Marca/9

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Charpentier (p. 101-117).



CHAPITRE IX


— Voyons, ma jolie demoiselle, achetez-moi donc quelque chose, à moi aussi !…

Toutes les marchandes de fleurs de la Madeleine poursuivaient Marca de ce cri ; la jeune fille allait, venait, affairée et heureuse ; elle était accompagnée d’une femme de chambre et suivie d’un grand laquais, qui, gravement, portait des pots de fleurs, des paquets de roses, de muguets, des gerbes de giroflées et de lilas, si bien qu’il était forcé de tenir haut sa tête à favoris, pour voir à se diriger et à suivre « mademoiselle » qui était en train de charger également la femme de chambre. Marca avait enfin obtenu la permission d’aller passer quelques heures auprès de son ancienne maîtresse de pension, qui, elle se le rappelait bien, avait la passion des fleurs.

On était aux derniers jours d’avril, au moment où Paris est véritablement la ville joyeuse par excellence ; toutes ses maisons blanches recevaient gaiement l’éclat du soleil, avec des rayonnements aux vitres. Les arbres aux jeunes feuilles ruisselantes des averses déjà tièdes, donnaient une note fraîche aux longs boulevards, pleins de monde ; le ciel, où couraient de blancs nuages, montrait de grands lambeaux d’un bleu intense ; il soufflait des bouffées de vent qui faisaient frissonner les arbres et forçaient les femmes à retenir leurs jupes. C’était surtout à ce joli marché aux fleurs de la Madeleine que le printemps apparaissait triomphant, parfumé des bonnes senteurs des violettes, des lilas et des roses. Les grandes plantes vertes s’épanouissaient à l’air doux. Les marchandes, qui pendant les temps froids grelottent tristement sous leurs tentes mouillées, les pieds sur une chaufferette, les mains enveloppées dans leur tablier, reprenaient leur air gaillard et faisaient de bonnes recettes. Des mondaines en toilette élégante marchandaient avec la même volubilité de paroles que les ouvrières ; les enfants, heureux du beau temps, se sentaient des envies folles de courir, de crier, et tiraient les mamans par la main. Tout ce monde riait, causait, flânait, était heureux, car le vilain hiver était fini.

Mais c’était Marca surtout qui semblait à sa place au milieu des fleurs ; sa jeunesse répondait au printemps, ses joues fraîches, ses yeux limpides, son beau rire d’enfant, faisaient qu’on se retournait pour la regarder : on souriait à ses dix-huit ans qu’elle allait atteindre, comme au joli mois de mai qui était proche. Il y a quelque chose dans la jeunesse franche et rayonnante qui fait que l’on s’arrête volontiers pour songer avec un attendrissement soudain à cette existence qui commence ; on sait gré à une jeune fille d’être vraiment jeune et joyeuse, de s’avancer tête haute, avec la tranquille assurance de l’ignorance, à la conquête de quelque chose de merveilleux, d’un bonheur rêvé qui semble un droit. Pour rien au monde on ne voudrait détruire cette ignorance, insinuer un doute dans cet esprit confiant. Quand on passe près d’elle, on se sent ému et une larme monte du cœur à la paupière.

— Au moins celle-là ne lésine pas, se disaient les marchandes les unes aux autres. Est-elle gentille, tout de même ! ça doit donner du bonheur, rien que de la voir. La journée sera bonne, elle m’a acheté des roses.

Cependant, il fallait bien en finir avec les achats ; la voiture qui attendait, à l’ombre de la grande église, ne pouvait pas contenir le marché tout entier ! En ce moment survint une averse subite et que le soleil, seulement à demi voilé, éclairait, faisant étinceler les gouttes et miroiter les flaques d’eau. Il y eut des petits cris de femmes, un bruissement de parapluies qui s’ouvraient : les marchandes se réfugiaient, en riant, sous leurs tentes, et Marca, ramassant ses jupes, et montrant ses jolis pieds aux bas rouges, se mit à courir, riant aussi, vers la voiture. Le laquais, toujours grave et digne, ouvrit la portière, entassa bouquets et plantes sur la banquette de devant, et l’on roula vers le boulevard extérieur, en éclaboussant les passants qui se hâtaient.

