Marcel Faure/03

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Imprimerie de Montmagny (p. 36-53).

UNE RENCONTRE


Ce soir d’octobre, après une rude journée de travail, Marcel avait donné rendez-vous à deux de ses amis, anciens camarades de collège, Jean Boulanger et Félix Brunelle. Il ressentait le besoin de venir en contact avec la gaîté spirituelle et polissonne de ces deux fils de cultivateurs, qui, à l’originalité rugueuse du tempérament campagnard, joignaient la culture des humanités et de l’esprit gaulois. Très instruits, ils étudiaient avec l’acharnement d’anciens Bénédictins, dans leurs chambres où s’élevaient des Babels d’imprimés. Ils passaient la moitié de leur temps à bouquiner. Ils étaient foncièrement sérieux, avec un grain de folie à leurs heures. Quand ils étaient en train, ils développaient les thèses les plus impossibles, au grand ébahissement de qui les écoutait.

Marcel avait été attiré vers ces originaux dont la boîte crânienne était bondée de mirages et de soleils, et dont les cœurs s’ouvraient à deux battants sur une vie en pleine floraison. Au lunch qu’ils prirent ensemble, au café du Château, ils vidèrent plusieurs consommations. Leur cerveau en éruption lançait des flammes. Les femmes s’arrêtaient de caqueter pour les entendre.

— Moi, disait Jean en soulevant son verre, je passerais ma vie à écouter ces rimes de Mistral, qui, sur mes vieux jours, me rajeuniraient :


 Pour boire, ô Mariani,
Ton vin de soleil béni,
Ton beau vin de capitaine,
Je le veux à coupe pleine
Ce joli vin de velours,
Vin de jouvence et d’amour !


— Si tu aimes le vin, j’aime la vie, rétorquait Marcel. Tu es bonne, tu es gaie, tu es grande, ô vie du monde, toi qui, dès le sein de nos mères, tendis à nos lèvres tes mamelles douces et débordantes d’espoirs blancs, toi qui es mariée à toutes les chairs pour y enfanter le sourire, la chanson et l’idéal, toi qu’il faudrait adorer comme on adore une femme qui nous murmure ses premiers aveux ! Je veux toujours me plonger dans un bain de vie. Vive l’optimisme ! Laissons les pessimistes offrir leur sang vermeil aux ventouses de la mort ; laissons-les se rendre fous à contempler ses orbites vides et à se faire étreindre par ses muscles séchés ; j’aime les prunelles bleues comme le ciel ou noires comme du jais, les cheveux qui ont la senteur des têtes saines, les lèvres où luit du sang rouge…

— Bravo ! s’écria Félix. Il y a du Musset dans ta caboche. Prends ton luth et me donne un baiser ! La muse et moi n’avons jamais frayé ensemble ; j’ai gardé le relent des étables paternelles et j’ai hérité quelque chose de l’éleveur de renom que fut l’auteur de mes jours. Aussi, je favorise la sélection des sujets de la race humaine, à la mode de la ségrégation dans les troupeaux de bêtes. Je me rappelle les bœufs puissants de la ferme de chez nous : ils étaient de solides gaillards comme nous trois, et leurs flancs frémissaient à la seule songerie de leurs fêtes champêtres. Les laitières étaient belles, grasses et complaisantes, tendres comme les herbes du printemps dont l’arôme leur montait aux narines en bouffées ardentes. Ces sujets gais et spirituels, aux veines gonflées, au pis allongé et souple, ces bœufs fiers de leur force et de leur poil soyeux, mon père les devait à la divine, à la nécessaire sélection. Au rancart les bêtes vieillies, dégénérées, difformes, incompatibles avec la race ! Ainsi des hommes ! Renfermons les rachitiques, les imbéciles, les fous, les politicomanes, les gueulomanes, les bourreurs de crâne, les ingnorantissimes faiseurs de pathos et d’enflures qui étalent leur canaillerie et leur gueuserie ! La sélection ! La sélection ! C’est mon ambition de devenir ministre de la sélection. Alors, vous ne verrez dans le pays que de beaux et fiers hommes comme nous ; que des femmes taillées en déesses, avec des hanches rondes, des tailles fines, des nuques, des yeux… »

