Manuscrits Arabes relatifs au règne de Saint-Louis/Histoire des dynasties qui ont régné en Égypte

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Collection complète des mémoires relatifs à l’histoire de France
Texte établi par Claude-Bernard Petitot (p. 50-56).



EXTRAIT


DU


MANUSCRIT ARABE


INTITULÉ


Lethaifahbar el ewwel fi men tessarréfé fi masr men erbabil duvel,


ou


HISTOIRE DES DYNASTIES QUI ONT RÉGNÉ EN ÉGYPTE ;


Composé par Ishaki.




Le sultan Essalih-Nedjm-Eddin, fils de Melik-Kamil, succéda à son frère Adil-Aboubekr, qui fut détrôné l’an de l’hégire 637 [1239], et fut l’avant-dernier roi de la dynastie des Eioubites.

Ce fut sous le règne de ce prince que le roi de France se présenta devant Damiette ; jamais conquête ne coûta moins de peine ; la garnison et les habitans, saisis de frayeur, avoient abandonné la ville et laissé les portes ouvertes : les Français, étonnés de ne voir paroître personne, n’osent d’abord approcher et craignent quelque surprise ; mais bientôt instruits de la désertion des habitans, ils entrent dans la ville : la perte de cette place fut attribuée à la maladie du Sultan : mais la lâcheté de la garnison en fut la seule cause. Elle ne resta pas impunie, et Nedjm-Eddin indigné, fît étrangler cinquante des principaux officiers. Après cet exemple il se rendit à Mansoura, malgré le triste état où sa santé étoit réduite, et tâcha de fortifier cette place le mieux qu’il lui fut possible. Cependant la maladie de ce prince empira, et il mourut le 14 de la lune de Ramadan l’année 647 de l’hégire [1249]. L’arrivée des Français en Égypte, et la crainte qu’ils ne profitassent de la mort du Sultan pour pousser leurs conquête, furent cause qu’elle fut tenue secrette. La sultane Chegeret-Eddur son épouse n’en fit part qu’à l’émir Fakreddin et à l’eunuque Djemal-Eddin-Muhsun ; l’on expédia un courrier à Touran-Chah pour lui apprendre la mort de son père, et l’engager à se rendre promptement au Caire : cependant les ordres continuoient à s’expédier dans toute l’Égypte au nom du sultan Nedjm-Eddin, comme s’il eût été encore vivant.

Malgré toutes ces précautions les Français furent instruits de la mort du Sultan ; ils sortirent de Damiette et vinrent camper à Fariskour : la mort du Sultan n’étant plus un mystère pour ceux à qui l’on avoit tant d’intérêt de la cacher, on en fit part aux habitans du Caire, et on leur marqua en même temps que l’ennemi approchoit ; la lettre fut lue dans la chaire de la grande Mosquée ; la consternation fut générale ; l’on n’entendoit, dans l’assemblée, que soupirs et sanglots ; et il sembloit que l’ennemi fût aux portes de la ville ; personne ne doutoit que l’Égypte, privée de son roi ne devînt la conquête des Chrétiens : on leva des troupes dans le Caire, on en fit venir de toutes les places de l’Égypte, et on les rassembla hors de la ville.

De Fariskour, les Français vinrent camper à Gharmesah, de là à Barmoun ; ils mirent ensuite le siège devant la ville de Mansoura : les béliers et les autres machines de guerre furent dressés contre la place. À la pointe du jour, les assiégeans y entrèrent par surprise ; l’émir Fakreddin étoit alors au bain ; il sort aussitôt, monte à cheval et se met à la tête des troupes pour repousser l’ennemi. Le combat fut long et opiniâtre ; les Français étoient déjà maîtres d’une partie de la ville ; leur roi avoit pénétré jusqu’au palais du Sultan ; et, sans les esclaves baharites il s’en seroit rendu maître. Ces courageux Mamelucs, qui avoient déjà donné des preuves de leur valeur sous Nedjm-Eddin, chargèrent les Français avec tant d’impétuosité qu’ils rompirent leurs rangs et les mirent en fuite ; quinze cents cavaliers des ennemis périrent dans cette occasion ; il n’en seroit pas échappé un seul ; mais, comme on se battoit dans des rues étroites et tortueuses, cette circonstance favorisa leur retraite.

