Manuel d’économique/0/5

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V. — Histoire de l’économique

13. Sa constitution tardive. — Il ne saurait être question de donner ici une histoire tant soit peu complète de l’économique, et nous ne pouvons que renvoyer aux ouvrages spéciaux ceux qui voudraient connaître cette histoire dans le détail[1]. Il convient cependant que nous présentions une esquisse du développement historique de l’économique, et que nous essayions d’indiquer l’état présent des études économiques.

C’est depuis peu de temps relativement que les phénomènes économiques sont devenus l’objet de recherches approfondies et variées, et que l’économique s’est véritablement constituée comme une branche du savoir humain. Comment convient-il d’expliquer la chose ?

On a représenté quelquefois que le progrès des études économiques avait été retardé longtemps par le fait que l’on n’avait pas, jadis, la notion de lois régissant l’activité des hommes et ce qui s’y rapporte. Il est certain que l’on a cru jusqu’à une époque très récente, et que beaucoup de gens croient encore à une différence radicale entre le monde « moral » et le monde physique, dont l’un — le dernier — serait soumis à une nécessité rigoureuse, tandis que les phénomènes qui appartiennent à l’autre seraient, dans une très grande mesure, contingents.

Toutefois, il n’en est pas tout à fait, sur ce point, de l’économique comme de telle autre étude, par exemple de la criminologie. On expliquera la fréquence des crimes, souvent, par le nombre plus ou moins grand des hommes méchants ou vicieux, et on croira pouvoir se dispenser de pousser plus loin l’investigation ; on y répugnera même peut-être, par crainte d’ébranler certaines croyances, comme la croyance à la responsabilité « morale », qui participent au respect dont les croyances morales proprement dites sont l’objet. Mais on acceptera, on concevra facilement l’idée d’une recherche scientifique des causes quand il s’agira des phénomènes économiques, parce qu’ici aucune croyance morale n’est engagée directement ou indirectement, parce que les phénomènes économiques peuvent être envisagés souvent sous un aspect entièrement objectif, enfin parce que ces phénomènes, considérés dans leur origine subjective, nous apparaissent comme étant à l’ordinaire des manifestations ou des résultats d’une activité volontaire et raisonnable, ce qui nous invite à leur chercher des causes, à les enchaîner ensemble selon des connexions nécessaires.

Mais que dire de mieux ? nous pouvons constater que l’économique s’est constituée alors que nul n’avait songé à appliquer d’une manière systématique aux faits sociaux, et à tout ce qui se rapporte à la vie psychique de l’homme, les conceptions et les méthodes de la physique. Ce sont plutôt ces progrès de l’économique qui ont contribué — concurremment avec d’autres causes — à faire naître la conception d’une sociologie, et d’un déterminisme du monde moral.

La raison principale de la constitution si tardive de l’économique, il faut la chercher sans doute dans l’histoire des faits économiques. Pour que les faits économiques puissent inspirer à des chercheurs l’idée d’une étude méthodique, il est nécessaire qu’ils présentent un certain degré de variété et de complexité, qu’ils ne procèdent pas tous d’une manière immédiate et par conséquent uniforme des désirs des hommes ; il est bon qu’ils forment un ensemble multiple et divers, et solidaire cependant. Or ce n’est que depuis peu de temps que ces caractères se sont accusés. Cet accroissement du commerce et des communications de toutes sortes qui a suivi, au xvie siècle, les grandes découvertes maritimes et la formation des États européens, a fait naître, on peut dire, l’économique. L’introduction du machinisme, l’apparition de la grande industrie, l’établissement de la liberté de l’industrie et du commerce, l’amélioration des moyens de transport à la fin du xviiie siècle et au commencement du xixe siècle ont provoqué les progrès récents de cette science.

À l’encontre de cette explication, on a fait valoir que l’économie de l’empire romain, par exemple, présentait déjà beaucoup de ces caractères que l’on trouve dans l’économie des temps modernes[2]. La grande production industrielle existait dans la Rome impériale ; les sociétés industrielles, commerciales et autres y étaient nombreuses ; le capital y jouait un rôle considérable ; les transactions commerciales, en raison de l’étendue de l’Empire, rencontraient en un certain sens moins d’obstacles qu’aujourd’hui ; les besoins de l’État pour ses services tant civils que militaires étaient énormes.

