. Après tout, l’amour est un bon maître : la fortune ne saurait nous causer autant de peines qu’il nous fait goûter de plaisirs. » Notre souper fut une vraie scène de joie.

J’étais plus fier et plus content avec Manon et mes cent pistoles que le plus riche partisan de Paris avec ses trésors entassés. Il faut compter ses richesses par les moyens qu’on a de satisfaire ses désirs. Je n’en avais pas un seul à remplir. L’avenir même me causait peu d’embarras. J’étais presque sûr que mon père ne ferait pas difficulté de me donner de quoi vivre honorablement à Paris, parce qu’étant dans ma vingtième année, j’entrais en droit d’exiger ma part du bien de ma mère. Je ne cachai point à Manon que le fonds de mes richesses n’était que de cent pistoles. C’était assez pour attendre tranquillement une meilleure fortune, qui semblait ne me pouvoir manquer, soit par mes droits naturels, ou par les ressources du jeu.

Ainsi, pendant les premières semaines, je ne pensai qu’à jouir de ma situation ; et la force de l’honneur, autant qu’un reste de ménagement pour la police, me faisant remettre de jour en jour à renouer avec les associés de l’hôtel de Transylvanie, je me réduisis à jouer dans quelques assemblées moins décriées, où la faveur du sort m’épargna l’humiliation d’avoir recours à l’industrie. J’allais passer à la ville une partie de l’après-midi, et je revenais souper à Chaillot, accompagné fort souvent de M. de T***, dont l’amitié croissait de jour en jour pour nous.

Manon trouva des ressources contre l’ennui. Elle se lia dans le voisinage avec quelques jeunes personnes que le printemps y avait ramenées. La promenade et les petits exercices de leur sexe faisaient alternativement leur occupation. Une partie de jeu dont elles avaient réglé les bornes fournissait aux frais de la voiture. Elles allaient prendre l’air au bois de Boulogne ; et le soir, à mon retour, je retrouvais Manon plus belle, plus contente et plus passionnée que jamais.

Il s’éleva néanmoins quelques nuages qui semblèrent menacer l’édifice de mon bonheur, mais ils furent nettement dissipés ; et l’humeur folâtre de Manon rendit le dénoûment si comique, que je trouve encore de la douceur dans un souvenir qui me représente sa tendresse et les agréments de son esprit.

Le seul valet qui composait notre domestique me prit un jour à l’écart pour me dire, avec beaucoup d’embarras, qu’il avait un secret d’importance à me communiquer. Je l’encourageai à parler librement. Après quelques détours, il me fit entendre qu’un seigneur étranger semblait avoir pris beaucoup d’amour pour mademoiselle Manon. Le trouble de mon sang se fit sentir dans toutes mes veines. « En a-t-elle pour lui ? » interrompis-je plus brusquement que la prudence ne le permettait pour m’éclaircir.

Ma vivacité l’effraya. Il me répondit d’un air inquiet que sa pénétration n’avait pas été si loin ; mais qu’ayant observé depuis plusieurs jours que cet étranger venait assidûment au bois de Boulogne, qu’il y descendait de son carrosse, et que, s’engageant seul dans les contre-allées, il paraissait chercher l’occasion de voir ou de rencontrer mademoiselle, il lui était venu à l’esprit de faire quelque liaison avec ses gens pour apprendre le nom de leur maître ; qu’ils le traitaient de prince italien, et qu’ils le soupçonnaient eux-mêmes de quelque aventure galante ; qu’il n’avait pu se procurer d’autres lumières, ajouta-t-il en tremblant, parce que le prince, étant alors sorti du bois, s’était approché familièrement de lui et lui avait demandé son nom ; après quoi, comme s’il eût deviné qu’il était à notre service, il l’avait félicité d’appartenir à la plus charmante personne du monde.

J’attendais impatiemment la suite de ce récit. Il le finit par des excuses timides, que je n’attribuai qu’à mes imprudentes agitations. Je le pressai en vain de continuer sans déguisement. Il me protesta qu’il ne savait rien de plus, et que ce qu’il venait de me raconter étant arrivé le jour précédent, il n’avait pas revu les gens du prince. Je le rassurai non-seulement par des éloges, mais par une honnête récompense ; et, sans lui marquer la moindre défiance de Manon, je lui recommandai d’un ton plus tranquille de veiller sur toutes les démarches de l’étranger.

Au fond, sa frayeur me laissa de cruels doutes ; elle pouvait lui avoir fait supprimer une partie de la vérité. Cependant, après quelques réflexions, je revins de mes alarmes jusqu’à regretter d’avoir donné cette marque de faiblesse. Je ne pouvais faire un crime à Manon d’être aimée. Il y avait beaucoup d’apparence qu’elle ignorait sa conquête. Et quelle vie allais-je mener, si j’étais capable d’ouvrir si facilement l’entrée de mon cœur à la jalousie ?

Je retournai à Paris le jour suivant, sans avoir formé d’autre dessein que de hâter le progrès de ma fortune en jouant plus gros jeu, pour me mettre en état de quitter Chaillot au premier sujet d’inquiétude. Le soir, je n’appris rien de nuisible à mon repos. L’étranger avait reparu au bois de Boulogne, et, prenant droit de ce qui s’y était passé la veille pour se rapprocher de mon confident, il lui avait parlé de son amour, mais dans des termes qui ne supposaient aucune intelligence avec Manon. Il l’avait interrogé sur mille détails. Enfin, il avait tenté de le mettre dans ses intérêts par des promesses considérables ; et, tirant une lettre qu’il tenait prête, il lui avait offert inutilement quelques louis d’or pour la rendre à sa maîtresse.

Deux jours se passèrent sans aucun autre incident. Le troisième fut plus orageux. J’appris, en arrivant de la ville assez tard, que Manon, pendant sa promenade, s’était écartée un moment de ses compagnes, et que l’étranger, qui la suivait à peu de distance, s’étant approché d’elle au signe qu’elle lui en avait fait, elle lui avait remis une lettre qu’il avait reçue avec des transports de joie. Il n’avait eu le temps de les exprimer qu’en baisant amoureusement les caractères, parce qu’elle s’était aussitôt dérobée. Mais elle avait paru d’une gaîté extraordinaire pendant le reste du jour ; et, depuis qu’elle était rentrée au logis, cette humeur ne l’avait pas abandonnée. Je frémis sans doute à chaque mot. « Es-tu bien sûr, dis-je tristement à mon valet, que tes yeux ne t’aient pas trompé ? » Il prit le ciel à témoin de sa bonne foi.

Je ne sais à quoi les tourments de mon cœur m’auraient porté, si Manon, qui m’avait entendu rentrer, ne fût venue au-devant de moi avec un air d’impatience et des plaintes de ma lenteur. Elle n’attendit point ma réponse pour m’accabler de caresses ; et lorsqu’elle se vit seule avec moi, elle me fit des reproches fort vifs de l’habitude que je prenais de revenir si tard. Mon silence lui laissant la liberté de continuer, elle me dit que depuis trois semaines je n’avais pas passé une journée entière avec elle ; qu’elle ne pouvait soutenir de si longues absences, qu’elle me demandait du moins un jour, par intervalles, et que, dès le lendemain, elle voulait me voir près d’elle du matin au soir.

« J’y serai, n’en doutez pas, » lui répondis-je d’un ton assez brusque. Elle marqua peu d’attention pour mon chagrin ; et dans le mouvement de sa joie, qui me parut en effet d’une vivacité singulière, elle me fit mille peintures plaisantes de la manière dont elle avait passé le jour. Étrange fille ! me disais-je à moi-même : que dois-je attendre de ce prélude ? L’aventure de notre première séparation me revint à l’esprit. Cependant je croyais voir dans le fond de sa joie et de ses caresses un air de vérité qui s’accordait avec les apparences.

Il ne me fut pas difficile de rejeter la tristesse dont je ne pus me défendre pendant notre souper, sur une perte que je me plaignais d’avoir faite au jeu. J’avais regardé comme un extrême avantage que l’idée de ne pas quitter Chaillot le jour suivant fût venue d’elle-même. C’était gagner du temps pour mes délibérations. Ma présence éloignait toutes sortes de craintes pour le lendemain ; et si je ne remarquais rien qui m’obligeât de faire éclater mes découvertes, j’étais déjà résolu de transporter, le jour d’après, mon établissement à la ville, dans un quartier où je n’eusse rien à démêler avec les princes italiens. Cet arrangement me fit passer une nuit plus tranquille ; mais il ne m’ôtait pas la douleur d’avoir à trembler pour une nouvelle infidélité.

À mon réveil, Manon me déclara que, pour passer le jour dans notre appartement, elle ne prétendait pas que j’en eusse l’air plus négligé, et qu’elle voulait que mes cheveux fussent accommodés de ses propres mains. Je les avais fort beaux. C’était un amusement qu’elle s’était donné plusieurs fois. Mais elle y apporta plus de soins que je ne lui en avais jamais vu prendre. Je fus obligé, pour la satisfaire, de m’asseoir devant sa toilette, et d’essuyer toutes les petites recherches qu’elle imagina pour ma parure. Dans le cours de son travail, elle me faisait tourner souvent le visage vers elle, et, s’appuyant des deux mains sur mes épaules, elle me regardait avec une curiosité avide. Ensuite, exprimant sa satisfaction par un ou deux baisers, elle me faisait reprendre ma situation pour continuer son ouvrage.

Ce badinage nous occupa jusqu’à l’heure du dîner. Le goût qu’elle y avait pris m’avait paru si naturel, et sa gaîté sentait si peu l’artifice, que, ne pouvant concilier des apparences si constantes avec le projet d’une noire trahison, je fus tenté plusieurs fois de lui ouvrir mon cœur et de me décharger d’un fardeau qui commençait à me peser. Mais je me flattais, à chaque instant, que l’ouverture viendrait d’elle, et je m’en faisais d’avance un délicieux triomphe.

Nous rentrâmes dans son cabinet. Elle se mit à rajuster mes cheveux, et ma complaisance me faisait céder à toutes ses volontés, lorsqu’on vint l’avertir que le prince de *** demandait à la voir. Ce nom m’échauffa jusqu’au transport. « Quoi donc ? m’écriai-je en la repoussant : qui ? quel prince ? » Elle ne répondit point à mes questions. « Faites-le monter, » dit-elle froidement au valet ; et se tournant vers moi : « Cher amant ! toi que j’adore, reprit-elle d’un ton enchanteur, je te demande un moment de complaisance ; un moment, un seul moment ! je t’en aimerai mille fois plus, je t’en saurai gré toute ma vie. »

L’indignation et la surprise me lièrent la langue. Elle répétait ses instances, et je cherchais des expressions pour les rejeter avec mépris. Mais, entendant ouvrir la porte de l’antichambre, elle empoigna d’une main mes cheveux qui étaient flottants sur mes épaules, elle prit de l’autre son miroir de toilette : elle employa toute sa force pour me traîner dans cet état jusqu’à la porte du cabinet ; et, l’ouvrant du genou, elle offrit à l’étranger, que le bruit semblait avoir arrêté au milieu de la chambre, un spectacle qui ne dut pas lui causer peu d’étonnement. Je vis un homme fort bien mis, mais d’assez mauvaise mine.

Dans l’embarras où le jetait cette scène, il ne laissa pas de faire une profonde révérence. Manon ne lui donna pas le temps d’ouvrir la bouche ; elle lui présenta son miroir : « Voyez, monsieur, lui dit-elle, regardez-vous bien, et rendez-moi justice. Vous me demandez de l’amour : voici l’homme que j’aime et que j’ai juré d’aimer toute ma vie. Faites la comparaison vous-même : si vous croyez pouvoir lui disputer mon cœur, apprenez-moi donc sur quel fondement, car je vous déclare qu’aux yeux de votre servante très-humble, tous les princes de l’Italie ne valent pas un des cheveux que je tiens. »

Pendant cette folle harangue, qu’elle avait apparemment méditée, je faisais des efforts inutiles pour me dégager, et, prenant pitié d’un homme de considération, je me sentais porté à réparer ce petit outrage par mes politesses. Mais, s’étant remis assez facilement, sa réponse, que je trouvai un peu grossière, me fit perdre cette disposition. «  Mademoiselle, mademoiselle, lui dit-il avec un sourire forcé, j’ouvre en effet les yeux, et je vous trouve bien moins novice que je ne me l’étais figuré. »

Il se retira aussitôt sans jeter les yeux sur elle, en ajoutant, d’une voix plus basse, que les femmes de France ne valent pas mieux que celles d’Italie. Rien ne m’invitait, dans cette occasion, à lui faire prendre une meilleure idée du beau sexe.

Manon quitta mes cheveux, se jeta dans un fauteuil, et fit retentir la chambre de longs éclats de rire. Je ne dissimulerai pas que je fus touché jusqu’au fond du cœur d’un sacrifice que je ne pouvais attribuer qu’à l’amour. Cependant la plaisanterie me parut excessive. Je lui en fis des reproches : elle me raconta que mon rival, après l’avoir obsédée pendant plusieurs jours au bois de Boulogne, et lui avoir fait deviner ses sentiments par des grimaces, avait pris le parti de lui en faire une déclaration ouverte, accompagnée de son nom et de tous ses titres, dans une lettre qu’il lui avait fait remettre par le cocher qui la conduisait avec ses compagnes ; qu’il lui promettait, au delà des monts, une brillante fortune et des adorations éternelles ; qu’elle était revenue à Chaillot dans la résolution de me communiquer cette aventure ; mais qu’ayant conçu que nous en pouvions tirer de l’amusement, elle n’avait pu résister à son imagination ; qu’elle avait offert au prince italien, par une réponse flatteuse, la liberté de la voir chez elle ; et qu’elle s’était fait un second plaisir de me faire entrer dans son plan sans m’en avoir fait naître le moindre soupçon. Je ne lui dis pas un mot des lumières qui m’étaient venues par une autre voie, et l’ivresse de l’amour triomphant me fit tout approuver.

J’ai remarqué dans toute ma vie que le ciel a toujours choisi, pour me frapper de ses plus rudes châtiments, le temps où ma fortune me semblait le mieux établie. Je me croyais si heureux avec l’amitié de M. de T*** et la tendresse de Manon, qu’on n’aurait pu me faire comprendre que j’eusse à craindre quelque nouveau malheur ; cependant il s’en préparait un si funeste, qu’il m’a réduit à l’état où vous m’avez vu à Passy, et par degrés à des extrémités si déplorables, que vous aurez peine à croire mon récit fidèle.

Un jour que nous avions M. de T*** à souper, nous entendîmes le bruit d’un carrosse qui s’arrêtait à la porte de l’hôtellerie. La curiosité nous fit désirer de savoir qui pouvait arriver à cette heure. On nous dit que c’était le jeune G*** M***, c’est-à-dire le fils de notre plus cruel ennemi, de ce vieux débauché qui m’avait mis à Saint-Lazare, et Manon à l’hôpital. Son nom me fit monter la rougeur au visage. « C’est le ciel qui me l’amène, dis-je à M. de T***, pour le punir de la lâcheté de son père. Il ne m’échappera pas que nous n’ayons mesuré nos épées. » M. de T***, qui le connaissait et qui était même de ses meilleurs amis, s’efforça de me faire prendre d’autres sentiments pour lui. Il m’assura que c’était un jeune homme très-aimable, et si peu capable d’avoir eu part à l’action de son père, que je ne le verrais pas moi-même un moment sans lui accorder mon estime et sans désirer la sienne. Après avoir ajouté mille choses à son avantage, il me pria de consentir qu’il allât lui proposer de venir prendre place avec nous, et de s’accommoder du reste de notre souper. Il prévint l’objection du péril où c’était exposer Manon, que de découvrir sa demeure au fils de notre ennemi, en protestant, sur son honneur et sur sa foi, que, lorsqu’il nous connaîtrait, nous n’aurions point de plus zélé défenseur. Je ne fis difficulté de rien après de telles assurances.

M. de T*** ne nous l’amena point sans avoir pris un moment pour l’informer qui nous étions. Il entra d’un air qui nous prévint effectivement en sa faveur : il m’embrassa ; nous nous assîmes ; il admira Manon, moi, tout ce qui nous appartenait, et il mangea d’un appétit qui fit honneur à notre souper.

Lorsqu’on eut desservi, la conversation devint plus sérieuse. Il baissa les yeux pour nous parler de l’excès où son père s’était porté contre nous. Il nous fit les excuses les plus soumises. « Je les abrège, nous dit-il, pour ne pas renouveler un souvenir qui me cause trop de honte. » Si elles étaient sincères dès le commencement, elles le devinrent bien plus dans la suite ; car il n’eut pas passé une demi-heure dans cet entretien, que je m’aperçus de l’impression que les charmes de Manon faisaient sur lui. Ses regards et ses manières s’attendrirent par degrés. Il ne laissa rien échapper néanmoins dans ses discours ; mais, sans être aidé de la jalousie, j’avais trop d’expérience en amour pour ne pas discerner ce qui venait de cette source.

Il nous tint compagnie pendant une partie de la nuit, et il ne nous quitta qu’après s’être félicité de notre connaissance, et nous avoir demandé la permission de venir nous renouveler quelquefois l’offre de ses services. Il partit le matin avec M. de T***, qui se mit avec lui dans son carrosse.

Je ne me sentais, comme j’ai dit, aucun penchant à la jalousie. J’avais plus de crédulité que jamais pour les serments de Manon. Cette charmante créature était si absolument maîtresse de mon âme, que je n’avais pas un seul petit sentiment qui ne fût de l’estime et de l’amour. Loin de lui faire un crime d’avoir plu au jeune G*** M***, j’étais ravi de l’effet de ses charmes, et je m’applaudissais d’être aimé d’une fille que tout le monde trouvait aimable. Je ne jugeai pas même à propos de lui communiquer mes soupçons. Nous fûmes occupés, pendant quelques jours, du soin de faire ajuster ses habits, et à délibérer si nous pouvions aller à la comédie sans appréhender d’être reconnus. M. de T*** revint nous voir avant la fin de la semaine ; nous le consultâmes là-dessus. Il vit bien qu’il fallait dire oui pour faire plaisir à Manon. Nous résolûmes d’y aller le même soir avec lui.

Cependant cette résolution ne put s’exécuter ; car, m’ayant tiré aussitôt en particulier : « Je suis, me dit-il, dans le dernier embarras depuis que je vous ai vu, et la visite que je vous fais aujourd’hui en est une suite. G*** M*** aime votre maîtresse, il m’en a fait confidence. Je suis son intime ami et disposé en tout à le servir ; mais je ne suis pas moins le vôtre. J’ai considéré que ses intentions sont injustes, et je les ai condamnées. J’aurais gardé son secret, s’il n’avait dessein d’employer pour plaire que les voies communes, mais il est bien informé de l’humeur de Manon. Il a su, je ne sais d’où, qu’elle aime l’abondance et les plaisirs ; et comme il jouit déjà d’un bien considérable, il m’a déclaré qu’il veut la tenter d’abord par un très-gros présent et par l’offre de dix mille livres de pension. Toutes choses égales, j’aurais peut-être eu beaucoup plus de violence à me faire pour le trahir ; mais la justice s’est jointe à l’amitié en votre faveur, d’autant plus qu’ayant été la cause imprudente de sa passion en l’introduisant ici, je suis obligé de prévenir les effets du mal que j’ai causé. »

Je remerciai M. de T*** d’un service de cette importance, et je lui avouai, avec un parfait retour de confiance, que le caractère de Manon était tel que G*** M*** se le figurait, c’est-à-dire qu’elle ne pouvait supporter le nom de la pauvreté. « Cependant, lui dis-je, lorsqu’il n’est question que du plus ou du moins, je ne la crois pas capable de m’abandonner pour un autre. Je suis en état de ne la laisser manquer de rien, et je compte que ma fortune va croître de jour en jour. Je ne crains qu’une chose, ajoutai-je ; c’est que G*** M*** ne se serve de la connaissance qu’il a de notre demeure pour nous rendre quelque mauvais office. »

M. de T*** m’assura que je devais être sans appréhension de ce côté-là ; que G*** M*** était capable d’une folie amoureuse, mais qu’il ne l’était point d’une bassesse ; que, s’il avait la lâcheté d’en commettre une, il serait le premier, lui qui parlait, à l’en punir, et à réparer par là le malheur qu’il avait eu d’y donner occasion. « Je vous suis obligé de ce sentiment, repris-je ; mais le mal serait fait, et le remède fort incertain. Ainsi le parti le plus sage est de le prévenir en quittant Chaillot pour prendre une autre demeure. — Oui, reprit M. de T*** mais vous aurez peine à le faire aussi promptement qu’il faudrait ; car G*** M*** doit être ici à midi ; il me le dit hier, et c’est ce qui m’a porté à venir si matin pour vous informer de ses vues. Il peut arriver à tout moment. »

Un avis si pressant me fit regarder cette affaire d’un œil plus sérieux. Comme il me semblait impossible d’éviter la visite de G*** M***, et qu’il me le serait aussi, sans doute, d’empêcher qu’il ne s’ouvrît à Manon, je pris le parti de la prévenir moi-même sur le dessein de ce nouveau rival. Je m’imaginai que, me sachant instruit des propositions qu’il lui ferait et les recevant à mes yeux, elle aurait assez de force pour les rejeter. Je découvris ma pensée à M. de T***, qui me répondit que cela était extrêmement délicat. « Je l’avoue, lui dis-je ; mais toutes les raisons qu’on peut avoir d’être sûr d’une maîtresse, je les ai de compter sur l’affection de la mienne. Il n’y aurait que la grandeur des offres qui pût l’éblouir, et je vous ai dit qu’elle ne connaît point l’intérêt. Elle aime ses aises, mais elle m’aime aussi ; et dans la situation où sont mes affaires, je ne saurais croire qu’elle me préfère le fils d’un homme qui l’a mise à l’hôpital. » En un mot, je persistai dans mon dessein ; et m’étant retiré à l’écart avec Manon, je lui déclarai naturellement tout ce que je venais d’apprendre.

Elle me remercia de la bonne opinion que j’avais d’elle, et elle me promit de recevoir les offres de G*** M*** d’une manière qui lui ôterait l’envie de les renouveler. « Non, lui dis-je, il ne faut pas l’irriter par une brusquerie ; il peut nous nuire. Mais tu sais assez, toi, friponne, ajoutai-je en riant, comment te défaire d’un amant désagréable et incommode. » Elle reprit, après avoir un peu rêvé : « Il me vient un dessein admirable, et je suis toute glorieuse de l’invention. G*** M*** est le fils de notre plus cruel ennemi ; il faut nous venger du père, non pas sur le fils, mais sur sa bourse. Je veux l’écouter, accepter ses présents, et me moquer de lui.

— Le projet est joli, lui dis-je ; mais tu ne songes pas, ma pauvre enfant, que c’est le chemin qui nous a conduits droit à l’hôpital. » J’eus beau lui représenter le péril de cette entreprise, elle me dit qu’il ne s’agissait que de bien prendre nos mesures, et elle répondit à toutes mes objections. Donnez-moi un amant qui n’entre point aveuglément dans tous les caprices d’une maîtresse adorée, et je conviendrai que j’eus tort de céder si facilement. La résolution fut prise de faire une dupe de G*** M***, et, par un tour bizarre de mon sort, il arriva que je devins la sienne.

Nous vîmes paraître son carrosse vers les onze heures. Il nous fit des compliments fort recherchés sur la liberté qu’il prenait de venir dîner avec nous. Il ne fut pas surpris de trouver M. de T***, qui lui avait promis la veille de s’y rendre aussi, et qui avait feint quelques affaires pour se dispenser de venir dans la même voiture. Quoiqu’il n’y eût pas un seul de nous qui ne portât la trahison dans le cœur, nous nous mîmes à table avec un air de confiance et d’amitié. G*** M*** trouva aisément l’occasion de déclarer ses sentiments à Manon. Je ne dus pas lui paraître gênant ; car je m’absentai exprès pendant quelques minutes.

Je m’aperçus à mon retour qu’on ne l’avait pas désespéré par un excès de rigueur. Il était de la meilleure humeur du monde ; j’affectai de le paraître aussi ; il riait intérieurement de ma simplicité, et moi de la sienne. Pendant tout l’après-midi, nous fûmes l’un pour l’autre une scène fort agréable. Je lui ménageai encore, avant son départ, un moment d’entretien particulier avec Manon ; de sorte qu’il eut lieu de s’applaudir de ma complaisance autant que de la bonne chère.

Aussitôt qu’il fut monté en carrosse avec M. de T***, Manon accourut à moi les bras ouverts, et m’embrassa en éclatant de rire. Elle me répéta ses discours et ses propositions sans y changer un mot. Ils se réduisaient à ceci : il l’adorait ; il voulait partager avec elle quarante mille livres de rente dont il jouissait déjà, sans compter ce qu’il attendait après la mort de son père. Elle allait être maîtresse de son cœur et de sa fortune ; et, pour gage de ses bienfaits, il était prêt à lui donner un carrosse, un hôtel meublé, une femme de chambre, trois laquais et un cuisinier.