La voiture s’arrêta devant une maison très haute, qui semblait avoir poussé là par méprise ; tout à côté se trouvait une masure à demi écroulée, et qui attendait humblement le marteau démolisseur. Les trottoirs étaient mal entretenus ; en face, des maçons gâchaient du plâtre, et travaillaient à toute une rangée de maisons en construction. Tout cela avait un aspect triste, le soleil pénétrait difficilement dans cette partie de la rue à cause de la grande diablesse de maison devant laquelle stationnait la voiture. Les gamins du voisinage se groupaient autour de l’imposant équipage, et regardaient le cocher impassible, son fouet en arrêt, et le beau laquais aux amples favoris, qui tenait un parapluie ouvert.

Marca se sentit prise par le froid de l’escalier, où l’air n’était jamais renouvelé ; il était étroit, bien luisant, et tout pénétré de cette odeur particulière à certains escaliers de Paris ; un mélange de moisissure, de cire, et d’émanations de cuisine La fenêtre étroite de chaque étage laissait voir une cour très longue et irrégulière de forme ; outre le bâtiment principal, il y avait d’autres corps de logis qui étaient franchement pauvres ; un peu plus loin, au fond de la cour, qui était presque une cité, se trouvaient des ateliers de peintre reconnaissables à leurs grandes fenêtres nues ; puis enfin, dans le coin, tout contre le terrain vague, un petit hôtel qu’on était assez étonné de voir en un tel endroit ; il était ombragé par de grands arbres, assez bien masqué et séparé de son entourage vulgaire par un petit jardin, dont on apercevait la verdure par dessus le toit. C’avait peut-être été quelque caprice de propriétaire se réservant un joli coin au milieu des bâtiments de rapport, un caprice qui n’avait pas duré, car le pavillon était évidemment abandonné ; les persiennes, à la peinture tout écaillée, étaient fermées ; il ne semblait y avoir de vie que dans le jardinet, entouré de murs.

Tout cela, Marca le vit en montant les cinq étages. Le bruit de la cour, regorgeant d’habitants, venait mourir dans cet escalier d’une respectabilité froide. Ici, pas un son ; à chaque palier il y avait trois portes bien closes, chacune avec son paillasson étroit. On devinait, rien, qu’au maigre cordon de sonnette, qu’ici se réfugiaient les petits rentiers, dont la vie se passe à économiser sur les nécessités de la vie, pour arriver à joindre les deux bouts à la fin de l’année ; des vieilles filles bien tranquilles, se consolant, avec un chat ou des oiseaux, des affections qui leur ont manqué ; tout un monde décemment pauvre cherchant à se cacher, ne demandant au monde que l’oubli : toutes ces tristesses qu’on devinait à moitié, venaient ajouter au froid de l’escalier, à l’odeur de renfermé. Marca, qui s’était élancée joyeusement, avait ralenti son allure ; il lui semblait maintenant que ces fleurs qu’elle tenait à pleines mains, et dont était chargée la femme de chambre qui la suivait, n’étaient pas à leur place. Alors, elle se demanda avec un serrement de cœur ce que pouvait bien faire sa bonne madame Langlois, dans un petit appartement, au cinquième étage d’une maison pareille. Elle l’avait toujours vue entourée sinon de luxe, au moins d’un grand confortable.

Dans le billet qu’elle avait reçu de son ancienne maîtresse, il avait bien été question d’un grand revers de fortune ; mais la jeunesse heureuse comprend mal le sens des mots : chagrin, malheur ; et Marca se trouvait si peu préparée à ce changement brutal, qu’elle ne savait plus bien quelle contenance faire. Quand elle se trouva enfin au cinquième, elle hésita quelques instants avant de sonner. Julie, la femme de chambre, ne disait rien, mais un pli de sa lèvre indiquait assez son mépris pour cette pauvreté décente.

Madame Langlois, elle-même, vint à la porte et resta un moment sans bien comprendre ; alors elle ouvrit ses bras, toute rayonnante.

— Mais c’est le printemps en personne qui vient me faire visite.

La voix n’était pas changée, ni les belles manières douces et calmes. Marca oubliant toutes ses hésitations, embrassait sa « chère madame » deux fois pour une.

— Vous pouvez me laisser, Julie, dit-elle joyeusement, et ne revenir me chercher qu’à cinq heures ! Marraine le permet. Mettez seulement ces fleurs et le panier au salon. Par ici, n’est-ce pas ? Vous voulez bien de moi pour le déjeuner, chère madame ? j’ai dévalisé un pâtissier aussi bien que le marché aux fleurs — vous savez, j’adore toujours les petits gâteaux… et vous me laisserez mettre le couvert !