Il ne faut pas, toutefois, s’exagérer l’importance de ces ressemblances. Ce qu’il y a lieu de noter, surtout, c’est que la division du travail, les échanges n’avaient pas pris à Rome assez de développement pour faire de l’économie romaine un système prodigieusement étendu et compact à la fois comme est l’économie de la société moderne. Il n’y avait pas alors entre les membres de l’organisme économique cette solidarité qui les unit aujourd’hui. Chacun d’eux, peut-on dire, avait sa vie séparée : seulement tous devaient fournir des contributions plus ou moins fortes à la capitale ; perpétuellement une partie des efforts productifs des diverses provinces de l’Empire allait se perdre dans ce gouffre qui recevait toujours et ne donnait rien en retour.

À cette remarque, il convient d’en ajouter d’autres. L’État romain s’étendait sur presque toute la terre habitée. Point par conséquent, au temps de l’Empire, de ces questions nationales dont la préoccupation a inspiré bien des recherches économiques.

Pas plus que les questions nationales, les questions sociales n’existaient vraiment dans la Rome impériale. Et ces questions encore ont provoqué toutes sortes d’études. C’est le souci de la justice sociale, souci inconnu des hommes de l’antiquité, mais dont personne aujourd’hui ne voudrait avouer qu’il l’ignore, qui a poussé bien des gens vers l’étude du problème de la distribution, les obligeant, du même coup, à approfondir les autres problèmes de l’économique.

Notons, enfin, l’influence qu’a eue l’idée du progrès. On connaît la fortune singulière de cette idée toute moderne, et qui tient une place si grande dans la pensée des hommes de notre temps. Née au xviie siècle, elle est devenue, dès le xviiie, l’idée dominante de la civilisation européenne. Aujourd’hui, pour tous les hommes ou à peu près, chaque siècle, chaque génération doit dépasser, dans tous les domaines et à tous les égards, le siècle ou la génération précédente. Et l’on entend par là, d’une part, qu’il ne saurait en être autrement ; mais en même temps on conçoit que c’est un devoir impérieux pour tous de travailler à hâter cette marche nécessaire en avant. Il faut donc, entre autres choses, que chaque âge réalise plus d’égalité et de justice sociale, et jouisse de plus de bien-être matériel que les âges antérieurs : et pour travailler mieux à ce résultat, on sera amené à donner une attention soutenue à toutes les questions économiques.

14. Les prédécesseurs de Smith. — Nous avons dit que l’économique était née véritablement au xvie siècle. Il est permis, en effet, de ne pas attacher une grande importance aux quelques indications d’ordre économique que l’on trouve dans certains écrits de Xénophon ou dans la Politique d’Aristote, ni non plus aux discussions des scolastiques sur le « juste prix » et sur la légitimité de l’intérêt.

À partir du xvie siècle, les écrits économiques se multiplient, dans les pays du moins où le commerce avait pris un certain développement, en Italie, en Angleterre, en Hollande, en France. Ces écrits, pour la plupart, sont des monographies, qui se rapportent à un petit nombre de questions. Un grand nombre traitent du commerce, et particulièrement du commerce international ; c’est, à l’ordinaire, pour défendre la doctrine connue sous le nom de doctrine mercantile. On s’occupe aussi de la monnaie, et il parait sur les problèmes monétaires des études qui méritent d’être retenues, comme celle de Davanzati[3]. On s’occupe des impôts : tout le monde en France connaît les écrits inspirés à Boisguilbert et à Vauban, dans la fin du règne de Louis XIV, par le spectacle de la détresse du peuple de France[4]. La tentative si curieuse de Law pour rétablir les finances françaises par le moyen de la création d’un papier-monnaie donnait lieu à des discussions où plusieurs questions économiques étaient reprises et dans une certaine mesure renouvelées, et où la notion du crédit était l’objet, pour la première fois peut-être, d’une étude un peu approfondie[5].