« Voilà un fils, dis-je à Manon, bien autrement généreux que son père. Parlons de bonne foi, ajoutai-je ; cette offre ne vous tente-t-elle point ?

— Moi ! répondit-elle en ajustant à sa pensée deux vers de Racine,


Moi ! vous me soupçonnez de cette perfidie ?
Moi ! je pourrais souffrir un visage odieux
Qui rappelle toujours l’hôpital à mes yeux ?


— Non, repris-je en continuant la parodie ;


J’aurais peine à penser que l’hôpital, madame,
Fût un trait dont l’amour l’eût gravé dans votre âme.


» Mais c’en est un bien séduisant qu’un hôtel meublé, avec une femme de chambre, un cuisinier, un carrosse, trois laquais ; et l’amour en a peu d’aussi forts. »

Elle me protesta que son cœur était à moi pour toujours, et qu’il ne recevrait jamais d’autres traits que les miens. « Les promesses qu’il m’a faites, me dit-elle, sont un aiguillon de vengeance plutôt qu’un trait d’amour. » Je lui demandai si elle était dans le dessein d’accepter l’hôtel et le carrosse. Elle me répondit qu’elle n’en voulait qu’à son argent.

La difficulté était d’obtenir l’un sans l’autre. Nous résolûmes d’attendre l’entière explication du projet de G*** M***, dans une lettre qu’il avait promis de lui écrire. Elle la reçut en effet le lendemain par un laquais sans livrée, qui se procura fort adroitement l’occasion de lui parler sans témoins. Elle lui dit d’attendre sa réponse, et elle vint m’apporter aussitôt sa lettre. Nous l’ouvrîmes ensemble.

Outre les lieux communs de tendresse, elle contenait le détail des promesses de mon rival. Il ne bornait point sa dépense : il s’engageait à lui compter dix mille francs en prenant possession de l’hôtel, et à réparer tellement les diminutions de cette somme, qu’elle l’eût toujours devant elle en argent comptant. Le jour de l’inauguration n’était pas reculé trop loin. Il ne lui en demandait que deux pour les préparatifs, et il lui marquait le nom de la rue et de l’hôtel où il lui promettait de l’attendre l’après-midi du second jour, si elle pouvait se dérober de mes mains. C’était l’unique point sur lequel il la conjurait de le tirer d’inquiétude ; il paraissait sûr de tout le reste ; mais il ajoutait que, si elle prévoyait de la difficulté à m’échapper, il trouverait le moyen de rendre sa fuite aisée.

G*** M*** était plus fin que son père. Il voulait tenir sa proie avant que de compter ses espèces. Nous délibérâmes sur la conduite que Manon avait à tenir. Je fis encore des efforts pour lui ôter cette entreprise de la tête, et je lui en représentai tous les dangers ; rien ne fut capable d’ébranler sa résolution.

Elle fit une courte réponse à G*** M***, pour l’assurer qu’elle ne trouverait pas de difficulté à se rendre à Paris le jour marqué, et qu’il pouvait l’attendre avec certitude.

Nous réglâmes ensuite que je partirais sur-le-champ pour aller louer un nouveau logement dans quelque village de l’autre côté de Paris, et que je transporterais avec moi notre petit équipage ; que, le lendemain après-midi, qui était le temps de son assignation, elle se rendrait de bonne heure à Paris ; qu’après avoir reçu les présents de G*** M***, elle le prierait instamment de la conduire à la comédie ; qu’elle prendrait avec elle tout ce qu’elle pourrait porter de la somme, et qu’elle chargerait du reste mon valet, qu’elle voulait mener avec elle. C’était toujours le même qui l’avait délivrée de l’hôpital, et qui nous était infiniment attaché. Je devais me trouver, avec un fiacre, à l’entrée de la rue Saint-André-des-Arts, et l’y laisser vers les sept heures pour m’avancer dans l’obscurité à la porte de la Comédie. Manon me promettait d’inventer des prétextes pour sortir un instant de sa loge, et de l’employer à descendre pour me rejoindre. L’exécution du reste était facile. Nous aurions regagné mon fiacre en un moment, et nous serions sortis de Paris par le faubourg Saint-Antoine, qui était le chemin de notre nouvelle demeure.

Ce dessein, tout extravagant qu’il était, nous parut assez bien arrangé. Mais il y avait dans le fond une folle imprudence à s’imaginer que, quand il eût réussi le plus heureusement du monde, nous eussions jamais pu nous mettre à couvert des suites. Cependant nous nous exposâmes avec la plus téméraire confiance. Manon partit avec Marcel ; c’est ainsi que se nommait notre valet. Je la vis partir avec douleur. Je lui dis en l’embrassant : « Manon, ne me trompez point, me serez-vous fidèle ? » Elle se plaignit tendrement de ma défiance, et elle me renouvela tous ses serments.

Son compte était d’arriver à Paris sur les trois heures. Je partis après elle. J’allais me morfondre, le reste de l’après-midi, dans le café de Féré, au pont Saint-Michel. J’y demeurai jusqu’à la nuit. J’en sortis alors pour prendre un fiacre que je postai, suivant notre projet, à l’entrée de la rue Saint-André-des-Arts ; ensuite je gagnai à pied la porte de la Comédie. Je fus surpris de n’y pas trouver Marcel, qui devait être à m’attendre. Je pris patience pendant une heure, confondu dans une foule de laquais, et l’œil ouvert sur tous les passants. Enfin, sept heures étant sonnées sans que je n’eusse rien aperçu qui eût rapport à nos desseins, je pris un billet de parterre pour aller voir si je découvrirais Manon et G*** M*** dans les loges. Ils n’y étaient ni l’un ni l’autre. Je retournai à la porte, où je passai encore un quart d’heure, transporté d’impatience et d’inquiétude. N’ayant rien vu paraître, je rejoignis mon fiacre, sans pouvoir m’arrêter à la moindre résolution. Le cocher, m’ayant aperçu, vint quelques pas au-devant de moi, pour me dire d’un air mystérieux qu’une jolie demoiselle m’attendait depuis une heure dans le carrosse ; qu’elle m’avait demandé à des signes qu’il avait bien reconnus, et qu’ayant appris que je devais revenir, elle avait dit qu’elle ne s’impatienterait point à m’attendre.

Je me figurai aussitôt que c’était Manon ; j’approchai. Mais je vis un joli petit visage qui n’était pas le sien. C’était une étrangère qui me demanda d’abord si elle n’avait pas l’honneur de parler à M. le chevalier des Grieux ? Je lui dis que c’était mon nom. « J’ai une lettre à vous rendre, reprit-elle, qui vous instruira du sujet qui m’amène et par quel rapport j’ai l’avantage de connaître votre nom. » Je la priai de me donner le temps de la lire dans un cabaret voisin. Elle voulut me suivre, et elle me conseilla de demander une chambre à part.

« De qui vient cette lettre ? » lui dis-je en montant. Elle me remit à la lecture.

Je reconnus la main de Manon. Voici à peu près ce qu’elle me marquait : « G*** M*** l’avait reçue avec une politesse et une magnificence au-delà de toutes ses idées. Il l’avait comblée de présents. Il lui faisait envisager un sort de reine. Elle m’assurait néanmoins qu’elle ne m’oubliait pas dans cette nouvelle splendeur ; mais que, n’ayant pu faire consentir G*** M*** à la mener ce soir à la comédie, elle remettait à un autre jour le plaisir de me voir ; et que, pour me consoler un peu de la peine qu’elle prévoyait que cette nouvelle pouvait me causer, elle avait trouvé le moyen de me procurer une des plus jolies filles de Paris, qui serait la porteuse de son billet. Il était signé : Votre fidèle amante,

Manon Lescaut. »

Il y avait quelque chose de si cruel et de si insultant pour moi dans cette lettre, que, demeurant suspendu quelque temps entre la colère et la douleur, j’entrepris de faire un effort pour oublier éternellement mon ingrate et parjure maîtresse. Je jetai les yeux sur la fille qui était devant moi. Elle était extrêmement jolie, et j’aurais souhaité qu’elle l’eût été assez pour me rendre parjure et infidèle à mon tour. Mais je n’y trouvai point ces yeux fins et languissants, ce port divin, ce teint de la composition de l’amour, enfin ce fonds inépuisable de charmes que la nature avait prodigués à la perfide Manon. « Non, non ! lui dis-je en cessant de la regarder, l’ingrate qui vous envoie savait fort bien qu’elle vous faisait faire une démarche inutile. Retournez à elle, et dites-lui de ma part qu’elle jouisse de son crime, et qu’elle en jouisse, s’il se peut, sans remords. Je l’abandonne sans retour, et je renonce en même temps à toutes les femmes, qui ne sauraient être aussi aimables qu’elle, et qui sont sans doute aussi lâches et d’aussi mauvaise foi. » qu’elle vous faisait faire une démarche inutile. Retournez à elle, et dites-lui de ma part qu’elle jouisse de son crime, et qu’elle en jouisse, s’il se peut, sans remords. Je l’abandonne sans retour, et je renonce en même temps à toutes les femmes, qui ne sauraient être aussi aimables qu’elle, et qui sont sans doute aussi lâches et d’aussi mauvaise foi. »

Je fus alors sur le point de descendre et de me retirer sans prétendre davantage à Manon ; et la jalousie mortelle qui me déchirait le cœur se déguisant en une morne et sombre tranquillité, je me crus d’autant plus proche de ma guérison que je ne sentais nul de ces mouvements violents dont j’avais été agité dans les mêmes occasions. Hélas ! j’étais la dupe de l’amour autant que je croyais l’être de G*** M*** et de Manon.

Cette fille qui m’avait apporté la lettre, me voyant prêt à descendre l’escalier, me demanda ce que je voulais donc qu’elle rapportât à M. de G*** M*** et à la dame qui était avec lui ? Je rentrai dans la chambre à cette question ; et, par un changement incroyable à ceux qui n’ont jamais senti de passions violentes, je me trouvai tout d’un coup, de la tranquillité où je croyais être, dans un transport terrible de fureur. « Va, lui dis je, rapporte au traître G*** M*** et à sa perfide maîtresse le désespoir où ta maudite lettre m’a jeté ; mais apprends-leur qu’ils n’en riront pas longtemps, et que je les poignarderai tous deux de ma propre main. » Je me jetai sur une chaise. Mon chapeau tomba d’un côté et ma canne de l’autre ; deux ruisseaux de larmes amères commencèrent à couler de mes yeux. L’accès de rage que je venais de sentir se changea en une profonde douleur. Je ne fis plus que pleurer en poussant des gémissements et des soupirs. « Approche, mon enfant, approche, m’écriai-je en parlant à la jeune fille ; approche, puisque c’est toi qu’on envoie pour me consoler. Dis-moi si tu sais des consolations contre la rage et le désespoir, contre l’envie de se donner la mort à soi-même après avoir tué deux perfides qui ne méritent pas de vivre. Oui, approche, continuai-je en voyant qu’elle faisait vers moi quelques pas timides et incertains. Viens essuyer mes larmes ; viens rendre la paix à mon cœur, viens me dire que tu m’aimes, afin que je m’accoutume à l’être d’une autre que de mon infidèle. Tu es jolie, je pourrai peut-être t’aimer à mon tour. » Cette pauvre enfant, qui n’avait pas seize ou dix-sept ans, et qui paraissait avoir plus de pudeur que ses pareilles, était extraordinairement surprise d’une si étrange scène. Elle s’approcha néanmoins pour me faire quelques caresses ; mais je l’écartai aussitôt en la repoussant de mes mains. « Que veux-tu de moi ? lui dis-je. Ah ! tu es une femme, tu es d’un sexe que je déteste et que je ne puis souffrir. La douceur de ton visage me menace encore de quelque trahison. Va-t’en, et laisse-moi seul ici. » Elle me fit une révérence sans oser rien dire, et elle se tourna pour sortir. Je lui criai de s’arrêter. « Mais apprends-moi du moins, repris-je, pourquoi, comment, à quel dessein tu as été envoyée ici ? Comment as-tu découvert mon nom et le lieu où tu pouvais me trouver ? »

Elle me dit qu’elle connaissait de longue main M. de G*** M*** ; qu’il l’avait envoyé chercher à cinq heures, et qu’ayant suivi le laquais qui l’avait avertie, elle était allée dans une grande maison, où elle l’avait trouvé qui jouait au piquet avec une jolie dame, et qu’ils l’avaient chargée tous deux de me rendre la lettre qu’elle m’avait apportée, après lui avoir appris qu’elle me trouverait dans un carrosse au bout de la rue Saint-André. Je lui demandai s’ils ne lui avaient rien dit de plus. Elle me répondit, en rougissant, qu’ils lui avaient fait espérer que je la prendrais pour me tenir compagnie. « On t’a trompée, lui dis-je, ma pauvre fille, on t’a trompée. Tu es une femme, il te faut un homme ; mais il t’en faut un qui soit riche et heureux, et ce n’est pas ici que tu peux le trouver. Retourne, retourne à M. de G*** M***. Il a tout ce qu’il faut pour être aimé des belles ; il a des hôtels meublés et des équipages à donner. Pour moi, qui n’ai que de l’amour et de la constance à offrir, les femmes méprisent ma misère et font leur jouet de ma simplicité. »

J’ajoutai mille choses, ou tristes, ou violentes, suivant que les passions qui m’agitaient tour à tour cédaient ou reprenaient le dessus. Cependant, à force de me tourmenter, mes transports diminuèrent assez pour faire place à quelques réflexions. Je comparai cette dernière infortune à celles que j’avais déjà essuyées dans le même genre, et je ne trouvai pas qu’il y eût plus à désespérer que dans les premières. Je connaissais Manon : pourquoi m’affliger tant d’un malheur que j’avais dû prévoir ? pourquoi ne pas m’employer plutôt à chercher du remède ? Il était encore temps ; je devais du moins n’y pas épargner mes soins, si je ne voulais avoir à me reprocher d’avoir contribué, par ma négligence, à mes propres peines. Je me mis là-dessus à considérer tous les moyens qui pouvaient m’ouvrir un chemin à l’espérance.

Entreprendre de l’arracher avec violence des mains de G*** M***, c’était un parti désespéré, qui n’était propre qu’à me perdre, et qui n’avait pas la moindre apparence de succès. Mais il me semblait que, si j’eusse pu me procurer le moindre entretien avec elle, j’aurais gagné infailliblement quelque chose sur son cœur. J’en connaissais si bien tous les endroits sensibles ! J’étais si sûr d’être aimé d’elle ! Cette bizarrerie même de m’avoir envoyé une jolie fille pour me consoler, j’aurais parié qu’elle venait de son invention, et que c’était un effet de sa compassion pour mes peines.

Je résolus d’employer toute mon industrie pour la voir. Parmi quantité de voies que j’examinai l’une après l’autre, je m’arrêtai à celle-ci : M. de T*** avait commencé à me rendre service avec trop d’affection pour me laisser le moindre doute de sa sincérité et de son zèle. Je me proposai d’aller chez lui sur-le-champ, et de l’engager à faire appeler G*** M*** sous le prétexte d’une affaire importante. Il ne me fallait qu’une demi-heure pour parler à Manon. Mon dessein était de me faire introduire dans sa chambre même, et je crus que cela me serait aisé dans l’absence de G*** M***.

Cette résolution m’ayant rendu plus tranquille, je payai libéralement la jeune fille qui était encore avec moi ; et, pour lui ôter l’envie de retourner chez ceux qui me l’avaient envoyée, je pris son adresse, en lui taisant espérer que j’irais passer la nuit avec elle. Je montai dans mon fiacre, et je me fis conduire grand train chez M. de T*** ; je fus assez heureux pour l’y trouver, j’avais eu là-dessus de l’inquiétude en chemin. Un mot le mit au fait de mes peines et du service que je venais lui demander.

Il fut si étonné d’apprendre que G*** M*** avait pu séduire Manon, qu’ignorant que j’avais eu part moi-même à mon malheur, il m’offrit généreusement de rassembler tous ses amis pour employer leurs bras et leurs épées à la délivrance de ma maîtresse. Je lui fis comprendre que cet éclat pouvait être pernicieux à Manon et à moi. « Réservons notre sang, lui dis-je, pour l’extrémité. Je médite une voie plus douce et dont je n’espère pas moins de succès. » Il s’engagea, sans exception, à faire tout ce que je demanderais de lui ; et, lui ayant répété qu’il ne s’agissait que de faire avertir G*** M*** qu’il avait à lui parler, et de le tenir dehors une heure ou deux, il partit aussitôt avec moi pour me satisfaire.

Nous cherchâmes de quel expédient il pourrait se servir pour l’arrêter si longtemps. Je lui conseillai de lui écrire d’abord un billet simple, daté d’un cabaret, par lequel il le prierait de s’y rendre aussitôt pour une affaire si importante qu’elle ne pouvait souffrir de délai. « J’observerai, ajoutai-je, le moment de sa sortie, et je m’introduirai sans peine dans la maison, n’y étant connu que de Manon et de Marcel, qui est mon valet. Pour vous, qui serez pendant ce temps-là avec G*** M***, vous pourrez lui dire que cette affaire importante pour laquelle vous souhaitez de lui parler est un besoin d’argent ; que vous venez de perdre le vôtre au jeu, et que vous avez joué beaucoup plus sur votre parole avec le même malheur. Il lui faudra du temps pour vous mener à son coffre-fort, et j’en aurai suffisamment pour exécuter mon dessein.

M. de T*** suivit cet arrangement de point en point. Je le laissai dans un cabaret où il écrivit promptement sa lettre. J’allai me placer à quelques pas de la maison de Manon. Je vis arriver le porteur du message, et G*** M*** sortir à pied, un moment après, suivi d’un laquais. Lui ayant laissé le temps de s’éloigner de la rue, je m’avançai à la porte de mon infidèle, et, malgré toute ma colère, je frappai avec le respect qu’on a pour un temple. Heureusement, ce fut Marcel qui vint m’ouvrir. Je lui fis signe de se taire. Quoique je n’eusse rien à craindre des autres domestiques, je lui demandais tout bas s’il pouvait me conduire dans la chambre où était Manon sans que je fusse aperçu. Il me dit que cela était aisé en montant doucement par le grand escalier. « Allons donc promptement, lui dis-je, et tâche d’empêcher, pendant que j’y serai, qu’il n’y monte personne. » Je pénétrai sans obstacle jusqu’à l’appartement.

Manon était occupée à lire. Ce fut là que j’eus lieu d’admirer le caractère de cette étrange fille. Loin d’être effrayée et de paraître timide en m’apercevant, elle ne donna que des marques légères de surprise dont on n’est pas le maître à la vue d’une personne qu’on croit éloignée. « Ah ! c’est vous, mon amour ? me dit-elle en venant m’embrasser avec sa tendresse ordinaire. Bon Dieu, que vous êtes hardi ! qui vous aurait attendu aujourd’hui dans ce lieu ? » Je me dégageai de ses bras, et, loin de répondre à ses caresses, je la repoussai avec dédain, et je fis deux ou trois pas en arrière pour m’éloigner d’elle. Ce mouvement ne laissa pas de la déconcerter. Elle demeura dans la situation où elle était, et elle jeta les yeux sur moi en changeant de couleur.

J’étais, dans le fond, si charmé de la revoir, qu’avec tant de justes sujets de colère, j’avais à peine la force d’ouvrir la bouche pour la quereller. Cependant mon cœur saignait du cruel outrage qu’elle m’avait fait. Je le rappelais vivement à ma mémoire pour exciter mon dépit, et je tâchais de faire briller dans mes yeux un autre feu que celui de l’amour. Comme je demeurai quelque temps en silence, et qu’elle remarqua mon agitation, je la vis trembler, apparemment par un effet de sa crainte.

Je ne pus soutenir ce spectacle. « Ah ! Manon, lui dis-je d’un ton tendre, infidèle et parjure Manon ! par où commencerais-je à me plaindre ? Je vous vois pâle et tremblante ; et je suis encore si sensible à vos moindres peines, que je crains de vous affliger trop par mes reproches. Mais, Manon, je vous le dis, j’ai le cœur percé de la douleur de votre trahison ; ce sont là des coups qu’on ne porte point à un amant, quand on n’a pas résolu sa mort. Voici la troisième fois, Manon ; je les ai bien comptées ; il est impossible que cela s’oublie. C’est à vous de considérer, à l’heure même, quel parti vous voulez prendre ; car mon triste cœur n’est plus à l’épreuve d’un si cruel traitement ; je sens qu’il succombe et qu’il est près de se fendre de douleur. Je n’en puis plus, ajoutai-je en m’asseyant sur une chaise ; j’ai à peine la force de parler et de me soutenir. »

Elle ne me répondit point ; mais, lorsque je fus assis, elle se laissa tomber à genoux, et elle appuya sa tête sur les miens, en cachant son visage de mes mains. Je sentis en un instant qu’elle les mouillait de ses larmes. Dieux ! de quels mouvements n’étais-je point agité ! « Ah ! Manon, Manon ! repris-je avec un soupir, il est bien tard de me donner des larmes, lorsque vous avez causé ma mort. Vous affectez une tristesse que vous ne sauriez sentir. Le plus grand de vos maux est sans doute ma présence, qui a toujours été importune à vos plaisirs. Ouvrez les yeux, voyez qui je suis ; on ne verse pas des pleurs si tendres pour un malheureux qu’on a trahi et qu’on abandonne cruellement. »

Elle baisait mes mains sans changer de posture. « Inconstante Manon, repris-je encore, fille ingrate et sans foi, où sont vos promesses et vos serments ? Amante mille fois volage et cruelle, qu’as-tu fait de cet amour que tu me jurais encore aujourd’hui ? Juste ciel ! ajoutai-je, est-ce ainsi qu’une infidèle se rit de vous, après vous avoir attesté si saintement ! C’est donc le parjure qui est récompensé ? Le désespoir et l’abandon sont pour la constance et la fidélité ! »

Ces paroles furent accompagnées d’une réflexion si amère, que je laissai échapper malgré moi quelques larmes. Manon s’en aperçut au changement de ma voix. Elle rompit enfin le silence. « Il faut que je sois bien coupable, me dit-elle tristement, puisque j’ai pu vous causer tant de douleur et d’émotion ; mais que le ciel me punisse si j’ai cru l’être, ou si j’ai eu la pensée de le devenir. »

Ce discours me parut si dépourvu de sens et de bonne foi, que je ne pus me défendre d’un vif mouvement de colère. « Horrible dissimulation ! m’écriai-je ; je vois mieux que jamais que tu n’es qu’une coquine et une perfide. C’est à présent que je connais ton misérable caractère. Adieu, lâche créature, continuai-je en me levant ; j’aime mieux mourir mille fois que d’avoir désormais le moindre commerce avec toi. Que le ciel me punisse moi-même si je t’honore jamais du moindre regard ! Demeure avec ton nouvel amant, aime-le, déteste-moi, renonce à l’honneur, au bon sens ; je m’en ris, tout m’est égal. »

Elle fut si épouvantée de ce transport, que, demeurant à genoux près de la chaise d’où je m’étais levé, elle me regardait en tremblant et sans oser respirer. Je fis encore quelques pas vers la porte en tournant la tête et tenant les yeux fixés sur elle. Mais il aurait fallu que j’eusse perdu tout sentiment d’humanité pour m’endurcir contre tant de charmes.

J’étais si éloigné d’avoir cette force barbare, que, passant tout d’un coup à l’extrémité opposée, je retournai vers elle, ou plutôt je m’y précipitai sans réflexion ; je la pris entre mes bras ; je lui donnai mille tendres baisers ; je lui demandai pardon de mon emportement ; je confessai que j’étais un brutal, et que je ne méritais pas le bonheur d’être aimé d’une fille comme elle.

Je la fis asseoir ; et, m’étant mis à genoux à mon tour, je la conjurai de m’écouter en cet état. Là, tout ce qu’un amant soumis et passionné peut imaginer de plus respectueux et de plus tendre, je le renfermai en peu de mots dans mes excuses. Je lui demandai en grâce de prononcer qu’elle me pardonnait. Elle laissa tomber ses bras sur mon cou, en disant que c’était elle-même qui avait besoin de ma bonté pour me faire oublier les chagrins qu’elle me causait, et qu’elle commençait à craindre avec raison que je ne goûtasse point ce qu’elle avait à me dire pour se justifier. « Moi ! interrompis-je aussitôt ; ah ! je ne vous demande point de justification, j’approuve tout ce que vous avez fait. Ce n’est point à moi d’exiger des raisons de votre conduite : trop content, trop heureux, si ma chère Manon ne m’ôte point la tendresse de son cœur ! Mais, continuai-je en réfléchissant sur l’état de mon sort, toute-puissante Manon, vous qui faites à votre gré mes joies et mes douleurs, après vous avoir satisfaite par mes humiliations et par les marques de mon repentir, ne me sera-t-il point permis de vous parler de ma tristesse et de mes peines ? Apprendrai-je de vous ce qu’il faut que je devienne aujourd’hui, et si c’est sans retour que vous allez signer ma mort en passant la nuit avec mon rival ? »

Elle fut quelque temps à méditer sa réponse.

