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Marceline Desbordes-Valmore d’après ses papiers inédits/03

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CHAPITRE III

THÉÂTRE


Marceline au Théâtre de Douai, — de Rouen, — à l’Opéra-Comique. Succès. — Son talent. — Elle quitte Paris pour Lille, — puis pour Bruxelles. — Retour à Paris.


Lorsqu’en novembre 1802 la petite actrice de seize ans rentra dans sa maison, sa mère n’était plus là pour lui faire accueil. Son frère Félix s’était engagé afin de n’être pas à la charge du père ; il guerroyait en Espagne[1]. Elle courut revoir ses amies d’enfance : l’une d’elles était morte et il paraît que la mère de Rose-Marie ne la reconnut pas[2]. Sa belle enfance était passée : il lui fallait désormais venir en aide à sa famille, et, puisqu’elle était actrice, travailler de son métier.

Elle débuta donc à Douai même, dont le théâtre était alors desservi par la troupe de Lille. La Feuille de Douai porte, le 30 brumaire an XI[3], l’annonce suivante : « Aujourd’hui dimanche, pour les débuts de Mlle Marceline Desbordes et de M. Masson, une première représentation du Philinte de Molière, comédie en cinq actes, suivie du Roman d’une heure ou la Folle gageure, comédie. » Et Mlle Marceline Desbordes dut obtenir un certain succès, puisque, le 7 mai suivant, nous voyons qu’elle est engagée au Théâtre des Arts de Rouen[4].

Or, c’était là une des premières scènes de France[5]. Les Rouennais se piquaient d’être connaisseurs et ils se rappelaient avec fierté que chez eux le parterre avait osé, un soir, siffler Talma[6]. Certainement ces dilettantes de province n’auraient pas accepté l’engagement d’une jeune comédienne inconnue, si elle n’eût pas fait preuve de talent. Au surplus, l’Année théâtrale, almanach pour l’an XII[7] (1803), apprécie de la sorte la débutante :

« Mlle Desbordes, qui joue la comédie par instinct et comme doit le faire une jeune fille de dix-huit ans, douée d’une jolie figure, d’une douce sensibilité, d’une expression ingénue, remplit bien les rôles de jeunes amoureuses. Elle joint à tous ces dons le soin bien rare de mettre toujours une grande simplicité et une grande décence dans sa parure comme dans son jeu. On s’en étonnera peu quand on saura que Granger est son maître. Il sait combien le respect pour les convenances ajoute aux avantages naturels ou étudiés d’un comédien. »

Ce Granger[8] était alors directeur du Théâtre des Arts, et sa jeune élève devait avoir fort à faire sous ses ordres. Comme presque tous les théâtres de province, celui de Rouen donnait non seulement la comédie, mais encore l’opéra, et certains acteurs de sa troupe devaient déclamer dans l’une et chanter aussi dans l’autre. Pour sa part, Marceline avait à tenir l’emploi d’ingénue dans la comédie et celui d’amoureuse dans l’opéra, ou, si cela vous paraît plus clair, de « jeune première, forte seconde ingénuité, seconde et troisième amoureuse d’opéra ». Il lui fallait apprendre les pièces du répertoire, étudier le chant et la musique, composer, préparer et même copier ses rôles, répéter apparemment tous les jours, jouer plusieurs fois par semaine, danser au besoin[9], enfin confectionner peut-être, coudre, recoudre et entretenir ses costumes avec l’aide de ses saurs, qui vivaient chez elle et sur ses appointements, dont elle envoyait pourtant chaque mois une partie à son père. Certes, c’était là une dure existence pour une enfant de dix-sept ans, et Marceline en avait gardé dans sa vieillesse « des souvenirs durs comme des pointes de fer[10] ».

Elle avait une jolie voix, quoique un peu faible et voilée, et chantait avec grâce. Elleviou et Martin, de l’Opéra-Comique, étant venus donner des représentations à Rouen[11], la remarquèrent et la firent engager à leur théâtre. Et c’est ainsi que, le 29 décembre 1804, elle débuta à Paris dans un opéra de Grétry, Lisbeth, et dans le Prisonnier de Della Maria. Elle y eut du succès, le Journal de Paris[12] déclara que, si sa voix n’était pas étendue, du moins elle savait s’en servir à merveille, et que son jeu avait beaucoup de naturel et de simplicité. Et ce qui prouve que le public partagea la bonne opinion du critique, ce sont ces Vers impromptus donnés à Mlle Desbordes après son début dans le rôle de Lisbeth, que le Journal de Paris publia le 5 janvier 1805, et dont il est à croire que la jeune actrice ne les trouva pas si risibles que nous :

Que j’aime ce talent aimable
Qui, sans effort et sans projet,
Dans le beau rôle de Lisbeth
Rend Desbordes recommandable !
Qu’avec délices j’ai pleuré !
 · · · · · · · · · · · · ·
De plaisir je suis enivré
Et je crois vous entendre encore.
Lisbeth, j’ai senti tes douleurs
Quand par tes cris plaintifs tu veux fléchir un père,
Dont le plus grand effort, dans sa juste colère,
Est de résister à tes pleurs.
 · · · · · · · · · · · · ·
D’un théâtre charmant, ah ! sois toujours l’appui !
Tu nous dois le bonheur de plus d’un rôle encore,
Et le début heureux que tu fais aujourd’hui
Des beaux jours qu’il promet est la brillante aurore.