On peut regarder comme les premiers précurseurs des grands auteurs de l’école classique — à raison de la diversité des recherches auxquelles ils se sont adonnés, à raison, aussi, de leurs théories et de leurs tendances — Petty, Cantillon et Hume. William Petty (1623-1687) a eu une vue claire des procédés de la méthode descriptive et statistique, et il a fait un emploi heureux de cette méthode, sans négliger de se servir en même temps de l’analyse et de la déduction. Il a émis sur le rôle des différents facteurs de la production, et sur d’autres points, des conceptions qu’aujourd’hui encore il y a profit à méditer[6]. Cantillon (mort en 1734), dans son Essai sur la nature du commerce en général, imprimé en 1755[7], a traité avec une grande clarté, une grande précision et même une grande profondeur de la production, de la valeur et de la monnaie, de la distribution. Les Essais de Hume (1752-1753) ont des mérites analogues à ceux de l’ouvrage de Cantillon. Hume, d’autre part, est un adversaire du mercantilisme, un partisan de ce libéralisme économique qui devait à peu de temps de là devenir la doctrine commune des économistes, en attendant de triompher dans la pratique.

À partir du milieu du xviiie siècle, on voit les questions économiques intéresser, non plus seulement les spécialistes, mais tout le public cultivé : à preuve la place que ces questions occupent dans les écrits d’auteurs comme Voltaire[8]. C’est dans ce moment que l’on voit se constituer le premier système économique véritable, le système physiocratique. Ce système, fondé par Quesnay (1694-1774), trouve des partisans nombreux qui se groupent en une école[9] ; et ceux-là mêmes des auteurs contemporains qui se refusent à entrer dans la « secte »[10] subissent fortement son influence.

La thèse particulière à l’école physiocratique, c’est que le travail de l’industrie territoriale est seul productif, en d’autres termes, que seul il donne un produit net. Les autres travaux, ceux des artisans et des commerçants, pour si utiles qu’ils soient, seraient cependant stériles : consistant à transformer les biens fournis par la terre, ou à les transporter là où ils sont le plus désirés, ils n’ajoutent à la valeur de ces biens que ce qui est nécessaire pour payer les frais de cette transformation ou de ce transport.

En même temps qu’ils accordaient au seul travail de la terre la possibilité de donner un produit net, les physiocrates affirmaient l’existence d’un ordre économique naturel. Ils proclamaient que la concurrence des activités individuelles poursuivant chacune leur intérêt propre assurait la réalisation de l’intérêt social, que l’intervention de l’État dans les faits économiques, en règle générale, ne pouvait qu’être fâcheuse.

15. La fin du xviiie siècle et la première moitié du xixe. — Les physiocrates appartiennent encore, peut-on dire, à la période des précurseurs. C’est avec Adam Smith (1723-1790), auteur du célèbre ouvrage intitulé Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, lequel parut en 1770, que commence la période vraiment classique de l’histoire de l’économique.

L’ouvrage de Smith est l’aboutissant de tout ce que l’économique avait produit auparavant : les doctrines qui avaient eu quelque fortune, en particulier les doctrines mercantile et physiocratique, y sont discutées ; de la littérature économique antérieure, Smith a su extraire à peu près tout ce qui méritait d’être conservé : en sorte que celui qui étudie l’histoire de l’économique, non point poussé par une curiosité purement historique, mais pour s’instruire de l’économique elle-même, peut sans grand inconvénient commencer par Smith la lecture des auteurs. Et en même temps on peut dire que des problèmes que l’économique discute aujourd’hui, il en est peu que Smith n’ait pas abordés.

Smith n’a pas eu seulement le mérite de connaître et de comprendre les théories émises avant lui, et le mérite plus grand encore d’étudier avec une curiosité toujours en éveil et une intelligence éminemment ouverte presque tout l’ensemble des problèmes économiques. Il a su employer à la fois, dans cette étude, les diverses méthodes qui peuvent servir à les résoudre. C’est à tort que Smith est regardé parfois comme un auteur exclusivement déductif. Ceux qui le jugent ainsi le voient à travers les œuvres de certains des économistes qui se sont réclamés de lui. À qui prend la peine de le lire, Smith apparaît très bien informé de la diversité historique des phénomènes économiques ; et l’on constate qu’il travaille à l’ordinaire sur des faits concrets qu’il a observés.

