Marguerite, ou Deux Amours/Ch. 08

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Marguerite, ou Deux Amours
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome III (p. 66-74).


VIII.

Marguerite attendait M. de la Fresnaye avec impatience ; elle avait hâte de lui dire tout ce qu’elle n’avait pu lui dire la veille. Sa reconnaissance, si longtemps contenue ou égarée, avait enfin trouvé à se placer et à s’exprimer. Elle n’avait plus peur de Robert maintenant.

Gaston était auprès d’elle ; elle l’avait paré encore plus coquettement qu’à l’ordinaire, pour le montrer à son sauveur dans toute sa beauté. Elle s’était habillée sans coquetterie et sans prétention. Ce jour-là toute sa vanité était pour son fils ; il lui semblait que c’était la meilleure manière d’exprimer sa reconnaissance que de prouver à quel point elle aimait ce charmant enfant et à quel point il méritait sa tendresse, et qu’en disant à celui qui le lui avait conservé : « Voyez comme il est beau ! comme il est adorable ! comme je l’aime ! » c’était lui dire : « Jugez alors ce que doit être pour moi l’homme courageux qui l’a sauvé !… »

Aussi quand Robert de la Fresnaye entra dans le salon, elle ne le salua point avec grâce et politesse, comme un monsieur qui fait une visite ; elle se leva et alla vers lui, en lui présentant Gaston. Robert embrassa l’enfant, qui revint vers sa mère ; alors elle prit à son tour Gaston dans ses bras, le pressa sur son cœur avec une tendresse passionnée et fondit en larmes.

— Sans vous, je n’aurais plus ce bonheur, dit-elle en embrassant encore Gaston.

Le petit espiègle, que cette sensibilité commençait à attrister et qui avait une idée fixe : aller jouer dans le jardin de M. de la Fresnaye, voir les tortues, les gazelles dont on lui avait tant parlé, demanda à Robert s’il devait toujours partir le lendemain.

— Non, répondit Robert, je ne partirai que mardi.

— Alors je pourrai aller chez vous.

— Sans doute, et je venais demander à madame votre mère la permission de vous enlever demain matin.

— Ô maman ! il faut dire oui ; ça me ferait si plaisir !… s’écria Gaston.

— M. Berthault vous le mènera, ne vous donnez pas la peine de venir le chercher.

— Qu’il vienne donc avec M. Berthault déjeuner chez moi demain à onze heures ; il trouvera là un camarade digne de lui, le fils de ma cousine madame ***.

— Oh ! quel bonheur, demain !

Et l’enfant, ayant obtenu ce qu’il désirait, s’en alla jouer. À la porte du salon, il trouva sa grand’mère, et la regardant avec un petit air malin et doucereux à la fois, il lui dit :

M. de la Fresnaye est là !

Madame d’Arzac parut un moment contrariée ; mais bientôt, en voyant l’extrême bonhomie de Robert, le peu de coquetterie qu’il mettait dans ses manières avec Marguerite, son affectueuse cordialité, elle se rassura tout à fait et finit par trouver qu’il était sinon aimable, du moins ce qu’on appelle bon garçon. Il lui demanda si elle avait des amis en Italie, s’offrant de leur porter lettres et paquets. Après beaucoup d’excuses, elle lui proposa de se charger d’un petit livre qu’elle adressait au prince Teano, à Rome.

— Très-volontiers, répondit Robert ; c’est mon meilleur ami, et Certes c’est l’homme le plus spirituel de toute l’Italie.

Alors il parla du prince Teano avec enthousiasme ; et comme rien ne plaisait plus à madame d’Arzac que d’entendre louer ses amis, elle l’écouta avec complaisance et se laissa prendre au piège. M. de la Fresnaye triompha de ses préventions implacables. Dans sa subite bienveillance, elle alla même jusqu’à le faire arbitre d’un différend qui s’élevait, depuis deux jours, entre elle et son neveu. Il s’agissait d’un détail d’ameublement pour le grand salon de l’appartement, qu’allaient habiter les nouveaux mariés. À cette pensée, M. de la Fresnaye pâlit visiblement ; mais, par bonheur, on ne le regardait pas dans ce moment-là ; et la parfaite tranquillité de ses manières, la gaieté de ses réponses, ne permirent point de soupçonner la peine qu’un tel sujet de conversation lui causait. On le consulta comme un maître, un juge en fait d’élégance. D’abord, il se récusa ; puis, avec beaucoup de grâce et même avec une sorte d’intérêt, il donna des conseils pleins de goût et d’intelligence, et son avis, savamment motivé et parfaitement bien raisonné, fut adopté à l’instant.

