Marguerite, ou Deux Amours/Ch. 04

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Marguerite, ou Deux Amours
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome III (p. 33-41).


IV.

Cédant à cette cruelle inspiration, madame d’Arzac mit un chapeau orné d’épis et de bluets, et après avoir enveloppé dans un manteau la pâle convalescente, elle monta en voiture, et l’on partit pour le château de Bellegarde.

La route était facile, unie ; l’on arriva au bout de deux heures. Le mouvement de la voiture et l’effet du grand air étourdirent tellement Marguerite, qu’elle faillit tomber en descendant le marchepied. Madame d’Arzac, la voyant si faible, s’empressa de la conduire dans le salon, où elle la fit asseoir. Un domestique vint dire que la duchesse était dans la nouvelle salle de spectacle, avec son architecte.

— Je vais la rejoindre, dit madame d’Arzac ; toi, reste là, Marguerite, repose-toi ; je vais admirer enfin cette merveille dont on parle tant.

La salle de spectacle, nouvellement construite, était à l’autre extrémité du château. Marguerite resta seule. Elle n’était pas en état de suivre sa mère dans cette promenade. D’abord, elle étudia l’arrangement du salon, qui était de l’élégance la plus ingénieuse. Ce salon était immense, et, par la manière dont les meubles étaient placés, il était confortable et intime comme un boudoir. Chaque coin du salon était lui-même un petit salon indépendant des autres, et orné de ses attributs particuliers.

Dans celui-ci on allait lire ; sur une large table, entourée de bons fauteuils, étaient étalés une foule de journaux, des revues, des recueils de toute espèce, livres de science, de poésie, de politique, voire même d’agriculture : c’était la bibliothèque.

Dans cet autre était un magnifique piano, embastillé dans une forteresse de canapés et flanqué de deux élégantes étagères chargées des meilleures partitions anciennes et modernes : c’était la salle de concert.

Dans cet autre était la table à dessiner, les métiers, les boîtes à ouvrage pour les femmes laborieuses, des vases remplis de bouquets artistement composés pour tenter les peintres de fleurs ; tout cela près de la fenêtre ; le jour était disposé avec soin : c’était un atelier d’amateurs.

Là-bas, enfin, c’était ce que le duc appelait en riant : le dortoir. Le jour y était encore plus doux ; il n’y avait que des sofas, des chaises longues, des dormeuses, des ganaches, de grands fauteuils à accotoirs comme ceux de nos pères, des pouffs, des brioches, des pavés, des coussins, des carreaux d’Orient, tout un mobilier de paresseux. C’était dans ce coin qu’on allait se réfugier et s’étendre nonchalamment les lendemains de bal, de chasse ou de comédie, et après les grandes parties de campagne. C’est là que les amis de la maison, les habitués du château passaient de douces heures à se rappeler les solennités ou les plaisirs de la veille, et à médire, avec une émulation édifiante, de ceux des invités déjà partis, qui avaient, pendant trois ou quatre jours, étalé si pompeusement dans ce beau séjour leurs faiblesses, leurs ridicules et leurs manies.

Quand Marguerite se sentit un peu reposée, elle pensa que son chapeau devait être tout de travers sur sa tête ; elle s’était heurtée à la capote de la calèche en descendant si maladroitement ! Elle se regarda dans la glace, sourit, et vit que la paille de son chapeau était tout à fait cassée : ces maudites pailles de riz n’en font pas d’autres ! Elle ôta vite son chapeau pour le rétablir dans sa forme régulière ; mais, en l’ôtant, elle défit son peigne, et ses lourds cheveux tombèrent par flots sur ses épaules. Elle ne put retenir un mouvement d’impatience en voyant qu’il lui fallait se recoiffer complètement. Pour relever ses cheveux, il lui fallut aussi ôter son manteau ; c’était toute une toilette à refaire. Elle se hâta, pour l’avoir terminée avant l’arrivée de la duchesse. Comme elle était debout devant la cheminée, rassemblant avec effort dans sa petite main la masse de ses cheveux… tout à coup elle s’arrêta et poussa un cri… elle avait aperçu dans la glace deux grands yeux qui la regardaient. Elle se retourna effrayée, mais elle ne vit personne dans le salon. Comment expliquer ce mystère ? En face de la cheminée était une grande glace sans tain qui donnait sur la salle de billard ; sans doute quelqu’un avait traversé cette salle et avait regardé Marguerite en passant. « C’est peut-être le duc de Bellegarde ? pensa-t-elle. Non, il serait venu vers moi ; et d’ailleurs le duc n’a pas ces yeux-là… »

Peu d’instants après, la duchesse vint avec madame d’Arzac ; Marguerite avait eu le temps de remettre son chapeau et ses gants, mais elle était encore troublée de l’apparition mystérieuse ; l’idée que quelqu’un l’avait vue se recoiffant si complaisamment la contrariait ; elle aurait voulu savoir qui l’avait regardée ainsi, et cependant elle craignait de l’apprendre. Un vague soutenir lui disait que ce regard n’était pas celui d’un indifférent.