Pour ce qui est des résultats auxquels Smith a été conduit par ses investigations théoriques, on a pu dire qu’ils manquaient souvent de précision, que Smith avait accueilli trop facilement, même, des idées quelque peu contradictoires. Il est certain que Smith avait un esprit plus compréhensif que systématique, plus clair que rigoureux. Mais ce qui fait la faiblesse intrinsèque de son œuvre scientifique a accru l’importance historique, l’influence de cette œuvre. Les théories les plus diverses sont issues d’elle : pour les grandes questions de la science, il n’est pas de solution peut-être que l’on n’ait trouvée indiquée chez Smith, ou qui n’ait été suggérée par lui.

Notons enfin que Smith n’a pas été uniquement un théoricien. Smith est préoccupé avant tout des questions pratiques. Et ces questions il les résout, à prendre les choses en gros, dans le sens libéral, comme le voulaient les nécessités de son temps. Ici encore, cependant, Smith se montre tout le contraire d’un esprit absolu.

Smith est le fondateur de l’école classique. Les deux auteurs les plus éminents de cette école, après lui, sont Malthus et Ricardo.

Malthus (1766-1834) a eu le mérite, dans son Essai sur le principe de la population (1798-1803)[11], de faire ressortir l’importance de la grande question de la population. Sa thèse que l’humanité tend perpétuellement à s’accroître au delà du nombre que la production des subsistances permet de nourrir, cette thèse appelle des réserves sérieuses. Elle a suscité cependant des controverses, des recherches fécondes, et l’examen qu’elle réclame peut conduire encore, semble-t-il, à bien des résultats très importants.

Ricardo (1772-1823), auteur des Principes d’économie politique (1817) et de divers essais, a fait porter ses recherches, principalement, sur la question de la valeur, sur celle de la distribution, enfin sur les questions relatives à la monnaie et au commerce international. Ce fut un esprit extrêmement vigoureux et systématique. À la différence de Smith et de Malthus, il a négligé complètement de considérer les faits dans leur diversité historique, pour se servir exclusivement de la méthode dite déductive. Aussi, s’il a apporté à la science économique des contributions considérables, il a exposé aussi des théories qui appellent la discussion. Et il est, d’autre part, des erreurs dont Ricardo n’est pas véritablement l’auteur, mais qu’une lecture insuffisamment attentive de ses ouvrages a fait naître : car c’était une habitude de Ricardo de s’attacher exclusivement à certains aspects des phénomènes, de développer les conséquences de certaines hypothèses, sachant que ces hypothèses étaient loin de correspondre d’une façon adéquate à la réalité[12].

C’est de Ricardo surtout que procèdent la plupart des économistes anglais de la première moitié du xixe siècle. Leur production s’est résumée dans les Principes d’économie politique de Stuart Mill (1848). Cet ouvrage, qui, aujourd’hui encore, est classique entre tous dans les pays de langue anglaise, se distingue par sa clarté. Mais la vigueur de pensée d’un Ricardo ne s’y retrouve pas. Mill est souvent superficiel ; et surtout il mérite, bien plus encore que Ricardo, le reproche d’avoir raisonné sur des abstractions, sur des concepts, sans se préoccuper de savoir si ces concepts exprimaient bien la réalité, et si les connexions qu’il établissait entre eux correspondaient bien aux connexions réelles, voire à des connexions possibles des faits.

Les économistes classiques français, cependant, s’appliquaient plutôt à développer les vues pratiques de l’école. Cela peut être dit déjà de J.-B. Say, auteur d’un Traité d’économie politique (1803) et d’un Cours complet d’économie politique pratique (1828-1830) dans lesquels il montre des qualités assez remarquables de vulgarisateur. C’est vrai surtout de Bastiat, l’auteur des Sophismes économiques (1845-1847) et des Harmonies économiques (1850), qui fut un polémiste brillant, mais point original : car il n’a fait qu’utiliser, pour la défense d’un optimisme extrême — et excessif — les arguments que Smith ou Ricardo lui fournissaient.

Cependant que l’école classique, d’une part, s’enfermait dans la pratique de plus en plus exclusive de la méthode dite déductive, d’autre part, inclinait toujours davantage — d’une manière générale — vers un libéralisme absolu qui ne répondait plus aux aspirations ni aux besoins du temps, d’autres écoles se formaient.