Félix s’arrêta, essoufflé. Des rires éclatèrent de toutes parts, et il s’aperçut qu’on l’avait écouté des tables voisines. Près d’eux, à gauche, se tenait une jeune femme drapée d’un manteau d’hermine. C’était Germaine Mondore, de l’Opéra de New-York, en tournée dans la province de Québec, son pays natal. Depuis sa sortie du Conservatoire de Paris, sa renommée était devenue universelle. Sur toutes les scènes du monde, on l’avait couverte de fleurs. Au charme de sa voix, qu’elle développait avec une technique parfaite et beaucoup d’âme, elle ajoutait l’élégance impeccable et la beauté. Elle était l’enfant gâtée des foules. En cet instant, insensible aux regards qui la déshabillaient, ses yeux fixaient Marcel avec insistance. Quand il avait fait son hommage à la vie, elle avait levé la tête vers lui et elle avait vu, sur son front, le signe du génie. Instinctivement et tout de suite, elle avait deviné qu’il était quelqu’un. Marcel avait reconnu l’artiste. Ému, il se tut. Il avait écouté distraitement les boutades de son ami Félix. Le voyant taciturne, Jean lui dit : « Que fais-tu là ? Que signifie ce silence apocalyptique ? »

— La grande admiration est muette, dit Marcel sentencieusement.

Germaine, qui prêtait l’oreille, fut seule à comprendre le sens de ces paroles. Elle parut flattée. Le ton de la conversation s’éleva peu à peu. Faure, que le vin avait rendu hardi, profita d’un moment d’inattention de ses amis pour se glisser près de sa voisine. « Mademoiselle, dit-il, permettez-moi de vous faire part de l’estime que j’ai de votre talent. Vous ne me connaissez pas, et c’est peut-être incivil de vous adresser la parole ; mais vous me pardonnerez, si vous songez que c’est l’unique occasion qui me soit offerte d’entendre votre voix parler pour moi seul.

— Monsieur, le geste que vous venez de faire, je puis me vanter de l’avoir provoqué. Vous m’avez tellement…

— Amusé ?

— Mieux que cela : vous m’avez intéressée. Vous avez si joliment badiné sur la vie… Je vous vois pour la première fois, ce soir, et je suis certaine, car je le sens, que nous sommes deux sympathies qui se cherchaient depuis longtemps.

Ils causèrent comme de vieux amis, lui épris de cette voix aux intonations subtiles, elle, dominée par son intelligence et son regard viriles. Ils rappelaient des souvenirs d’enfance. L’actrice était née à Québec, dans la Basse-Ville, où elle avait joué dans la boue des rues étroites. Le souvenir lui venait d’un magasin Faure, où son père l’avait emmenée, une veille de Noël. Elle y avait noué connaissance avec un Santa Claus colossal et aveuglant de brimborions. Elle n’avait jamais oublié cet événement de sa prime enfance. Plus tard, elle avait été recueillie par un vieil oncle très riche qui la trouvait belle et aimait sa voix. Il l’avait conduite à Paris où l’attendaient les joies capiteuses de la gloire.

