Manuel d’économique/2/2/2

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II. — Le caractère mercantile de la production


120. Importance très réduite de l’économie « naturelle ». — La production contemporaine est, dans son ensemble, mercantile : ceci constitue sa deuxième grande caractéristique.

Toutes les sociétés ont passé, au cours de leur histoire, par un stade dans lequel chaque unité économique élémentaire produisait tout ce qui servait à satisfaire les besoins de ses membres, et où l’échange était inconnu ; beaucoup de sociétés n’ont pas dépassé ce stade, ou ne l’ont dépassé que très peu. Dans nos pays mêmes, le temps n’est pas si éloigné de nous où chaque famille — à la campagne tout au moins — produisait quantité de choses que l’on achète maintenant, où chaque famille fabriquait son pain, filait, tissait, cousait ce qui lui était nécessaire, etc.

Ce qui subsiste chez nous, de nos jours, de l’ancienne économie naturelle, comme on l’appelle souvent — cette dénomination, à la vérité, n’est pas très heureuse —, il est difficile d’estimer d’une manière un peu précise quelle part cela représente dans la production générale. Il n’y a point, ici, de statistiques auxquelles on puisse recourir. On ne peut guère fonder une évaluation — qui sera nécessairement très imparfaite — que sur les observations auxquelles chacun a pu procéder.

Appliquons-nous, tout d’abord, à bien définir notre concept. Il n’y a pas économie naturelle quand un individu produit des biens qu’il emploie, ensuite, à produire d’autres biens destinés à être vendus. Un industriel, qui vend des marchandises d’une espèce a, fabrique des biens d’une espèce b, parce que ceux-ci lui servent à produire ceux-là : il n’y a rien là qui doive être regardé comme de l’économie naturelle. Il n’y a économie naturelle que lorsque l’on produit — ou que l’on travaille — pour sa propre consommation.

Il est à noter, toutefois, que la démarcation de l’économie naturelle et de l’économie mercantile n’est pas toujours aisée à établir. Il semble bien qu’il y ait lieu d’inscrire dans l’économie naturelle ces travaux que l’on fait exécuter par des domestiques. Sans doute le domestique est payé par son maître. Seulement il appartient à la maison : et c’est ce qu’exprime précisément le mot « domestique ». La femme de ménage qui vient tous les jours passer un certain nombre d’heures dans une maison parait de voir être assimilée au domestique : et la raison en est que cette femme de ménage, pendant les heures qu’elle donne, se met à la disposition de ceux qui l’emploient ; elle fournit des services dont la nature n’est pas déterminée à l’avance d’une manière parfaitement rigoureuse. Les services, au contraire, qu’un laveur de vitres — là où ce métier existe — ou qu’un frotteur fournissent rentrent dans l’économie mercantile. Et il en est de même pour les services que fournissent les employés de ces hôtels pour familles comme il en existe beaucoup aux États-Unis : car ces employés ne sont pas payés directement par les familles qu’ils servent.

Où donc, aujourd’hui, trouverons-nous des restes de l’ancienne économie naturelle ? Ce sera surtout chez les agriculteurs. Ceux-ci gardent assez souvent, pour le consommer eux-mêmes, une partie du blé qu’ils ont pro duit. Ils consomment encore des légumes, du lait, des œufs, de la viande de porc qu’ils tirent de leur exploitation. Mais dans les villes, et d’une manière générale chez tous ceux qui ne vivent pas de la terre, l’économie naturelle se réduit à l’ordinaire à la préparation des aliments, au raccommodage des vêtements, à l’entretien du logement et du mobilier.