D. H.

Le talent aimable qui, sans effort et sans projet, rendait Desbordes recommandable, plut assez à Spontini pour qu’il lui confiât le rôle principal de Julie ou le Pot de fleurs, « comédie en un acte mêlée de chants[13] », dont la première représentation eut lieu le 12 mars 1805. Marceline tenait le personnage de Julie — « ingénue, vive, mise simple, des fleurs dans les cheveux », dit le livret, — et elle y fut charmante, non pas « niaise comme il arrive quelquefois aux innocentes des autres théâtres », mais « franche et naïve » : « Que de bonnes qualités presque enfouies à ce théâtre ! car Mlle Desbordes joue et débite très bien, mais elle ne chante pas ; elle n’a pas de voix ; il faudra que l’orchestre s’humilie ou s’anéantisse : on lui composera exprès des demi-vaudevilles qui seront bien plus agréables que ces grands airs, aussi fatigants pour les auditeurs que pour les cantatrices[14]. » (Note pour les musiciens d’aujourd’hui : cette musique fatigante est celle de Spontini.)

Durant l’année 1805, Marceline joua ainsi à l’Opéra-Comique un grand nombre de rôles. On l’entendit dans le Traité nul, dans le Calife de Bagdad, dans Camille ou le Souterrain, dans le Tableau parlant, dans l’Amoureux de quinze ans, dans l’Habit du Chevalier de Grammont, dans Alexis ou l’Erreur d’un bon père, etc., etc. Et toujours elle plut :

« C’est une actrice très distinguée pour les ingénuités ; et son jeu est d’autant meilleur qu’elle ne copie personne… Mme Saint-Aubin est une ingénue un peu éveillée et dont la finesse perce trop à travers la naïveté. Mlle Desbordes a plus de naturel, plus de simplicité et de sentiment : sa voix n’est pas étendue, mais elle est pure, douce, expressive, très propre pour la romance et pour tous les airs d’un chant facile et d’une sensibilité vraie[15]. »

Grétry et sa femme avaient pris Marceline en amitié : « M. Bouilly, écrivait-elle plus tard[16], voulait me faire un rôle de princesse déguisée quand j’étais à Feydeau, parce que M. Grétry disait que j’avais l’air d’une petite détrônée[17]. Je ne me souviens pas d’avoir régné nulle part, je n’ai senti ni mon sceptre, ni ma couronne… » Le vieux maître lui donnait des conseils, et elle jouait sans cesse car il fallait vivre. L’Opéra-Comique ayant fait relâche pour des travaux de réparation, Marceline s’en vient à Lille donner cinq représentations, du 22 au 30 juillet, devant le public de ses débuts[18]. Rentrée à Paris, elle reprend son emploi au Théâtre Feydeau. Elle crée le rôle d’Adèle de Florval, dans le Grand-Père ou les Deux âges de Jadin[19]. On la voit paraître très souvent, et toujours avec succès, jusqu’en janvier 1806. Puis, peu à peu, son nom disparaît de l’affiche. Et enfin, à Pâques 1806, elle refuse de renouveler son engagement.

Elle a expliqué elle-même les raisons d’une détermination si bizarre dans une lettre à Sainte-Beuve :

À l’Opéra-Comique tout m’y promettait un avenir brillant ; à seize ans [lisez : dix-neuf ans], j’étais sociétaire, sans l’avoir demandé ni espéré. Mais ma faible part se réduisait alors à quatre-vingts francs par mois, et je luttais contre une indigence qui n’est pas à décrire. Je fus forcée de sacrifier l’avenir au présent, et, dans l’intérêt de mon père, je retournai en province. »

Or, il n’est pas besoin de remarquer que, assez ordinairement, c’est surtout sur la scène que les ingénues se dévouent ainsi pour leurs pères nobles, et que, dans la vie, la partie d’elles-mêmes que les demoiselles de théâtre sacrifient le moins volontiers, c’est leur vanité. Quand Marceline envoyait ses appointements à sa famille, c’était très bien. Mais quand cette petite comédienne de dix-neuf ans, applaudie et fêtée à l’Opéra-Comique, avait le courage de renoncer à tout pour s’aller enterrer en province, cela était mieux. Et que si, par hasard, elle n’aimait pas du tout son état, malgré ses succès, il faudrait en admirer davantage, il me semble, une actrice si supérieure à son métier.