Marcel n’aurait jamais cru à tant de simplicité quasi enfantine, en cette émule des plus grands artistes du siècle, qui, après avoir dompté la critique parisienne, avait promené son triomphe à travers le monde. Sous son ample manteau d’hermine qui lui descendait mollement sur les hanches et laissait deviner sa beauté, il la désira. Le sang qui courait sous son épiderme blanc et parfumé rosait à peine ses joues et ses lèvres un peu grandes, des lèvres d’artiste. Le gris foncé de ses yeux avait la douceur des rayons des nuits tranquilles. Son cou qui recevait brutalement la lumière des lustres, était d’une souplesse, d’un dégagé…

La raison de Marcel ployait. Dans la salle voisine, l’orchestre jouait une valse passionnée. Les notes ivres chantaient sous les archets spasmodiques, et les pas des danseurs silencieux rythmaient les mesures voluptueuses. « Si vous le permettez, dit Marcel en lui tendant le bras, nous nous joindrons à eux. »

— « Volontiers ! J’adore la danse ». Et ils partirent parmi les parfums légers que soulevaient les jupes transparentes. Germaine allait, les yeux fermés, transportée dans l’irréel ; on eût dit un vol d’alouette rasant les eaux planes. Faure était tout à elle. Son regard, plongeant dans le visage de la femme, ne bougeait plus. « Vous êtes de la catégorie des exceptionnelles, finit-il par dire. J’aime les étoiles ; mais je n’aurais jamais cru qu’il pût y en avoir ailleurs qu’au firmament. »

— Les artistes, dit-elle après un silence, ne sont vraiment heureuses que quand elles tombent en pleine gloire. Telle fut Rachel ; mais telles elles ne sont pas toutes. Malheur à celles qui se survivent ! Et puis, avez-vous remarqué, dans vos lectures de romans, que les femmes de théâtre qui sont frappées de célébrité sont malheureuses en amour ?

— En effet, je me souviens d’avoir lu une nouvelle… « Histoire Comique », je crois… Mais c’est pure fantaisie.

— Peut-être… Cependant, cette exaltation d’une hallucinée me donne, quand j’y pense, un froid, une douleur… physique. J’entends toujours cette condamnation de notre vie à nous : « Qu’est-ce que ça fait que je sois une grande artiste, si je ne suis pas heureuse ? »

Marcel reconduisit Germaine jusqu’à sa chambre. En passant près d’une fenêtre, ils s’arrêtèrent à regarder le fleuve, qui s’étendait, noir comme une coulée de suie semée d’étincelles sans cesse éteintes et rallumées. Leurs épaules se touchèrent un instant. Ils repartirent aussitôt dans l’étroit corridor. À sa porte, elle lui tendit la main pour qu’il la baisât. « Adieu ! » dit-il.

— Non ! Pas adieu ! Au revoir ! La vie que vous aimez nous réunira.

Rentré chez lui, Marcel fut lent à sommeiller.

L’image de Germaine l’obsédait. Il pensa qu’il lui avait plu et se sentit heureux. Il s’efforça d’abord de reconstituer ses traits, de respirer son parfum ; mais il fut étonné de ne plus voir en lui-même qu’un être confus, lointain. Son cerveau fatigué ne lui présentait que des lignes grossières n’ayant rien de commun avec celle dont il venait d’effleurer la main de ses lèvres… Une grande clarté se fit en lui. Il lui sembla qu’il était transporté dans un jardin en fleurs, des fleurs très larges et qui embaumaient. Elles étaient d’abord blanches, veloutées, douces comme la peau des enfants. Elles devinrent ensuite rouges comme du sang. Il s’en exhalait un encens écarlate. Les couleurs s’atténuèrent, petit à petit, jusqu’au rose tendre, et, alors, une forme de femme, faite de gaze et d’immatérialité, naquit du calice d’un grand lys. Germaine lui souriait dans la clarté. Elle s’élança vers lui, il voulut l’étreindre ; ses mains battirent le vide. Le fantôme avait disparu ; mais il crut entendre des sanglots. Plus une fleur ! Rien que des ténèbres ! Il se dressa sur son lit, en entendant encore des sanglots, dans la chambre voisine. « Stupidité du rêve ! pensa-t-il. Claire pleure ! Elle doit être mal… Allons ! »

En le voyant chez elle, Claire fut effarée.