121. Causes et conditions de son recul. — Il serait intéressant de rechercher comment l’économie mercantile s’est formée, et pourquoi elle a pris le développement que nous constatons aujourd’hui. Ce qui apparaît tout de suite, c’est que ce développement de l’économie mercantile a été la condition de l’accroissement de la production. Mais est-ce répondre suffisamment à la question que nous posions, que de montrer les conséquences que devait avoir la substitution de la production pour l’échange à la production pour la consommation directe ? Il faut ici, semble-t-il, distinguer entre les commencements de la production mercantile, et sa généralisation ultérieure. S’agit-il de l’origine de ce mode de production ? Elle s’expliquera en partie, à coup sûr, par les avantages que certains individus auront trouvés à échanger les produits de leur industrie ; peut-être cependant est-il nécessaire de faire intervenir encore des causes d’une autre sorte, comme par exemple l’établissement par les rois, par les seigneurs, par les maîtres étrangers — dans le cas des colonies — d’impôts qu’il faut acquitter avec des biens déterminés, et la nécessité qui en résulte de vendre des produits. Mais la production mercantile une fois apparue, il semble bien que le ressort de l’intérêt individuel suffira pour en étendre le champ.

Comment se déterminent au juste les domaines respectifs de la production mercantile et de la production familiale ?

D’après Effertz[1], pour que la production mercantile prenne la place de la production familiale, il faut qu’elle soit supérieure techniquement à celle-ci ; mais cela ne suffit pas. Imaginons un bien qui, produit dans la famille, coûte une quantité de travail égale à , et qui, produit par un industriel quelconque, coûte une quantité égale à . Si 1 unité de travail est payée au travailleur un prix , le coût de notre bien, produit à la maison, sera égal à  ; mais acheté, il ne vaudra pas , il vaudra, c’est-à-dire davantage : et cela, parce que celui qui produit des biens pour les vendre entend réaliser un gain. La production mercantile ne se substituera donc à la production familiale qu’autant que la supériorité technique de celle-là atteindra un certain degré, qu’autant que l’on aura exactement

Effertz nous montre, après cela, comment sa formule permet de com prendre les fluctuations que l’on observe, parfois, dans l’importance relative des deux catégories économiques qui nous occupent. La technique de la production en gros et celle de la production familiale — laquelle est nécessairement une production sur une très petite échelle — vont se perfectionnant, dans notre époque, l’une et l’autre ; mais tantôt c’est l’une, tantôt c’est l’autre qui progresse le plus vite ; et en conséquence, sans que la production en gros perde sa supériorité technique, on peut voir, parfois, la production familiale reconquérir des domaines qu’elle avait perdus : l’invention de la machine à coudre, par exemple, lui a donné, pour de certaines choses, un regain de vitalité.

Telle est dans son essence la théorie d’Effertz. Elle repose sur cette affirmation que le producteur qui produit pour vendre établit ses prix de manière à recevoir de ses acheteurs, non seulement le paiement de ses frais, mais quelque chose en plus. Dans les frais de notre producteur, au reste, il faut mettre non seulement ses débours, mais d’autres éléments encore, comme l’intérêt de ses avances, avec la prime nécessaire pour couvrir ses risques, et la valeur de son travail, calculée d’après ce qu’il pourrait gagner s’il travaillait pour le compte d’un autre. La question, en somme, est de savoir s’il y a pour le producteur-vendeur en tant que tel un revenu spécifique. Si ce revenu existe — et nous verrons plus tard, quand nous traiterons de la distribution, qu’il existe en effet — , la théorie d’Effertz se trouve justifiée dans son principe.

Pour pouvoir appliquer, toutefois, d’une manière correcte cette théorie aux phénomènes de l’expérience, il est nécessaire dénoter au préalable divers points.

1° Les biens que nous pouvons acheter sur le marché ne sont pas toujours exactement pareils aux biens correspondants que nous produirions nous-mêmes. La cuisine du restaurant est différente de celle que l’on fait à la maison ; et de plus, même si les mets étaient identiques, ce ne serait pas la même chose de manger au restaurant que de manger chez soi : la nécessité d’aller prendre ses repas dehors, de manger au milieu de per sonnes étrangères, tout cela nous fait préférer communément la deuxième organisation. Si les Américains du nord, souvent, vivent à l’hôtel, ce n’est pas que cela leur revienne moins cher : c’est — entre autres choses — pour éviter les ennuis que leur causeraient, s’ils avaient un appartement à eux, les domestiques.