Julie, pleine de mépris intérieur, déposa son fardeau, et se glissa hors de « ce taudis », comme elle l’appela, un peu plus tard, à l’office. Marca continua son babillage, mais d’un coup d’œil elle embrassa l’humble logis ; les fleurs entassées sur la table du petit salon, la couvraient tout entière ; Marca reconnut quelques meubles les moins grands, les moins beaux, de l’ancienne maison ; le salon était visiblement en même temps la salle à manger ; un petit buffet, laissait voir à travers ses vitres des assiettes et des verres ; une porte était ouverte sur la chambre à coucher ; et au bout de la petite antichambre mal éclairée, on devinait la cuisine ; c’était tout. Au salon, point de ces jolies bagatelles qui donnent si facilement un air d’élégance même aux demeures modestes ; le strict nécessaire, rien de plus ; un seul fauteuil auprès de la fenêtre ; madame Langlois s’y trouvait maintenant, cherchant à sourire, mais n’y réussissant qu’à demi !

Jusqu’alors Marca avait bavardé, surtout pour n’avoir pas à questionner. Mais maintenant, les larmes aux yeux, elle se mit à genoux, appuyant la tête contre l’épaule de sa vieille amie, très caressante, très enfant.

— Dites ? Qu’est-ce que tout cela signifie ? j’ai bien le droit de le savoir, puisque je vous aime.

— Ma pauvre enfant, pourquoi vous attrister ? J’aime à vous voir heureuse, cela me fait du bien ; j’oublie, pendant que je vous regarde ; laissez-moi oublier.

— Non. Je ne suis plus une enfant, maintenant ; je saurais vous comprendre et vous plaindre ; j’ai des moments de tristesse — moi aussi.

— Qui ne laissent guère de traces, fit madame Langlois souriant à ce frais visage qu’elle prit dans ses mains.

— Peut-être… C’est qu’il est si bon d’être heureux ! Je ne crois pas que cela rende égoïste ; j’aimerais tant à vous donner un peu de mon bonheur.

— Donnez-moi un peu de votre affection, cela me suffira. Vous avez dix-sept ans, moi j’en ai cinquante-cinq ; vous êtes pleine de vie, moi je me meurs lentement, mais sûrement ; je connais mon mal ; je l’étudie ; chaque jour il fait un peu de progrès que je guette avec beaucoup de sang-froid ; je sais aussi bien que mon médecin qu’il ne me reste que peu de temps à vivre. Je suis comme les animaux blessés, je me cache pour mourir ; j’ai la pudeur de mon mal. Vous êtes étonnée de me voir dans cet appartement si pauvre et si nu ; c’est bien simple : j’ai dû donner — pour sauver quelqu’un — deux cent mille francs, c’était tout ce que j’avais ; la vente de mes meubles, de mes quelques bijoux, a produit de quoi me faire une rente viagère qui me permet de manger tous les jours, de payer un médecin, et d’avoir une femme de ménage qui nettoie l’appartement et qui, le soir, vient faire mon dîner ; les restes du dîner forment mon déjeuner du lendemani que je sers moi-même… vous voyez qu’en effet, vous pourrez mettre le couvert… Vous vouliez savoir : voilà.

Marca resta silencieuse pendant quelques instants ; c’était un effondrement si terrible, si complet que toute parole de consolation eût été banale ; de plus, sans qu’elle s’en rendît bien compte, cette histoire navrante sonnait comme une note discordante au milieu de l’harmonieux épanouissement de sa jeunesse heureuse ; elle aurait voulu voir le bonheur partout, d’abord parce que le cœur chez elle était bon, et puis aussi parce que le chagrin d’autrui lui donnait comme un remords de sa joyeuse insouciance. Tout cela, elle ne le sentait que très vaguement, et les caresses qu’elle prodiguait à madame Langlois n’en étaient pas moins tendres ; enfin elle dit :

— Mais vous avez des amis, de la famille : on ne laisse pas ainsi seule une personne qu’on aime.

— Comme famille, j’avais — un fils ; je ne l’ai plus. Mes amis étaient des connaissances ; il y a des amitiés qui ont besoin d’être habillées de soie. Mes élèves étaient presque toutes, vous le savez, des étrangères qui sont dispersées un peu partout ; elles m’écrivent quelquefois ; cela durera quelques mois encore, et tout sera fini. Vous me restez, ma petite Marca, parce que votre enfance était sans affections, et que vous vous êtes attachée à moi — faute de mieux. Et encore… croyez-vous, mon enfant, que je ne devine pas pourquoi vous n’êtes pas venue me voir plus tôt ? Je connais votre marraine mieux que vous, quoique je ne l’aie vue qu’une fois ; elle vous a donné la permission de passer quelques heures avec moi, parce qu’il faut contenter les caprices des enfants ; mais la permission ne se renouvellera pas souvent ; il vous faudra oublier votre passé ; il faut que mademoiselle de Schneefeld soit tout entière à son brillant présent.