La rougeur de ses beaux yeux disait assez qu’elle pleurait depuis longtemps. « Es-tu malade ? » demanda Marcel alarmé.

— Va-t’en ! Va-t’en ! Je ne veux plus te voir !

— Ma petite Claire ! Je t’en prie ! Qu’as-tu à me repousser de la sorte ! Tu sais bien que je t’aime et que ça me chagrine de te voir en larmes.

Elle continua à sangloter, muette. Il lui baisa les cheveux et lui murmura à l’oreille : « Dis-moi pourquoi tu pleures.

— C’est toi ! C’est toi !…

— Moi ? Tu plaisantes !

— Oui, toi ! Ce n’est pas propre, ce que tu viens de faire, au Château.

— Mais qui t’a dit ?…

— Personne ! J’y étais. J’ai tout vu, tout entendu. J’en meurs de honte pour toi ! Tout le monde vous a pris pour des goujats. » Elle le repoussa durement.

— Tu m’exaspères, à la fin. Je ne comprends pas qu’une jeune fille qui a des mœurs passe une partie de la nuit à battre les pavés et finisse sa soirée au café !

— C’est faux ! Je n’ai pas battu les pavés. Pendant que tu bambochais avec tes amis, j’étais à l’opéra, avec Céline, notre bonne. À la sortie, nous avons prolongé notre promenade jusqu’au Château… Si j’avais su t’y trouver en pareille compagnie…

— Je t’en prie, calme-toi ! Tu devrais traiter moins durement Jean et Félix, deux braves copains, très intelligents, très… Ils t’ont toujours respectée, n’est-ce pas ?

— Pas tout à l’heure ! Moi, ma bonne, les jeunes filles qui les écoutaient, ils nous ont éclaboussées de leur vulgarité. J’aurais voulu me voir à cent lieues ; mais parce que tu étais là, parce que tu faisais partie du trio, j’ai désiré voir la fin de la farce. Elle a bien fini ! Mon compliment ! Aborder la fille Mondore comme tu l’as fait, sans la connaître, sans savoir… Voilà qui est gentilhomme !

Épuisée par cet effort, Claire se cacha la tête dans ses oreillers.

Interloqué, attendri et douloureux, Marcel la regardait. La poitrine de la jeune fille se développait, très ferme, dans sa robe de nuit qu’elle bombait. Sa forme idéale s’abaissait à la taille, pour saillir aux hanches, dont la courbe gracieuse moulait le drap qui l’enveloppait. Il songea, en la contemplant si belle et si pure, qu’il était le gardien de la vertu de cette admirable enfant ; il s’avoua qu’il avait peut-être porté atteinte à sa virginité, en lui donnant l’exemple involontaire d’une frasque de célibataire.

Il se pencha sur elle et lui dit, tout doucement : « Ma petite sœur, je ne m’en vais pas d’ici sans être pardonné. Il y a des choses que tu ne sais pas, tu ne dois pas savoir. Plus tard, je te dirai… Pour l’instant, j’exige de toi l’indulgence et l’oubli. J’ai tant besoin de ta gaîté. »

— Qu’il fait bon d’entendre parler ainsi, Marcel. J’ai bien souffert. En te voyant, hier soir, trop gai, trop semblable aux autres, il m’a semblé que tu commettais un sacrilège… à cause de ta… notre mère. Elle m’adorait, maman. Je l’adorais aussi. J’avais pour elle un culte, des élans… Elle fut, elle est encore ma religion. De ses paroles, de ses regards, de ses moindres gestes si distingués, je me suis fait mon évangile. Tu sais que je ne l’ai pas quittée une heure, durant sa longue maladie. Nos causeries se faisaient plus tendres et plus graves, à mesure qu’elle se sentait mourir. C’est alors qu’elle me révéla des dangers que je ne soupçonnais pas. Elle me montra des boues et des hontes, et les secrets redoutables, je les ai appris de la bouche d’une sainte. Je ne crains pas le mal : elle a préservé ma virginité à jamais, en lui donnant l’honneur pour gardien. L’honneur de la femme ! Maman disait ce mot avec ravissement, elle qui n’y avait jamais manqué !