« Mon chevalier, me dit-elle en reprenant un air tranquille, si vous vous étiez d’abord expliqué si nettement, vous vous seriez épargné bien du trouble, et à moi une scène bien affligeante. Puisque votre peine ne vient que de votre jalousie, je l’aurais guérie en m’offrant à vous suivre sur-le-champ au bout du monde. Mais je me suis figuré que c’était la lettre que je vous ai écrite sous les yeux de M. G*** M***, et la fille que nous vous avons envoyée, qui causaient votre chagrin. J’ai cru que vous auriez pu regarder ma lettre comme une raillerie, et cette fille, en vous imaginant qu’elle était allée vous trouver de ma part, comme une déclaration que je renonçais à vous pour m’attacher à G*** M***. C’est cette pensée qui m’a jetée tout d’un coup dans la consternation ; car, quelque innocente que je fusse, je trouvais en y pensant que les apparences ne m’étaient pas favorables. Cependant, continua-t-elle, je veux que vous soyez mon juge après que je vous aurai expliqué la vérité du fait. »

Elle m’apprit alors tout ce qui lui était arrivé depuis qu’elle avait trouvé G*** M***, qui l’attendait dans le lieu où nous étions. Il l’avait reçue effectivement comme la première princesse du monde. Il lui avait montré tous les appartements, qui étaient d’un goût et d’une propreté admirables. Il lui avait compté dix mille livres dans son cabinet, et il y avait ajouté quelques bijoux, parmi lesquels étaient le collier et les bracelets de perles qu’elle avait déjà eus de son père. Il l’avait menée de là dans un salon qu’elle n’avait pas encore vu, où elle avait trouvé une collation exquise : il l’avait fait servir par les nouveaux domestiques qu’il avait pris pour elle, en leur ordonnant de la regarder désormais comme leur maîtresse ; enfin il lui avait fait voir le carrosse, les chevaux et tout le reste de ses présents ; après quoi il lui avait proposé une partie de jeu pour attendre le souper.

« Je vous avoue, continua-t-elle, que j’ai été frappée de cette magnificence. J’ai fait réflexion que ce serait dommage de nous priver d’un seul coup de tant de biens, en me contentant d’emporter les dix mille francs et les bijoux ; que c’était une fortune toute faite pour vous et pour moi, et que nous pourrions vivre agréablement aux dépens de G*** M***.

» Au lieu de lui proposer la comédie, je me suis mis dans la tête de le sonder sur votre sujet, pour pressentir quelles facilités nous aurions à nous voir, en supposant l’exécution de mon système. Je l’ai trouvé d’un caractère fort traitable. Il m’a demandé ce que je pensais de vous, et si je n’avais pas eu quelque regret à vous quitter. Je lui ai dit que vous étiez si aimable, et que vous en aviez toujours usé si honnêtement avec moi, qu’il n’était pas naturel que je pusse vous haïr. Il a confessé que vous aviez du mérite et qu’il s’était senti porté à désirer votre amitié.

» Il a voulu savoir de quelle manière je croyais que vous prendriez mon parti, surtout lorsque vous viendriez à savoir que j’étais entre ses mains. Je lui ai répondu que la date de notre amour était déjà si ancienne, qu’il avait eu le temps de se refroidir un peu ; que vous n’étiez pas d’ailleurs fort à votre aise, et que vous ne regarderiez peut-être pas ma perte comme un grand malheur, parce qu’elle vous déchargerait d’un fardeau qui vous pesait sur les bras. J’ai ajouté qu’étant tout à fait convaincue que vous agiriez pacifiquement, je n’avais pas fait de difficulté de vous dire que je venais à Paris pour quelques affaires ; que vous y aviez consenti, et qu’y étant venu vous-même, vous n’aviez pas paru extrêmement inquiet lorsque je vous avais quitté.

» Si je croyais, m’a-t-il dit, qu’il fût d’humeur à bien vivre avec moi, je serais le premier à lui offrir mes services et mes civilités. Je l’ai assuré que, du caractère dont je vous connaissais, je ne doutais point que vous n’y répondissiez honnêtement, surtout, lui ai-je dit, s’il pouvait vous servir dans vos affaires, qui étaient fort dérangées depuis que vous étiez mal avec votre famille. Il m’a interrompue pour me protester qu’il vous rendrait tous les services qui dépendraient de lui, et que, si vous vouliez même vous embarquer dans un autre amour, il vous procurerait une jolie maîtresse qu’il avait quittée pour s’attacher à moi.

» J’ai applaudi à son idée, ajouta-t-elle, pour prévenir plus parfaitement tous ses soupçons ; et me confirmant de plus en plus dans mon projet, je ne souhaitais que de pouvoir trouver le moyen de vous en informer, de peur que vous ne fussiez trop alarmé lorsque vous me verriez manquer à notre assignation. C’est dans cette vue que je lui ai proposé de vous envoyer cette nouvelle maîtresse dès le soir même, afin d’avoir une occasion de vous écrire ; j’étais obligée d’avoir recours à cette adresse, parce que je ne pouvais espérer qu’il me laissât libre un moment.

» Il a ri de ma proposition ; il a appelé son laquais, et, lui ayant demandé s’il pourrait retrouver sur-le-champ son ancienne maîtresse, il l’a envoyé de côté et d’autre pour la chercher. Il s’imaginait que c’était à Chaillot qu’il fallait qu’elle allât vous trouver ; mais je lui ai appris qu’en vous quittant je vous avais promis de vous rejoindre à la comédie, ou que, si quelque raison m’empêchait d’y aller, vous vous étiez engagé à m’attendre dans un carrosse au bout de la rue Saint-André ; qu’il valait mieux, par conséquent, vous envoyer là votre nouvelle amante, ne fût-ce que pour vous empêcher de vous y morfondre pendant toute la nuit. Je lui ai dit encore qu’il était à propos de vous écrire un mot pour vous avertir de cet échange que vous auriez peine à comprendre sans cela. Il y a consenti ; mais j’ai été obligée d’écrire en sa présence, et je me suis bien gardée de m’expliquer trop ouvertement dans ma lettre.

» Voilà, ajouta Manon, de quelle manière les choses se sont passées. Je ne vous déguise rien, ni de ma conduite, ni de mes desseins. La jeune fille est venue, je l’ai trouvée jolie ; et, comme je ne doutais point que mon absence ne vous causât de la peine, c’était sincèrement que je souhaitais qu’elle pût servir à vous désennuyer quelques moments ; car la fidélité que je souhaite de vous est celle du cœur. J’aurais été ravie de pouvoir vous envoyer Marcel ; mais je n’ai pu me procurer un moment pour l’instruire de ce que j’avais à vous faire savoir. » Elle conclut enfin son récit en m’apprenant l’embarras où G*** M*** s’était trouvé en recevant le billet de M. de T***. « Il a balancé, me dit-elle, s’il devait me quitter, et il m’a assuré que son retour ne tarderait point : c’est ce qui fait que je ne vous vois point ici sans inquiétude, et que j’ai marqué de la surprise à votre arrivée. »

J’écoutai ce discours avec beaucoup de patience. J’y trouvais assurément quantité de traits cruels et mortifiants pour moi ; car le dessein de son infidélité était si clair, qu’elle n’avait pas même eu le soin de me le déguiser. Elle ne pouvait espérer que G*** M*** la laissât toute la nuit comme une vestale. C’était donc avec lui qu’elle comptait de la passer. Quel aveu pour un amant ! Cependant je considérai que j’étais cause en partie de sa faute, par la connaissance que je lui avais donnée d’abord des sentiments que G*** M*** avait pour elle, et par la complaisance que j’avais eue d’entrer aveuglément dans le plan téméraire de son aventure. D’ailleurs, par un tour naturel du génie qui m’est particulier, je fus touché de l’ingénuité de son récit et de cette manière bonne et ouverte avec laquelle elle me racontait jusqu’aux circonstances dont j’étais le plus offensé. Elle pèche sans malice, disais-je en moi-même ; elle est légère et imprudente, mais elle est droite et sincère. Ajoutez que l’amour suffisait seul pour me fermer les yeux sur toutes ses fautes. J’étais trop satisfait de l’espérance de l’enlever le soir même à mon rival. Je lui dis néanmoins : « Et la nuit, avec qui l’auriez-vous passée ? » Cette question, que je lui fis tristement, l’embarrassa. Elle ne me répondit que par des mais et des si interrompus.

J’eus pitié de sa peine ; et, rompant ce discours, je lui déclarai nettement que j’attendais d’elle qu’elle me suivît à l’heure même. « Je le veux bien, me dit-elle ; mais vous n’approuvez donc pas mon projet ? — Ah ! n’est-ce pas assez, repartis-je, que j’approuve tout ce que vous avez fait jusqu’à présent ? — Quoi ! nous n’emporterons pas même les dix mille francs ? répliqua-t-elle : il me les a donnés ; ils sont à moi. » Je lui conseillai d’abandonner tout, et de ne penser qu’à nous éloigner promptement ; car, quoiqu’il y eût à peine une demi-heure que j’étais avec elle, je craignais le retour de G*** M***. Cependant elle me fit de si pressantes instances pour me faire consentir à ne pas sortir les mains vides, que je crus lui devoir accorder quelque chose après avoir tant obtenu d’elle.

Dans le temps que nous nous préparions au départ, j’entendis frapper à la porte de la rue. Je ne doutais nullement que ce ne fût G*** M*** ; et dans le trouble où cette pensée me jeta, je dis à Manon que c’était un homme mort s’il paraissait. Effectivement je n’étais pas assez revenu de mes transports pour me modérer à sa vue. Marcel finit ma peine en m’apportant un billet qu’il avait reçu pour moi à la porte : il était de M. de T***.

Il me marquait que G*** M*** étant allé lui chercher de l’argent à sa maison, il profitait de son absence pour me communiquer une pensée fort plaisante ; qu’il lui semblait que je ne pouvais me venger plus agréablement de mon rival qu’en mangeant son souper et en couchant cette nuit dans le même lit qu’il espérait d’occuper avec ma maîtresse ; que ce projet lui paraissait assez facile, si je pouvais m’assurer de trois ou quatre hommes qui eussent assez de résolution pour l’arrêter dans la rue, et de fidélité pour le garder à vue jusqu’au lendemain ; que pour lui, il promettait de l’amuser encore une heure pour le moins, par des raisons qu’il tenait prêtes pour son retour.

Je montrai ce billet à Manon, et je lui appris de quelle ruse je m’étais servi pour m’introduire librement chez elle. Mon intention et celle de M. de T*** lui parurent admirables. Nous en rîmes à notre aise pendant quelques moments ; mais, lorsque je lui parlai de la dernière comme d’un badinage, je fus surpris qu’elle insistât sérieusement à me la proposer comme une chose dont l’idée la ravissait. En vain lui demandai-je où elle voulait que je trouvasse tout d’un coup des gens propres à arrêter G*** M*** et à le garder fidèlement. Elle me dit qu’il fallait du moins tenter, puisque M. de T*** nous garantissait encore une heure ; et pour réponse à mes autres objections, elle me dit que je faisais le tyran, et que je n’avais pas de complaisance pour elle. Elle ne trouvait rien de si joli que ce projet. « Vous aurez son couvert à souper, me répétait-elle ; vous coucherez dans ses draps, et demain de grand matin vous enlèverez sa maîtresse et son argent. Vous serez bien vengé du père et du fils. »

Je cédai à ses instances malgré les mouvements secrets de mon cœur, qui semblaient me présager une catastrophe malheureuse. Je sortis dans le dessein de prier deux ou trois gardes du corps, avec lesquels Lescaut m’avait mis en liaison, de se charger du soin d’arrêter G*** M***. Je n’en trouvai qu’un au logis ; mais c’était un homme entreprenant, qui n’eut pas plutôt su de quoi il était question, qu’il m’assura du succès : il me demanda seulement dix pistoles pour récompenser trois soldats aux gardes, qu’il prit la résolution d’employer en se mettant à leur tête. Je le priai de ne pas perdre de temps. Il les assembla en moins d’un quart d’heure. Je l’attendais à sa maison, et lorsqu’il fut de retour avec ses associés, je le conduisis moi-même au coin d’une rue par laquelle G*** M*** devait nécessairement rentrer dans celle de Manon. Je lui recommandai de ne le pas maltraiter, mais de le garder si étroitement jusqu’à sept heures du matin, que je pusse être assuré qu’il ne lui échapperait pas. Il me dit que son dessein était de le conduire à sa chambre, et de l’obliger à se déshabiller, ou même à se coucher dans son lit, tandis que lui et ses trois braves passeraient la nuit à boire et à jouer.

Je demeurai avec eux jusqu’au moment où je vis paraître G*** M***, et je me retirai alors à quelques pas au-dessous, dans un endroit obscur, pour être témoin d’une scène si extraordinaire. Le garde du corps l’aborda le pistolet au poing, et lui expliqua civilement qu’il n’en voulait ni à sa vie ni à son argent ; mais que s’il faisait la moindre difficulté de le suivre, ou s’il jetait le moindre cri, il allait lui brûler la cervelle. G*** M***, le voyant soutenu par trois soldats, et craignant sans doute la bourre du pistolet, ne fit pas de résistance. Je le vis emmener comme un mouton.

Je retournai aussitôt chez Manon ; et, pour ôter tout soupçon aux domestiques, je lui dis qu’il ne fallait pas attendre M. de G*** M*** pour souper ; qu’il lui était survenu des affaires qui le retenaient malgré lui, et qu’il m’avait prié de venir lui en faire ses excuses et souper avec elle ; ce que je regardais comme une grande faveur auprès d’une si belle dame. Elle seconda fort adroitement mon dessein. Nous nous mîmes à table ; nous y prîmes un air grave pendant que les laquais demeurèrent à nous servir. Enfin, les ayant congédiés, nous passâmes une des plus charmantes soirées de notre vie. J’ordonnai en secret à Marcel de chercher un fiacre, et de l’avertir de se trouver le lendemain à la porte avant six heures du matin. Je feignis de quitter Manon vers minuit ; mais, étant rentré doucement par les secours de Marcel, je me préparai à occuper le lit de G*** M*** comme j’avais rempli sa place à table.

Pendant ce temps-là, notre mauvais génie travaillait à nous perdre. Nous étions dans le délire du plaisir, et le glaive était suspendu sur nos têtes. Le fil qui le soutenait allait se rompre ; mais, pour mieux faire entendre toutes les circonstances de notre ruine, il faut en éclaircir la cause.

G*** M*** était suivi d’un laquais lorsqu’il avait été arrêté par le garde du corps. Ce garçon, effrayé de l’aventure de son maître, retourna en fuyant sur ses pas, et la première démarche qu’il fit pour le secourir fut d’aller avertir le vieux G*** M*** de ce qui venait d’arriver.

Une si fâcheuse nouvelle ne pouvait manquer de l’alarmer beaucoup. Il n’avait que ce fils, et sa vivacité était extrême pour son âge. Il voulut d’abord savoir du laquais tout ce que son fils avait fait l’après-midi ; s’il s’était querellé avec quelqu’un, s’il avait pris part au démêlé d’un autre, s’il s’était trouvé dans quelque maison suspecte. Celui-ci, qui croyait son maître dans le dernier danger, et qui s’imaginait ne devoir plus rien ménager pour lui procurer du secours, découvrit tout ce qu’il savait de son amour pour Manon et de la dépense qu’il avait faite pour elle ; la manière dont il avait passé l’après-midi dans sa maison, jusqu’aux environs de neuf heures, sa sortie et le malheur de son retour. C’en fut assez pour faire soupçonner au vieillard que l’affaire de son fils était une querelle d’amour. Quoiqu’il fût au moins dix heures et demie du soir, il ne balança point à se rendre aussitôt chez M. le lieutenant de police. Il le pria de faire donner des ordres particuliers à toutes les escouades du guet ; et lui en ayant demandé une pour se faire accompagner, il courut lui-même vers la rue où son fils avait été arrêté : il visita tous les endroits de la ville où il espérait le pouvoir trouver ; et, n’ayant pu découvrir ses traces, il se fit conduire enfin à la maison de sa maîtresse, où il se figura qu’il pouvait être retourné.

J’allais me mettre au lit lorsqu’il arriva. La porte de la chambre étant fermée, je n’entendis point frapper à celle de la rue ; mais il entra, suivi de deux archers, et, s’étant informé inutilement de ce qu’était devenu son fils, il lui prit envie de voir sa maîtresse pour tirer d’elle quelque lumière. Il monte à l’appartement, toujours accompagné de ses archers. Nous étions prêts à nous mettre au lit ; il ouvre la porte, et nous glace le sang par sa vue. « Ô Dieu ! c’est le vieux G*** M***, » dis-je à Manon. Je saute sur mon épée ; elle était malheureusement embarrassée dans mon ceinturon. Les archers, qui virent mon mouvement, s’approchèrent aussitôt pour me la saisir : un homme en chemise est sans résistance. Ils m’ôtèrent tous les moyens de me défendre.

G*** M***, quoique troublé par ce spectacle, ne tarda point à me reconnaître : il remit encore plus aisément Manon. « Est-ce une illusion ? nous dit-il gravement : ne vois-je point le chevalier des Grieux et Manon Lescaut ? » J’étais si enragé de honte et de douleur, que je ne lui fis pas de réponse. Il parut rouler pendant quelque temps diverses pensées dans sa tête ; et comme si elles eussent allumé tout d’un coup sa colère, il s’écria en s’adressant à moi : « Ah ! malheureux, je suis sûr que tu as tué mon fils ! » Cette injure me piqua vivement. « Vieux scélérat, lui répondis-je avec fierté, si j’avais eu à tuer quelqu’un de ta famille, c’est par toi que j’aurais commencé. — Tenez-le bien, dit-il aux archers ; il faut qu’il me dise des nouvelles de mon fils ; je le ferai pendre demain, s’il ne m’apprend tout à l’heure ce qu’il en a fait. — Tu me feras pendre ? repris-je. Infâme ! ce sont tes pareils qu’il faut chercher au gibet. Apprends que je suis d’un sang plus noble et plus pur que le tien. Oui, ajoutai-je, je sais ce qui est arrivé à ton fils ; et si tu m’irrites davantage, je le ferai étrangler avant qu’il soit demain, et je te promets le même sort après lui. »

Je commis une imprudence en lui confessant que je savais où était son fils ; mais l’excès de ma colère me fit faire cette indiscrétion. Il appela aussitôt cinq ou six autres archers qui l’attendaient à la porte, et il leur ordonna de s’assurer de tous les domestiques de la maison. « Ah ! monsieur le chevalier, reprit-il d’un ton railleur, vous savez où est mon fils, et vous le ferez étrangler, dites-vous ? Comptez que nous y mettrons bon ordre. » Je sentis aussitôt la faute que j’avais commise.

Il s’approcha de Manon, qui était assise sur le lit en pleurant ; il lui dit quelques galanteries ironiques sur l’empire qu’elle avait sur le père et sur le fils, et sur le bon usage qu’elle en faisait. Ce vieux monstre d’incontinence voulut prendre quelques familiarités avec elle : « Garde-toi de la toucher ! m’écriai-je, il n’y aurait rien de sacré qui te pût sauver de mes mains. » Il sortit en laissant trois archers dans la chambre, auxquels il ordonna de nous faire prendre promptement nos habits.

Je ne sais quels étaient alors ses desseins sur nous. Peut-être eussions-nous obtenu la liberté en lui apprenant où était son fils. Je méditais en m’habillant si ce n’était pas le meilleur parti ; mais s’il était dans cette disposition en quittant notre chambre, elle était bien changée lorsqu’il y revint. Il était allé interroger les domestiques de Manon, que les archers avaient arrêtés. Il ne put rien apprendre de ceux qu’elle avait reçus de son fils ; mais, lorsqu’il sut que Marcel nous avait servis auparavant, il résolut de le faire parler en l’intimidant par des menaces.

C’était un garçon fidèle, mais simple et grossier… Le souvenir de ce qu’il avait fait à l’hôpital pour délivrer Manon, joint à la terreur que G*** M*** lui inspirait, fit tant d’impression sur son esprit faible, qu’il s’imagina qu’on allait le conduire à la potence ou sur la roue. Il promit de découvrir tout ce qui était venu à sa connaissance, si l’on voulait lui sauver la vie. G*** M*** se persuada là-dessus qu’il y avait quelque chose dans nos affaires de plus sérieux et de plus criminel qu’il n’avait eu lieu jusque-là de se le figurer : il offrit à Marcel non seulement la vie, mais des récompenses pour sa confession.

Ce malheureux lui apprit une partie de notre dessein, sur lequel nous n’avions pas fait difficulté de nous entretenir devant lui, parce qu’il devait y entrer pour quelque chose. Il est vrai qu’il ignorait entièrement les changements que nous y avions faits à Paris ; mais il avait été informé, en partant de Chaillot, du plan de l’entreprise et du rôle qu’il y devait jouer. Il lui déclara donc que notre vue était de duper son fils, et que Manon devait recevoir ou avait déjà reçu dix mille francs qui, selon notre projet, ne retourneraient jamais aux héritiers de la maison de G*** M***.

Après cette découverte, le vieillard emporté remonta brusquement dans notre chambre. Il passa sans parler dans le cabinet, où il n’eut pas de peine à trouver la somme et les bijoux. Il revint à nous avec un visage enflammé, et, nous montrant ce qu’il lui plut de nommer notre larcin, il nous accabla de reproches outrageants. Il fit voir de près à Manon le collier de perles et les bracelets. « Les reconnaissez-vous ? lui dit-il avec un sourire moqueur. Ce n’était pas la première fois que vous les eussiez vus. Les mêmes, sur ma foi ! ils étaient de votre goût, ma belle ! je me le persuade aisément. Les pauvres enfants ! ajouta-t-il, ils sont bien aimables en effet l’un et l’autre, mais ils sont un peu fripons. »

Mon cœur crevait de rage à ce discours insultant. J’aurais donné pour être libre un moment… juste ciel ! que n’aurais-je pas donné ? Enfin je me fis violence pour lui dire avec une modération qui n’était qu’un raffinement de fureur : « Finissons, monsieur, ces insolentes railleries ; de quoi est-il question ? voyons, que prétendez-vous faire de nous ? — Il est question, monsieur le chevalier, me répondit-il, d’aller de ce pas au Châtelet. Il fera jour demain ; nous verrons plus clair dans nos affaires, et j’espère que vous me ferez la grâce, à la fin, de m’apprendre où est mon fils. »

Je compris, sans beaucoup de réflexions, que c’était une chose d’une terrible conséquence pour nous d’être une fois renfermés au Châtelet. J’en prévis en tremblant tous les dangers. Malgré toute ma fierté, je reconnus qu’il fallait ployer sous le poids de ma fortune, et flatter mon plus cruel ennemi pour en obtenir quelque chose par la soumission. Je le priai d’un ton honnête de m’écouter un moment. « Je me rends justice, monsieur, lui dis-je ; je confesse que la jeunesse m’a fait commettre de grandes fautes, et que vous êtes assez blessé pour vous en plaindre. Mais si vous connaissez la force de l’amour, si vous pouvez juger de ce que souffre un pauvre malheureux jeune homme à qui l’on enlève tout ce qu’il aime, vous me trouverez peut-être pardonnable d’avoir cherché le plaisir d’une petite vengeance, ou du moins vous me croirez assez puni par l’affront que je viens de recevoir. Il n’est besoin ni de prison ni de supplice pour me forcer de vous découvrir où est monsieur votre fils. Il est en sûreté : mon dessein n’a pas été de lui nuire ni de vous offenser. Je suis prêt à vous nommer le lieu où il passe tranquillement la nuit, si vous me faites la grâce de nous accorder la liberté. »

Ce vieux tigre, loin d’être touché de ma prière, me tourna le dos en riant : il lâcha seulement quelques mots pour me faire comprendre qu’il savait notre dessein jusqu’à l’origine. Pour ce qui regardait son fils, il ajouta brutalement qu’il se trouverait assez, puisque je ne l’avais pas assassiné. « Conduisez-les au petit Châtelet, dit-il aux archers, et prenez garde que le chevalier ne vous échappe. C’est un rusé qui s’est déjà sauvé de Saint-Lazare. »

Il sortit et me laissa dans l’état que vous pouvez vous imaginer. « Ô ciel ! m’écriai-je, je recevrai avec soumission tous les coups qui viennent de ta main ; mais qu’un malheureux coquin ait le pouvoir de me traiter avec cette tyrannie, c’est ce qui me réduit au dernier désespoir ! » Les archers nous prièrent de ne pas les faire attendre plus longtemps. Ils avaient un carrosse à la porte. Je tendis la main à Manon pour descendre. « Venez, ma chère reine, lui dis-je, venez vous soumettre à toute la rigueur de notre sort. Il plaira peut-être au ciel de nous rendre quelque jour plus heureux. »

Nous partîmes dans le même carrosse : elle se mit dans mes bras. Je ne lui avais pas entendu prononcer un mot depuis l’arrivée de G*** M*** ; mais, se trouvant seule alors avec moi, elle me dit mille tendresses, en se reprochant d’être la cause de mon malheur. Je l’assurai que je ne me plaindrais jamais de mon sort, tant qu’elle ne cesserait pas de m’aimer.