Quoi qu’il en soit, en mai 1806, nous trouvons Mlle Desbordes dans la troupe de Jolly, au Théâtre de Lille[20]. Puis elle passe à Rouen[21], mais on ne sait trop si elle y joue. En 1807, elle est engagée au Théâtre de la Monnaie, à Bruxelles, pour y tenir les rôles de jeune première dans la comédie et de dugazon dans l’opéra, aux appointements de 4,800 francs par an[22]. Le 4 mai elle y débute dans la Femme jalouse, comédie de Desforges, et Une Heure de mariage, opéra-comique de Dalayrac. Le public, mécontent de la composition de la troupe, accueillit froidement Mlle Desbordes, paraît-il.

« Qu’elle se rassure, écrivit aussitôt le critique de l’Esprit des Journaux[23] ; les amateurs de la bonne comédie ont su l’apprécier. Sa tenue, son maintien ne laissent rien à désirer. Elle ne court pas, comme la grande majorité des acteurs de province, après les applaudissements. Elle ne fait pas des vers faux, comme cela arrive souvent au Théâtre de Bruxelles et ne prend pas le ton déclamatoire. Sans être jolie dans l’acception qu’on donne à ce mot, sa figure attache et plaît chaque jour davantage. On doit féliciter l’administration d’avoir fait un pareil choix. »

Et, après les seconds débuts de Marceline dans Les deux Frères de Patrat et dans Lisbeth de Grétry, le galant rédacteur de s’écrier encore :

« Si j’eusse été ce père et que ma fille eût ressemblé à Mlle Desbordes, malgré les cris de la raison et de l’honneur outragé mes bras se seraient ouverts et j’aurais serré Lisbeth contre mon cœur. »

Marceline joua de la sorte avec succès pendant un an. Mais son talent, pour rare et unique qu’il fût au dire des journaux, ne pouvait suffire à assurer le succès d’un théâtre qui n’avait pas la faveur du public. En avril 1808, la troupe se trouvait en pleine désorganisation et Mlle Desbordes se vit bientôt sans emploi. Elle revint alors à Paris pour en chercher un. Mais ce n’est pas un engagement de théâtre qu’elle y trouva.

  1. Il était né en 1782. En l’an VIII (1800), il appartenait à la « 5e, 7e brigade, chef M. Teste ». (Archives nationales O4 504, dossier 7890.)
  2. I, 129, La Guirlande de Rose-Marie.
  3. 21 novembre 1802. – Cité par Rivière, I, page 199.
  4. J. E. B. [Bouteiller] Histoire complète et méthodique des théâtres de Rouen (Rouen, 1860-1880, 4 vol. in-8o), pages 90 et suivantes, d’où je tire les détails qui suivent.
  5. Encore en 1818, l’inspecteur des théâtres Duverger considérait que les premiers théâtres de province étaient ceux de Bordeaux, Lyon, Marseille et Rouen. (Archives nationales, O3 1621.)
  6. Pougin, page 63. — Plus tard, ils devaient siffler cruellement Valmore, le mari de Marceline. Voir plus loin.
  7. Paris, Courrier, 1803, page 292.
  8. Il avait débuté à la Comédie-Française où il avait réussi à porter quelque ombrage à Granval et à Molé. Il fut ensuite au Théâtre Italien. En 1819, il fut nommé professeur au Conservatoire.
  9. Le 5 février 1804, première représentation de la Flotille, « divertissement en un acte et en vers, mêlé de chant, d’évolutions militaires et d’une allemande à trois, dansée par Dominique et par Mme Desbordes et Fressinet. » C’était une pièce de circonstance sur les projets de débarquement en Angleterre.
  10. Lettre à Frédéric Lepeytre, 9 juillet 1852 (Pougin, page 65, note).
  11. L’un du 12 au 25 messidor an XI, l’autre du 13 au 28 thermidor an XI (Bouteiller, pages 98-99).
  12. 30 décembre 1805.
  13. Paroles de M. A. J***, musique de MM. Fay et Spontini (Paris, Cavanach, an XIII (1803), in-8o, 37 pages).
  14. « Cette jeune actrice a un vrai talent », déclare le Journal de Paris, 16 mars 1805.
  15. Journal de l’Empire [Débats], 15 septembre 1805.
  16. À Constant Desbordes, 21 juin 1826.
  17. Sainte-Beuve, Portraits contemporains, II, page 101, note : « Grétry l’appelait un petit roi détrôné. »
  18. Léon Lefebvre, Histoire du Théâtre à Lille, II, pages 231-235.
  19. Comédie en un acte, mêlée d’ariettes, représentée pour la première fois sur le théâtre de l’Opéra-Comique, le lundi 22 vendémiaire an XIV… (Paris, Masson, an XIV — 1805, in-8o, 40 pages).
  20. Lefebvre, Histoire du Théâtre à Lille, II, 243.
  21. Elle y est arrivée le 26 octobre, que Grétry lui écrit une lettre qu’on trouvera dans le Guide musical de mars 1887 et dans Pougin, pages 83-84.
  22. Cf. Fr. Faber, Histoire du Théâtre français en Belgique et Édouard Fétis, dans le Supplément littéraire de l’Indépendance belge, 20 août 1893.
  23. Juin 1807, VI.