Comme elle parlait ainsi, des larmes très douces roulaient dans ses paupières. Son souvenir s’exaltait dans la réalité des mots prononcés, et, plus vivant, faisait éclater la coquille de silence qui l’enveloppait.

Elle continua : « Deux jours avant de mourir, elle m’appela près de sa couche, me prit les mains et m’attira à elle. « Je te confie à Marcel, dit-elle, aie confiance en lui ! Il est loyal, honnête, tout à fait gentilhomme. Aimez-vous bien : ça vous consolera de n’avoir plus de mère. Tous deux, vous avez des provisions d’intelligence et d’énergie ; vous vous protégerez mutuellement. Je m’en vais heureuse, car je sais que mes enfants vivront avec honneur et dignité. »

Rentré dans sa chambre, Marcel ne se coucha pas. Il réfléchit. Des harmonies nouvelles secouaient sa pensée vibrante comme la caisse d’un violon. L’âme humaine est, par nature, un traité de philosophie morale. Les théologiens, quand ils la considèrent dans ses manifestations spontanées d’honnêteté et ses fonctions de juré de nos actes, l’appellent la conscience. Elle ne se montre entièrement qu’au génie. Or, Marcel avait du génie. Au moment où Claire lui révélait que le souvenir maternel était un évangile, il se rendit compte que l’être ne vaut que par l’acte prouvé bon en soi-même, et il vit alors jaillir l’idée qui fixait sa destinée. Il savourait la certitude : l’action pure et simple, à laquelle il avait jusqu’alors voué un culte unique, exclusif, ne lui apparut plus comme une explication suffisante de la vie. Il maria l’acte à la conscience, et, du contact de ces deux formes de bien, naquit l’Idéal.

Il se transporta dans des lieux de misère, où la souffrance, couverte de souillures, la bouche tordue par la faim, le cœur suppurant l’immoralité, les os craquant sous la dent d’une vie féroce, se crispait à la terre désespérante. Un visage de vieille, déjà entrevu, se dressa devant lui, hideux. Une voix lui criait : « Tu as jadis contemplé mon vieux corps séché et tu m’as tendu une pièce de métal que j’ai happée comme une chienne. J’ai rongé ta bienfaisance en croyant que tu reviendrais et tu n’es pas revenu. Tu as oublié que nous vivons dans des mares fangeuses, que la douleur suinte de nos murs et que nos plaintes montent dans le ciel dur où elles se brisent. »

Les étoiles pâlissaient et Marcel ne dormait pas encore. Sa songerie cheminait sans fin dans les sentiers lumineux de son cœur. Sa pensée tremblait comme une aiguille de boussole et l’orientait. Une heure, deux heures sonnèrent ; l’aiguille enchantée palpitait, palpitait toujours. Puis, tout l’horizon vibra dans un fluide rose. L’aurore s’élargissait, et le poudroiement des rayons, courant jusqu’à lui, le saturait d’une immense satisfaction.

Alors il entendit, fusant dans l’azur reconquis, le vieux refrain des amours jeunes :


Mais sur mon rêve, plus radieux,
Un soleil règne que j’aime mieux ;
Sa flamme est sur ta lèvre,
Et sa clarté brille en tes yeux.


La consolation de Claire s’exhalait en notes chaudes. À travers la cloison qui la séparait de son frère d’adoption, la pensée de Marcel venait de l’inonder de son influence télépathique et de faire éclore la chanson du soleil. Il appela : « Claire ! »

— Me voici ! Que me veux-tu ?

— J’ai à te causer.

— J’y vais à l’instant !