— À propos, s’écria madame d’Arzac en s’adressant à Marguerite, j’oubliais de te parler de cela, mais il est prêt, votre appartement ! Qu’est-ce qu’Étienne disait donc, qu’il faudrait encore trois mois pour l’achever ? J’y suis allée ce matin, il y avait une douzaine d’ouvriers ; demain, ils auront tout fini, et dans très-peu de temps tous pourrez habiter là, ce qui vaudra beaucoup mieux que de tout bouleverser pour vous établir ici très-mal, en mettant à la porte ce pauvre Gaston.

M. d’Arzac ne goûtera point ce projet, dit Robert : cela va encore retarder son mariage.

— De quinze jours au plus, reprit madame d’Arzac ; n’est-ce pas un grand malheur ?

Robert ne dit rien, mais son visage s’éclaira d’une joie suspecte ; son sourire était celui d’un homme qui voit ses calculs vérifiés. Heureusement encore, personne ne le regardait : madame d’Arzac faisait de la tapisserie, et sa fille, que cette conversation embarrassait cruellement, pour se donner une contenance, étudiait avec une attention d’antiquaire, dans tous ses détails, un cachet du moyen âge, très-artistement travaillé, qu’elle tournait entre ses doigts, et semblait rechercher dans l’histoire des temps passés pour quel personnage illustre avait été ciselée cette merveille.

Quand M. de la Fresnaye prit congé de madame de Meuilles, elle s’éveilla comme d’un songe pénible, et ce fut un grand soulagement pour elle que de l’entendre parler de Gaston : il rappelait la promesse qu’elle avait faite de le lui envoyer le lendemain. Ce nom expliquait l’oppression étrange qu’elle ressentait et l’accablement où elle était tombée. Elle avait éprouvé une vive émotion en présentant son fils à M. de la Fresnaye ; il était tout naturel que cette émotion l’eût fatiguée, brisée.

À peine Robert fut-il parti, qu’une indicible tristesse s’empara de Marguerite. À cette singulière oppression que lui donnait sa présence succéda un découragement profond. Elle était comme une personne subitement abandonnée, et toutes les langueurs de l’isolement tombèrent comme un fardeau sur elle.

Elle ne pouvait parler, et elle redoutait d’entendre la voix de sa mère ; elle comprenait vaguement que ce qu’allait dire madame d’Arzac lui ferait mal. Depuis une demi-heure, chacune des paroles de sa mère l’avait blessée sans qu’elle pût savoir pourquoi. Madame d’Arzac avait donné à M. de la Fresnaye des commissions pour l’Italie ; elle avait discuté des projets d’arrangements qui avaient rapport au prochain mariage de Marguerite, et par une bizarrerie inexplicable, ces deux idées de départ et de mariage l’irritaient ; elle savait bien que ces deux événements étaient décidés, qu’ils auraient lieu, que c’était convenu, mais elle ne voulait pas qu’on en parlât.

C’était une bien grande puérilité, n’est-ce pas ? mais la pauvre Marguerite n’était pas en état de faire cette réflexion critique. Elle souffrait, mais elle ne savait pas encore analyser sa souffrance.

Étienne arriva. Elle l’accueillit avec une joie fiévreuse, comme un malade reçoit un médecin fameux qui peut le guérir. Elle devinait qu’Étienne allait dissiper son anxiété. Madame d’Arzac déclara à son neveu les nouveaux projets arrêtés relativement à son mariage ; elle lui apprit que l’appartement qu’il avait tant maudit était prêt. Son bonheur ne dépendant plus de la promptitude qu’on mettrait à disposer cet appartement, Étienne ne s’en occupait plus. Il parut étonné ; mais sachant que les ouvriers d’un même patron se réunissent quelquefois tous ensemble pour finir un travail arriéré, il s’expliqua cette hâte par l’impatience qu’il avait témoignée, et il ne soupçonna aucune ruse. Il accepta les quinze jours de retard sans trop murmurer, se promettant de les abréger, autant qu’il serait possible.