« Ce n’est pas moi qui suis à plaindre, continuai-je : quelques mois de prison ne m’effrayent nullement, et je préférerai toujours le Châtelet à Saint-Lazare ; mais c’est pour toi, ma chère âme, que mon cœur s’intéresse. Quel sort pour une créature si charmante ! Ciel, comment traitez-vous avec tant de rigueur le plus parfait de vos ouvrages ! Pourquoi ne sommes-nous pas nés l’un et l’autre avec des qualités conformes à notre misère ? Nous avons reçu de l’esprit, du goût, des sentiments : hélas ! quel triste usage en faisons-nous, tandis que tant d’âmes basses et dignes de notre sort jouissent de toutes les faveurs de la fortune ! »

Ces réflexions me pénétraient de douleur ; mais ce n’était rien en comparaison de celles qui regardaient l’avenir, car je séchais de crainte pour Manon. Elle avait déjà été à l’hôpital ; et, quand elle en fut sortie par la bonne porte, je savais que des rechutes en ce genre étaient d’une conséquence extrêmement dangereuse. J’aurais voulu lui exprimer mes frayeurs : j’appréhendais de lui en causer trop. Je tremblais pour elle sans oser l’avertir du danger, et je l’embrassais en soupirant, pour l’assurer du moins de mon amour, qui était presque le seul sentiment que j’osasse exprimer. « Manon, lui dis-je, parlez sincèrement, m’aimerez-vous toujours ? » Elle me répondit qu’elle était bien malheureuse que j’en pusse douter. « Eh bien ! repris-je, je n’en doute point, et je veux braver tous nos ennemis avec cette assurance. J’emploierai ma famille pour sortir du Châtelet, et tout mon sang ne sera utile à rien, si je ne vous en tire pas aussitôt que je serai libre. »

Nous arrivâmes à la prison : on nous mit chacun dans un lieu séparé. Ce coup me fut moins rude, parce que je l’avais prévu. Je recommandai Manon au concierge, en lui apprenant que j’étais un homme de quelque distinction et lui promettant une récompense considérable. J’embrassai ma chère maîtresse avant de la quitter ; je la conjurai de ne pas s’affliger excessivement, et de ne rien craindre tant que je serais au monde. Je n’étais pas sans argent : je lui en donnai une partie, et je payai au concierge, sur ce qui me restait, un mois de grosse pension d’avance pour elle et pour moi. Mon argent eut un fort bon effet. On me mit dans une chambre proprement meublée, et l’on m’assura que Manon en avait une pareille.

Je m’occupai aussitôt des moyens de hâter ma liberté. Il était clair qu’il n’y avait rien d’absolument criminel dans mon affaire ; et, supposant même que le dessein de notre vol fût prouvé par la déposition de Marcel, je savais fort bien qu’on ne punit point les simples volontés. Je résolus d’écrire promptement à mon père, pour le prier de venir en personne à Paris. J’avais bien moins de honte, comme je l’ai dit, d’être au Châtelet qu’à Saint-Lazare. D’ailleurs, quoique je conservasse tout le respect dû à l’autorité paternelle, l’âge et l’expérience avaient diminué beaucoup ma timidité. J’écrivis donc, et l’on ne fit pas difficulté au Châtelet de laisser sortir ma lettre ; mais c’était une peine que j’aurais pu m’épargner si j’avais su que mon père devait arriver le lendemain à Paris.

Il avait reçu celle que je lui avais écrite huit jours auparavant. Il en avait ressenti une joie extrême ; mais, de quelque espérance que je l’eusse flatté au sujet de ma conversion, il n’avait pas cru devoir s’arrêter tout à fait à mes promesses. Il avait pris le parti de venir s’assurer de mon changement par ses yeux, et de régler sa conduite sur la sincérité de mon repentir. Il arriva le lendemain de mon emprisonnement.

Sa première visite fut celle qu’il rendit à Tiberge, à qui je l’avais prié d’adresser sa réponse. Il ne put savoir de lui ni ma demeure ni ma condition présente : il en apprit seulement mes principales aventures depuis que je m’étais échappé de St-Sulpice. Tiberge lui parla fort avantageusement des dispositions que je lui avais marquées pour le bien dans notre dernière entrevue. Il ajouta qu’il me croyait entièrement dégagé de Manon, mais qu’il était surpris néanmoins que je ne lui eusse pas donné de mes nouvelles depuis huit jours. Mon père n’était pas dupe ; il comprit qu’il y avait quelque chose qui échappait à la pénétration de Tiberge dans le silence dont il se plaignait, et il employa tant de soins pour découvrir mes traces, que, deux jours après son arrivée, il apprit que j’étais au Châtelet.

Avant de recevoir sa visite, à laquelle j’étais fort éloigné de m’attendre si tôt, je reçus celle de M. le lieutenant général de police, ou, pour expliquer les choses par leur nom, je subis l’interrogatoire. Il me fit quelques reproches ; mais ils n’étaient ni durs ni désobligeants. Il me dit avec douceur qu’il plaignait ma mauvaise conduite ; que j’avais manqué de sagesse en me faisant un ennemi tel que M. de G*** M*** ; qu’à la vérité il était aisé de remarquer qu’il y avait dans mon affaire plus d’imprudence et de légèreté que de malice ; mais que c’était néanmoins la seconde fois que je me trouvais sujet à son tribunal, et qu’il avait espéré que je serais devenu plus sage après avoir pris deux ou trois mois de leçons à Saint-Lazare.

Charmé d’avoir affaire à un juge raisonnable, je m’expliquai avec lui d’une manière si respectueuse et si modérée, qu’il parut extrêmement satisfait de mes réponses. Il me dit que je ne devais pas me livrer trop au chagrin, et qu’il se sentait disposé à me rendre service, en faveur de ma naissance et de ma jeunesse. Je me hasardai à lui recommander Manon, et à lui faire l’éloge de sa douceur et de son bon naturel. Il me répondit en riant qu’il ne l’avait point encore vue, mais qu’on la représentait comme une dangereuse personne. Ce mot excita tellement ma tendresse, que je lui dis mille choses passionnées pour la défense de ma pauvre maîtresse ; et je ne pus m’empêcher même de répandre quelques larmes. Il ordonna qu’on me reconduisît à ma chambre. « Amour, amour ! s’écria ce grave magistrat en me voyant sortir, ne te réconcilieras-tu jamais avec la sagesse ? »

J’étais à m’entretenir tristement de mes idées et à réfléchir sur la conversation que j’avais eue avec M. le lieutenant général de police, lorsque j’entendis ouvrir la porte de ma chambre : c’était mon père. Quoique je dusse être préparé à cette vue, puisque je m’y attendais quelques jours plus tard, je ne laissai pas d’en être frappé si vivement, que je me serais précipité au fond de la terre, si elle s’était entr’ouverte à mes pieds. J’allai l’embrasser avec toutes les marques d’une extrême confusion. Il s’assit sans que ni lui ni moi eussions encore ouvert la bouche.

Comme je demeurais debout, les yeux baissés et la tête découverte : « Asseyez-vous, monsieur, me dit-il gravement, asseyez-vous. Grâces au scandale de votre libertinage et de vos friponneries, j’ai découvert le lieu de votre demeure. C’est l’avantage d’un mérite tel que le vôtre de ne pouvoir demeurer caché : vous allez à la renommée par un chemin infaillible. J’espère que le terme en sera bientôt la Grève, et que vous aurez effectivement la gloire d’y être exposé à l’admiration de tout le monde. »

Je ne répondis rien. Il continua : « Qu’un père est malheureux lorsque après avoir aimé tendrement un fils, et n’avoir rien épargné pour en faire un honnête homme, il n’y trouve à la fin qu’un fripon qui le déshonore ! On se console d’un malheur de fortune : le temps l’efface, et le chagrin diminue ; mais quel remède contre un mal qui augmente tous les jours, tel que les désordres d’un fils vicieux qui a perdu tout sentiment d’honneur ! Tu ne dis rien, malheureux ! ajouta-t-il ; voyez cette modestie contrefaite et cet air de douceur hypocrite : ne le prendrait-on pas pour le plus honnête homme de sa race ? »

Quoique je fusse obligé de reconnaître que je méritais une partie de ces outrages, il me parut néanmoins que c’était les porter à l’excès. Je crus qu’il m’était permis d’expliquer naturellement ma pensée.

« Je vous assure, monsieur, lui dis-je, que la modestie où vous me voyez devant vous n’est nullement affectée : c’est la situation naturelle d’un fils bien né qui respecte infiniment son père, et surtout un père irrité. Je ne prétends pas non plus passer pour l’homme le plus réglé de notre race. Je me connais digne de vos reproches ; mais je vous conjure d’y mettre un peu plus de bonté, et de ne pas me traiter comme le plus infâme de tous les hommes : je ne mérite pas des noms si durs. C’est l’amour, vous le savez, qui a causé toutes mes fautes. Fatale passion ! hélas ! n’en connaissez-vous pas la force ? et se peut-il que votre sang, qui est la source du mien, n’ait jamais ressenti les mêmes ardeurs ? L’amour m’a rendu trop tendre, trop passionné, trop fidèle, et peut-être trop complaisant pour les désirs d’une maîtresse toute charmante ; voilà mes crimes. En voyez-vous là quelqu’un qui vous déshonore ? Allons, mon père, ajoutai-je tendrement, un peu de pitié pour un fils qui a toujours été plein de respect et d’affection pour vous, qui n’a pas renoncé, comme vous pensez, à l’honneur et au devoir, et qui est mille fois plus à plaindre que vous ne sauriez vous l’imaginer. » Je laissai tomber quelques larmes en finissant ces paroles.

Un cœur de père est le chef-d’œuvre de la nature ; elle y règne, pour ainsi parler, avec complaisance, et elle en règle elle-même tous les ressorts. Le mien, qui était avec cela homme d’esprit et de goût, fut si touché du tour que j’avais donné à mes excuses ; qu’il ne fut pas le maître de me cacher ce changement. « Viens, mon pauvre chevalier, me dit-il, viens m’embrasser ; tu me fais pitié. » Je l’embrassai. Il me serra d’une manière qui me fit juger de ce qui se passait dans son cœur. « Mais quel moyen prendrons-nous donc, reprit-il, pour te tirer d’ici ? Explique-moi toutes tes affaires sans déguisement. »

Comme il n’y avait rien, après tout, dans le gros de ma conduite, qui pût me déshonorer absolument, du moins en la mesurant sur celle des jeunes gens d’un certain monde, et qu’une maîtresse ne passe point pour une infamie dans le siècle où nous sommes, non plus qu’un peu d’adresse à s’attirer la fortune du jeu, je fis sincèrement à mon père le détail de la vie que j’avais menée. À chaque faute dont je lui faisais l’aveu, j’avais soin de joindre des exemples célèbres, pour en diminuer la honte.

« Je vis avec une maîtresse, lui disais-je, sans être lié par les cérémonies du mariage : M. le duc de*** en entretient deux aux yeux de tout Paris ; M. D*** en a une depuis dix ans, qu’il aime avec une fidélité qu’il n’a jamais eue pour sa femme. Les deux tiers des honnêtes gens de France se font honneur d’en avoir. J’ai usé de quelque supercherie au jeu : M. le marquis de*** et le comte de*** n’ont point d’autres revenus ; M. le prince de*** et M. le duc de*** sont les chefs d’une bande de chevaliers du même ordre. » Pour ce qui regardait mes desseins sur la bourse des deux G*** M***, j’aurais pu prouver aussi facilement que je n’étais pas sans modèle ; mais il me restait trop d’honneur pour ne pas me condamner moi-même, avec tous ceux dont j’aurais pu me proposer l’exemple ; de sorte que je priai mon père de me pardonner cette faiblesse aux deux violentes passions qui m’avaient agité, la vengeance et l’amour.

Il me demanda si je pouvais lui donner quelques ouvertures sur les plus courts moyens d’obtenir ma liberté, et d’une manière qui pût lui faire éviter l’éclat. Je lui appris les sentiments de bonté que le lieutenant général de police avait pour moi. « Si vous trouvez quelques difficultés, lui dis-je, elles ne peuvent venir que de la part des G*** M*** ; ainsi je crois qu’il serait à propos que vous prissiez la peine de les voir. » Il me le promit.

Je n’osai le prier de solliciter pour Manon ; ce ne fut point un défaut de hardiesse, mais un effet de la crainte où j’étais de le révolter par cette proposition, et de lui faire naître quelque dessein funeste à elle et à moi. Je suis encore à savoir si cette crainte n’a pas causé mes plus grandes infortunes en m’empêchant de tenter les dispositions de mon père, et de faire des efforts pour lui en inspirer de favorables à ma malheureuse maîtresse. J’aurais peut-être excité encore une fois sa pitié ; je l’aurais mis en garde contre les impressions qu’il allait recevoir trop facilement du vieux G*** M***. Que sais-je ? ma mauvaise destinée l’aurait peut-être emporté sur tous mes efforts ; mais je n’aurais eu qu’elle, du moins, et la cruauté de mes ennemis à accuser de mon malheur.

En me quittant, mon père alla faire une visite à M. de G*** M***. Il le trouva avec son fils, à qui le garde du corps avait honnêtement rendu la liberté. Je n’ai jamais su les particularités de leur conversation ; mais il ne m’a été que trop facile d’en juger par ses mortels effets. Ils allèrent ensemble (je dis les deux pères) chez M. le lieutenant général de police, auquel ils demandèrent deux grâces, l’une de me faire sortir sur-le-champ du Châtelet, l’autre d’enfermer Manon pour le reste de ses jours, ou de l’envoyer en Amérique. On commençait, dans le même temps, à embarquer quantité de gens sans aveu pour le Mississippi. M. le lieutenant général de police leur donna sa parole de faire partir Manon par le premier vaisseau.

M. de G*** M*** et mon père vinrent aussitôt m’apporter ensemble la nouvelle de ma liberté. M. de G*** M*** me fit un compliment civil sur le passé ; et, m’ayant félicité sur le bonheur que j’avais d’avoir un tel père, il m’exhorta à profiter désormais de ses leçons et de ses exemples. Mon père m’ordonna de lui faire des excuses de l’injure prétendue que j’avais faite à sa famille, et de le remercier de s’être employé avec lui pour mon élargissement.

Nous sortîmes ensemble sans avoir dit un mot de ma maîtresse. Je n’osai même parler d’elle aux guichetiers en leur présence. Hélas ! mes tristes recommandations eussent été bien inutiles : l’ordre cruel était venu en même temps que celui de ma délivrance. Cette fille infortunée fut conduite une heure après à l’hôpital, pour y être associée à quelques malheureuses qui étaient condamnées à subir le même sort.

Mon père m’ayant obligé de le suivre à la maison où il avait pris sa demeure, il était presque six heures du soir lorsque je trouvai le moment de me dérober de ses yeux pour retourner au Châtelet. Je n’avais dessein que de faire tenir quelques rafraîchissements à Manon, et de la recommander au concierge ; car je ne me promettais pas que la liberté de la voir me fût accordée. Je n’avais point encore eu le temps non plus de réfléchir aux moyens de la délivrer.

Je demandai à parler au concierge. Il avait été content de ma libéralité et de ma douceur ; de sorte qu’ayant quelques dispositions à me rendre service, il me parla du sort de Manon comme d’un malheur dont il avait beaucoup de regret, parce qu’il pouvait m’affliger. Je ne compris point ce langage. Nous nous entretînmes quelques moments sans nous entendre. À la fin, s’apercevant que j’avais besoin d’une explication, il me la donna telle que j’ai déjà eu horreur de vous la dire, et que je l’ai encore de la répéter.

Jamais apoplexie violente ne causa d’effet plus subit et plus terrible. Je tombai avec une palpitation de cœur si douloureuse, qu’à l’instant que je perdis la connaissance je me crus délivré de la vie pour toujours. Il me resta même quelque chose de cette pensée lorsque je revins à moi. Je tournai mes regards vers toutes les parties de la chambre et sur moi-même, pour m’assurer si je portais encore la malheureuse qualité d’homme vivant. Il est certain qu’en ne suivant que le mouvement naturel qui fait chercher à se délivrer de ses peines, rien ne pouvait me paraître plus doux que la mort, dans ce moment de désespoir et de consternation. La religion même ne pouvait me faire envisager rien de plus insupportable après la vie que les convulsions cruelles dont j’étais tourmenté. Cependant, par un miracle propre à l’amour, je retrouvai bientôt assez de force pour remercier le ciel de m’avoir rendu la connaissance et la raison. Ma mort n’eût été utile qu’à moi ; Manon avait besoin de ma vie pour la délivrer, pour la secourir, pour la venger : je jurai de m’y employer sans ménagement.

Le concierge me donna toute l’assistance que j’eusse pu attendre du meilleur de mes amis. Je reçus ses services avec une vive reconnaissance. « Hélas ! lui dis-je, vous êtes donc touché de mes peines ! Tout le monde m’abandonne, mon père même est sans doute un de mes plus cruels persécuteurs : personne n’a pitié de moi. Vous seul, dans le séjour de la dureté et de la barbarie, vous marquez de la compassion pour le plus misérable de tous les hommes ! » Il me conseillait de ne point paraître dans la rue sans être un peu remis du trouble où j’étais. « Laissez, laissez, répondis-je en sortant ; je vous reverrai plus tôt que vous ne pensez. Préparez le plus noir de vos cachots, je vais travailler à le mériter. »

En effet, mes premières résolutions n’allaient à rien moins qu’à me défaire des deux G*** M*** et du lieutenant général de police, et fondre ensuite à main armée sur l’hôpital avec tous ceux que je pourrais engager dans ma querelle. Mon père lui-même eût à peine été respecté dans une vengeance qui me paraissait si juste ; car le concierge ne m’avait pas caché que lui et G*** M*** étaient les auteurs de ma perte.

Mais lorsque j’eus fait quelques pas dans la rue, et que l’air eut un peu rafraîchi mon sang et mes humeurs, ma fureur fit place peu à peu à des sentiments plus raisonnables. La mort de nos ennemis eût été d’une faible utilité pour Manon, et elle m’eût exposé sans doute à me voir ôter tous les moyens de la secourir. D’ailleurs aurais-je eu recours à un lâche assassinat ? Quelle autre voie pouvais-je m’ouvrir à la vengeance ? Je recueillis toutes mes forces et tous mes esprits pour travailler d’abord à la délivrance de Manon, remettant tout le reste après le succès de cette importante entreprise.

Il me restait peu d’argent ; c’était néanmoins un fondement nécessaire, par lequel il fallait commencer. Je ne voyais que trois personnes de qui j’en pusse attendre : M. de T***, mon père et Tiberge. Il y avait peu d’apparence d’obtenir quelque chose des deux derniers, et j’avais honte de fatiguer l’autre par mes importunités. Mais ce n’est point dans le désespoir qu’on garde des ménagements. J’allai sur-le-champ au séminaire de Saint-Sulpice, sans m’embarrasser si je serais reconnu. Je fis appeler Tiberge. Ses premières paroles me firent comprendre qu’il ignorait encore mes dernières aventures. Cette idée me fit changer le dessein que j’avais de l’attendrir par la compassion. Je lui parlai, en général, du plaisir que j’avais eu de revoir mon père, et je le priai ensuite de me prêter quelque argent, sous prétexte de payer, avant mon départ de Paris, quelques dettes que je souhaitais de tenir inconnues. Il me présenta aussitôt sa bourse. Je pris cinq cents francs sur six cents que j’y trouvai ; je lui offris mon billet : il était trop généreux pour l’accepter.

Je tournai de là chez M. de T***. Je n’eus point de réserve avec lui. Je lui fis l’exposition de mes malheurs et de mes peines ; il en savait déjà jusqu’aux moindres circonstances, par le soin qu’il avait eu de suivre l’aventure du jeune G*** M***. Il m’écouta néanmoins, et me plaignit beaucoup. Lorsque je lui demandai ses conseils sur les moyens de délivrer Manon, il me répondit tristement qu’il y voyait si peu de jour, qu’à moins d’un secours extraordinaire du ciel, il fallait renoncer à l’espérance ; qu’il avait passé exprès à l’hôpital depuis qu’elle y était renfermée ; qu’il n’avait pu obtenir lui-même la liberté de la voir ; que les ordres du lieutenant général de police étaient de la dernière rigueur, et que, pour comble d’infortune, la malheureuse bande où elle devait entrer devait partir le surlendemain du jour où nous étions.

J’étais si consterné de son discours, qu’il eût pu parler une heure sans que j’eusse pensé à l’interrompre. Il continua de me dire qu’il ne m’était point allé voir au Châtelet, pour se donner plus de facilité à me servir, lorsqu’on le croirait sans liaison avec moi ; que depuis quelques heures que j’en étais sorti, il avait eu le chagrin d’ignorer où je m’étais retiré, et qu’il avait souhaité de me voir promptement, pour me donner le seul conseil dont il semblait que je pusse espérer du changement dans le sort de Manon, mais un conseil dangereux, auquel il me priait de cacher éternellement qu’il eût part : c’était de choisir quelques braves qui eussent le courage d’attaquer les gardes de Manon lorsqu’ils seraient sortis de Paris avec elle. Il n’attendit point que je lui parlasse de mon indigence. « Voilà cent pistoles, me dit-il en me présentant une bourse, qui pourront vous être de quelque usage : vous me les remettrez lorsque la fortune aura rétabli vos affaires. » Il ajouta que si le soin de sa réputation lui eût permis d’entreprendre lui-même la délivrance de ma maîtresse, il m’eût offert son bras et son épée.

Cette excessive générosité me toucha jusqu’aux larmes. J’employai, pour lui marquer ma reconnaissance, toute la vivacité que mon affliction me laissait de reste. Je lui demandai s’il n’y avait rien à espérer par la voie des intercessions auprès du lieutenant général de police : il me dit qu’il y avait pensé, mais qu’il croyait cette ressource inutile, parce qu’une grâce de cette nature ne pouvait se demander sans motif, et qu’il ne voyait pas bien quel motif on pouvait employer pour se faire un intercesseur d’une personne grave et puissante ; que si l’on pouvait se flatter de quelque chose de ce côté-là, ce ne pouvait être qu’en faisant changer de sentiment à M. de G*** M*** et à mon père, et en les engageant à prier eux-mêmes M. le lieutenant général de police de révoquer sa sentence. Il m’offrit de faire tous ses efforts pour gagner le jeune G*** M***, quoiqu’il le crût un peu refroidi à son égard par quelques soupçons qu’il avait conçus de lui à l’occasion de notre affaire, et il m’exhorta à ne rien omettre de mon côté pour fléchir l’esprit de mon père.

Ce n’était pas une légère entreprise pour moi ; je ne dis pas seulement par la difficulté que je devais naturellement trouver à le vaincre, mais par une autre raison qui me faisait même redouter ses approches : je m’étais dérobé de son logement contre ses ordres, et j’étais fort résolu de n’y pas retourner, depuis que j’avais appris la triste destinée de Manon. J’appréhendais avec sujet qu’il ne me fit retenir malgré moi, et qu’il ne me reconduisît de même en province. Mon frère aîné avait usé autrefois de cette méthode. Il est vrai que j’étais devenu plus âgé ; mais l’âge était une faible raison contre la force. Cependant je trouvai une voie qui me sauvait du danger : c’était de le faire appeler dans un endroit public, et de m’annoncer à lui sous un autre nom. Je pris aussitôt ce parti. M. de T*** s’en alla chez G*** M***, et moi au Luxembourg, d’où j’envoyai avertir mon père qu’un gentilhomme de ses serviteurs était à l’attendre. Je craignais qu’il n’eût quelque peine à venir, parce que la nuit approchait. Il parut néanmoins peu après, suivi de son laquais : je le priai de prendre une allée où nous pussions être seuls. Nous fîmes cent pas pour le moins sans parler : il s’imaginait bien sans doute que tant de précautions ne s’étaient pas faites sans un dessein d’importance. Il attendait ma harangue, et je la méditais.

Enfin j’ouvris la bouche. « Monsieur, lui dis-je en tremblant, vous êtes un bon père. Vous m’avez comblé de grâces, et vous m’avez pardonné un nombre infini de fautes ; aussi le ciel m’est-il témoin que j’ai pour vous tous les sentiments du fils le plus tendre et le plus respectueux. Mais il me semble… que votre rigueur… — Eh bien ! ma rigueur ? interrompit mon père, qui trouvait sans doute que je parlais lentement pour son impatience. — Ah ! monsieur, repris-je, il me semble que votre rigueur est extrême dans le traitement que vous avez fait à la malheureuse Manon. Vous vous en êtes rapporté à M. G*** M***. Sa haine vous l’a représentée sous les plus noires couleurs. Vous vous êtes formé d’elle une affreuse idée. Cependant c’est la plus douce et la plus aimable créature qui fût jamais. Que n’a-t-il plu au ciel de vous inspirer l’idée de la voir un moment ! Je ne suis pas plus sûr qu’elle est charmante que je le suis qu’elle vous l’aurait paru. Vous auriez pris parti pour elle ; vous auriez détesté les noirs artifices de G*** M*** ; vous auriez eu compassion d’elle et de moi. Hélas ! j’en suis sûr. Votre cœur n’est pas insensible ; vous vous seriez laissé attendrir. »

Il m’interrompit encore, voyant que je parlais avec une ardeur qui ne m’aurait pas permis de finir sitôt. Il voulut savoir à quoi j’avais dessein d’en venir par un discours si passionné. « À vous demander la vie, répondis-je, que je ne puis conserver un moment si Manon part une fois pour l’Amérique. — Non, non, me dit-il d’un ton sévère ; j’aime mieux te voir sans vie que sans sagesse et sans honneur. — N’allons donc pas plus loin, m’écriai-je en l’arrêtant par le bras ; ôtez-la-moi, cette vie odieuse et insupportable ; car, dans le désespoir où vous me jetez, la mort sera une faveur pour moi. C’est un présent digne de la main d’un père.