List, dans son Système national d’économie politique (1841), opposait aux tendances cosmopolites de l’école classique, à cette thèse, du moins, des classiques que les intérêts des diverses nations étaient concordants, une affirmation contraire. Il montrait que chaque nation a son économie propre, différente par ses caractères des économies des nations voisines, séparée de celles-ci dans une très grande mesure, et qu’elle avait aussi ses intérêts distincts. En même temps, il insistait sur la nécessité de procéder dans l’économique à des études historiques et descriptives. Nationaliste d’un côté, historien de l’autre, il indiquait la voie où la plupart des économistes allemands devaient s’engager après lui.

Il faut noter aussi l’apparition d’une économique socialiste. Les commencements s’en trouveraient chez des auteurs comme Sismondi. Celui-ci, dans ses Nouveaux principes d’économie politique (1819), avait accusé le régime économique contemporain, non seulement de meurtrir les prolétaires, mais de permettre aux activités économiques individuelles de se déployer, souvent, dans un sens contraire aux intérêts de la collectivité. Cette idée si féconde de Sismondi, toutefois, ne devait recevoir qu’à la fin du xixe siècle les développements qu’elle comporte. C’est dans une autre direction que Rodbertus, vers 1850, et Marx un peu plus tard devaient aller chercher le principe d’une interprétation nouvelle de l’économie moderne, interprétation qui constitue aujourd’hui la base « scientifique » du socialisme[13].

Les auteurs que nous avons cités jusqu’à présent sont des auteurs qui, pour la plupart, ont joui tout de suite d’une grande réputation et qui ont exercé une grande influence sur leur temps. Mais il y en a eu d’autres, vers le milieu du xixe siècle, qui, méconnus de leur vivant, n’en ont pas moins apporté des contributions notables à l’économique, et auxquels on rend justice maintenant. Raë, dans ses New principles of political economy (1834)[14], a projeté de vives lueurs sur la question du rôle du capital dans la production, et sur celle des conditions qui entravent ou qui favorisent le développement du caractère capitalistique de l’économie. Cournot, Dupuit, Gossen ont appliqué les mathématiques à l’économie. Cournot a introduit des vues originales et très pénétrantes dans plusieurs des questions théoriques de l’économique[15] ; Dupuit a traité d’une manière heureuse certains points du problème des prix[16] ; Gossen a le mérite d’avoir le premier formulé la théorie dite de l’utilité-limite, qui devait par la suite avoir une si grande fortune[17].

16. La période la plus récente. — Nous voici parvenus à la période tout à fait contemporaine de l’histoire de l’économique. Les nombreux auteurs qu’il convient ici de citer peuvent être classés en plusieurs manières. On peut les classer d’après les méthodes qu’ils emploient de préférence et le genre d’études auquel ils sont adonnés : c’est ainsi que l’on parle d’une école historique, d’une école mathématique, etc. On peut aussi s’attacher aux doctrines théoriques que les auteurs professent : il y a par exemple tout un groupe nombreux d’économistes qu’il convient de réunir ensemble, à cause de la place qu’ils donnent dans la science économique à la théorie de l’utilité-limite. Les tendances pratiques qui se révèlent dans l’œuvre des uns et des autres peuvent servir aussi à établir une classification ; il y aura ainsi des libéraux, des « socialistes de la chaire », des socialistes, etc.

Le plus simple, toutefois, est peut-être de passer en revue les différents pays et de noter la direction, ou les directions dominantes des études économiques dans chacun d’eux. L’économique, en raison de la complexité de son objet, en raison aussi des questions pratiques où elle nous engage, et qui touchent à tant d’intérêts divers, peut être abordée de bien des manières ; et il n’y aura rien d’étonnant si dans chaque pays les travaux économiques présentent des caractères particuliers.

Il est à remarquer, au reste, qu’il est plus aisé aujourd’hui de distinguer entre les économiques des différentes nations qu’il ne l’était au commencement du xixe siècle. Cela résulte en partie de ce que depuis un siècle le contenu de l’économique s’est considérablement enrichi, et par suite diversifié. Mais le fait s’explique aussi par le développement, au cours du xixe siècle, de l’esprit nationaliste dans plusieurs, tout au moins, des pays civilisés. Plus qu’il y a cent ans, ces pays tiennent à se distinguer, jusque dans l’ordre de la recherche scientifique, des pays voisins. Et l’on voit même — chose étrange et déplorable — des pays où, d’une manière systématique, beaucoup d’auteurs regardent comme méprisable la production des pays voisins, ou refusent d’en prendre connaissance.