Ou parla de M. de la Fresnaye, de sa personne et de son esprit, et madame d’Arzac fit de lui un éloge terne et vulgaire qui rassura Étienne et lui plut beaucoup : C’était, disait-elle, un homme très-simple, moins séduisant, mais bien meilleur qu’on ne le disait ; elle ne comprenait pas qu’il eût tourné tant de têtes, mais elle comprenait qu’on eût pour lui de l’estime et de l’affection. — J’avais de grandes préventions contre lui, disait-elle, mais il m’en a fait revenir.

Puis, après l’avoir complètement démoli, elle ajouta : — Il gagne à être connu.

Enfin, à ses yeux, M. de la Fresnaye, ce n’était plus le séducteur à la mode, non… ce n’était plus que le sauveur de son petit-fils ; c’était bien peu, il n’y avait plus là de quoi tant s’inquiéter.

— Et pourquoi n’a-t-il pas dit plus tôt que c’était lui qui avait tué cette louve ? demanda Étienne.

— Ah ! c’est vrai, s’écria Marguerite, il était venu ce matin pour m’expliquer ce mystère, et j’ai oublié de lui en parler ; que je suis étourdie !

Étienne lui sut bon gré de cette insouciance ; mais il ignorait qu’il y a des êtres dont la présence vous domine si puissamment que vous perdez toutes vos idées… vous oubliez de leur dire ce que vous vous êtes promis de leur raconter… vous oubliez même de les interroger sur les choses qui vous intéressent le plus.

— Bah ! dit madame d’Arzac, je devine pourquoi ; c’est bien naturel, c’est à cause de la duchesse de Bellegarde.

— Eh ! qu’est-ce que cela fait à la duchesse, dit Étienne avec aigreur, que Robert, empêche les loups de manger les enfants ?

Marguerite eut un mouvement d’impatience. Elle était choquée de cette plaisanterie sur un danger dont le souvenir la glaçait encore d’effroi.

Madame d’Arzac remarqua l’impatience de sa fille et elle se hâta de terminer la conversation en répondant :

— Au fait, c’est juste, cela doit lui être bien égal ! je ne sais ce que je dis.

Étienne trouva le lendemain son futur appartement doré, décoré, ciré, superbe. Seulement, c’était un séjour très-malsain. Il donna des ordres pour qu’on allumât dans chaque pièce un énorme poêle de fonte, et recommanda bien au portier d’entretenir dans les calorifères un feu continuel. Le portier fit des serments, ou plutôt prononça des vœux de vestale : il jura qu’il surveillerait lui-même le feu sacré nuit et jour ; et M. d’Arzac, plein d’espoir, courut chez les tapissiers, les marbriers, les ébénistes pour activer leur zèle. Il entra un moment chez madame de Meuilles, lui raconta tout ce qu’il avait fait, la consulta sur diverses choses importantes qu’il ne voulait point décider sans elle, et repartit pour aller choisir des étoffes de meubles dans les plus célèbres magasins de Paris.

Il était si agité, si affairé, qu’il ne s’aperçut point que Marguerite était seule, et que Gaston, qui ne cédait à personne l’honneur de lui servir son thé, était absent.

Madame de Meuilles ne fut pas fâchée de cette indifférence ; elle craignait qu’on ne lui reprochât d’avoir trop vite confié son fils à un inconnu. Le monde des convenances a des raffinements de délicatesse si ingénieux ! On petit confier son fils à un vieil ami de la maison, que l’on connaît depuis dix ans pour un mauvais sujet capable de tout, mais à un jeune étranger qui lui a sauvé la vie et que vous ne connaissez que pour ça !… oh ! c’est bien léger !…

À trois heures Gaston revint.

— Maman, voyez donc le beau bouquet ! Il faut tout de suite le mettre dans l’eau. Je l’ai cueilli moi-même !

Et Gaston entra dans le salon, entièrement caché par une énorme massé de fleurs ; on n’apercevait plus que ses petites jambes : il ressemblait à ces légumes enchantés des ballets féeriques, ces choux énormes qui marchent, dansent des pas, et s’entr’ouvrent pour laisser sortir un Amour.