Sur ces entrefaites Touran-Chah arrive, enlève aux ennemis cinquante-deux de leurs bâtimens, et mille Français sont tués ou faits prisonniers ; bientôt leur armée manqua de provisions : les Musulmans profitent de leur foiblesse, les entourent de tous côtés, et les chargent en même temps. Les Chrétiens ne font aucune résistance ; ils abandonnent leurs tentes et leur bagage et prennent la fuite ; trente mille furent passés au fil de l’épée, sans compter ceux qui se précipitèrent dans le Nil et s’y noyèrent : leur Roi s’étoit réfugié à Minieh, village proche Damiette ; il se rendit à condition qu’on lui accorderoit la vie. Touran-Chah y consentit ; ce prince infortuné fut chargé de chaînes et conduit à Mansoura, avec son frère et plusieurs seigneurs ; tous ces illustres prisonniers furent enfermés dans la maison de Fakreddin-Lokman, sous la garde de l’eunuque Sahib.

Le Roi, en fuyant, avoit laissé tomber son bonnet, qui fut trouvé sur le champ de bataille ; il étoit de velours écarlate et garni d’une fourrure de petit-gris : la ville de Damiette fut rendue après avoir resté onze mois et sept jours entre les mains des Français. Moyennant la reddition de cette place, le Roi, la Reine, son frère et les seigneurs qui étoient avec lui, recouvrèrent la liberté. À peine ce prince fut-il retourné dans sa patrie, qu’il leva une nouvelle armée, passa en Afrique et mit le siège devant Tunis ; mais sa mort délivra les Tunisiens du danger qu’ils couroient : un certain Ismaël-Erreian, habitant de cette ville, fit pendant le siège ce quatrain :

Français, ignores-tu que Tunis est la sœur du Caire ? Songe au sort qui t’attend ; tu trouveras devant cette ville le tombeau, au lieu de la maison de Lokman ; et les deux terribles anges Munkir et Nakir[1] remplaceront l’eunuque Sahib.

Il sembloit que le poète eût prévu la mort de ce prince.

Le sultan Nedjm-Eddin avoit fait bâtir, dans une île formée par le Nil, une forteresse ; il confia la garde de cette place importante à des esclaves Turcs, qui furent surnommés Baharites ou Maritimes, parce que cette place étoit sur le bord du Nil : le chef de ces esclaves s’appeloit Khatai. Touran-Chah fut assassiné l’année 647 de l’hégire, dans la lune de Muharrerm. Les menaces qu’il fit en demandant les trésors de son père, à la Sultane, furent la cause de la mort de ce prince ; la Sultane intimidée et craignant pour sa vie, résolut de le prévenir ; elle anima les esclaves baharites contre lui ; le caractère sombre, mélancolique et soupçonneux du Sultan, avoit aliéné tous les grands du royaume : les esclaves baharites en servant le ressentiment de la Reine vengeoient leurs propres injures ; Touran-Chah à peine sur le trône les avoit éloignés des charges, et sembloit les mépriser ; ils n’ignoroient point que, lorsqu’il étoit ivre il allumoit des bougies, et que, du tranchant de son sabre il en faisoit voler les extrémités en disant : C’est ainsi que je veux traiter les esclaves baharites. Ils entrèrent un jour dans sa tente, le sabre nu à la main ; ce prince prend la fuite ; ils le poursuivent et lui déchargent quelques coups ; il échappe, se réfugie dans un donjon de bois qui étoit sur le bord du Nil, et se barricade. Les conjurés y mettent le feu, malgré les promesses qu’il leur faisoit de quitter le trône et de s’en retourner à Kéifa ; la flamme gagne le donjon ; le sultan se précipite dans le Nil, où ces barbares achevèrent de le massacrer ; de sorte que le fer, le feu et l’eau furent tour-à-tour mis en usage, pour lui ôter la vie : son corps resta trois jours abandonné sur les bords du Nil. On lui donna ensuite la sépulture.