Commençons par l’Angleterre. Elle a été pendant très longtemps la terre classique de l’économique. Aujourd’hui encore ce sont les méthodes et les tendances de l’époque de Ricardo et de Mill qui y dominent. Les plus éminents des économistes anglais contemporains[18] ne prétendent pas à autre chose qu’à mettre au point les théories de leurs illustres prédécesseurs, en y introduisant ces précisions, ces compléments, ou quelquefois ces corrections que rendent nécessaires les travaux récemment publiés.

Parmi les économistes anglais de ces quarante dernières années, une place à part doit être donnée à Jevons ; celui-ci, dans sa Theory of political economy (1871) et dans ses autres ouvrages, a insisté beaucoup sur l’origine psychologique des faits économiques ; et en même temps, il essayait de soumettre ces faits à un traitement mathématique. La grande clarté, la précision et la vigueur de son esprit ont assuré à ses écrits un grand succès. Jevons, ainsi, a été le propagateur, pour les pays de langue anglaise, d’idées et de méthodes qui parfois avaient eu des partisans avant lui, ou que d’autres, dans d’autres pays, soutenaient en même temps que lui. Jevons a eu pour continuateur Marshall, auteur informé et subtil, qui a fait un emploi particulièrement heureux, dans ses ouvrages, de ce que l’on appelle parfois la méthode géométrique.

À la suite de l’Angleterre, il faut mettre la Hollande, où les ouvrages de Pierson sont à citer, et les États-Unis aussi, bien que dans ce pays d’assez nombreux travaux puissent être rattachés, au moins en partie, aux travaux de l’école autrichienne, et que quelques auteurs américains suivent les directions indiquées par certains maîtres allemands. La production économique, depuis quelques années surtout, est devenue très abondante aux États-Unis, en raison du développement considérable de l’enseignement supérieur dans ce pays, et des grandes ressources dont les administrations, les universités ou les associations scientifiques disposent pour l’impression des travaux de toutes sortes. Cette production, nécessairement, est assez inégale. Mais ce sont des ouvrages très distingués que ceux d’auteurs comme Clark, Fisher et Carver.

C’est l’Allemagne à coup sûr, entre tous les pays, qui peut se flatter d’avoir produit, dans ces derniers temps, la quantité la plus imposante de publications économiques. Les travaux allemands, en économique comme ailleurs, forment une masse énorme, et qui par là commande le respect. Veut-on s’instruire des faits ? Qu’il s’agisse de l’histoire de l’économie, ou de celle de l’économique, c’est presque toujours aux Allemands qu’on devra s’adresser d’abord : on est assuré de trouver chez eux une grande abondance de renseignements. L’application minutieuse, la patience dans la recherche sont des vertus qu’ils poussent au plus haut degré ; et il faut les louer aussi pour cet esprit de discipline qui leur permet d’organiser des études collectives très fructueuses.

Toutefois, au point de vue de l’élaboration des matériaux ainsi réunis, l’économique allemande ne mérite plus les mêmes éloges. Trop souvent les auteurs allemands demeurent confus, ou ils se perdent dans une espèce de scolastique. La clarté, la force constructive, le don de la généralisation manquent à un trop grand nombre d’entre eux.

La plupart des économistes allemands appartiennent à l’école historique. Ils s’inspirent du programme que List avait tracé. Schmoller est, dans ce groupe, l’auteur le plus illustre[19].

Une tendance quelque peu différente a Wagner comme représentant le plus éminent[20]. Comme les économistes de l’école historique, Wagner s’attache à l’économie nationale. Comme eux encore, il s’est appliqué avant tout aux faits. Il ne manifeste pas, cependant, le même éloignement pour les spéculations théoriques. D’autre part, les faits sur lesquels il porte son attention sont surtout les faits contemporains, et c’est surtout avec des préoccupations d’ordre pratique que Wagner les considère.