» — Je ne te donnerais que ce que tu mérites, répliqua-t-il. Je connais bien des pères qui n’auraient pas attendu si longtemps pour être eux-mêmes tes bourreaux ; mais c’est ma bonté excessive qui t’a perdu. »

Je me jetai à ses genoux : « Ah ! s’il vous en reste encore, lui dis-je en les embrassant, ne vous endurcissez donc pas contre mes pleurs. Songez que je suis votre fils… Hélas ! souvenez-vous de ma mère. Vous l’aimiez si tendrement ! Auriez-vous souffert qu’on l’eût arrachée de vos bras ? vous l’auriez défendue jusqu’à la mort. Les autres n’ont-ils pas un cœur comme vous ? Peut-on être barbare après avoir une fois éprouvé ce que c’est que la tendresse et la douleur ?

» — Ne me parle pas davantage de ta mère, reprit-il d’une voix irritée ; ce souvenir échauffe mon indignation. Tes désordres la feraient mourir de douleur, si elle eût assez vécu pour les voir. Finissons cet entretien, ajouta-t-il ; il m’importune et ne me fera point changer de résolution. Je retourne au logis, je t’ordonne de me suivre. »

Le ton dur et sec avec lequel il m’intima cet ordre me fit trop comprendre que son cœur était inflexible. Je m’éloignai de quelques pas, dans la crainte qu’il ne lui prît envie de m’arrêter de ses propres mains. « N’augmentez pas mon désespoir, lui dis-je, en me forçant de vous désobéir. Il est impossible que je vous suive. Il ne l’est pas moins que je vive, après la dureté avec laquelle vous me traitez : ainsi je vous dis un éternel adieu. Ma mort, que vous apprendrez bientôt, ajoutai-je tristement, vous fera peut-être reprendre pour moi des sentiments de père. » Comme je me tournais pour le quitter : « Tu refuses donc de me suivre ? s’écria-t-il avec une vive colère : va, cours à ta perte. Adieu, fils ingrat et rebelle ! — Adieu, lui dis-je dans mon transport ; adieu, père barbare et dénaturé ! »

Je sortis aussitôt du Luxembourg. Je marchai dans les rues comme un furieux jusqu’à la maison de M. de T***. Je levais, en marchant, les yeux et les mains pour invoquer toutes les puissances célestes. Ô ciel ! disais-je, serez-vous aussi impitoyable que les hommes ? Je n’ai plus de secours à attendre que de vous.

M. de T*** n’était point encore retourné chez lui ; mais il revint après que je l’y eus attendu quelques moments. Sa négociation n’avait pas réussi mieux que la mienne ; il me le dit d’un visage abattu. Le jeune G*** M***, quoique moins irrité que son père contre Manon et contre moi, n’avait pas voulu entreprendre de le solliciter en notre faveur. Il s’en était défendu par la crainte qu’il avait lui-même de ce vieillard vindicatif, qui s’était déjà fort emporté contre lui, en lui reprochant ses desseins de commerce avec Manon.

Il ne me restait donc que la voie de la violence, telle que M. de T*** m’en avait tracé le plan ; j’y réduisis mes espérances. « Elles sont bien incertaines, lui dis-je ; mais la plus solide et la plus consolante pour moi est celle de périr du moins dans l’entreprise. » Je le quittai en le priant de me secourir par ses vœux ; et je ne pensai plus qu’à m’associer des camarades à qui je pusse communiquer une étincelle de mon courage et de ma résolution.

Le premier qui s’offrit à mon esprit fut le même garde du corps que j’avais employé pour arrêter G*** M***. J’avais dessein aussi d’aller passer la nuit dans sa chambre, n’ayant pas eu l’esprit assez libre pendant l’après-midi pour me procurer un logement. Je le trouvai seul : il eut de la joie de me voir sorti du Châtelet. Il m’offrit affectueusement ses services : je lui expliquai ceux qu’il pouvait me rendre. Il avait assez de bon sens pour en apercevoir toutes les difficultés ; mais il fut assez généreux pour entreprendre de les surmonter.

Nous employâmes une partie de la nuit à raisonner sur mon dessein. Il me parla des trois soldats aux gardes dont il s’était servi dans la dernière occasion comme de trois braves à l’épreuve. M. de T*** m’avait informé exactement du nombre des archers qui devaient conduire Manon ; ils n’étaient que six. Cinq hommes hardis et résolus suffisaient pour donner l’épouvante à ces misérables, qui ne sont point capables de se défendre honorablement lorsqu’ils peuvent éviter le péril du combat par une lâcheté.

Comme je ne manquais point d’argent, le garde du corps me conseilla de ne rien épargner pour assurer le succès de notre attaque. « Il nous faut des chevaux, me dit-il, avec des pistolets, et chacun notre mousqueton. Je me charge de prendre demain le soin de ces préparatifs. Il faudra aussi trois habits communs pour nos soldats, qui n’oseraient paraître dans une affaire de cette nature avec l’uniforme du régiment. » Je lui mis entre les mains les cent pistoles que j’avais reçues de M. de T*** ; elles furent employées le lendemain jusqu’au dernier sol. Les trois soldats passèrent en revue devant moi ; je les animai par de grandes promesses ; et, pour leur ôter toute défiance, je commençai par leur faire un présent à chacun de dix pistoles.

Le jour de l’exécution étant venu, j’en envoyai un de grand matin à l’hôpital, pour s’instruire, par ses propres yeux, du moment auquel les archers partiraient avec leur proie. Quoique je n’eusse pris cette précaution que par un excès d’inquiétude et de prévoyance, il se trouva qu’elle avait été absolument nécessaire. J’avais compté sur quelques fausses informations qu’on m’avait données de leur route, et m’étant persuadé que c’était à La Rochelle que cette déplorable troupe devait être embarquée, j’aurais perdu mes peines à l’attendre sur le chemin d’Orléans. Cependant je fus informé, par le rapport du soldat aux gardes, qu’elle prenait le chemin de Normandie, et que c’était du Havre-de-Grâce qu’elle devait partir pour l’Amérique.

Nous nous rendîmes aussitôt à la porte Saint-Honoré, observant de marcher par des rues différentes ; nous nous réunîmes au bout du faubourg. Nos chevaux étaient frais : nous ne tardâmes point à découvrir les six gardes et les deux misérables voitures que vous vîtes à Passy il y a deux ans. Ce spectacle faillit m’ôter la force et la connaissance. « Ô Fortune, m’écriai-je, Fortune cruelle ! accorde-moi ici du moins la mort ou la victoire. »

Nous tînmes conseil un moment sur la manière dont nous ferions notre attaque. Les archers n’étaient guère à plus de quatre cents pas devant nous, et nous pouvions les couper en passant au travers d’un petit champ, autour duquel le grand chemin tournait. Le garde du corps fut d’avis de prendre cette voie, pour les surprendre en fondant tout d’un coup sur eux. J’approuvai sa pensée, et je fus le premier à piquer mon cheval. Mais la fortune avait rejeté impitoyablement mes vœux.

Les archers, voyant cinq cavaliers accourir vers eux, ne doutèrent point que ce ne fût pour les attaquer. Ils se mirent en défense, en préparant leurs baïonnettes et leurs fusils d’un air assez résolu.

Cette vue, qui ne fit que nous animer le garde du corps et moi, ôta tout d’un coup le courage à nos trois lâches compagnons : ils s’arrêtèrent comme de concert, et, s’étant dit entre eux quelques mots que je n’entendis point, ils tournèrent la tête de leurs chevaux pour reprendre le chemin de Paris à bride abattue.

« Dieu ! me dit le garde du corps, qui paraissait aussi éperdu que moi de cette infâme désertion, qu’allons-nous faire ? nous ne sommes que deux. » J’avais perdu la voix de fureur et d’étonnement. Je m’arrêtai, incertain si ma première vengeance ne devait pas s’employer à la poursuite des lâches qui m’abandonnaient. Je les regardais fuir, et je jetais les yeux de l’autre côté sur les archers ; s’il m’eût été possible de me partager, j’aurais fondu tout à la fois sur ces deux objets de ma rage ; je les dévorais tous ensemble.

Le garde du corps, qui jugeait de mon incertitude par le mouvement égaré de mes yeux, me pria d’écouter son conseil. « N’étant que deux, me dit-il, il y aurait de la folie à attaquer six hommes aussi bien armés que nous, et qui paraissent nous attendre de pied ferme. Il faut retourner à Paris, et tâcher de réussir mieux dans le choix de nos braves. Les archers ne sauraient faire de grandes journées avec deux pesantes voitures ; nous les rejoindrons demain sans peine. »

Je fis un moment de réflexion sur ce parti ; mais, ne voyant de tous côtés que des sujets de désespoir, je pris une résolution véritablement désespérée, ce fut de remercier mon compagnon de ses services ; et, loin d’attaquer les archers, je résolus d’aller, avec soumission, les prier de me recevoir dans leur troupe, pour accompagner Manon avec eux jusqu’au Havre-de-Grâce, et passer ensuite au-delà des mers avec elle. « Tout le monde me persécute ou me trahit, dis-je au garde du corps ; je n’ai plus de fond à faire sur personne ; je n’attends plus rien ni de la fortune ni du secours des hommes ; mes malheurs sont au comble, il ne me reste plus que de m’y soumettre : ainsi je ferme les yeux à toute espérance. Puisse le ciel récompenser votre générosité ! Adieu ! je vais aider mon mauvais sort à consommer ma ruine, en y courant moi-même volontairement. » Il fit inutilement ses efforts pour m’engager à retourner à Paris. Je le priai de me laisser suivre mes résolutions et de me quitter sur-le-champ, de peur que les archers ne continuassent de croire que notre dessein était de les attaquer.

J’allai seul vers eux d’un pas lent, et le visage si consterné, qu’ils ne durent rien trouver d’effrayant dans mes approches. Ils se tenaient néanmoins en défense. « Rassurez-vous, messieurs, leur dis-je en les abordant ; je ne vous apporte point la guerre, je viens vous demander des grâces. » Je les priai de continuer leur chemin sans défiance, et je leur appris, en marchant, les faveurs que j’attendais d’eux.

Ils consultèrent ensemble de quelle manière ils devaient recevoir cette ouverture. Le chef de la bande prit la parole pour les autres. Il me répondit que les ordres qu’ils avaient de veiller sur leurs captives étaient d’une extrême rigueur ; que je lui paraissais néanmoins si joli homme, que lui et ses compagnons se relâcheraient un peu de leur devoir ; mais que je devais comprendre qu’il fallait qu’il m’en coûtât quelque chose. Il me restait environ quinze pistoles ; je leur dis naturellement en quoi consistait le fond de ma bourse. « Hé bien ! me dit l’archer, nous en userons généreusement. Il ne vous en coûtera qu’un écu par heure pour entretenir celle de nos filles qui vous plaira le plus ; c’est le prix courant de Paris. »

Je ne leur avais pas parlé de Manon en particulier, parce que je n’avais pas dessein qu’ils connussent ma passion. Ils s’imaginèrent d’abord que ce n’était qu’une fantaisie de jeune homme qui me faisait chercher un peu de passe-temps avec ces créatures ; mais lorsqu’ils crurent s’être aperçus que j’étais amoureux, ils augmentèrent tellement le tribut, que ma bourse se trouva épuisée en partant de Mantes, où nous avions couché le jour que nous arrivâmes à Passy.

Vous dirai-je quel fut le déplorable sujet de mes entretiens avec Manon pendant cette route, ou quelle impression sa vue fit sur moi lorsque j’eus obtenu des gardes la liberté d’approcher de son chariot ? Ah ! les expressions ne rendent jamais qu’à demi les sentiments du cœur ! Mais figurez-vous ma pauvre maîtresse enchaînée par le milieu du corps, assise sur quelques poignées de paille, la tête appuyée languissamment sur un côté de la voiture, le visage pâle et mouillé d’un ruisseau de larmes, qui se faisaient un passage au travers de ses paupières, quoiqu’elle eût continuellement les yeux fermés. Elle n’avait pas même eu la curiosité de les ouvrir lorsqu’elle avait entendu le bruit de ses gardes qui craignaient d’être attaqués. Son linge était sale et dérangé, ses mains délicates exposées à l’injure de l’air ; enfin, tout ce composé charmant, cette figure capable de ramener l’univers à l’idolâtrie, paraissait dans un désordre et un abattement inexprimables.

J’employai quelque temps à la considérer en allant à cheval à côté du chariot. J’étais si peu à moi-même, que je fus sur le point, plusieurs fois, de tomber dangereusement. Mes soupirs et mes exclamations fréquentes m’attirèrent quelques regards. Elle me reconnut, et je remarquai que, dans le premier mouvement, elle tenta de se précipiter hors de la voiture pour venir à moi ; mais, étant retenue par sa chaîne, elle retomba dans sa première attitude.

Je priai les archers d’arrêter un moment, par compassion ; ils y consentirent par avarice. Je quittai mon cheval pour m’asseoir auprès d’elle. Elle était si languissante et si affaiblie, qu’elle fut longtemps sans pouvoir se servir de sa langue ni remuer les mains. Je les mouillais pendant ce temps-là de mes pleurs ; et, ne pouvant proférer moi-même une seule parole, nous étions l’un et l’autre dans une des plus tristes situations dont il y ait jamais eu d’exemple. Nos expressions ne le furent pas moins, lorsque nous eûmes retrouvé la liberté de parler. Manon parla peu ; il semblait que la honte et la douleur eussent altéré les organes de sa voix ; le son en était faible et tremblant.

Elle me remercia de ne pas l’avoir oubliée, et de la satisfaction que je lui accordais, dit-elle en soupirant, de me voir du moins encore une fois, et de me dire le dernier adieu. Mais, lorsque je l’eus assurée que rien n’était capable de me séparer d’elle, et que j’étais disposé à la suivre jusqu’à l’extrémité du monde, pour prendre soin d’elle, pour la servir, pour l’aimer et pour attacher inséparablement ma misérable destinée à la sienne, cette pauvre fille se livra à des sentiments si tendres et si douloureux, que j’appréhendai quelque chose pour sa vie d’une si violente émotion. Tous les mouvements de son âme semblaient se réunir dans ses yeux. Elle les tenait fixés sur moi. Quelquefois elle ouvrait la bouche sans avoir la force d’achever quelques mots qu’elle commençait. Il lui en échappait néanmoins quelques-uns : c’étaient des marques d’admiration sur mon amour, de tendres plaintes de son excès, des doutes qu’elle pût être assez heureuse pour m’avoir inspiré une passion si parfaite, des instances pour me faire renoncer au dessein de la suivre, et chercher ailleurs un bonheur digne de moi, qu’elle me disait que je ne pouvais espérer avec elle.

En dépit du plus cruel de tous les sorts, je trouvais ma félicité dans ses regards et dans la certitude que j’avais de son affection. J’avais perdu, à la vérité, tout ce que le reste des hommes estime ; mais j’étais maître du cœur de Manon, le seul bien que j’estimais. Vivre en Europe, vivre en Amérique, que m’importait-il en quelque endroit vivre, si j’étais sûr d’y être heureux en y vivant avec ma maîtresse ? Tout l’univers n’est-il pas la patrie de deux amants fidèles ? Ne trouvent-ils pas l’un dans l’autre père, mère, parents, amis, richesses et félicité ?

Si quelque chose me causait de l’inquiétude, c’était la crainte de voir Manon exposée aux besoins de l’indigence. Je me supposais déjà avec elle dans une région inculte et habitée par des sauvages. Je suis bien sûr, disais-je, qu’il ne saurait y en avoir d’aussi cruels que G*** M*** et mon père. Ils nous laisseront du moins vivre en paix. Si les relations qu’on en fait sont fidèles, ils suivent les lois de la nature. Ils ne connaissent ni les fureurs de l’avarice qui possèdent G*** M***, ni les idées fantastiques de l’honneur, qui m’ont fait un ennemi de mon père : ils ne troubleront point deux amants qu’ils verront vivre avec autant de simplicité qu’eux. J’étais donc tranquille de ce côté-là.

Mais je ne me formais pas des idées romanesques par rapport aux besoins communs de la vie. J’avais éprouvé trop souvent qu’il y a des nécessités insupportables, surtout pour une fille délicate, qui est accoutumée à une vie commode et abondante. J’étais au désespoir d’avoir épuisé inutilement ma bourse, et que le peu d’argent qui me restait encore fût sur le point de m’être ravi par la friponnerie des archers. Je concevais qu’avec une petite somme j’aurais pu espérer non-seulement de me soutenir quelque temps en Amérique, où l’argent était rare, mais d’y former même quelque entreprise pour un établissement durable.

Cette considération me fit naître la pensée d’écrire à Tiberge, que j’avais toujours trouvé si prompt à m’offrir les secours de l’amitié. J’écrivis dès la première ville où nous passâmes. Je ne lui apportais point d’autre motif que le pressant besoin dans lequel je prévoyais que je me trouverais au Havre-de-Grâce, où je lui confessais que j’étais allé conduire Manon ; je lui demandais cent pistoles. « Faites-les-moi tenir au Havre, lui disais-je, par le maître de la poste. Vous voyez bien que c’est la dernière fois que j’importune votre affection ; et que ma malheureuse maîtresse m’étant enlevée pour toujours, je ne puis la laisser partir sans quelques soulagements qui adoucissent son sort et mes mortels regrets. »

Les archers devinrent si intraitables lorsqu’ils eurent découvert la violence de ma passion, que, redoublant continuellement le prix de leurs moindres faveurs, ils me réduisirent bientôt à la dernière indigence. L’amour, d’ailleurs, ne me permettait guère de ménager ma bourse. Je m’oubliais du matin au soir près de Manon ; et ce n’était plus par heure que le temps m’était mesuré, c’était par la longueur entière des jours. Enfin, ma bourse étant tout à fait vide, je me trouvai exposé aux caprices et à la brutalité de six misérables qui me traitaient avec une hauteur insupportable. Vous en fûtes témoin à Passy. Votre rencontre fut un heureux moment de relâche qui me fut accordé par la fortune. Votre pitié à la vue de mes peines fut ma seule recommandation auprès de votre cœur généreux. Le secours que vous m’accordâtes libéralement servit à me faire gagner le Havre, et les archers tinrent leur promesse avec plus de fidélité que je ne l’espérais.

Nous arrivâmes au Havre. J’allai d’abord à la poste. Tiberge n’avait point encore eu le temps de me répondre ; je m’informai exactement quel jour je pouvais attendre sa lettre. Elle ne pouvait arriver que deux jours après, et, par une étrange disposition de mon mauvais sort, il se trouva que notre vaisseau devait partir le matin de celui auquel j’attendais l’ordinaire. Je ne puis vous représenter mon désespoir. « Quoi ! m’écriai-je, dans le malheur même il faudra toujours que je sois distingué par des excès ! » Manon répondit : « Hélas ! une vie si malheureuse mérite-t-elle le soin que nous en prenons ? Mourons au Havre, mon cher chevalier. Que la mort finisse tout d’un coup nos misères. Irons-nous les traîner dans un pays inconnu où nous devons nous attendre sans doute à d’horribles extrémités, puisqu’on a voulu m’en faire un supplice ? Mourons, répéta-t-elle, ou du moins donne-moi la mort, et va chercher un autre sort dans les bras d’une amante plus heureuse. — Non, non, lui dis-je ; c’est pour moi un sort digne d’envie que d’être malheureux avec vous. »

Son discours me fit trembler. Je jugeai qu’elle était accablée de ses maux. Je m’efforçai de prendre un air plus tranquille, pour lui ôter ces funestes pensées de mort et de désespoir. Je résolus de tenir la même conduite à l’avenir, et j’ai éprouvé dans la suite que rien n’est plus capable d’inspirer du courage à une femme que l’intrépidité d’un homme qu’elle aime.

Lorsque j’eus perdu l’espérance de recevoir du secours de Tiberge, je vendis mon cheval. L’argent que j’en tirai, joint à celui qui me restait encore de vos libéralités, me composa la petite somme de dix-sept pistoles. J’en employai sept à l’achat de quelques soulagements nécessaires à Manon, et je serrai les dix autres avec soin, comme le fondement de notre fortune et de nos espérances en Amérique. Je n’eus point de peine à me faire recevoir dans le vaisseau. On cherchait alors des jeunes gens qui fussent disposés à se joindre volontairement à la colonie. Le passage et la nourriture me furent accordés gratis. La poste de Paris devant partir le lendemain, j’y laissai une lettre pour Tiberge. Elle était touchante et capable de l’attendrir sans doute au dernier point, puisqu’elle lui fit prendre une résolution qui ne pouvait venir que d’un fonds infini de tendresse et de générosité pour un ami malheureux.

Nous mîmes à la voile. Le vent ne cessa point de nous être favorable. J’obtins du capitaine un lieu à part pour Manon et pour moi. Il eut la bonté de nous regarder d’un autre œil que le commun de nos misérables associés. Je l’avais pris en particulier dès le premier jour ; et, pour m’attirer de lui quelque considération, je lui avais découvert une partie de mes infortunes. Je ne crus pas me rendre coupable d’un mensonge honteux en lui disant que j’étais marié à Manon. Il feignit de le croire, il m’accorda sa protection. Nous en reçûmes les marques pendant toute la navigation. Il eut soin de nous faire nourrir honnêtement, et les égards qu’il eut pour nous servirent à nous faire respecter des compagnons de notre misère. J’avais une attention continuelle à ne pas laisser souffrir la moindre incommodité à Manon. Elle le remarquait bien ; et cette vue, jointe au vif ressentiment de l’étrange extrémité où je m’étais réduit pour elle, la rendait si tendre et si passionnée, si attentive aussi à mes plus légers besoins, que c’était entre elle et moi une perpétuelle émulation de services et d’amour. Je ne regrettais point l’Europe ; au contraire, plus nous avancions vers l’Amérique, plus je sentais mon cœur s’élargir et devenir tranquille. Si j’eusse pu m’assurer de n’y pas manquer des nécessités absolues de la vie, j’aurais remercié la fortune d’avoir donné un tour si favorable à nos malheurs.

Après une navigation de deux mois, nous abordâmes enfin au rivage désiré. Le pays ne nous offrit rien d’agréable à la première vue. C’étaient des campagnes stériles et inhabitées, où l’on voyait à peine quelques roseaux et quelques arbres dépouillés par le vent. Nulle trace d’hommes ni d’animaux. Cependant, le capitaine ayant fait tirer quelques pièces de notre artillerie, nous ne fûmes pas longtemps sans apercevoir une troupe de citoyens de la Nouvelle-Orléans, qui s’approchèrent de nous avec de vives marques de joie. Nous n’avions pas découvert la ville ; elle est cachée de ce côté-là par une petite colline. Nous fûmes reçus comme des gens descendus du ciel.

Ces pauvres habitants s’empressaient pour nous faire mille questions sur l’état de la France et sur les différentes provinces où ils étaient nés. Ils nous embrassaient comme leurs frères, et comme de chers compagnons qui venaient partager leur misère et leur solitude. Nous prîmes le chemin de la ville avec eux ; mais nous fûmes surpris de découvrir, en avançant, que ce qu’on nous avait vanté jusqu’alors comme une bonne ville n’était qu’un assemblage de quelques pauvres cabanes. Elles étaient habitées par cinq ou six cents personnes. La maison du gouverneur nous parut un peu distinguée par sa hauteur et par sa situation. Elle est défendue par quelques ouvrages de terre, autour desquels règne un large fossé.

Nous fûmes d’abord présentés à lui. Il s’entretint longtemps en secret avec le capitaine ; et, revenant ensuite à nous, il considéra, l’une après l’autre, toutes les filles qui étaient arrivées par le vaisseau. Elles étaient au nombre de trente ; car nous avions trouvé au Havre une autre bande qui s’était jointe à la nôtre. Le gouverneur, les ayant longtemps examinées, fit appeler divers jeunes gens de la ville, qui languissaient dans l’attente d’une épouse. Il donna les plus jolies aux principaux, et le reste fut tiré au sort. Il n’avait pas encore parlé à Manon ; mais lorsqu’il eut ordonné aux autres de se retirer, il nous fit demeurer elle et moi.