2° Le calcul du prix de revient des biens achetés et des biens produits à la maison est plus compliqué qu’on ne pourrait croire au premier abord. Ainsi la production mercantile, qui à bien des égards est moins coûteuse que la production familiale, comporte des frais, souvent, que celle-ci n’a pas à supporter, et que l’on ne considère pas assez. L’industriel qui tient un restaurant a un loyer à payer, et d’autant plus élevé que la concurrence l’oblige à s’installer à proximité des clients à qui il s’adresse ; pour pouvoir faire sa cuisine chez soi, au contraire, on n’a pas besoin, à l’ordinaire, de payer un loyer plus élevé que celui qu’on paierait autrement.

3° Le triomphe de la production familiale sur la production mercantile, ou inversement, ne sera pas déterminé d’une manière rigoureuse par une formule comme celle d’Effertz. Des facteurs d’un autre ordre interviennent. La tradition d’abord, la coutume maintiennent le trio de de production exis tant, même lorsqu’il a cessé d’être plus avantageux pour les consommateurs : et il en sera surtout ainsi dans les époques de civilisation relativement stationnaire, dans les sociétés où l’esprit conservateur, le misonéisme domine. D’autre part on conservera la production familiale, dans certains milieux, même lorsqu’il serait plus économique d’acheter ce dont on a besoin, par avarice, à cause de cette illusion si fréquente qui fait croire que l’on s’appauvrit chaque fois qu’on débourse de l’argent. Enfin on n’a pas toujours la possibilité d’adopter, pour se procurer tels ou tels biens, le mode qui serait le plus avantageux. Une ouvrière, par exemple, pourrait trouver son avantage à consacrer chaque jour un certain temps à des travaux de couture qu’elle ferait, pour elle et pour sa famille ; mais elle n’est pas libre de répartir son temps comme elle voudrait entre les travaux de l’atelier et les travaux domestiques : on ne l’emploie, à l’atelier, qu’à la condition qu’elle y passe la journée tout entière.

122. Les conséquences. — Il resterait, maintenant, à parler des effets qu’a pu avoir le développement si grand pris par la production mercantile. Nous avons déjà indiqué, en passant, comment ce développement avait été la condition des progrès de la production en général. Avec la production mercantile — en d’autres termes avec l’échange — chaque agent productif est employé à cette sorte de production dans laquelle il rapportera, ou dans laquelle il gagnera le plus : et si la production n’est point par là portée à son maximum, à cause de ces conflits de la « rentabilité » et de la « productivité » que nous étudierons plus tard[2], elle est portée du moins bien au delà de ce qu’elle peut être dans une économie purement naturelle. Les terres, par exemple, seront mieux utilisées ; les travailleurs pourront, selon la remarque si pénétrante de Gide, au lieu de régler leur travail sur leurs besoins, le régler sur leurs aptitudes[3]. Et d’autre part la production en grand sera rendue possible, qui est presque partout, comme l’on sait, très supérieure à la production forcément très restreinte de la famille.

À côté de ces conséquences de l’extension de la production mercantile, il en est d’autres qui ne sont pas moins considérables. La production mercantile, entraînant à sa suite la spécialisation des agents productifs, établit entre tous ces agents une solidarité qui sans cela n’existerait pas. Au lieu d’un nombre plus ou moins grand d’économies indépendantes, on a une économie générale dont toutes les parties se tiennent, directement ou indirectement. Quantité de phénomènes nouveaux apparaîtront ainsi, à savoir ces phénomènes que l’on étudie sous les rubriques de l’échange et de la distribution. Et des rapports réguliers s’établissant entre les individus, il ne s’agira plus seulement pour ceux-ci de produire, il s’agira de gagner : ils ne produiront même que pour gagner. L’importance de ces faits apparaît d’elle-même.


  1. Voir les Antagonismes économiques, 2e partie, chap. 4, II, § 3, A, c.
  2. Dans l’Appendice I, section 1.
  3. Principes, liv. II, chap. 1, iv.