Quand la duchesse fut là, Marguerite ne songea plus qu’à elle, et c’était plaisir de voir son envieuse admiration pour cette royale beauté. La duchesse avait pris sa place habituelle sur un petit canapé entouré d’un paravent de fleurs. Le long d’un treillage d’or léger comme une résille grimpaient des plantes au feuillage sombre, aux grappes de toutes couleurs. C’était un fond de tableau charmant et qui convenait à merveille à cette belle tête si fière, rayonnante de jeunesse et de santé.

La duchesse avait posé ses pieds sur un pouff de velours rouge ; elle était à moitié assise et à moitié couchée, le coude appuyé sur le canapé et la joue appuyée sur la main. Rien n’était plus gracieux que cette attitude d’une nonchalance exquise chez cette femme d’un si majestueux aspect. Si le mot de félicité n’était pas très-niais on aurait pu dire que la duchesse ressemblait à ce que devait être la déesse de la Félicité. Ses regards exprimaient tant de confiance et tant de joie ! c’était une sécurité affable, un orgueil bienveillant qui prévenait tout de suite en sa faveur ; elle semblait dire par cette douce fierté : « Vous pensez bien qu’avec tous les avantages que j’ai, je ne puis en vouloir à personne. Qui pourrait l’emporter sur moi ? qui oserait même lutter avec moi ? Elle n’admettait pas même l’idée du combat ; elle n’admettait pas non plus le soupçon de l’indifférence. Si on fuyait son empire, ce n’était pas rébellion, c’était découragement ; si on s’occupait d’une autre femme… c’était par modestie ou par désespoir… Cette foi profonde dans sa puissance la rendait bonne, généreuse, charmante. Jamais un mauvais sentiment n’avait traversé son cœur ; elle était entourée de soins, elle vivait d’hommages, et comme elle avait toujours été nourrie d’encens, la fumée de l’encens ne l’enivrait pas ; car l’encens est un poison auquel on s’accoutume comme aux autres. Bien humbles sont les orgueilleux qui s’enivrent de son parfum ! ils avouent à leurs flatteurs qu’ils le respirent pour la première fois.

Madame d’Arzac avait beau chercher des sujets de critique, elle n’en trouvait point. La duchesse venait d’ôter ses gants. « Ah ! voyons sa main ! » pensa la pauvre mère, qui commençait aussi à devenir envieuse : une femme qui n’a pas une jolie main n’est pas une femme, et elle s’apprêtait à reconnaître cette fâcheuse imperfection… ! Mais, inutile espoir ! la duchesse avait une main de statue ! Ô rage ! il fallait encore admirer !

Madame d’Arzac commençait aussi à s’impatienter pour une autre cause. Elle avait espéré voir M. de la Fresnaye, et M. de la Fresnaye ne paraissait point.

— Vous avez eu beaucoup de chasseurs, à Bellegarde, ces jours-ci, dit-elle ; est-ce que vous êtes seule maintenant ?

— Presque seule, répondit la duchesse ; je n’ai plus ici qu’une de mes parentes, et M. Baudoin, que vous avez vu tout à l’heure.

— Un homme de goût, reprit madame d’Arzac ; cette salle de spectacle lui fera honneur : on dirait un vrai théâtre.

— M. Baudoin, c’est l’architecte, pensa Marguerite ; est-ce lui qui m’a vue ? Oh ! non, ces yeux-là ne sont pas des yeux d’architecte… Un peintre… un poëte peut-être… mais un architecte a l’air plus raisonnable. Un architecte qui aurait ces yeux-là ne pourrait pas courir sur les toits.

— Comment ! vous êtes toute seule ? reprit madame d’Arzac avec un accent d’incrédulité : et vos Parisiens ?

— Ils sont tous repartis, répondit la duchesse.

Au même moment M. de la Fresnaye entra dans le salon ;

— Ou ils vont partir, ajouta-t-elle un peu confuse ; M. de la Fresnaye nous quitte ce soir pour retourner à Paris.

Madame d’Arzac ne remarqua point l’air embarrassé de la duchesse, elle qui était venue pour l’observer… Que se passait-il donc qui la captivait au point de lui faire oublier son rôle d’observateur si laborieusement malveillant ?

Il arrivait que Marguerite était elle-même tremblante, pâle et déconcertée à la vue de M. de la Fresnaye, et que sa mère ne pouvait plus s’intéresser qu’à elle ; remplie d’inquiétude, elle s’efforçait de deviner la cause de ce trouble.

