Manuel d’économique/1/6

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VI. Les unités économiques supérieures[1].

66. — Dans les sections précédentes de ce chapitre, c’est des individus que nous nous sommes occupés ; et c’est bien à eux qu’il faut s’attacher tout d’abord, puisque les phénomènes économiques ne résultent jamais, en définitive, que de l’activité des individus. Toutefois nous avons pu constater que l’individu vivant avant tout, en général, pour la famille et non point pour lui-même, il y avait lieu de regarder la famille, et non pas l’individu, connue constituant normalement la première unité économique. Il nous faut maintenant dire quelques mots des unités économiques supérieures, c’est-à-dire de ces unités économiques qui sont formées par le groupement d’un certain nombre d’unités économiques élémentaires.

Nous ne nous arrêterons pas sur ces unités économiques que l’on peut voir dans les sociétés commerciales, ou autres analogues. Les individus qui y entrent ne le font qu’en vue d’opérations déterminées. Et le fonctionnement de ces sociétés n’offre rien qui appelle ici des remarques particulières, puisque dans ces sociétés, à l’ordinaire du moins, l’intérêt des membres pris individuellement et l’intérêt des groupes coïncident parfaitement.

Il y a lieu de parler un peu plus longuement, en revanche, de ces groupements qu’on appelle les nations — ou les États —, et des groupements plus restreints qui s’y rattachent, comme les départements ou les communes.

Prenons spécialement les nations — ou les États. —[2]. La nation — au sens où les économistes emploient ce mot[3] —, c’est une collectivité d’hommes qui possède un territoire et qui a une organisation politique ; et on parle de l’État quand on pense à cette organisation, aux institutions qui la manifestent et aux autorités qui sont établies pour en assurer le fonctionnement.

La nation, comme l’individu — ou la famille —, a une vie économique qui n’est point complètement séparée de celle des unités économiques semblables qui l’entourent. Cependant pour la nation, en général, les relations économiques avec les nations étrangères ont moins d’importance que n’en ont pour les individus leurs relations avec les autres individus. Dans nos sociétés modernes, les hommes le plus souvent ne produisent guère que pour autrui, et c’est par l’échange qu’ils se procurent la plupart des biens qu’ils consomment. Les nations, au contraire, se suffisent à elles-mêmes dans une très grande mesure : leurs relations économiques avec l’extérieur ne représentent qu’une faible partie de leur vie économique[4]. Cela tient aux facilités que nous donnent, pour l’établissement de relations économiques avec nos compatriotes, la proximité, la communauté de législation, la communauté — qui existe à l’ordinaire pour les membres d’une même nation — de la langue et des mœurs, la tradition, enfin l’absence de ces barrières économiques que la plupart des nations dressent à leurs frontières.

En même temps qu’elles se trouvent relativement isolées les unes des autres, les économies nationales sont différenciées généralement par les caractéristiques que donnent à chacune d’elles les génies différents des nations : chaque peuple a, au point de vue des goûts, des habitudes, etc., ses traits distinctifs qui influent sur son économie.

Considérons maintenant l’économie de la nation, non pas en tant qu’elle résulte des activités économiques des individus qui composent cette nation, mais en tant qu’elle s’ajoute aux économies individuelles et qu’elle contribue à les déterminer. On sait que l’État, qui est en un certain sens la représentation de la nation, est souverain. Celte souveraineté implique l’indépendance vis-à-vis des autres États, le droit pour la nation de conduire ses destinées à sa guise. Elle implique aussi la faculté pour l’État de limiter comme il juge à propos la liberté des membres de la nation, et l’État peut recourir à la force pour se faire obéir. Quel usage donc l’État fera-t-il de sa souveraineté, dans l’ordre économique ? Il s’occupera de dé fendre les intérêts économiques de la nation contre les nations étrangères, par exemple en établissant des droits de douane. Il défendra ces mêmes intérêts généraux de la nation contre les membres mêmes de celle-ci, par qui ces intérêts risqueraient souvent d’être lésés[5]. Il s’emploiera à faire certains besoins de ses nationaux, en donnant, par exemple, l’instruction, en construisant et en exploitant des chemins de fer, etc. Et d’autre part il se procurera, notamment par l’impôt, les ressources qui lui sont nécessaires pour remplir les fonctions indiquées ci-dessus, et telles autres qu’il assume encore.