« J’apprends du capitaine, nous dit-il, que vous êtes mariés, et qu’il vous a reconnus sur la route pour deux personnes d’esprit et de mérite. Je n’entre point dans les raisons qui ont causé votre malheur ; mais, s’il est vrai que vous ayez autant de savoir-vivre que votre figure me le promet, je n’épargnerai rien pour adoucir votre sort, et vous contribuerez vous-même à me faire trouver quelque agrément dans ce lieu sauvage et désert. »

Je lui répondis de la manière que je crus la plus propre à confirmer l’idée qu’il avait de nous. Il donna quelques ordres pour nous faire préparer un logement dans la ville, et il nous retint à souper avec lui. Je lui trouvai beaucoup de politesse pour un chef de malheureux bannis. Il ne nous fit point de questions en public sur le fond de nos aventures. La conversation fut générale ; et, malgré notre tristesse, nous nous efforçâmes, Manon et moi, de contribuer à la rendre agréable.

Le soir, il nous fit conduire au logement qu’on nous avait préparé. Nous trouvâmes une misérable cabane composée de planches et de boue, qui consistait en deux ou trois chambres de plain-pied, avec un grenier au-dessus. Il y avait fait mettre six chaises et quelques commodités nécessaires à la vie.

Manon parut effrayée à la vue d’une si triste demeure. C’était pour moi qu’elle s’affligeait, beaucoup plus que pour elle-même. Elle s’assit lorsque nous fûmes seuls, et elle se mit à pleurer amèrement. J’entrepris d’abord de la consoler ; mais lorsqu’elle m’eut fait entendre que c’était moi seul qu’elle plaignait, et qu’elle ne considérait dans nos malheurs communs que ce que j’avais à souffrir, j’affectai de montrer assez de courage et même assez de joie pour lui en inspirer. « De quoi me plaindrais-je ? lui dis-je : je possède tout ce que je désire. Vous m’aimez, n’est-ce pas ? quel autre bonheur me suis-je jamais proposé ? Laissons au ciel le soin de notre fortune. Je ne la trouve pas si désespérée. Le gouverneur est un homme civil ; il nous a marqué de la considération ; il ne permettra pas que nous manquions du nécessaire. Pour ce qui regarde la pauvreté de notre cabane et la grossièreté de nos meubles, vous avez pu remarquer qu’il y a peu de personnes ici qui paraissent mieux logées et mieux meublées que nous : et puis tu es un chimiste admirable, ajoutai-je en l’embrassant ; tu transformes tout en or.

— Vous serez donc la plus riche personne de l’univers, me répondit-elle ; car, s’il n’y eut jamais de l’amour tel que le vôtre, il est impossible d’être aimé plus tendrement que vous l’êtes. Je me rends justice, continua-t-elle : je sens bien que je n’ai jamais mérité ce prodigieux attachement que vous avez pour moi. Je vous ai causé des chagrins que vous n’avez pu me pardonner sans une bonté extrême. J’ai été légère et volage ; et même en vous aimant éperdument, comme j’ai toujours fait, je n’étais qu’une ingrate. Mais vous ne sauriez croire combien je suis changée : mes larmes, que vous avez vues couler si souvent depuis notre départ de France, n’ont pas eu une seule fois mes malheurs pour objet. J’ai cessé de les sentir aussitôt que vous avez commencé à les partager. Je n’ai pleuré que de tendresse et de compassion pour vous. Je ne me console point d’avoir pu vous chagriner un moment dans ma vie. Je ne cesse point de me reprocher mes inconstances, et de m’attendrir en admirant de quoi l’amour vous a rendu capable pour une malheureuse qui n’en était pas digne, et qui ne payerait pas bien de tout son sang, ajouta-t-elle avec une abondance de larmes, la moitié des peines qu’elle vous a causées. »

Ses pleurs, son discours, et le ton dont elle le prononça, firent sur moi une impression si étonnante, que je crus sentir une espèce de division dans mon âme. « Prends garde, lui dis-je, prends garde, ma chère Manon ; je n’ai point assez de force pour supporter des marques si vives de ton affection ; je ne suis point accoutumé à ces excès de joie. Ô Dieu ! m’écriai-je, je ne vous demande plus rien. Je suis assuré du cœur de Manon ; il est tel que je l’ai souhaité pour être heureux ; je ne puis plus cesser de l’être à présent : voilà ma félicité bien établie. — Elle l’est, reprit-elle, si vous la faites dépendre de moi, et je sais bien où je puis compter aussi de trouver toujours la mienne. »

Je me couchai avec ces charmantes idées, qui changèrent ma cabane en un palais digne du premier roi du monde. L’Amérique me parut un lieu de délices après cela. « C’est à la Nouvelle-Orléans qu’il faut venir, disais-je souvent à Manon, quand on veut goûter les vraies douceurs de l’amour : c’est ici qu’on s’aime sans intérêt, sans jalousie, sans inconstance. Nos compatriotes y viennent chercher de l’or ; ils ne s’imaginent pas que nous y avons trouvé des trésors bien plus estimables. »

Nous cultivâmes soigneusement l’amitié du gouverneur. Il eut la bonté, quelques semaines après notre arrivée, de me donner un petit emploi qui vint à vaquer dans le fort. Quoiqu’il ne fût pas distingué, je l’acceptai comme une faveur du ciel : il me mettait en état de vivre sans être à charge à personne. Je pris un valet pour moi, et une servante pour Manon. Notre petite fortune s’arrangea ; j’étais réglé dans ma conduite, Manon ne l’était pas moins. Nous ne laissions point échapper l’occasion de rendre service et de faire du bien à nos voisins. Cette disposition officieuse et la douceur de nos manières nous attirèrent la confiance et l’affection de toute la colonie ; nous fûmes en peu de temps si considérés, que nous passions pour les premières personnes de la ville après le gouverneur.

L’innocence de nos occupations et la tranquillité où nous étions continuellement servirent à nous faire rappeler insensiblement des idées de religion. Manon n’avait jamais été une fille impie ; je n’étais pas non plus de ces libertins outrés qui font la gloire d’ajouter l’irréligion à la dépravation des mœurs : l’amour et la jeunesse avaient causé tous nos désordres. L’expérience commençait à nous tenir lieu d’âge ; elle fit sur nous le même effet que les années. Nos conversations, qui étaient toujours réfléchies, nous mirent insensiblement dans le goût d’un amour vertueux. Je fus le premier qui proposai ce changement à Manon. Je connaissais les principes de son cœur : elle était droite et naturelle dans tous ses sentiments, qualité qui dispose toujours à la vertu. Je lui fis comprendre qu’il manquait une chose à notre bonheur : « C’est, lui dis-je, de le faire approuver du ciel. Nous avons l’âme trop belle et le cœur trop bien fait l’un et l’autre pour vivre volontairement dans l’oubli du devoir. Passe d’y avoir vécu en France, où il nous était également impossible de nous aimer et de nous satisfaire par une voie légitime ; mais en Amérique, où nous ne dépendons que de nous-mêmes, où nous n’avons plus à ménager les lois arbitraires du sang et de la bienséance, où l’on nous croit même mariés, qui empêche que nous ne le soyons bientôt effectivement, et que nous n’ennoblissions notre amour par des serments que la religion autorise ? Pour moi, ajoutai-je, je ne vous offre rien de nouveau en vous offrant mon cœur et ma main ; mais je suis prêt à vous en renouveler le don au pied d’un autel. »

Il me parut que ce discours la pénétrait de joie. « Croiriez-vous, me répondit-elle, que j’y ai pensé mille fois depuis que nous sommes en Amérique ? La crainte de vous déplaire m’a fait renfermer ce désir dans mon cœur. Je n’ai point la présomption d’aspirer à la qualité de votre épouse. — Ah ! Manon, répliquai-je, tu serais bientôt celle d’un roi, si le ciel m’avait fait naître avec une couronne. Ne balançons plus ; nous n’avons nul obstacle à redouter : j’en veux parler dès aujourd’hui au gouverneur, et lui avouer que nous l’avons trompé jusqu’à ce jour. Laissons craindre aux amants vulgaires, ajoutai-je, les chaînes indissolubles du mariage ; ils ne les craindraient pas s’ils étaient sûrs, comme nous, de porter toujours celles de l’amour. » Je laissai Manon au comble de la joie après cette résolution.

Je suis persuadé qu’il n’y a point d’honnête homme au monde qui n’eût approuvé mes vues dans les circonstances où j’étais, c’est-à-dire asservi fatalement à une passion que je ne pouvais vaincre, et combattu par des remords que je ne devais point étouffer. Mais se trouvera-t-il quelqu’un qui accuse mes plaintes d’injustice, si je gémis de la rigueur du ciel à rejeter un dessein que je n’avais formé que pour lui plaire ? Hélas ! que dis-je ? à le rejeter ! il l’a puni comme un crime. Il m’avait souffert avec patience tandis que je marchais aveuglément dans la route du vice ; et ses plus rudes châtiments m’étaient réservés lorsque je recommencerais à retourner à la vertu. Je crains de manquer de force pour achever le récit du plus funeste événement qui fut jamais.

J’allai chez le gouverneur, comme j’en étais convenu avec Manon, pour le prier de consentir à la cérémonie de notre mariage. Je me serais bien gardé d’en parler à lui ni à personne, si j’eusse pu me promettre que son aumônier, qui était alors le seul prêtre de la ville, m’eût rendu ce service sans sa participation ; mais, n’osant espérer qu’il voulût s’engager au silence, j’avais pris le parti d’agir ouvertement.

Le gouverneur avait un neveu, nommé Synnelet, qui lui était extrêmement cher. C’était un homme de trente ans, brave, mais emporté et violent. Il n’était point marié. La beauté de Manon l’avait touché dès le jour de son arrivée, et les occasions sans nombre qu’il avait eues de la voir, pendant neuf ou dix mois, avaient tellement enflammé sa passion, qu’il se consumait en secret pour elle. Cependant, comme il était persuadé, avec son oncle et toute la ville, que j’étais réellement marié, il s’était rendu maître de son amour jusqu’au point de n’en rien laisser éclater, et son zèle s’était même déclaré pour moi dans plusieurs occasions de me rendre service.

Je le trouvai avec son oncle lorsque j’arrivai au fort. Je n’avais nulle raison qui m’obligeât de lui faire un secret de mon dessein ; de sorte que je ne fis point difficulté de m’expliquer en sa présence. Le gouverneur m’écouta avec sa bonté ordinaire. Je lui racontai une partie de mon histoire, qu’il entendit avec plaisir ; et, lorsque je le priai d’assister à la cérémonie que je méditais, il eut la générosité de s’engager à faire toute la dépense de la fête. Je me retirai fort content.

Une heure après, je vis entrer l’aumônier chez moi. Je m’imaginai qu’il venait me donner quelques instructions sur mon mariage ; mais, après m’avoir salué froidement, il me déclara, en deux mots, que M. le gouverneur me défendait d’y penser, et qu’il avait d’autres vues sur Manon. « D’autres vues sur Manon ? lui dis-je avec un mortel saisissement de cœur ; et quelles vues donc, monsieur l’aumônier ? » Il me répondit que je n’ignorais pas que M. le gouverneur était le maître ; que Manon ayant été envoyée de France pour la colonie, c’était à lui à disposer d’elle ; qu’il ne l’avait pas fait jusqu’alors, parce qu’il la croyait mariée ; mais qu’ayant appris de moi-même qu’elle ne l’était point, il jugeait à propos de la donner à M. Synnelet, qui en était amoureux.

Ma vivacité l’emporta sur ma prudence. J’ordonnai fièrement à l’aumônier de sortir de ma maison, en jurant que le gouverneur, Synnelet, et toute la ville ensemble, n’oseraient porter la main sur ma femme ou ma maîtresse, comme ils voudraient l’appeler.

Je fis part aussitôt à Manon du funeste message que je venais de recevoir. Nous jugeâmes que Synnelet avait séduit l’esprit de son oncle depuis mon retour, et que c’était l’effet de quelque dessein médité depuis longtemps. Ils étaient les plus forts. Nous nous trouvions dans la Nouvelle-Orléans comme au milieu de la mer, c’est-à-dire séparés du reste du monde par des espaces immenses. Où fuir, dans un pays inconnu, désert, ou habité par des bêtes féroces et par des sauvages aussi barbares qu’elles ? J’étais estimé dans la ville, mais je ne pouvais espérer d’émouvoir assez le peuple en ma faveur pour en obtenir un secours proportionné au mal : il eût fallu de l’argent, j’étais pauvre. D’ailleurs le succès d’une émotion populaire était incertain ; et si la fortune nous eût manqué, notre malheur serait devenu sans remède.

Je roulais toutes ces pensées dans ma tête, j’en communiquai une partie à Manon ; j’en formais de nouvelles sans écouter sa réponse ; je prenais un parti, je le rejetais pour en prendre un autre ; je parlais seul, je répondais tout haut à mes pensées, enfin j’étais dans une agitation que je ne saurais comparer à rien, parce qu’il n’y en eut jamais d’égale. Manon avait les yeux sur moi : elle jugeait par mon trouble de la grandeur du péril ; et, tremblant pour moi plus que pour elle-même, cette tendre fille n’osait pas même ouvrir la bouche pour m’exprimer ses craintes.

Après une infinité de réflexions, je m’arrêtai à la résolution d’aller trouver le gouverneur, pour m’efforcer de le toucher par des considérations d’honneur et par le souvenir de mon respect et de son affection. Manon voulut s’opposer à ma sortie ; elle me disait, les larmes aux yeux : « Vous allez à la mort ; ils vont vous tuer ; je ne vous reverrai plus : je veux mourir avant vous. » Il fallut beaucoup d’efforts pour la persuader de la nécessité où j’étais de sortir, et de celle qu’il y avait pour elle de demeurer au logis. Je lui promis qu’elle me reverrait dans un instant. Elle ignorait, et moi aussi, que c’était sur elle-même que devaient tomber toute la colère du ciel et la rage de nos ennemis.

Je me rendis au fort : le gouverneur était avec son aumônier. Je m’abaissai, pour le toucher, à des soumissions qui m’auraient fait mourir de honte, si je les eusse faites pour toute autre cause. Je le pris par tous les motifs qui doivent faire une impression certaine sur un cœur qui n’est pas celui d’un tigre féroce et cruel.

Ce barbare ne fit à mes plaintes que deux réponses, qu’il répéta cent fois. Manon, me dit-il, dépendait de lui : il avait donné sa parole à son neveu. J’étais résolu de me modérer jusqu’à l’extrémité : je me contentai de lui dire que je le croyais trop de mes amis pour vouloir ma mort, à laquelle je consentirais plutôt qu’à la perte de ma maîtresse.

Je fus trop persuadé, en sortant, que je n’avais rien à espérer de cet opiniâtre vieillard, qui se serait damné mille fois pour son neveu. Cependant je persistai dans le dessein de conserver jusqu’à la fin un air de modération, résolu, si l’on en venait aux excès d’injustice, de donner à l’Amérique une des plus sanglantes et des plus horribles scènes que l’amour ait jamais produites.

Je retournai chez moi en méditant sur ce projet, lorsque le sort, qui voulait hâter ma ruine, me fit rencontrer Synnelet. Il lut dans mes yeux une partie de mes pensées. J’ai dit qu’il était brave ; il vint à moi : « Ne me cherchez-vous pas ? me dit-il. Je connais que mes desseins vous offensent, et j’ai bien prévu qu’il faudrait se couper la gorge avec vous : allons voir qui sera le plus heureux. » Je lui répondis qu’il avait raison, et qu’il n’y avait que ma mort qui pût finir nos différends.

Nous nous écartâmes d’une centaine de pas hors de la ville. Nos épées se croisèrent ; je le blessai, et je le désarmai presque en même temps. Il fut si enragé de son malheur, qu’il refusa de me demander la vie et de renoncer à Manon. J’avais peut-être droit de lui ôter tout d’un coup l’une et l’autre ; mais un sang généreux ne se dément jamais. Je lui jetai son épée. « Recommençons, lui dis-je, et songez que c’est sans quartier. » Il m’attaqua avec une furie inexprimable. Je dois confesser que je n’étais pas fort dans les armes, n’ayant eu que trois mois de salle à Paris. L’amour conduisait mon épée. Synnelet ne laissa pas de me percer le bras d’outre en outre ; mais je le pris sur le temps, et je lui fournis un coup si vigoureux, qu’il tomba à mes pieds sans mouvement.

Malgré la joie que donne la victoire après un combat mortel, je réfléchis aussitôt sur les conséquences de cette mort. Il n’y avait pour moi ni grâce ni délai de supplice à espérer. Connaissant, comme je faisais, la passion du gouverneur pour son neveu, j’étais certain que ma mort ne serait pas différée d’une heure après la connaissance de la sienne. Quelque pressante que fût cette crainte, elle n’était pas la plus forte cause de mon inquiétude. Manon, l’intérêt de Manon, son péril et la nécessité de la perdre, me troublaient jusqu’à répandre de l’obscurité sur mes yeux, et à m’empêcher de reconnaître le lieu où j’étais. Je regrettai le sort de Synnelet : une prompte mort me semblait le seul remède à mes peines.

Cependant ce fut cette pensée même qui me fit rappeler promptement mes esprits, et qui me rendit capable de prendre une résolution. Quoi ! je veux mourir, m’écriai-je, pour finir mes peines ! il y en a donc que j’appréhende plus que la perte de ce que j’aime ? Ah ! souffrons jusqu’aux plus cruelles extrémités pour secourir ma maîtresse, et remettons à mourir après les avoir souffertes inutilement.

Je repris le chemin de la ville, j’entrai chez moi, j’y trouvai Manon à demi morte de frayeur et d’inquiétude ; ma présence la ranima. Je ne pouvais lui déguiser le terrible accident qui venait de m’arriver. Elle tomba sans connaissance entre mes bras au récit de la mort de Synnelet et de ma blessure ; j’employai plus d’un quart d’heure à lui faire retrouver le sentiment.

J’étais à demi mort moi-même ; je ne voyais pas le moindre jour à sa sûreté ni à la mienne. « Manon, que ferons-nous ? lui dis-je lorsqu’elle eut repris un peu de force ; hélas ! qu’allons-nous faire ? Il faut nécessairement que je m’éloigne. Voulez-vous demeurer dans la ville ? Oui, demeurez-y ; vous pouvez encore y être heureuse ; et moi je vais, loin de vous, chercher la mort parmi les sauvages ou entre les griffes des bêtes féroces. »

Elle se leva malgré sa faiblesse ; elle me prit par la main pour me conduire vers la porte : « Fuyons ensemble, me dit-elle, ne perdons pas un instant. Le corps de Synnelet peut avoir été trouvé par hasard, et nous n’aurions pas le temps de nous éloigner. — Mais, chère Manon, repris-je tout éperdu, dites-moi donc où nous pouvons aller ? Voyez-vous quelque ressource ? Ne vaut-il pas mieux que vous tâchiez de vivre ici sans moi, et que je porte volontairement ma tête au gouverneur ? »

Cette proposition ne fit qu’augmenter son ardeur à partir, il fallut la suivre. J’eus encore assez de présence d’esprit, en sortant, pour prendre quelques liqueurs fortes que j’avais dans ma chambre, et toutes les provisions que je pus faire entrer dans mes poches. Nous dîmes à nos domestiques, qui étaient dans la chambre voisine, que nous partions pour la promenade du soir (nous avions cette coutume tous les jours) ; et nous nous éloignâmes de la ville plus promptement que la délicatesse de Manon ne semblait le permettre.

Quoique je ne fusse pas sorti de mon irrésolution sur le lieu de notre retraite, je ne laissais pas d’avoir deux espérances, sans lesquelles j’aurais préféré la mort à l’incertitude de ce qui pouvait arriver à Manon. J’avais acquis assez de connaissance du pays, depuis près de dix mois que j’étais en Amérique, pour ne pas ignorer de quelle manière on apprivoisait les sauvages. On pouvait se mettre entre leurs mains sans courir à une mort certaine. J’avais même appris quelques mots de leur langue et quelques-unes de leurs coutumes, dans les diverses occasions que j’avais eues de les voir.

Avec cette triste ressource, j’en avais une autre du côté des Anglais, qui ont, comme nous, des établissements dans cette partie du Nouveau-Monde. Mais j’étais effrayé de l’éloignement : nous avions à traverser, jusqu’à leurs colonies, de stériles campagnes de plusieurs journées de longueur, et quelques montagnes si hautes et si escarpées, que le chemin en paraissait difficile aux hommes les plus grossiers et les plus vigoureux. Je me flattais néanmoins que nous pourrions tirer parti de ces deux ressources : des sauvages pour aider à nous conduire, et des Anglais pour nous recevoir dans leurs habitations.

Nous marchâmes aussi longtemps que le courage de Manon put la soutenir, c’est-à-dire environ deux lieues ; car cette amante incomparable refusa constamment de s’arrêter plus tôt. Accablée enfin de lassitude, elle me confessa qu’il lui était impossible d’avancer davantage. Il était déjà nuit ; nous nous assîmes au milieu d’une vaste plaine, sans avoir pu trouver un arbre pour nous mettre à couvert. Son premier soin fut de changer le linge de ma blessure, qu’elle avait pansée elle-même avant notre départ. Je m’opposai en vain à ses volontés ; j’aurais achevé de l’accabler mortellement si je lui eusse refusé la satisfaction de me croire à mon aise et sans danger avant que de penser à sa propre conservation. Je me soumis durant quelques moments à ses désirs ; je reçus ses soins en silence et avec honte.

Mais lorsqu’elle eut satisfait sa tendresse, avec quelle ardeur la mienne ne prit-elle pas son tour ! Je me dépouillai de tous mes habits pour lui faire trouver la terre moins dure en les étendant sous elle. Je la fis consentir, malgré elle, à me voir employer à son usage tout ce que je pus imaginer de moins incommode. J’échauffais ses mains par mes baisers ardents et par la chaleur de mes soupirs. Je passai la nuit entière à veiller près d’elle et à prier le ciel de lui accorder un sommeil doux et paisible. Ô Dieu ! que mes vœux étaient vifs et sincères ! et par quel rigoureux jugement aviez-vous résolu de ne pas les exaucer !

Pardonnez si j’achève en peu de mots un récit qui me tue. Je vous raconte un malheur qui n’eut jamais d’exemple ; toute ma vie est destinée à le pleurer. Mais, quoique je le porte sans cesse dans ma mémoire, mon âme semble reculer d’horreur chaque fois que j’entreprends de l’exprimer.

Nous avions passé tranquillement une partie de la nuit. Je croyais ma chère maîtresse endormie, et je n’osais pousser le moindre souffle, dans la crainte de troubler son sommeil. Je m’aperçus, dès le point du jour, en touchant ses mains, qu’elle les avait froides et tremblantes ; je les approchai de mon sein pour les échauffer. Elle sentit ce mouvement, et, faisant un effort pour saisir les miennes, elle me dit d’une voix faible qu’elle se croyait à sa dernière heure.

Je ne pris d’abord ce discours que pour un langage ordinaire dans l’infortune, et je n’y répondis que par les tendres consolations de l’amour. Mais ses soupirs fréquents, son silence à mes interrogations, le serrement de ses mains, dans lesquelles elle continuait de tenir les miennes, me firent connaître que la fin de ses malheurs approchait.

N’exigez point de moi que je vous décrive mes sentiments, ni que je vous rapporte ses dernières expressions. Je la perdis ; je reçus d’elle des marques d’amour au moment même qu’elle expirait : c’est tout ce que j’ai la force de vous apprendre de ce fatal et déplorable événement.

Mon âme ne suivit pas la sienne. Le ciel ne me trouva sans doute point assez rigoureusement puni ; il a voulu que j’aie traîné depuis une vie languissante et misérable. Je renonce volontairement à la mener jamais plus heureuse.

Je demeurai plus de vingt-quatre heures la bouche attachée sur le visage et sur les mains de ma chère Manon. Mon dessein était d’y mourir ; mais je fis réflexion, au commencement du second jour, que son corps serait exposé, après mon trépas, à devenir la pâture des bêtes sauvages. Je formai la résolution de l’enterrer, et d’attendre la mort sur sa fosse. J’étais déjà si proche de ma fin, par l’affaiblissement que le jeûne et la douleur m’avaient causé, que j’eus besoin de quantité d’efforts pour me tenir debout. Je fus obligé de recourir aux liqueurs fortes que j’avais apportées ; elles me rendirent autant de force qu’il en fallait pour le triste office que j’allais exécuter. Il ne m’était pas difficile d’ouvrir la terre dans le lieu où je me trouvais ; c’était une campagne couverte de sable. Je rompis mon épée pour m’en servir à creuser, mais j’en tirai moins de secours que de mes mains. J’ouvris une large fosse ; j’y plaçai l’idole de mon cœur, après avoir pris soin de l’envelopper de tous mes habits pour empêcher le sable de la toucher. Je ne la mis dans cet état qu’après l’avoir embrassée mille fois avec toute l’ardeur du plus parfait amour. Je m’assis encore près d’elle ; je la considérai longtemps ; je ne pouvais me résoudre à fermer sa fosse. Enfin, mes forces recommençant à s’affaiblir, et craignant d’en manquer tout à fait avant la fin de mon entreprise, j’ensevelis pour toujours dans le sein de la terre ce qu’elle avait porté de plus parfait et de plus aimable. Je me couchai ensuite sur la fosse, le visage tourné vers le sable ; et, fermant les yeux avec le dessein de ne les ouvrir jamais, j’invoquai le secours du ciel, et j’attendis la mort avec impatience.