Cette cause, la voici.

Marguerite avait reconnu les deux yeux qui l’avaient regardée dans la glace ; mais, bien plus, elle avait reconnu dans Robert de la Fresnaye le jeune homme mystérieux qui, depuis un an, la suivait à cheval au bois de Boulogne d’une manière si romanesque et avec une exactitude si étrange.

Elle avait d’abord pensé que c’était quelque aventurier, coureur de riches veuves et d’héritières, qui comptait sur sa jolie figure pour se faire adorer, et sur son audace et sa persévérance pour se faire épouser. Marguerite, qui était en deuil, allait au bois de Boulogne aux heures solitaires et dans les allées les plus retirées. Elle se promenait là de onze heures du matin à midi ; comment s’imaginer que M. de la Fresnaye, cet élégant à grandes prétentions, venait comme elle, à l’heure des vieillards et des convalescents, au bois de Boulogne ? Mais elle ne pouvait s’y tromper, c’était bien lui, et c’était une chose bien effrayante de découvrir que c’était lui.

Eh quoi ! depuis un an, Robert de la Fresnaye était occupé d’elle ! Ce personnage mystérieux qui la poursuivait de ses pensées muettes, de ses regards à la fois, indiscrets et timides, c’était Robert de la Fresnaye !

Son inconnu… — quelle est la femme qui n’a pas un adorateur inconnu ?… — son inconnu était l’homme le plus célèbre de tous les merveilleux de Paris ; son soupirant inavoué, c’était l’homme à bonnes fortunes par excellence, l’homme à la mode, le héros du jour…

Quelle découverte ! il aurait fallu un bien superbe aplomb pour supporter sans émoi cette clarté soudaine et terrible, et madame de Meuilles n’était pas assez aguerrie contre de telles épreuves pour dissimuler prudemment l’impression qu’elle en ressentait.

Madame d’Arzac regardait sa fille d’un air stupéfait et irrité. La duchesse regardait Marguerite d’un air étonné et inquiet.

Robert regardait madame de Meuilles d’un air fier et presque heureux. Et la pauvre jeune femme se sentait mourir de ce triple regard qui dardait sans pitié sur sa pâleur.

La situation n’était plus tenable. La duchesse, en bonne maîtresse de maison, voulut y mettre un terme.

— Si vous avez des commissions pour Paris, dit-elle, M. de la Fresnaye se chargera de vos ordres, et M. de Bellegarde, qui reviendra dans huit jours, pourra vous rapporter ce que vous aurez demandé.

— Je vous remercie, reprit madame d’Arzac ; nous irons nous-mêmes à Paris à la fin du mois.

— Comment ! interrompit la duchesse, la noce ne se fera pas à la Villeberthier ?

— Non ; je l’aurais bien préféré ; mais mon beau-frère, le père de mon neveu, désire assister à la cérémonie, et il est trop goutteux pour penser à entreprendre un si long voyage.

Marguerite ne put s’expliquer le sentiment qu’elle éprouvait, mais elle en voulait à la duchesse d’avoir parlé de son prochain mariage ; il lui semblait que c’était une méchanceté.

En effet, les femmes les plus généreuses ont un instinct de vengeance qui les inspire malgré elles. Madame de Bellegarde n’avait en apparence aucun motif de se plaindre de M. de la Fresnaye, et cependant elle se sentait vaguement offensée ; et elle avait choisi, comme à dessein, le sujet de conversation qui devait le plus lui déplaire.

À cette nouvelle du prochain mariage de Marguerite avec son cousin, la figure de M. de la Fresnaye prit une expression de colère si violente, et trahit une si étrange indignation, que madame d’Arzac et Marguerite en furent épouvantées ; il regarda Marguerite avec une audace incroyable, et dans ce regard éclataient le reproche et le mépris. Il semblait : dire « Folle et imprudente femme qui se lie à jamais avec un autre, et qui est née pour moi ! »

Marguerite comprit ce langage ; mais madame d’Arzac, révoltée de tant d’impudence, ne vit dans ce courroux que le dépit d’un envieux. Elle pensa que M. de la Fresnaye détestait Étienne d’Arzac, qu’il était jaloux de lui voir faire un beau mariage et qu’il en voulait à sa fille de l’avoir choisi.

La duchesse sentait son cœur se serrer, sans pouvoir deviner d’où lui venait tant de crainte. Un silence agité régnait dans cette singulière réunion ; chacun était préoccupé si vivement que personne ne songeait à parler. Tout à coup, on entendit frapper à la porte, puis gratter avec impatience, puis gémir, puis japper, puis aboyer franchement : c’était le petit chien de la duchesse, enfant gâté qui ne se gênait nullement pour égayer les situations solennelles et qui voulait entrer dans le salon.