Des pas légers dansèrent dans le passage, la porte s’ouvrit en coup de vent, un tourbillon de parfum se précipita. Claire était ravissante, dans sa toilette du matin. Son corps, lavé, oint de délicates essences, répandait une odeur de violette. Elle vola près de son bien-aimé et le câlina avec des mots d’enfant. Elle lui enlaça le cou de ses bras nus, et, se pendant à ses lèvres, lui dit, moitié rieuse, moitié grondeuse : « Dis, grand méchant, tu ne feras plus de peine à ta petite Claire ? Une autre fois, je te punirai. »

— Que feras-tu pour me punir, mon lutin ?

— C’est facile. D’abord, je ne t’embrasserai plus comme ça, tiens ! — elle lui appliqua deux bruyants baisers sur les joues. — Je ne monterai plus sur tes genoux, je te ferai des grimaces, je serai mal élevée, pédante, insupportable…

— C’est tout ?

— Pas encore ! Je me ferai laide. Je défendrai à ma bonne de m’apporter des robes claires. Tu abhorres le noir : j’en mettrai tous les jours pour te faire enrager. Je me laisserai pendre les cheveux tout bêtement, comme la queue de Fido. Je vois ta déconfiture, quand tes grands doigts imbéciles n’auront plus la caresse de mes boucles blondes. Et mes bras, et mon cou que tu mords pour me faire crier, je les cacherai avec du velours épais ; si tu y mords après cela, j’y mettrai du piment. »

Marcel souriait. Il demanda : « As-tu fini ? »

— Comment ? Ce n’est pas assez ?

— C’est même trop !

— Alors, je retranche le trop et je laisse la reste.

— Parfait ! Maintenant, soyons sérieux.

— C’est cela, regarde-moi dans le fond des yeux. Est-ce que je ris ?

— Tu as gardé des habitudes de fillette, dit-il avec gaîté. Mais tu es une femme, maintenant.

— Si je ne connais pas mon sexe !…

— Tu m’as fait comprendre des vérités importantes, au cours de cette nuit.

— Je sais. Et après ?

— Ne m’interromps plus… Comme toutes les femmes qui sont sous le coup d’une grande émotion, tu m’as fait de la philosophie… sentimentale, la plus haute de toutes. Tu m’as rappelé au culte de l’évangile-souvenir et à l’action-conscience. J’ai décidé de vivre la vie avec toute sa dignité, c’est-à-dire, en distribuant à nos semblables un peu de notre bien-être. L’été dernier, lors d’une promenade à Petitmont, j’ai découvert, à deux pas de cette ville, une vermine de misère et d’immoralité. Je vais assainir ces lieux. J’y élèverai, de toutes pièces, une ville de beauté et de travail où tout le monde aura un soleil pour s’éclairer et un foyer où se chauffer. Surtout, je veux créer un centre d’activité et de régénération nationales, où mes compatriotes apprendront comment on peut forger l’indépendance d’une race.

« Tu vas croire que je rêve, que je fais du somnambulisme. Mais je suis bien éveillé. J’ai passé tout le reste de la nuit à songer à mon affaire, l’affaire de ma vie !

« Dès le printemps, nous quittons Québec. Nous irons faire du bien sur cette terre désolée. Je vends les affaires de mon père, qui me rapporteront un million de dollars ; je m’associe quelques hommes d’initiative et je fonde là-bas, une grande industrie. Qu’en dis-tu ?

— Je crois en toi, car tu as du génie. Les affaires, ça te regarde, moi je n’y vois goutte. Quant à l’idée de faire quelque chose de grand, de pas banal, de rendre les hommes heureux par le travail, je la comprends et la fais mienne.

Marcel embrassa Claire longuement. « Depuis que tu m’as parlé de ma mère, dit-il, il me semble qu’elle est encore toute vivante dans ta chair. C’est pourquoi, je t’aime plus qu’on aime une sœur, et je regrette qu’il ne se trouve pas, sur mon chemin, une femme que je puisse adorer autant que je t’adore ! »