Marguerite, ou Deux Amours/Ch. 15

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Marguerite, ou Deux Amours
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome III (p. 122-129).


XV.

Marguerite resta stupéfaite. Combien elle se reprochait alors de n’avoir pas deviné la vérité ! « M. de la Fresnaye avait raison, pensa-t-elle… Et c’est pour lui qu’a souffert Étienne !… Ô cher Étienne !… »

Elle répondit aussitôt :

« Vous êtes libre, soyez heureuse !.. Libre ?… mais je ne veux pas être libre ! Heureuse ?… je ne puis être heureuse sans vous !… Quelle étrange idée vous prend ? Mais, Étienne, c’est vous que j’aime, vous seul, et aujourd’hui plus que jamais, pour votre générosité et pour vos souffrances. Revenez à moi, mon ami ; je vous dirai tout. Ne me laissez pas longtemps avec cette inquiétude, avec cette pensée que vous êtes triste à cause de moi. Ah ! que j’ai besoin de vous revoir ! »

Étienne était résolu à subir le martyre jusqu’à la fin. « Pauvre enfant, se dit-il, elle croit m’aimer… je lui laisserai cette illusion tant qu’elle lui sera nécessaire. » Et il revint chez Marguerite. Elle le gronda bien doucement d’être malheureux sans raison. — N’ayez pas peur que j’aime ce merveilleux, dit-elle ; il peut paraître séduisant à ceux qui ne le connaissent pas, mais quand, on sait ce que cache d’orgueil et de rouerie toute cette fausse franchise, toute cette originalité si bien étudiée, on le trouve le moins dangereux des hommes, et ses comédies de sentiment, admirablement déclamées, ne peuvent plus intéresser.

— Marguerite, dit Étienne, vous étiez bien troublée auprès de lui… Il s’excusait d’être jaloux.

— Oui, c’est vrai, cela vous a fait croire que je l’aimais ; c’est un trouble très-facile à expliquer et où l’attrait n’est pour rien. Vous saurez que M. de la Fresnaye, depuis deux ans, s’amuse à me suivre partout. J’avais bien remarqué cette espèce d’ombre qui s’attachait à mes pas ; mais je croyais que c’était quelque aventurier inconnu, et je n’y pensais guère, lorsque j’ai découvert que mon adorateur était M. de la Fresnaye. Cette découverte, naturellement, m’a contrariée. C’est pourquoi vous m’avez vue souvent rougir à son nom ; mais il est une vérité que je dois vous avouer : quand j’ai appris que c’était lui qui avait sauvé Gaston, j’ai oublié toute cette folle aventure, et je l’ai aimé bien franchement de reconnaissance et d’amitié sérieuse ; ça, je ne vous le cache pas.

À mesure que Marguerite lui faisait ses aveux, Étienne se sentait pâlir et défaillir ; plus elle lui expliquait son indifférence pour Robert, plus il se disait : Elle l’aime !… et il lui fallait tout son courage pour l’écouter de sang-froid.

— Je l’aurais traité affectueusement toujours, reprit-elle, s’il n’avait pas voulu recommencer à parler de sa passion, de ses regrets, de toutes choses enfin qu’il sait très-bien être inutiles… et qui d’ailleurs ne sont que des mensonges. Je trouve étrange, je trouve offensant qu’un homme ose dire à une femme qu’il l’aime, quand cette femme va se marier avec un autre homme qu’elle a choisi et qu’elle préfère ; il y a dans cette audace une fatuité impardonnable, et je me manquerais à moi-même si je lui permettais, même en riant, de me tenir ce langage un jour de plus. Aussi je suis très-décidée à le mettre à la porte sans cérémonie, et cela ne me coûtera guère ; car maintenant je le hais parce qu’il vous a rendu malheureux. Étienne, ce n’est pas à vous d’être jaloux de lui. Une femme aimée de vous serait bien folle de sacrifier un si noble amour à toutes ces faussetés éloquentes. Étienne, n’ayez plus peur me ce rival ; je sais trop ce que vous valez pour vous comparer même à lui ; vous êtes tout amour et dévouement ; lui n’est qu’égoïsme et vanité ; il médit des natures généreuses : il a ses raisons pour cela. C’est un triste héros de roman que cet homme que toutes les femmes s’arrachent. Je ne lutterai pas avec elles ; mon sort vaut mieux. Vous êtes tout aussi élégant que lui, tout aussi aimable, et vous avez plus de cœur et la passion qu’il n’a pas. Étienne, dites-moi vite que vous n’êtes plus jaloux.

Étienne n’eut pas la force de répondre.

— Eh bien, vous doutez encore ? Vous m’en voulez toujours ?

— Oh ! je ne vous en veux pas, mais…

— Vous croyez donc que je vous trompe ?

— Ce n’est pas moi que vous trompez.

— Et qui donc ?

— C’est vous, Marguerite… Toutes ses résolutions l’abandonnèrent, et il ne put s’empêcher de lui dire : — Vous l’aimez !…

Il s’attendait à la voir s’emporter à ce mot, il fut étonné de la voir sourire.

— J’ai cru cela comme vous, dit-elle naïvement, mais vous comprendrez bientôt comme moi qu’il n’en est rien

— Hier, cependant, quand je suis venu, il vous parlait avec passion et vous l’écoutiez….

— Oui, je pouvais le craindre encore hier, mais aujourd’hui !… je le connais, et je n’ai pas peur de lui… N’y pensons plus.

De vives protestations n’auraient pu persuader Étienne, mais cet aveu plein de candeur le rassura. Cette fois encore il fut repris par l’espoir.