Comparée à celle de ces maîtres dont la réputation est universelle, et qu’entourent une légion d’élèves, la destinée d’Effertz apparaît étrange. Il est demeuré jusqu’à ce jour inconnu de la plupart, ou bien l’on a traité ses œuvres par un silence méprisant. Et cependant, si on peut lui reprocher de s’en être tenu à des vues très larges, et par là très approximatives, il n’en reste pas moins qu’il a introduit pour des questions anciennes des solutions nouvelles, qu’il a posé le premier, ou traité le premier d’une manière approfondie, des questions de la plus haute importance pour la théorie et la pratique, que nul mieux que lui ne nous fait apercevoir, à travers les apparences chrématistiques, les réalités essentielles de l’économie, les forces dont l’action détermine les résultats de cette économie, et apprécier la valeur des différentes organisations sociales ; au total, qu’il mérite d’occuper, dans l’histoire de l’économique, une place hors de pair[21].

Il y a lieu de séparer des économistes allemands les économistes autrichiens, qui forment une école tout à fait distincte[22]. Les économistes autrichiens visent surtout à la découverte de vérités générales, de lois. Ils ne craignent pas de se servir du raisonnement déductif, et prennent pour point de départ de leurs déductions des observations psychologiques. Carl Menger, ainsi, a donné de la valeur, en même temps que Jevons, une théorie qui fonde celle-ci sur l’utilité-limite des biens[23]. Böhm-Bawerk a poussé plus loin les recherches de Menger, et il a donné une théorie nouvelle de l’intérêt du capital, basée sur l’appréciation différente que les hommes font des biens selon le moment, présent ou futur, où ils doivent en avoir la jouissance[24].

L’Italie s’adonne beaucoup aux études économiques. Un grand nombre de ses économistes se sont formés principalement à l’école des Anglais : tel Pantaleoni[25]. D’autres ont une culture allemande, et sont nourris des écrits de Marx. Il en est, comme Pareto[26], qui se rattachent à l’enseignement mathématique de Walras.

Il nous reste à parler de la France. Elle n’occupe pas, dans l’ordre des études économiques, une place aussi éminente que dans d’autres ordres d’études. La raison en est sans doute dans le fait que jusqu’à tout dernièrement il n’y a pas eu pour l’enseignement de l’économique, chez nous, un recrutement distinct. Déjà dans la période précédente les plus distingués de nos économistes avaient été des philosophes ou des ingénieurs, comme Cournot et Dupuit. Dans la période contemporaine, nous voyons encore l’économique française représentée par des mathématiciens comme Walras — un des plus illustres parmi les partisans de la méthode mathématique — et de Foville, par des historiens comme Levasseur, par des ingénieurs comme Colson. D’autres sont venus à l’économique du monde de la politique, de la finance et du journalisme : tel Leroy-Beaulieu. Ce n’est pas toutefois que dans les écoles de droit aussi on ne trouve des économistes de valeur : qu’il suffise de citer les noms de Cauwès, Gide et Bourguin.

Au reste, cet état de choses que nous avons dû signaler est destiné à se modifier bientôt. L’institution récente d’un concours spécial pour l’enseignement de l’économique ne peut pas manquer d’avoir pour résultat, dans un avenir très prochain, un accroissement considérable de la part de notre pays dans la production générale de travaux économiques[27].