Ce qui vous paraîtra difficile à croire, c’est que pendant tout l’exercice de ce lugubre ministère, il ne sortit point une larme de mes yeux ni un soupir de ma bouche. La consternation profonde où j’étais, et le dessein déterminé de mourir, avaient coupé le cours à toutes les expressions du désespoir et de la douleur. Aussi ne demeurai-je pas longtemps dans la posture où j’étais sur la fosse sans perdre le peu de connaissance et de sentiment qui me restaient.

Après ce que vous venez d’entendre, la conclusion de mon histoire est de si peu d’importance, qu’elle ne mérite pas la peine que vous voulez bien prendre à l’écouter. Le corps de Synnelet ayant été rapporté à la ville, et ses plaies visitées avec soin, il se trouva non-seulement qu’il n’était pas mort, mais qu’il n’avait pas même reçu de blessure dangereuse. Il apprit à son oncle de quelle manière les choses s’étaient passées entre nous, et sa générosité le porta sur-le-champ à publier les effets de la mienne. On me fit chercher, et mon absence avec Manon me fit soupçonner d’avoir pris le parti de la fuite. Il était trop tard pour envoyer sur mes traces ; mais le lendemain et le jour suivant furent employés à me poursuivre.

On me trouva, sans apparence de vie, sur la fosse de Manon ; et ceux qui me découvrirent en cet état, me voyant presque nu et sanglant de ma blessure, ne doutèrent point que je n’eusse été volé et assassiné : ils me portèrent à la ville. Le mouvement du transport réveilla mes sens ; les soupirs que je poussais en ouvrant les yeux et en gémissant de me retrouver parmi les vivants firent connaître que j’étais encore en état de recevoir du secours : on m’en donna de trop heureux.

Je ne laissai pas d’être renfermé dans une étroite prison. Mon procès fut instruit ; et comme Manon ne paraissait point, on m’accusa de m’être défait d’elle par un mouvement de rage et de jalousie. Je racontai naturellement ma pitoyable aventure. Synnelet, malgré les transports de douleur où ce récit le jeta, eut la générosité de solliciter ma grâce. Il l’obtint.

J’étais si faible, qu’on fut obligé de me transporter de la prison dans mon lit, où je fus retenu pendant trois mois par une violente maladie. Ma haine pour la vie ne diminuait point ; j’invoquais continuellement la mort, et je m’obstinai longtemps à rejeter tous les remèdes. Mais le ciel, après m’avoir puni avec tant de rigueur, avait dessein de me rendre utiles mes malheurs et ses châtiments : il m’éclaira de ses lumières, qui me firent rappeler des idées dignes de ma naissance et de mon éducation.

La tranquillité ayant commencé à renaître un peu dans mon âme, ce changement fut suivi de près par ma guérison. Je me livrai entièrement aux inspirations de l’honneur, et je continuai de remplir mon petit emploi, en attendant les vaisseaux de France, qui vont une fois chaque année dans cette partie de l’Amérique. J’étais résolu de retourner dans ma patrie pour y réparer, par une vie sage et réglée, le scandale de ma conduite. Synnelet avait pris le soin de faire transporter le corps de ma chère maîtresse dans un lieu honorable.

Ce fut environ six semaines après mon rétablissement que, me promenant seul un jour sur le rivage, je vis arriver un vaisseau que des affaires de commerce amenaient à la Nouvelle-Orléans. J’étais attentif au débarquement de l’équipage. Je fus frappé d’une surprise extrême en reconnaissant Tiberge parmi ceux qui s’avançaient vers la ville. Ce fidèle ami me remit de loin, malgré les changements que la tristesse avait faits sur mon visage. Il m’apprit que l’unique motif de son voyage avait été le désir de me voir et de m’engager à retourner en France ; qu’ayant reçu la lettre que je lui avais écrite du Havre, il s’y était rendu en personne pour me porter les secours que je lui demandais ; qu’il avait ressenti la plus vive douleur en apprenant mon départ, et qu’il serait parti sur-le-champ pour me suivre, s’il eût trouvé un vaisseau prêt à faire voile ; qu’il en avait cherché pendant plusieurs mois dans divers ports, et qu’en ayant enfin rencontré un à Saint-Malo, qui levait l’ancre pour la Martinique, il s’y était embarqué, dans l’espérance de se procurer de là un passage facile à la Nouvelle-Orléans ; que le vaisseau malouin ayant été pris en chemin par des corsaires espagnols, et conduit dans une de leurs îles, il s’était échappé par adresse ; et qu’après diverses courses, il avait trouvé l’occasion du petit bâtiment qui venait d’arriver pour se rendre heureusement près de moi.

Je ne pouvais marquer trop de reconnaissance pour un ami si généreux et si constant. Je le conduisis chez moi ; je le rendis maître de tout ce que je possédais. Je lui appris tout ce qui m’était arrivé depuis mon départ de France ; et, pour lui causer une joie à laquelle il ne s’attendait pas, je lui déclarai que les semences de vertu qu’il avait jetées autrefois dans mon cœur commençaient à produire des fruits dont il allait être satisfait. Il me protesta qu’une si douce assurance le dédommageait de toutes les fatigues de son voyage.

Nous avons passé deux mois ensemble à la Nouvelle-Orléans pour attendre l’arrivée des vaisseaux de France ; et nous étant enfin mis en mer, nous prîmes terre, il y a quinze jours, au Havre-de-Grâce. J’écrivis à ma famille en arrivant. J’ai appris, par la réponse de mon frère aîné, la triste nouvelle de la mort de mon père, à laquelle je tremble, avec trop de raison, que mes égarements n’aient contribué. Le vent étant favorable pour Calais, je me suis embarqué aussitôt, dans le dessein de me rendre à quelques lieues de cette ville, chez un gentilhomme de mes parents, où mon frère m’écrit qu’il doit attendre mon arrivée.


fin de la seconde et dernière partie.
SUR

LE ROMAN DE PRÉVOST.



De tous les ouvrages de Prévost, un seul est demeuré en possession de la sympathie publique, Manon Lescaut, et c’est le seul en effet qui ait mérité de survivre. Il y a dans ce livre un charme puissant qui ne relève précisément ni de l’invention ni du style, car l’invention et le style de Manon Lescaut sont loin de pouvoir défier les reproches, mais qui s’explique très-bien par la force même de la vérité. Les sentiments qui animent ce livre, et qui circulent dans chaque page comme une sève généreuse, ne sont pas toujours choisis avec un goût très-sévère, et souvent même choquent la délicatesse des esprits les plus indulgents. Mais chacun de ces sentiments est tellement pris sur le fait, et dessiné avec une franchise si évidente, qu’il est impossible de s’arrêter à moitié chemin dès qu’on a commencé la lecture de Manon Lescaut. Chose étonnante et qui marque bien la valeur de ce livre ! Quoique le style de Manon Lescaut laisse beaucoup à désirer, il faut avoir lu plusieurs fois cette histoire touchante pour apercevoir les taches qui la déparent. C’est là sans doute un mérite singulier, qui ne réduit pas la critique au silence, qui ne lui défend pas de juger en toute liberté le chef-d’œuvre de Prévost, mais qui l’affermit dans son respect pour la vérité humaine des créations littéraires. Bien des livres empreints d’un talent d’écrivain très-supérieur à celui de Prévost seront oubliés avant dix ans, et, dans cent ans comme aujourd’hui, Manon Lescaut sera relu avec une vive sympathie par tous ceux qui se plaisent à étudier le jeu des passions humaines. Le maniement le plus habile du langage est impuissant à protéger contre le dédain et l’indifférence les œuvres qui cherchent la pensée dans le choc des mots au lieu de ciseler les mots selon les formes de la pensée. Les œuvres telles que Manon Lescaut, revêtues du sceau de la vérité, jouissent d’une longue popularité parmi les classes lettrées et illettrées, malgré la vulgarité de plusieurs détails, malgré l’incorrection du langage ; et cette popularité n’a rien d’illégitime, car elle repose sur le fondement même de toute poésie, sur l’analyse et la peinture des passions humaines. Les caprices de la mode ne peuvent rien sur de telles œuvres ; le culte exclusif du moyen âge peut succéder au goût de l’antiquité grecque sans discréditer la valeur de ces simples récits. Écrite avec une pureté constante, l’histoire de Manon Lescaut prendrait place parmi les plus précieux monuments de l’imagination française. Malgré les taches qu’une attention sévère ne manque pas d’y découvrir, elle doit être proposée comme sujet d’étude à tous ceux qui ont l’ambition de connaître et de retracer les joies et les angoisses du cœur.

Pour ceux qui ont pris la peine de feuilleter la biographie de Prévost, il n’est pas étonnant que Manon Lescaut ait seul conservé la popularité qui accueillit autrefois Cléveland, le Doyen de Killerine, les Mémoires d’un Homme de qualité, et tant d’autres ouvrages dont le nom n’est aujourd’hui présent qu’à la mémoire des bibliographes. L’histoire de Guillaume le Conquérant est très-justement oubliée ; et, malgré l’intérêt qui règne dans Cléveland et le Doyen de Killerine, on ne peut se dissimuler que la lenteur de ces deux récits s’accorde mal avec l’impatience des lecteurs de notre temps. Si quelque chose a droit d’exciter notre étonnement, c’est que Prévost ait laissé un chef-d’œuvre ; car les agitations innombrables de sa vie semblaient le condamner à ne produire que des ouvrages vulgaires et dignes d’un prompt oubli. Né dans les dernières années du xviie siècle, et mort en 1763, à l’âge de soixante-six ans, c’est à peine s’il a eu un jour de repos et de sécurité. Il n’a subi aucune persécution éclatante, son nom ne se trouve mêlé à aucun événement historique ; mais la mobilité de ses goûts, l’ardeur de ses passions, ne lui a pas permis de suivre avec profit les diverses professions qu’il a tour à tour embrassées, et, malgré le nombre prodigieux de ses ouvrages, il n’a jamais connu le loisir. Il a passé deux fois de l’armée à l’église et de l’église à l’armée ; il a prêché avec succès, est entré dans l’ordre des Bénédictins, a écrit, malgré la tournure romanesque de son imagination, un volume entier de la Gallia Christiana, un volume dont la composition effrayerait aujourd’hui bien des hommes qui se donnent pour érudits, pour laborieux ; plus tard, l’amour de l’indépendance l’a forcé de fuir en Hollande, et, par respect pour les vœux qu’il avait prononcés, il a refusé d’épouser une femme jeune et belle, attachée à lui par les liens de la reconnaissance, mais qui n’était pas de la même communion que lui.

De retour dans sa patrie après un exil de plusieurs années, il a traduit ou abrégé, pour subvenir aux besoins de chaque jour, les romans de Richardson, l’Histoire de Cicéron de Middleton ; il a mis en ordre des collections de voyages. Eût-il été capable de concevoir le plan d’un roman ou d’une comédie dans les proportions adoptées par les maîtres les plus habiles, il n’eût jamais trouvé le temps de mûrir par la méditation le germe déposé dans sa pensée par les passions qui l’avaient agité, par les ridicules qu’il avait sous les yeux. Toute sa vie s’est consumée dans un labeur ingrat ; il s’est toujours pris pour un ouvrier, et s’il lui est arrivé de faire œuvre d’artiste, ç’a été comme à son insu et presque par hasard. Il n’a jamais espéré ni souhaité les suffrages de la postérité, et sans doute, en achevant Manon Lescaut, il ne prévoyait pas la destinée littéraire de ce touchant récit. L’exercice de son imagination était pour lui un plaisir complet que ne pouvaient troubler ni les objections de la critique, ni les rigueurs de la fortune. Avant de songer à contenter le public, il jouissait de son œuvre comme il eût joui de l’œuvre d’autrui. Habitué à tracer les premières pages de chacun de ses récits sans savoir comment il le poursuivrait, encore moins comment il dénouerait l’action qu’il se proposait de nouer, il se laissait attendrir par le sort de ses héros, et trouvait en lui-même le plus bienveillant des lecteurs. Il est impossible sans doute, en suivant une pareille méthode, de construire une œuvre logique, dont toutes les parties soient unies entre elles par une mutuelle dépendance : car l’écrivain qui ne prévoit pas ce qu’il va dire, qui trace le caractère de ses héros sans savoir le rôle qu’il leur assignera, s’impose l’improvisation comme une nécessité, et, quelle que soit la richesse de ses facultés, se soumet à toutes les chances de l’improvisation ; quoi qu’il fasse, il ne peut échapper à l’emploi des moyens vulgaires. Pour triompher des difficultés qui se multiplient sous ses pas, il est forcé de pousser la tragédie jusqu’au mélodrame, de violer la vraisemblance, de substituer souvent les aventures au développement des caractères. Mais parfois aussi son imprévoyance donne à son œuvre une fraîcheur, une vivacité singulières. Comme son œuvre est pour lui-même une perpétuelle nouveauté, comme il n’a pas eu le temps de prendre en dégoût le développement de sa pensée, de discuter, de mettre en doute la valeur des scènes qu’il raconte, s’il est richement doué, il apporte dans toutes les parties de son récit une ardeur continue qui manque souvent à la prévoyance. Il s’émeut, il s’amuse, et son esprit gagne en vivacité ce qu’il perd en logique et en précision.

Les trois personnages principaux du chef-d’œuvre de Prévost sont dessinés avec une vérité frappante. Les esprits les plus sévères ne peuvent nier la vie qui anime ces trois figures. Manon, le chevalier des Grieux et Tiberge méritent une admiration d’autant plus grande, qu’ils excitent notre sympathie sans le secours de la nouveauté. C’est là, si je ne m’abuse, un mérite bien rare parmi les poëtes et les romanciers de nos jours. Il est plus facile de provoquer l’étonnement par la singularité des personnages et des incidents, que de produire sur la scène des personnages d’une vérité vulgaire et d’enchaîner notre attention par une action simple et facile à prévoir. Prévost n’a pas craint de se décider pour ce dernier parti ; et nous devons dire que, dans le cours de son récit, il est demeuré presque toujours fidèle à son dessein. Le caractère de Manon Lescaut ferait honneur au poëte le plus savant et le plus habile. Prévost n’essaye pas une seule fois de cacher les souillures et l’avilissement de ce personnage ; il se fie à la seule puissance de la vérité pour triompher des répugnances que Manon ne manquera pas de soulever, et il a raison ; car Manon, malgré ses nombreuses souillures, ne laisse pas languir l’intérêt un seul instant. Il lui arrive d’exciter la colère ; mais au moment même où elle appelle sur sa conduite le mépris de tous les cœurs généreux, la colère fait place à la compassion, et le lecteur poursuit, sans se lasser, cette douloureuse lecture. Il n’entre pas dans ma pensée de comparer le personnage de Manon aux figures idéales de Juliette, d’Ophélie et de Desdémone. Manon, malgré la sincérité de sa tendresse, malgré la profondeur de ses souffrances, ne peut lutter avec l’élévation et la pureté de ces poétiques héroïnes ; mais je crois qu’il serait difficile, sinon impossible, de construire avec le désordre et la débauche un personnage plus animé, plus poétique, plus digne de sympathie que Manon. Il y a dans cette adorable fille, que je ne prétends pas justifier, un fonds de tendresse vraiment inépuisable. Au milieu de ses déréglements, elle ne passe pas un seul jour sans éprouver le besoin d’aimer et d’être aimée, et c’est à cette soif inapaisable d’affection qu’il faut rapporter l’intérêt qu’elle nous inspire.

L’inconstance peut-elle se concilier avec une affection vraie ? La majorité des lecteurs se prononcera, je n’en doute pas, pour la négative, et, pour ma part, je n’entreprendrai pas de justifier Manon. Je n’invoquerai pas même en sa faveur la distinction établie depuis longtemps entre l’inconstance et l’infidélité. Que Manon soit infidèle ou inconstante, peu importe. Que dans les bras des hommes qui l’achètent elle conserve le souvenir du chevalier des Grieux, ou qu’elle oublie l’amour dans la débauche, elle s’avilit, elle se dégrade, et ne peut se réhabiliter que par le repentir. Mais Manon, avilie et dégradée, avant de se réhabiliter par le repentir, mérite notre compassion par les douleurs qui châtient chacune de ses fautes. Sans doute elle n’a, pour abandonner l’homme qu’elle aime, aucune raison que le cœur puisse avouer ; mais, dès qu’elle l’a quitté, elle est si cruellement et si promptement punie ; dès qu’elle a fui le bonheur pour chercher le plaisir, elle est si confuse et si désespérée de son égarement, qu’elle désarme les juges les plus sévères. Pour échapper à la pauvreté, elle se couvre de boue ; mais chacune des souffrances qui lui sont infligées, en lui montrant tout le prix du bonheur qu’elle a quitté, toute la profondeur de l’abîme où elle est descendue, prépare sa régénération et accroît sa valeur poétique. D’ailleurs il se rencontre parmi les femmes qui se livrent pour le seul plaisir de se livrer, qui ne peuvent expliquer leur abandon par aucune vue intéressée, des caractères qui rappellent celui de Manon. Elles ne s’avilissent pas comme elle ; mais elles trompent l’homme qu’elles aiment, comme si l’inquiétude et la douleur ajoutaient une saveur nouvelle au bonheur qu’elles espèrent retrouver. Condamnées par leur nature à une perpétuelle mobilité, elles prennent en dégoût la joie la plus pure, dès que cette joie est uniforme ; elles obéissent au premier caprice qui les aiguillonne, pour rompre la monotonie de leur bonheur. Elles vont au-devant des aventures, non dans l’espérance d’une condition meilleure, mais dans l’unique dessein de varier leur vie, comme s’il n’y avait pour le cœur aucune dignité dans le repos. Que les moralistes s’élèvent contre l’inconstance désintéressée ; quant à nous, sans essayer de la justifier, nous la posons comme un fait, et nous en concluons que Manon, malgré le caractère flétrissant qui s’attache à son infidélité, peut continuer d’aimer sincèrement le chevalier des Grieux, même après qu’elle l’a quitté.

S’il était possible de révoquer en doute la vérité du fait que nous affirmons, si des observations nombreuses ne venaient à l’appui de notre témoignage, la sincérité du repentir de Manon, chaque fois qu’elle revient à son amant, nous autoriserait à maintenir notre conclusion. Ce qui prouve, à notre avis, qu’elle a pour le chevalier des Grieux une affection réelle après comme avant son infidélité, c’est qu’elle n’essaye pas de jeter un voile sur sa faute, c’est qu’elle ne dit pas une parole pour détourner le mépris. Elle s’accuse elle-même avec une entière franchise, et se proclame indigne de l’homme qu’elle a quitté. Elle ne cherche pas à décorer du titre de passion l’odieux marché qu’elle a signé de son déshonneur ; elle se donne hardiment pour ce qu’elle est, pour une courtisane. Mais à l’heure même où elle s’avoue coupable et dégradée, où elle encourage le mépris, elle demande grâce avec une complète sécurité. Elle a pour le chevalier des Grieux une passion si vraie, si ardente, qui se révèle par des signes si évidents, qu’elle ne doute pas un seul instant de son pardon. La sécurité de Manon, après chacune de ses fautes, est, à nos yeux, un des traits les plus remarquables de son caractère. Si la société au milieu de laquelle nous vivons ne peut, sous peine de perpétuer le désordre, accorder à toutes les femmes infidèles l’indulgence que Manon réclame pour ses fautes, les cœurs passionnés, qui ne sont dans la société qu’une exception, se montrent moins sévères et se laissent désarmer par la franchise. Le mensonge est, en effet, plus digne de mépris que l’infidélité ; c’est ce que Manon comprend admirablement. Quand elle revient près du chevalier des Grieux après ses honteuses équipées, elle insiste sur l’aveu de sa faute comme sur une preuve d’estime. Elle espère, elle implore l’affection de son amant, mais elle ne veut pas le surprendre, et c’est précisément à sa franchise qu’elle doit son triomphe. En voyant la sévérité avec laquelle Manon flétrit le désordre de sa vie, le chevalier n’a pas le courage de repousser sa maîtresse infidèle. Si elle tenait à se justifier, il se ferait un devoir de lui résister ; mais une fois son orgueil mis à l’aise par l’humilité de la suppliante, il n’écoute plus que son cœur, et Manon a gagné sa cause. Je pense donc que le caractère de cette fille, si adorable et si singulière, mérite d’être étudié comme un modèle de vérité. Quels que soient ses égarements, elle ne manque jamais de fléchir notre colère par sa tendresse et son ingénuité.

La crédulité du chevalier des Grieux n’a rien qui doive nous étonner, si nous songeons à l’âge du héros. Comme il aime pour la première fois, comme il n’a jamais été trompé, sa confiance est très-naturelle. S’il avait dix ans de plus, il est probable qu’il se défierait d’une femme si facilement conquise ; et, quoique la pratique de la vie aboutisse généralement à cette conclusion, il n’aurait peut-être pas raison d’estimer sa conquête selon la durée de la défense. Mais à vingt ans un homme qui aime, qui se sent aimé, accepte son bonheur sans le discuter, et ne perd pas son temps à prévoir ce que l’avenir lui réserve de douleur ou de joie. Cette confiance illimitée est assurément un des plus grands charmes du premier amour ; c’est à cette confiance qu’il faut rapporter la sérénité des âmes qui n’ont connu dans toute leur vie qu’un seul amour, et dont l’espérance n’a pas été déçue. Mais je n’en conclus pas que tous les hommes qui aiment pour la seconde fois soient condamnés à la défiance. Malgré la sévérité des leçons de l’expérience, chaque fois que le cœur se passionne, il retombe sans peine dans son premier aveuglement. Aussi ne suis-je pas étonné que le chevalier des Grieux, même après avoir été trompé, persévère dans sa crédulité. Le bonheur est pour lui un besoin plus impérieux que la clairvoyance, et s’il se croyait obligé d’épier toutes les démarches de Manon, il n’y aurait plus pour lui de bonheur possible. Goldsmith a dit quelque part : « Une femme qu’il faut garder ne mérite pas qu’on la garde. » Cette pensée me semble pleine de justesse, et peut servir à expliquer la conduite du chevalier des Grieux. Quand il sait ce que valent les serments de Manon, quand une cruelle expérience lui a révélé toute la mobilité de sa maîtresse, il peut, sans manquer à la vérité, continuer de se confier en elle ; car, dès qu’il se résoudrait à l’épier, il se résoudrait en même temps à ne plus l’aimer, et il a besoin de l’aimer pour être heureux. Que sa crédulité amène le sourire sur les lèvres des hommes qui se croient supérieurs au danger parce qu’ils se sont réfugiés dans la solitude, qui se font de l’égoïsme un bouclier contre la perfidie, je le veux bien ; mais j’ai la certitude que tous les cœurs qui ne conçoivent pas la vie sans affection se rangeront à mon avis, et trouveront très-naturelle la crédulité du chevalier des Grieux. Pour ébranler sa confiance, pour la déraciner, deux ou trois orages ne suffisent pas. Jeune, sûr d’être aimé, comment perdrait-il l’espérance de ramener à lui, d’enchaîner sa maîtresse infidèle ? Pour mieux jouir du présent, il ferme son oreille aux menaces de l’avenir. Il a ressaisi son bonheur et le savoure avidement ; et comme le doute serait la ruine de son bonheur, il ne veut pas douter. Que les sages dont le cœur ne bat plus l’appellent insensé ; mais qu’ils acceptent comme vraie, comme logique, la conduite qu’ils ne tiendraient pas.