— Mademoiselle de Schneefeld n’oublie pas ceux qu’elle aime ! s’écria Marca avec un élan plein de jeunesse.

— Vous ne m’oublierez pas, chère petite, car votre marraine ne peut rien sur votre cœur ; mais sur vos actions, elle est toute-puissante. Si le malheur vous touchait, vous me reviendriez, ce serait tout naturel…, et j’en suis réduite à espérer ne plus vous voir ! — Mais allons ! nous sommes folles toutes deux ! Attrister un beau jour comme celui-ci, refuser de jouir d’un moment de bonheur, parce qu’on prévoit les tristesses du lendemain ! Mais c’est absurde ! Voyons, mademoiselle, à l’ouvrage ! À nous deux, nous allons faire la toilette de mon salon, et songer à notre déjeuner en tête-à-tête !

Les larmes à dix-sept ans sèchent vite, et quelques minutes plus tard, Marca babillait joyeusement tout en disposant ses bottes de fleurs avec un goût qui lui était naturel ; il y en eut bientôt partout.

Alors ce fut le tour du déjeuner ; la jeune fille se montra adroite, donnant un air de fête à la petite table avec sa nappe bien blanche et ses verres mousseline, seul luxe que madame Langlois eût sauvé du naufrage. Un énorme pâté, flanqué de hors-d’œuvres pour lesquels Marca témoignait d’une partialité désordonnée, offrait de quoi rassasier des appétits plus formidables que ceux des deux femmes ; la jeune fille avait en effet dévalisé le pâtissier, car un dessert très varié attendait son tour, sur le petit buffet. Comme il y avait des œufs frais à la cuisine, Marca avait voulu les faire cuire à la coque. Elle était heureuse : tout l’amusait.

— Que vous me faites du bien, mon enfant, que vous me faites du bien ! répétait madame Langlois, en suivant des yeux tous les jolis mouvements de son ancienne élève. Elle la trouvait très embellie, grandie, la taille bien prise et élégante ; tous les petits riens de sa jolie toilette de jeune fille étaient d’une richesse sobre ; on sentait que de la tête aux pieds, elle ne portait que des articles choisis, venant des meilleurs faiseurs, coûtant très cher ; et cependant elle était mise avec une extrême simplicité. Madame Langlois, tout en l’examinant, se rappelait ses doutes au sujet de cette enfant, qui semblait si bien oubliée, ses craintes pour l’avenir, et elle était heureuse de se rassurer ; elle sourit en pensant aux efforts qu’elle avait faits auprès de Marca pour lui persuader de travailler à gagner son diplôme. Maintenant tout cela n’importait pas ; il était très évident, rien qu’à regarder la jeune fille, qu’elle était choyée, qu’elle était bien à sa place, la vraie enfant de la maison. Elle se fit raconter sa vie de tous les jours : les visites, les occupations, les bals que la petite mondaine adorait. Comment la baronne Amélie ne pouvait la sentir ; pourquoi, Marca n’en savait rien ; comment Claire l’aimait bien, et Maxime aussi…, mais elle ne parlait de son cousin que lorsqu’on la questionnait, et tout de suite elle rougissait ! Et le temps passait horriblement vite au milieu de tous ces bavardages.

Tout d’un coup on entendit le tintement de la sonnette.

— N’ayez pas peur, ce n’est pas une visite bien longue qui s’annonce. Il est deux heures : c’est Pierre Dubois qui me rapporte un livre et qui vient m’en demander un autre. C’est mon dernier élève, un simple ouvrier, ma chère, qui m’intéresse fort. Il faut que je lui ouvre la porte.

— Par exemple !… Et la jeune fille courut ouvrir.

La porte du salon se trouvait juste en face de l’entrée ; le soleil inondait le salon, la fenêtre était grande ouverte, et l’air du printemps était rempli de l’odeur des fleurs ; Marca se trouvait éclairée de la pleine lumière, la face dans l’ombre ; les rayons du soleil faisaient de ses cheveux frisottants une auréole à sa jolie tête, et dessinaient vivement les contours de toute sa jolie personne.