En tant que l’État cherche à satisfaire des besoins — besoins des nationaux ou besoins propres de l’État —, en tant qu’il est obligé, pour cela, de créer ou d’acquérir des biens, on déterminera sans peine dans quelle mesure on peut utiliser, à propos de son économie, tout ce qui a été dit dans les sections I et II de ce chapitre, et l’on se convaincra que ce qui est vrai, ici, de l’économie de l’individu peut être appliqué, à peu de chose près, à l’économie de l’État. D’autre part, on conçoit sans peine ce qu’est l’intérêt d’une nation. Cet intérêt demande que pour l’ensemble des membres présents et futurs de la nation, dans toute la suite des temps qu’elle est destinée à vivre, la somme du bien-être positif excède le plus possible la somme des maux.

La question qu’il faut soulever, c’est la question de savoir comment les intérêts économiques de la nation pourront être défendus, puisqu’enfin ces intérêts ne sauraient jamais être confiés qu’à des individus.

Pour ce qui est des fonctionnaires de toutes sortes et de tous grades qui constituent les administrations publiques, leur cas n’est pas essentiellement différent de celui des employés des particuliers. La seule différence que l’on constate tient à l’énormité des administrations publiques, laquelle rend plus nécessaire, d’une part une bonne organisation de ces administrations, et d’autre part la présence chez tous ceux qui les constituent d’un esprit de probité et de dévouement à leur tâche.

Mais attachons-nous à ceux qui sont chargés de diriger les administrations, et de prendre toutes les grandes mesures intéressant la nation : au souverain ou aux membres du gouvernement, qui détiennent le pouvoir exécutif, aux membres des assemblées, qui exercent le pouvoir législatif. Ne seront-ils pas tentés souvent, eux aussi, de faire passer avant les intérêts généraux qui leur sont confiés des intérêts particuliers, les leurs propres ou ceux de leurs commettants ? Que l’on ne dise pas que là où la décision appartient à un corps, et non plus à un seul individu, la difficulté d’une conspiration entre les membres de ce corps sera une garantie que les intérêts de la collectivité ne seront pas sacrifiés. C’est de bien des manières que les intérêts particuliers peuvent avoir une influence fâcheuse sur la marche des affaires publiques. Et sans entrer dans plus de détails, il suffira d’indiquer ce fait, qui n’est que trop établi par l’histoire des démocraties contemporaines, que les assemblées bien souvent résolvent les questions par des compromis entre les intérêts particuliers, compromis qui sont loin de coïncider avec l’intérêt général. Ici encore, par conséquent, un bon agencement de la machine — il s’agit de la machine politique — est nécessaire, et plus encore à coup sûr le désintéressement et le zèle civique de ceux qui sont chargés de faire marcher cette machine.




    Antagonismes économiques, partie III, chap. 1, I-II. Nous retrouverons d’ailleurs dans l’appendice I la question que nous rencontrons ici.

  1. Cf. Philippovich, Grundriss, ler vol., § 7.
  2. Voir, sur cette question, Schmoller, Grundriss, §§ 101-112 (trad. fr., t. II).
  3. Il y a un autre gens du mot, familier surtout aux historiens et aux philosophes. Pour ceux-ci, la nation est ordinairement une collectivité d’hommes qu’unit la volonté d’avoir de ? destinées communes, de former un État : c’est en ce sens qu’ils parleront de la nation polonaise, par exemple.
  4. Le commerce extérieur spécial de la France s’est élevé, en 1905, à 4,50 milliards environ à l’importation et à 4,45 milliards à l’exportation (Annuaire statistique de 1905, p. 3°) ; on peut estimer, grossièrement sans doute, ce que cela peut faire de bénéfices pour la nation. Il y a maintenant les revenus que les Français retirent de leurs placements au dehors, les sommes dépensées en France par les étrangers de passage, etc. Mais tout cela nous laisse bien loin des 25 milliards où se monte, croit-on, le revenu annuel de la nation.
  5. Il faut lire les développements qu’Effertz a donnés à cette idée dans ses