Après le massacre de Touran-Chah, la Sultane fut proclamée reine d’Égypte ; l’émir-Azzeddin-Aibegh, Turcoman de nation, fut déclaré généralissime de toutes les troupes, et premier ministre : cette princesse, après avoir régné trois mois, abdiqua volontairement la royauté ; l’émir Aibegh de premier ministre devint roi, et commença la dynastie des esclaves baharites. Après avoir régné sept ans, la Sultane qui l’avoit épousé et avoit quitté la couronne pour la mettre sur la tête de son époux, le fit assassiner. Aibegh étoit brouillé avec elle depuis quelque temps ; il étoit las de n’avoir que le nom de roi, et d’être obligé d’obéir à tous les caprices d’une femme impérieuse et jalouse en même temps. Elle lui reprochoit sans cesse de l’avoir placé sur le trône, et de lui avoir remis toutes les richesses du sultan Nedjm-Eddin ; elle avoit poussé la jalousie si loin, qu’elle l’avoit forcé de répudier une de ses femmes, mère de Noureddin son fils. Aibegh, pour se séparer de la Sultane, avoit abandonné le château, séjour ordinaire des rois, et avoit pris un palais dans un autre quartier du Caire ; ensuite il se fiança avec la fille du prince de Mousol. À cette nouvelle la Sultane devint furieuse, et elle jura de se venger ; elle dissimula cependant, et lui envoya un homme de confiance, sous prétexte de vouloir se réconcilier avec lui ; Aibegh donna dans le piège et retourna au château : au bout de quelques jours la Sultane choisit l’instant que ce prince étoit au bain ; elle entre suivie de cinq assassins, les uns le saisissent à la gorge, et les autres le prennent par les parties que la pudeur ne permet pas de nommer. Il tâcha de toucher la sultane, et soit qu’elle fût véritablement émue ou qu’elle feignît quelque pitié, elle dit aux assasins de l’épargner ; mais ils achevèrent de le massacrer, en répondant à la Sultane que s’ils laissoient la vie à Aibegh, il s’en vengeroit sur elle et sur eux. Nourreddin, fils de ce prince d’une autre de ses femmes, conçut la haine la plus violente contre la Sultane ; il résolut de la punir du meurtre se son père ; il corrompit à force d’argent les propres esclaves de cette princesse, qui l’assommèrent à coups de galoches[2]. Son corps fut jeté tout nu, dans un fossé et resta dans cet état quelques jours ; on le mit ensuite dans le tombeau que, de son vivant, elle avoit fait bâtir pour elle.

Le sultan Nourreddin succéda à son père Aibegh, et fut le second Sultan de la dynastie des esclaves baharites ; il régna deux ans et huit mois, et fut assassiné.

Elmelik-Eldaer, autrement dit Bibars-Elbondukdari fut le troisième prince des esclaves baharites ; il régna avec gloire dix-sept ans et deux mois et demi, et mourut à Damas ; c’est le même Bibars qui, à la tête des Mamelucs, empêcha le roi de France de s’emparer de Mansoura.

Le sultan Echref-Hagi fut le dernier des esclaves baharites ; il monta sur le trône à l’âge de six ans, sous la tutelle d’un certain Berkoukielboga, qui chassa son pupille et s’empara du Royaume l’année 784 de l’hégire ; il fut dépossédé à son tour, et le sultan Echref-Hagi remonta sur le trône. Quelque temps après, dégoûté de la royauté, il l’abdiqua volontairement, et Berkouk lui succéda. Ce Berkouk commença la dynastie des esclaves circassiens, qui ont régné en Égypte cent vingt-un ans sous vingt-deux rois différens ; le dernier de cette dynastie fut Toumanbey, que sultan Sélim, empereur des Turcs, après avoir conquis toute l’Égypte, fit pendre à une des portes de la ville du Caire.


  1. Voyez la note au sujet de Munkir, page 56.
  2. De galoches : les esclaves portent dans la maison des espèces de galoches.