Le premier mouvement de madame de Bellegarde fut de se retourner vers M. de la Fresnaye, pour le prier d’aller ouvrir la porte à cet hôte indiscret ; mais M. de la Fresnaye semblait tellement troublé, ses traits étaient si péniblement contractés, sa physionomie était si mélodramatiquement sombre… ah ! mon Dieu, qu’il n’y avait pas moyen de demander un pareil service à un homme qui avait cette figure-là.

La duchesse sonna un domestique, et, dès que la porte fut ouverte, le petit chien s’élança dans le salon. Oh ! comme cet aimable importun fut bien reçu ! Chacun en était arrivé à ce moment des émotions puissantes où l’on commence à se reconnaître, à cette période de l’embarras où l’on s’aperçoit qu’on est embarrassé et où l’on éprouve le besoin de se chercher une contenance. On s’occupa de ce vilain petit chien avec enthousiasme. Madame de Bellegarde raconta comment il lui avait été donné par le duc de Devonshire ; Marguerite déclara qu’elle n’avait jamais rien vu de si joli ; madame d’Arzac prétendit que les chiens avaient plus d’esprit que les hommes, et là-dessus elle raconta des traits d’esprit de petits chiens à faire honte à M. de Voltaire et à Beaumarchais eux-mêmes. Enfin, il n’y eut pas jusqu’à M. de la Fresnaye qui ne tendît son gant à ce cher Joujou et qui ne daignât le caresser de sa main encore tremblante.

— À propos, dit la duchesse à M. de la Fresnaye, est-ce vrai ce qu’on vient de me dire, que vous avez fait tuer un de vos chiens de chasse, le plus beau, le pointer ?

— Non, madame la duchesse, répondit Robert, je n’ai pas commis un si grand crime. D’où me vient cette accusation ?

— Ce n’était pas un crime, si ce chien avait été mordu…

C’en était trop, Marguerite frissonna. Mais Robert détruisit bientôt ses soupçons.

— Je vois ce que c’est, reprit-il, on m’a confondu avec un des amis de Georges de Pignan, à qui il est arrivé, en effet, une aventure de loups effrayante… je ne sais plus son nom ; mais moi, je n’ai nullement à me plaindre des bêtes féroces.

— Je respire, pensa madame d’Arzac, ce n’est pas lui !

— Il ment ! pensa Marguerite ; et elle osa lever les yeux sur M. de la Fresnaye pour lire la vérité dans ses regards ; mais Robert était impassible… Ou il disait vrai, ou il était depuis bien longtemps établi dans ce mensonge.

Madame d’Arzac, un peu rassurée, se leva et dit adieu à la duchesse. On pressa les compliments d’usage ; la duchesse avait hâte d’interroger M. de la Fresnaye. Madame d’Arzac avait hâte d’interroger sa fille : le moment des explications était venu.

Dès que madame d’Arzac fut seule dans la voiture avec Marguerite :

— Tu le connaissais donc, ce fat ! dit-elle vivement ; pourquoi m’as-tu dit que tu ne l’avais jamais vu ?

— Mais, ma mère, je ne le connais pas du tout.

— Alors pourquoi t’es-tu troublée ainsi à son arrivée ?

— C’est un enfantillage qui n’a pas le sens commun. Pendant que vous étiez allée voir le petit théâtre avec madame de Bellegarde, j’étais dans le salon, et là, me croyant seule, j’ai ôté mon chapeau, j’ai défait mes cheveux, je les ai relevés, je me suis recoiffée entièrement, sans me douter qu’il y avait quelqu’un dans la salle de billard et qu’on me regardait faire ma toilette à travers la glace sans tain qui sépare les deux salons ; et quand M. de la Fresnaye est venu, j’ai été un peu confuse en pensant que je m’étais si tranquillement recoiffée devant lui.

Madame d’Arzac se contenta de cette explication.

— Au fait, pensa-t-elle, c’est peut-être ça !

Mais Marguerite était loin d’être si facilement contentée ; des remords vagues l’agitaient ; elle s’en voulait de sa tristesse ; elle se demandait quel événement sinistre venait de bouleverser son existence. À mesure qu’elle s’approchait de la Villeberthier, la pensée d’Étienne lui revenait au cœur, et elle ne pouvait s’expliquer pourquoi ce nom chéri lui causait une si profonde inquiétude. Cependant elle désirait revoir Étienne ; elle croyait que sa présence seule dissiperait tous ces nuages ; un souvenir l’obsédait, une image impérieuse la tourmentait, et elle sentait que cette image n’oserait lui apparaître devant Étienne, devant ce protecteur bien-aimé. « Pauvre Étienne ! se disait-elle, il me tarde de le revoir. Que je l’aime !… »

Oh ! sans doute, elle l’aimait encore, elle l’aimait toujours… mais elle le plaignait déjà !