  1. Mentionnons l’Histoire des doctrines économiques d’Espinas, un peu sommaire, et qui ne parle pas de la période tout à fait contemporaine, l’Histoire de l’économie politique d’Ingram (A history of political economy, Edimbourg, 1888 ; trad. fr., Paris, 1893), l’Introduzione (Histoire des doctrines économiques) de Cossa, déjà citée, où l’on trouve beaucoup de noms, de dates et d’indications bibliographiques, l’Histoire des systèmes économiques et socialistes de Denis (Paris, Giard et Brière, t. I et II, 1904-07 ; de Quesnay à Thompson, le Précis de l’histoire des doctrines économiques de Dubois (Paris, Rousseau, t. I, L’époque antérieure aux physiocrates, 1903), et la Geschichte der Nationalökonomie d’Oncken (Leipzig, Hirschleld, t. I, Die Zeit vor Adam Smith, 1902). A qui voudra lire les auteurs eux-mêmes — et il est nécessaire d’en venir là si on se propose d’étudier sérieusement l’histoire des doctrines, — nous signalons la Collection des principaux économistes (Paris, Guillaumin), la Biblioteca dell’economista (Turin, Unione tipografico-editrice), et la Sammlung soiialwissenschaftlicher Meister (Iéna, Fischer).
  2. Voir sur cette question les observations de Marshall, Principles of economics, liv. I, chap. 2, § 4 (trad. fr., t. 1). Lire aussi Salvioli, Le capitalisme dans le monde antique (trad. fr., Paris, Giard et Brière, 1906).
  3. Lezione délie monete (1588).
  4. Boisguilbert, Le détail de la France (1697), le Factum de la France (1707) ; Vauban, la Dîme royale (1707).
  5. Voir les écrits de Law, Melon, Dutot, dans la Collection Guillaumin.
  6. Il a paru à Paris, chez Giard et Brière, en 1905, une traduction française des Œuvres économiques de Petty (2 vol.).
  7. Cet ouvrage a été réimprimé en 1892 (Boston, Ellis).
  8. Voir L’homme aux quarante écus (1768).
  9. Mirabeau le père, Mercier de la Rivière, Baudeau, Le Trosne, Dupont (de Nemours).
  10. Turgot par exemple.
  11. Dans l’édition de 1798, cet Essai n’a guère que les proportions et l’allure d’un pamphlet. Dans l’édition de 1803, on retrouve la même thèse, mais développée, et enrichie d’illustrations historiques et statistiques nombreuses.
  12. Voir dans les Principles of economics de Marshall la note que celui-ci a mise à la suite du chap. 14 du liv. V.
  13. Rodbertus, Sociale Briefe an v. Kirchmann, 1850-1851 ; Karl Marx, Das Kapital, liv. I, 1867 (trad. fr., Paris, librairie du Progrès).
  14. L’ouvrage a été réimprimé à New-York, en 1905 (chez Macmillan), avec une distribution nouvelle du texte, et sous le titre nouveau de Sociological theory of capital.
  15. Recherches sur les principes mathématiques de la théorie des richesses (1838), Principes de la théorie des richesses (1863), Revue sommaire des doctrines économiques (1877).
  16. De la mesure de l’utilité des travaux publics (1844), De l’influence des péages sur l’utilité des voies de communication (1849) ; ces deux essais ont paru dans les Annales des Ponts et chaussées.
  17. Entwickelung der Gesetze des menschlichen Verkehrs, Brunswick, 1854.
  18. Marshall par exemple (voir ses Principles, Préface de la 1e éd. ; trad. fr., t. I)
  19. Nous avons cité déjà son Grundriss.
  20. Voir sa Grundlegung der politischen Œkonomie.
  21. Voir Arbeit und Boden, nouvelle éd., Berlin, Puttkammer et Mühlbrecht, 1897, et Les antagonismes économiques.
  22. Cf. notre article sur L’école économique autrichienne, dans la Rivista di scienza, 1907.
  23. Grundsütze der Volkswirkschaftslehre, Vienne, 1871.
  24. Capital und Capitalzins, Innsbruck, Ire partie, Geschichte und Kritik der Capitalzinstheorien, 2e éd., 1900 (trad. fr., Histoire critique des théories de l’intérêt du capital, Paris, Giard et Brière, 2 vol., 1902), 2e partie, Positive Theorie des Capitales, 2e éd., 1902.
  25. Principii di economia pura, Florence, Barbèra, 2e éd., 1894.
  26. Cours d’économie politique, Lausanne, Rouge, 2 vol., 1896-1897, Manuale di economia politica, Milan, Società éditrice, 1906.
  27. C’est ici sans doute qu’il y a lieu de fournir une bibliographie des ouvrages généraux sur l’économique. Nous nous bornerons à quelques indications, nous limitant aux livres les plus récents, et ne prenant parmi ces livres que ceux qui, pour une raison ou pour une autre, sont particulièrement utiles à consulter.
    Parmi les publications allemandes, qui sont les plus nombreuses, il convient de mettre en tête le Handwörterbuch der Staatswissenschaften, édité par Conrad,