Est-il vrai, comme le répètent à l’envi certains hommes qui invoquent à l’appui de leur opinion le témoignage de leur expérience, que l’amant fasse un acte de folie en pardonnant l’infidélité de sa maîtresse ? À ne consulter que l’égoïsme, il n’y a certes pas deux manières de résoudre cette question. L’homme trompé qui pardonne a tort de pardonner ; car il compromet par son indulgence l’avenir, qui trouverait une sauvegarde dans sa sévérité. Rendu à la liberté par la trahison, il a tort de renouer une chaîne dont la fragilité lui est démontrée. Oui, sans doute, en pardonnant il n’agit pas selon son intérêt bien entendu ; mais il obéit à un sentiment qui, au premier aspect, semble exclusivement généreux, et qui cependant n’est pas tout à fait exempt d’égoïsme : car il y a dans le pardon deux points à considérer. L’homme qui consent à garder une femme infidèle consulte son bonheur personnel presque autant que le bonheur de la suppliante. Pour ne pas se mettre en quête d’un nouvel amour, il se résigne à oublier le passé, ou du moins à se conduire comme s’il l’ignorait. Si l’indulgence du chevalier des Grieux pour l’infidèle Manon n’est pas justifiée par la raison, elle n’est donc pas contraire à la réalité sociale ; car elle n’est pas complètement désintéressée. Si Manon revenait à lui comme à un pis-aller, si elle venait chercher dans ses caresses confiantes l’oubli de ses tumultueuses aventures, il ferait plus qu’un acte de folie, il s’avilirait. Mais chaque fois qu’elle le retrouve, elle le salue comme un sauveur, elle se jette dans ses bras en lui jurant qu’elle n’a jamais aimé que lui, et il croit fermement qu’elle est sincère. En le fuyant, elle ne fuyait que la pauvreté ; elle ne souhaitait la richesse que pour la partager avec lui. Quoiqu’il ne puisse souscrire à un pareil souhait, puisqu’il n’ignore pas à quel prix Manon veut conquérir la richesse, cependant il ne peut résister à cette fille étrange, qui se résout à le tromper pour l’aimer ensuite plus librement. Loin de trouver dans la franchise de cet aveu le courage de la repousser, il sent doubler son amour pour elle. Le pardon qu’il lui accorde n’a donc pour lui rien d’avilissant. S’il a tort de compter sur une femme qui le quittera dès que la pauvreté viendra frapper à sa porte, du moins il ne se dégrade pas. Il est faible, il est aveugle ; il pourra se repentir de sa faiblesse et de son aveuglement, mais il n’aura pas à rougir. Il faut sans doute regretter que Prévost, pour montrer jusqu’où peut aller l’égarement de la passion, ait prêté à ses deux héros quelques menues escroqueries. Toutefois il ne faut pas oublier que les mœurs du dix-huitième siècle étaient moins sévères que les nôtres, et que la plupart des hommes n’ont sur le juste et l’injuste que les opinions de leur temps. D’ailleurs le chevalier des Grieux, en trichant au jeu, en devenant le complice de Manon, en l’aidant à tromper les financiers libertins dont elle veut saigner la bourse, demeure fidèle au mobile de toute sa vie. Il ne voit de bonheur que dans la possession de Manon, et il s’avilit pour ne pas la perdre, comme elle s’avilissait dans l’espérance de le retrouver. Ainsi, tout en reconnaissant que le chevalier des Grieux dégradé aux yeux du lecteur n’inspire plus le même intérêt que le chevalier des Grieux entraîné vers Manon par une passion irrésistible, nous sommes forcé d’avouer que Prévost a tiré de la dégradation de son héros un parti merveilleux. Il insiste si franchement sur les causes qui amènent le chevalier à violer les lois de la probité ; il décrit si bien la pente insensible par laquelle l’amant de Manon arrive, presque à son insu, au mépris de tous les droits, que son héros, tout en perdant notre estime, conserve encore notre sympathie. L’auteur, en racontant cette crise, montre une réserve dont nous devons lui savoir gré. Entraîné par le charme de son récit, séduit comme un lecteur de vingt ans par la passion insensée dont il suit les développements, il nous laisse entrevoir plusieurs pensées qui perdraient peut-être beaucoup en se révélant sous une forme plus précise. Qui sait si le chevalier des Grieux ne se décide pas à devenir le complice de Manon pour perdre le droit de la mépriser ? Qui sait s’il ne renonce pas à la probité pour rendre plus facile le retour de l’infidèle ? Manon reviendrait-elle à lui, s’il ne consentait à partager les fautes qu’elle se reproche ? Prévost n’a pas pris la peine d’affirmer l’existence des sentiments que nous indiquons. Il a craint sans doute d’affaiblir l’intérêt poétique de son récit en poussant trop loin l’analyse du cœur de des Grieux. Nous croyons qu’il a bien fait de se fier à la sagacité du lecteur.

La lutte de Manon et du chevalier suffisait certainement à défrayer le récit de Prévost. Toutefois le personnage de Tiberge est une heureuse création. Il faut remonter jusqu’aux biographies de Plutarque pour trouver le type de cette amitié inébranlable. Tiberge est placé près de des Grieux comme le modèle accompli de la vertu. Conseiller vigilant, il aperçoit le danger, il le signale à son ami, à celui qu’il chérit comme son enfant ; mais il est indulgent pour les fautes qu’il a prévues. Résolu à sauver des Grieux, il poursuit sans relâche, sans découragement, cette tâche difficile. Chacun de ses reproches est accompagné d’un conseil et d’un service. Si des Grieux pouvait être sauvé, Tiberge le sauverait certainement ; car ce modèle incomparable d’amitié, fait des efforts inouïs pour tirer de l’abime l’amant de Manon. Mais il manque au chevalier, pour échapper à sa ruine, un auxiliaire indispensable, la faculté de se gouverner. Il est vrai que, s’il possédait cette faculté précieuse, il abandonnerait Manon dès qu’elle s’avilit ; et dès lors le roman de Prévost deviendrait impossible.

La composition de ce livre a cela de singulier qu’elle est excellente, et qu’elle paraît cependant presque fortuite. L’art de l’auteur est tellement voilé, que la prévoyance et la volonté ne semblent jamais intervenir dans l’invention et l’ordonnance des incidents. Il règne dans toutes les pages de cette histoire un naturel si parfait, une simplicité si touchante, que l’auteur paraît transcrire ses souvenirs plutôt qu’inventer. Il est possible en effet que le fond de Manon Lescaut soit vrai, et que Prévost se soit borné à changer les noms, à transposer quelques détails, dans l’unique dessein de dérouter la malignité. Mais n’eût-il, en racontant cette histoire, rempli que le rôle de greffier, il mériterait encore notre admiration par le choix même de la tâche qu’il s’est imposée ; car, inventée ou trouvée, librement conçue ou fidèlement transcrite, cette histoire est pleine de charme et de vérité. Les premiers jours que des Grieux passe près de Manon, sa confiance, sa sécurité, préparent très-habilement les épreuves qu’il doit traverser avant de toucher le fond de l’abîme. Dès les premières pages, le lecteur pressent que Manon tient dans ses mains la destinée entière de des Grieux. Elle s’est donnée à lui dès qu’il lui a parlé de son amour, et des Grieux, malgré la rapidité inespérée de sa victoire, chérit et vénère Manon comme la plus chaste et la plus pure de toutes les femmes. Il est heureux de la voir, heureux de l’entendre ; il met aux pieds de sa maîtresse toute sa vie, toute sa volonté. Les caprices de Manon sont pour lui des commandements ; il obéit sans se demander une fois s’il a raison d’obéir. L’amour ainsi conçu touche de près à la folie, car il paralyse, il anéantit toutes les facultés. Esclave de Manon, des Grieux ne peut rien faire pour elle ou pour lui-même. L’oisiveté lui devient un devoir, puisque le travail l’éloignerait de Manon, ou du moins ne permettrait plus à l’amour de remplir toute sa vie. Oui, sans doute, la passion de des Grieux est une véritable folie ; mais c’est une folie pleine à la fois de bonheur et d’angoisses ; et Prévost a su la peindre avec une étonnante vérité.

Les premiers soupçons de des Grieux, confirmés bientôt d’une manière si affligeante, caractérisent nettement la profondeur du sentiment qui l’unit à Manon. Dès qu’il doute de la fidélité de sa maîtresse, il cherche à s’étourdir, il essaye de fermer les yeux à l’évidence. L’amour de Manon est si nécessaire à son bonheur, il reconnaît si bien qu’il ne peut se passer d’elle, qu’il hésite longtemps à s’éclairer. Elle ne lui dit pas l’emploi de ses journées, il a de légitimes raisons pour croire qu’elle le trompe ; et cependant une caresse suffit pour le rassurer. Il veut parler, interroger sa maitresse ; un baiser lui ferme la bouche, et il maudit la jalousie comme une injure faite à son idole : s’il pouvait croire que Manon eût deviné son inquiétude, il tomberait à ses genoux pour implorer son pardon. Lorsque enfin l’évidence triomphe de son irrésolution, lorsqu’il ne peut plus nier l’infidélité de Manon, il verse des larmes désespérées ; mais c’est à peine s’il trouve la force de maudire sa perfidie. Il songe au bonheur qu’il a perdu, à l’avenir qu’il se promettait ; et quand le premier trouble de sa douleur s’est apaisé dans les larmes, il ne rêve qu’au moyen de retrouver Manon, de la rappeler, de la reconquérir. Quand elle revient près de lui, il ne lui permet pas de s’accuser ; il lui pardonne sans vouloir entendre l’aveu de sa faute. Elle est revenue, que lui faut-il de plus ? Ne se rendrait-il pas coupable d’ingratitude en rappelant le passé qu’il n’a pu prévenir ? Désormais il mettra tous ses soins à la retenir près de lui. Elle l’a quitté pour échapper à la pauvreté. Pour chasser la pauvreté, pour contenter les caprices de Manon, il ne craindra pas de s’associer à des hommes qu’il méprise. Il commettra pour elle des actions que sa conscience réprouve ; mais il étouffera les murmures de sa conscience, pour ne songer qu’à la joie de sa maîtresse ; en la voyant heureuse, il oubliera ses remords. Prévost ne cherche pas à justifier la conduite du chevalier des Grieux ; mais si le bonheur pouvait justifier l’avilissement, l’amant de Manon serait pur à tous les yeux : car, chaque fois qu’il revient près d’elle, il s’applaudit d’avoir bravé la honte pour retenir sa maîtresse. Cette situation délicate a été pour Prévost l’occasion d’un éclatant triomphe. En nous montrant dans toute sa nudité la dégradation de son héros, il a trouvé moyen de lui concilier l’indulgence des juges les plus sévères. Des Grieux s’avilit ; il triche au jeu, mais ce n’est pas pour s’enrichir, c’est pour plaire à Manon. Que Manon se résigne à la pauvreté, qu’elle renonce à la parure, et des Grieux abandonnera sans regret sa coupable industrie. Elle a fait de lui un homme sans volonté, sans probité ; qu’elle dise un mot, et il voudra, il fera le bien, s’il peut lui plaire et la retenir sans affronter la honte.

Le séjour de des Grieux à Saint-Lazare, et la manière dont il s’échappe de sa prison, appartiennent, je le sais, au mélodrame plutôt qu’au roman. Mais je n’ai pas le courage de blâmer le moyen employé par Prévost pour amener les deux amants au dernier terme de la misère ; car, dès que Manon, flétrie par son emprisonnement à l’hôpital, a perdu toute chance de se réhabiliter aux yeux du monde, l’amour de des Grieux est soumis à une dernière épreuve plus cruelle que toutes les autres ; et dans la peinture de cette dernière épreuve, Prévost a déployé une admirable habileté. Désormais rangée dans la classe des filles perdues, Manon n’a plus de merci à espérer. Qu’elle commette une nouvelle faute, et elle sera déportée. L’expérience ne l’a pas instruite, le châtiment qu’elle a subi ne l’a pas corrigée ; arrêtée par ordre du lieutenant général de police, elle partira pour la Nouvelle-Orléans, enchaînée sur une charrette au milieu des filles perdues comme elle. À cette heure suprême, des Grieux n’abandonne pas Manon. Après avoir vainement essayé d’intéresser en sa faveur son père et le lieutenant général de police, il se décide à la sauver par la violence et au péril de sa vie. Lâchement trahi par ses complices, il achète des gardiens de Manon le droit de la suivre, de lui parler, de pleurer avec elle. Arrivé à la Nouvelle-Orléans, il goûte près de Manon un bonheur calme et sans mélange. Il oublie tous les plaisirs de la France, il oublie sa famille et la richesse qui l’attendait. Il ne regrette rien de ce qu’il a perdu pour sa maîtresse. Peu à peu le bonheur le ramène au sentiment du devoir. La fidélité de Manon ne court plus aucun danger ; elle n’a plus sous les yeux le spectacle de la richesse. Cependant des Grieux désire que son union avec sa maîtresse soit bénie par l’Église. Il espère que les paroles du prêtre effaceront de sa mémoire jusqu’aux dernières traces du passé. Il veut régler sa vie et consacrer à Manon le travail de ses journées. Quand le neveu du gouverneur, protégé par les coutumes arbitraires de la colonie, veut épouser Manon, des Grieux défend son droit l’épée à la main ; délivré de son adversaire, il s’enfuit dans le désert avec sa maîtresse, et ne la quitte qu’après avoir recueilli son dernier soupir et enseveli pieusement ses dépouilles mortelles. Si la première et la seconde partie de cette histoire sont de nature à blesser le goût des juges sévères, si les fautes de Manon et l’indulgence empressée de des Grieux sont parfois racontées avec une crudité que n’avoue pas la poésie, la dernière partie défie les reproches. On sent à chaque page que des Grieux, en défendant Manon, défend sa propre vie. Manon morte, des Grieux n’aura plus aucune raison de vivre. S’il se résigne à demeurer parmi les vivants, il se réfugiera dans le passé ; inutile à la société, inutile à lui-même, il ne jouera aucun rôle : il se souviendra.

Le style de Manon Lescaut n’est certainement pas d’une pureté irréprochable ; il est facile de relever dans les pages de ce récit des taches que Prévost connaissait sans doute, et qu’il aurait effacées si le temps ne lui eût pas manqué pour relire ses ouvrages. Habitué à produire sans relâche, n’ayant d’autre plaisir, d’autre souci, que d’inventer presque chaque jour des épisodes nouveaux, charmé autant qu’occupé de la peinture et de l’analyse des passions, il n’a jamais eu le désir ni l’espérance de mettre le style de Manon Lescaut à l’abri des reproches. Mais le style de cet ouvrage, tel qu’il est, avec les défauts incontestables qui le déparent, est plein de puissance et d’entraînement. Il est spontané, abondant, comme la pensée même de l’auteur. Prévost prévoit bien rarement le parti qu’il pourra tirer de la pensée qui lui arrive ; il traite la parole comme la pensée, avec une imprévoyance qui passerait pour la paresse, si chaque page ne démontrait pas que l’auteur exprime de son mieux l’idée qu’il n’a pas pris le temps de choisir. Nous sommes loin assurément de recommander l’improvisation comme une méthode littéraire, car l’improvisation, prise en elle-même, équivaut à la négation de l’art sérieux ; mais nous sommes forcé de reconnaître que Prévost, une fois en sa vie, a été admirablement servi par l’improvisation. Le style de Manon Lescaut, malgré ses incorrections, est d’un naturel constant, d’une clarté parfaite. Il est vivant, animé, riche en images, semé de comparaisons heureuses, et n’est jamais attiédi par des artifices de rhéteur. Il est né avec la pensée, il la suit partout avec une exemplaire fidélité ; inégal, désordonné comme elle, il ne laisse jamais languir l’attention. Lorsqu’il lui arrive d’appeler à son secours un rapprochement trivial, il trouve moyen de racheter, d’expier cette faute par la rapidité du récit. L’esprit, blessé par cette faute du goût, n’a pas le temps d’analyser l’impression qu’il éprouve, et oublie son déplaisir avant d’en avoir pénétré la cause. À proprement parler, les défauts et les mérites de ce livre n’ont rien de littéraire. C’est une sorte de confession plutôt qu’une œuvre d’imagination ; c’est avec le cœur plutôt qu’avec l’esprit qu’il faut le comprendre et le juger. Or ce livre est plein d’aveux si pathétiques, si impitoyables, qu’à moins de n’avoir jamais subi l’épreuve ou le spectacle des passions, il est impossible de ne pas le proclamer souverainement sincère.

Ceux qui veulent que toute œuvre poétique porte en elle-même un enseignement moral demanderont sans doute quelle est la leçon contenue dans Manon Lescaut. Si, comme nous le pensons, la moralité de la poésie ne consiste pas dans l’expression explicite, mais bien dans l’expression implicite d’un conseil applicable à la pratique de la vie, l’histoire de Manon Lescaut est éminemment morale. Lors même que Prévost n’eût pas pris la peine de placer, tantôt dans la bouche de Tiberge, tantôt dans celle du chevalier des Grieux, des maximes et des reproches dont personne ne contestera la valeur ni l’opportunité, l’histoire de Manon et des malheurs qu’elle inflige à son amant serait encore pleine d’enseignements, et, par conséquent, pleine de moralité. Les leçons contenues dans ce livre, pour n’être pas exprimées sous la forme dogmatique, n’en sont pas moins claires ; chacune des tortures subies par l’amant de Manon parle plus haut que les préceptes de la loi morale, déduits avec toute la rigueur du syllogisme. Qu’est-ce, en effet, que le roman de Prévost ? À quoi se réduit l’idée génératrice qui anime et gouverne tout le récit ? L’auteur a-t-il voulu célébrer ou flétrir la passion ? Chacune de ces deux intentions, prise dans un sens absolu, réalisée jusqu’en ses dernières conséquences, eût été absurde. Célébrer la passion comme supérieure à tous les conseils de la conscience, la proclamer plus sainte, plus grande que la réflexion et la volonté, eût été l’œuvre d’une imagination en délire. La flétrir comme coupable, comme impie, la rayer de la vie comme contraire à l’accomplissement de tous les devoirs, n’eût pas été une tentative moins folle. Prévost, sans se préoccuper de la moralité de son roman, a cependant réussi à exprimer une leçon très-nette. Le malheur du chevalier des Grieux commence du jour où il est forcé de mépriser Manon. Sa passion ne s’éteint pas dans le mépris ; mais, dès qu’il voit dans sa maîtresse une fille perdue, il n’est plus pour lui-même qu’un objet de colère et de honte. Sa passion, sans se rebuter, se transforme et se dégrade. Sans le talent singulier de Prévost, elle cesserait d’être poétique et ne serait plus qu’un vice. Il est impossible d’imaginer une condition plus misérable que celle de cet enfant, rivé à la honte d’une courtisane comme un forçat à la chaîne d’un bagne. Les châtiments infligés à la passion dégradée du chevalier des Grieux sont trop sévères, trop rudes, pour que son histoire puisse être accusée d’encourager le vice. Sans avoir prévu les reproches auxquels nous répondons, Prévost les a réfutés ; car la destinée du chevalier des Grieux ne fera sans doute envie à personne.

Il y a dans Manon Lescaut un mérite indépendant du style, indépendant de la moralité, le mérite de la mesure. Il n’y a pas un des épisodes de ce livre qui ne soit utile, ou même nécessaire, au développement des caractères ; pas une scène qui ne serve à dessiner, à expliquer les personnages. Prévost ne s’est pas attribué le droit de franchir les limites marquées par les besoins de son récit. Doué d’une imagination abondante, il a toujours su s’arrêter à temps, et s’est interdit tous les moyens qui ne devaient pas concourir directement à l’expression de sa pensée. Cette mesure, cette sobriété dans l’invention, est d’autant plus remarquable qu’elle semble ne pouvoir se concilier avec l’imprévoyance. Le procédé suivi par Prévost exclut généralement la sobriété. Mais, quelle que soit la source de cette sobriété, qu’elle naisse d’un heureux instinct ou d’une volonté préconçue, nous ne saurions trop la recommander ; car elle devient plus rare de jour en jour. Le public s’habitue à n’estimer la pensée que d’après ses dimensions géométriques, et les écrivains qui font profession de l’émouvoir ou de l’amuser encouragent volontiers cette habitude. Grâce à cet échange d’exigence et de servilité, le nombre et l’étendue des développements ne sont presque jamais en harmonie avec l’importance de la pensée. L’étude attentive de Manon Lescaut pourra corriger cette prolixité contagieuse ; car la mesure a joué certainement un grand rôle dans le succès de cet admirable roman.


Gustave Planche.



Pages.
Histoire de Manon Lescaut. Première partie
 35
Histoire de Manon Lescaut. Seconde partie
 143




  1. Le biographe de l’édition de 1810, qui est le même que celui de l’édition de 1783, a copié sur ce point le biographe qui a publié les Pensées de l’abbé Prévost, en 1764, et qui, lui-même, s’en était tenu aux explications insérées dans le nombre 47 du Pour et Contre. — On a imprimé, dans je ne sais quel livre d’ana, que Prévost étant tombé amoureux d’une dame. À Hesdin probablement, son père, qui voyait cette intrigue de mauvais œil, alla un soir à la porte de la dame pour morigéner son fils au passage, et que celui-ci, dans la rapidité du mouvement qu’il fit pour s’échapper, heurta si violemment son père que le vieillard mourut des suites du coup. Si ce n’est pas là une calomnie atroce, c’est un conte, et Prévost a bien assez de catastrophes dans sa vie sans celle-là.
  2. Pendant qu’il est captif en Turquie, son maître Salem veut le convertir au Coran ; et comme le marquis, en bon chrétien, s’élève contre l’impureté sensuelle sanctionnée par Mahomet, Salem lui fait le raisonnement que voici : « Dieu, n’ayant pas voulu tout d’un coup se communiquer aux hommes, ne s’est d’abord fait connaître à eux que par des figures. La première loi, qui fut celle des Juifs, en est remplie. Il ne leur proposait pour motif et pour récompense de la vertu que des plaisirs charnels et des félicités grossières. La loi des chrétiens, qui a suivi celle des Juifs, était beaucoup plus parfaite, parce qu’elle donnait tout à l’esprit, qui est sans contredit au-dessus du corps… C’est un second état par lequel ce Dieu bon a voulu faire passer les hommes… Et maintenant enfin ce ne sont plus les seuls biens du corps, comme dans la loi des Juifs, ni les seuls biens spirituels, comme dans l’évangile des chrétiens ; c’est la félicité du corps et de l’esprit que l’Alcoran promet tout à la fois aux véritables croyants. » Il est curieux que Salem, c’est-à-dire notre abbé Prévost, ait conçu une manière d’union des lois juive et chrétienne au sein de la loi musulmane, par un raisonnement tout pareil à celui qui vient d’être si hardiment développé de nos jours dans le saint-simonisme.
  3. Je trouve dans les lettres de Mlle Aïssé (1727) : « Il y a ici un nouveau livre intitulé : Mémoire d’un Homme de qualité retiré du monde. Il ne vaut pas grand’chose ; cependant on en lit cent quatre-vingt-dix pages en fondant en larmes. » Ce n’est que de la première partie des Mémoires d’un Homme de qualité que peut parler Mlle Aïssé : cent quatre-vingt-dix pages qu’on lit en fondant en larmes, n’est-ce donc rien ?
  4. Il est question, dans la Cléopâtre de la Calprenède, d’une grande dame que Tiridate sauve à la nage, au moment où elle se noyait prés du rivage d’Alexandrie, et qui se trouve être une des plus importantes personnes de la terre.
  5. On remarque, il est vrai, dans ce nombre une circonstance qui semblerait indiquer une autre plume que la sienne. C’est qu’on y parle, deux pages plus loin, de la Bibliothèque des Romans de Gordon de Percel (Lenglet-Dufresnoy) en des termes qui ne s’accordent pas tout à fait avec ceux du nombre 47. Or le nombre 47, consacré à une défense personnelle, est bien expressément de Prévost. Mais on doit croire que Prévost, alors en Angleterre, ne parla la première fois de la Bibliothèque des Romans que d’après quelques renseignements et sans l’avoir lue. D’ailleurs, outre la physionomie de l’éloge, qui ne dément pas la paternité présumée, ce numéro, où il est question de Manon Lescaut, fait partie d’une série dont Prévost s’est avoué le rédacteur. Walter Scott, de nos Jours, n’a-t-il pas écrit ainsi, sans plus de façon, des articles d’éloges sur ses propres romans ?
  6. On peut lire à ce sujet une gracieuse lettre de Mademoiselle, cousine de Louis XIV, à Mme de Motteville, où elle trace à son tour un plan de solitude divertissante qui se ressent également de l’Astrée, et qui d’ailleurs fait un parfait pendant à l’idéal de Prévost d’après Cassiodure, par un couvent de carmélites qu’elle exige dans le voisinage
  7. On lit dans les lettres de l’aimable Mme de Staël (de Launay) à M. d’Héricourt : « J’ai commencé la Grecque à cause de ce que vous m’en dites : on croit en effet que Mlle Aïssé en a donné l’idée ; mais cela est bien brodé, car elle n’avait que trois ou quatre ans quand on l’amena en France. » Mlle Aïssé, Mlle de Launay, l’abbé Prévost, trois modèles contemporains des sentiments les plus naturels dans la plus agréable diction !
  8. Champfort rapporte que le chancelier d’Aguesseau n’avait précédemment donné à l’abbé Prévost la permission d’imprimer les premiers volumes de Cléveland que sous la condition expresse que Cléveland se ferait catholique au dernier volume.
  9. Jean-Jacques, dont c’était aussi le vœu, mais qui ne s’y tenait pas, eut occasion, à ses débuts, de rencontrer souvent l’abbé Prévost chez leur ami commun Mussart, à Passy ; il en parle dans ses Confessions (partie II, livre viii), et avec un sentiment de regret pour les moments heureux passés dans une société choisie. Énumérant les amis distingués que s’était faits l’excellent Mussart : « À leur tête, dit-il, je mets l’abbé Prévost, homme très-aimable et très-simple, dont le cœur vivifiait ses écrits dignes de l’immortalité, et qui n’avait rien dans la société du coloris qu’il donnait à ses ouvrages. » Il est permis de croire que l’abbé Prévost avait eu autrefois ce coloris de conversation, mais qu’il l’avait un peu perdu en vieillissant.