L’ouvrier resta un instant confus devant une apparition aussi inattendue.

— Entrez, monsieur Pierre, vous voyez ! je connais votre nom. Madame Langlois va vous donner un livre.

Le jeune homme restait très gauche, tenant sa casquette à la main, saluant et balbutiant. C’était un garçon d’environ vingt-quatre ans, très proprement vêtu, l’œil vif, avec un air d’intelligence et de décision dans toute sa personne. Il ne pouvait s’empêcher de regarder Marca, comme on regarde un être d’une autre espèce ; son admiration, qu’il lui était impossible de dissimuler, amusait la jeune fille et ne la déconcertait nullement : Pierre n’était qu’un ouvrier.

— Il faut que je présente mes deux élèves l’un à l’autre. Mademoiselle Marca de Schneefeld, qui est venue ce matin m’apporter un peu de joie, pêle mêle avec beaucoup de fleurs, un pâté monstre et des gâteaux qu’elle croque à belles dents. M. Pierre Dubois, correcteur dans un des grands journaux de Paris.

Pierre cherchait quelque chose à dire à cette belle jeune fille et ne trouvait rien ; Marca lui souriait, s’amusant un peu de cet embarras.

— Voyons, mon ami, reprit madame Langlois pour rompre un silence qui devenait gênant, m’apportez-vous la fin de votre travail ? Voici la première partie, corrigée ; voyez, je mets des observations en marge ; ce qui vous manque le plus jusqu’à présent, c’est la simplicité ; vous voulez trop bien faire. On tient mal une plume quand on s’est ganté pour la tenir.

Pendant que madame Langlois causait avec son dernier élève, le questionnant sur ses lectures et lui disant quelques mots bien précis, bien nets, sur les livres qu’elle lui destinait, Marca s’amusait à feuilleter le volume que le jeune homme venait de rapporter : les « Oraisons funèbres » de Bossuet.

— Mais c’est le livre que j’ai gardé si longtemps dans mon pupitre ; vous en souvenez-vous, chère madame ? J’étais une élève bien moins digne de vos soins que monsieur Pierre, je n’aimais que les romans… Tenez, voilà encore le petit bout de ruban rouge qui servait à marquer où je m’étais arrêtée en lisant ; je ne le dérangeais pas souvent.

Pierre n’écoutait presque plus madame Langlois ; il regardait la jeune fille et le livre qu’elle tenait entre les mains. Enfin il lui fallut bien prendre congé, son travail le réclamait ; il était déjà sur le palier quand il se ravisa. Revenant sur ses pas, il dit :

— Pardonnez-moi, Madame, mais il me semble que je n’ai pas lu les « Oraisons funèbres » avec assez de soin ; me permettez-vous de reprendre le volume et de le garder encore quelque temps ?

C’était une chose toute simple à demander, mais il rougissait comme un écolier pris en faute.

— Mais certainement, certainement !

Marca lui rendit le livre, un peu étonnée de son trouble, puis pensa à autre chose. Madame Langlois, qui avait plus d’expérience des choses de la vie, se dit qu’elle ne reverrait plus ses « Oraisons funèbres ». — Pauvre garçon ! pensa-t-elle.

Quand il fut parti, madame Langlois expliqua à Marca comment elle avait fait connaissance avec l’ouvrier, qui demeurait à l’étage supérieur. Un jour, l’ayant trouvée à moitié évanouie à sa porte qu’elle n’avait pas eu la force d’ouvrir, il l’avait soignée comme un fils aurait pu soigner sa mère. Depuis ce jour ils étaient les meilleurs amis du monde ; il avait déjà une instruction faite de pièces et de morceaux, et lui était très reconnaissant des efforts qu’elle faisait pour achever son éducation.

La fin de l’après-midi arriva trop vite ; Marca se sentait meilleure, moins frivole, auprès de cette femme qui savait souffrir avec tant de dignité simple.

Il fallut s’en aller pourtant, quand Julie, toujours respectueusement dédaigneuse, vint la chercher.

— Je reviendrai, je vous promets bien de revenir ! répétait la jeune fille, et madame Langlois souriait tristement.

Quand la porte se referma, la pauvre femme se laissa tomber dans son fauteuil, regardant les fleurs, dont quelques-unes commençaient déjà à se faner, et elle se dit qu’il était très dur de rester ainsi, seule, à attendre la mort.