Madame de Meuilles prit le bouquet, et, l’admirant, elle dit :

— Ce n’est pas possible, tu n’as pas pu cueillir ces fleurs-là toi-même ; il faudrait parcourir une douzaine de serres pour trouver et réunir des plantes de cette rareté.

— Mais puisqu’il a un grand jardin tout en fenêtres ! reprit Gaston.

M. Berthault, confirmant l’explication donnée par Gaston, raconta qu’ils avaient déjeuné dans une espèce de jardin d’hiver d’une construction fort ingénieuse, rempli d’arbustes de toute beauté et de plantes admirables. M. Berthault, qui croyait aux savants et aux gouvernements, ajouta : — Je ne pense pas qu’il y ait rien de plus beau au jardin des Plantes… dans cette saison.

Il fit cette réserve par respect pour les magnificences officielles.

— T’es-tu bien amusé, Gaston ? demanda madame de Meuilles.

— Oh ! maman, il y avait la petite voiture aux chèvres, et nous n’étions que deux pour jouer, j’étais toujours le cocher. Il y avait un petit poney très-doux, très-sage ; j’ai monté dessus, j’ai été au galop !… et M. de la Fresnaye dit que je monterai très-bien à cheval… Il y avait deux gazelles, elles ne sont pas sauvages ! Ah ! si vous aviez vu comme ailes m’ont aimé vite !… Il y avait des poissons rouges et des oiseaux verts, des petits chiens si gentils ! Enfin, de tout !… Ah ! nous nous sommes bien amusés !

— Avez-vous été content de lui ? dit Marguerite à M. Berthault.

— Oui, madame, il a été parfaitement raisonnable.

M. Berthault se retira.

— Est-ce vrai ? dit Marguerite en prenant Gaston sur ses genoux.

Gaston ne répondit pas.

Madame de Meuilles le regarda et crut découvrir sur sa figure, bien joyeuse pourtant, des traces de larmes.

— Tu as pleuré ? dit-elle.

— Oh ! ce n’est pas ça, répondit-il en se trahissant.

— Il y a donc quelque chose ? Voyons, conte-moi tout ; qu’as-tu fait ? Tu as cassé quelque belle tasse ?… tu as brisé quelque plante ?… tu t’es querellé avec le neveu de M. de la Fresnaye ?…

— Non, au contraire, c’est mon ami.

— N’aie pas peur, tu sais bien que quand tu es sincère je ne te gronde jamais… Qu’as-tu fait de mal ?

— Oh ! ce n’est pas mal ! reprit Gaston fièrement.

— Eh bien ?

— Mais on me le défend.

— Qu’est-ce que tu as donc fait ?

— Je n’ai rien fait.

— C’est quelque chose que tu as dit.

— Oui, j’ai encore dit quelque chose qu’on me défend toujours de dire ; mais c’est sa faute. Pourquoi m’a-t-il demandé si j’étais content d’aller à la noce ?

— Il t’a parlé de cela ! reprit madame de Meuilles un peu troublée… et tu lui as répondu… ?

— Que je n’irais pas.

— Ah !… Et si…

— Maman, ne m’y forcez pas ! je pleurerai tout le temps et je serai malade.

Madame de Meuilles n’insista pas.

— Il t’a demandé pourquoi tu ne voulais pas ?… dit-elle.

— Oui, maman.

— Et qu’est-ce que tu lui as répondu ?

— Je n’ai rien voulu lui répondre… mais il a deviné. Il a dit : « Cela te chagrine bien, n’est-ce pas, que ta mère se remarie ? » C’est alors que j’ai pleuré, et j’ai dit : « J’ai peur qu’elle ne m’aime plus !… et lui… au lieu de me gronder comme grand’maman, il m’a embrassé et il m’a dit : « C’est très-gentil à toi, mon enfant, d’avoir tant de chagrin de ce mariage. Il faut pleurer comme ça jusqu’à ce que ta maman te dise : Je ne me marierai pas. »

— Mais, Gaston, s’écria madame de Meuilles, il ne faut pas l’écouter ; c’est pour rire qu’il t’a donné ce mauvais conseil, il s’est moqué de toi !

— En vérité, c’est absurde, pensait-elle, cet homme est fou !

Au même instant on annonça M. le comte de la Fresnaye.