Marguerite força Étienne à lui dire ce qu’il avait fait la veille, et à confesser qu’il n’avait pas fait le moindre dîner de marins et qu’il s’était promené toute la soirée dans les allées sombres des Champs-Élysées, marchant à grands pas comme un furieux et méditant vingt lettres plus folles les unes que les autres.

— Elles commençaient toutes par : Je vous rends votre parole ?

— Oui ; mais il y en aidait de bien injurieuses…

— J’ai envoyé chez vous.

— Pourquoi ? Cela m’a fait plaisir, mais je n’ai pas compris pourquoi.

— Je me défiais de ce dîner de marins, reprit-elle un peu embarrassée.

— Oh ! je croyais avoir si bien menti !

— Ma mère, quand je lui ai parlé de ce dîner, a dit tout de suite que c’était un conte.

— C’est pour cela que vous avez envoyé chez moi ?

Elle ne dit plus rien et le regarda. « Mon Dieu, comme il est changé ! » pensait-elle. Les traits d’Étienne étaient bouleversés : ces douze heures de jalousie l’avaient changé plus qu’un mois de maladie. Elle fut profondément touchée de ce désespoir visible, attesté par de si prompts ravages. Oh ! en ce moment, elle aurait donné sa vie pour le consoler. Le besoin de réparer le mal qu’elle avait fait l’emporta sur tout autre sentiment.

— Étienne, il me vient une idée, dit-elle. Depuis que nous sommes à Paris, nous endurons l’un et l’autre mille tourments. Retournons à la Villeberthier ; votre père assistera à notre mariage, et en sortant de l’église nous partirons seuls ; nous laisserons ici tout le monde : ma mère aura soin de Gaston, et dans six semaines, eh bien, nous reviendrons ; voulez-vous, dites ?

Étienne, sans pouvoir s’expliquer ce qu’il éprouvait, se sentit, mortellement affligé, attristé par cette proposition qui aurait dû l’enivrer de joie. Il leva sur Marguerite des yeux inquiets ; il semblait se demander : « Qu’a-t-elle donc ? » Il semblait découvrir un malheur affreux derrière ce bonheur. Marguerite, qui n’avait jamais quitté son enfant une heure… proposer de l’abandonner pendant six semaines ! Ce n’était pas naturel, il se passait quelque chose d’extraordinaire dans son esprit.

— Vous n’approuvez pas ce projet ? dit-elle avec amertume.

Pour motiver son hésitation, il répondit :

— Je ne voudrais pas vous séparer si longtemps de Gaston.

— On parle de moi, dit Gaston, qui était venu chercher un livre dans le salon voisin ; qui m’appelle ?

— Personne, dit Marguerite ; nous causons affaires ; va, je te ferai demander plus tard.

Étienne fut frappé du ton sec avec lequel Marguerite dit ces mots. Pour la première fois de sa vie elle parut souffrir de la vue de son fils. Oh ! certainement il y avait une douleur secrète au fond de cette âme. « Qu’a-t-elle donc ? » se disait-il.

Plusieurs personnes vinrent chez madame de Meuilles. Ce jour-là elle n’avait point défendu sa porte. Madame d’Arzac arriva à son heure ; elle venait tous les jours chez sa fille pour l’empêcher d’aller chez elle ; la saison commençait à être froide, et Marguerite ne pouvait sortir qu’avec de grandes précautions et les jours de soleil. Madame d’Arzac fut, comme Étienne, alarmée de l’air et des manières étranges de Marguerite : elle s’impatientait à la moindre contradiction ; elle trouvait tout mal, et déployait un merveilleux talent de satire jusqu’alors tout à fait inconnu. Madame d’Arzac se disait de son côté : « Qu’a-t-elle donc ? »

Elle prit Étienne à part, et, l’emmenant dans l’autre chambre, elle chercha à obtenir de lui la vérité ; mais il ne la savait pas. Il répéta ce que Marguerite lui avait dit au sujet de la Villeberthier.

— C’est une très-bonne idée, reprit vivement madame d’Arzac ; il faut vous marier tout de suite et partir.

Madame d’Arzac consentant si vite à laisser sa fille voyager sans elle, par ces premiers froids toujours dangereux pour une convalescente, c’était encore un symptôme alarmant.

Comme ils causaient ensemble, cherchant à se cacher mutuellement leurs soupçons et leurs craintes, M. de la Fresnaye, parfaitement calme, traversa le grand salon, précédé par le domestique qui allait l’annoncer. Revenir sitôt, quelle audace ! Il se croyait donc des droits ?

Étienne aurait bien voulu être là quand Marguerite le verrait entrer, pour savoir si elle l’attendait, ou si cette visite imprévue la fâchait ; mais il était si irrité, il avait un si violent désir d’insulter Robert, qu’il resta dans le premier salon, où quelques personnes, prêtes à s’en aller, étaient venues le rejoindre.

Marguerite, en apercevant M. de la Eresnaye, devint pâle comme une statue ; elle l’accueillit par un regard d’une dureté et d’une froideur qui l’épouvantèrent. Il fut un moment déconcerté. Après un salut d’une politesse haineuse, si l’on peut s’exprimer ainsi, elle se retourna vers la personne qui lui parlait et fit semblant de l’écouter avec une attention profonde. Robert eut le temps d’observer Marguerite ; et lui aussi, comme Étienne, comme, madame d’Arzac, il se demanda : « Qu’a-t-elle donc ? » Ce n’était plus cette femme qu’il aimait pour son angélique douceur ; elle avait changé d’aspect : son regard était morne, son sourire contracté ; son front, plissé par la colère, avait perdu sa noble sérénité ; il ne trouvait plus sur son visage cette dignité suave, cette candeur sérieuse de madone, qui étaient le caractère de sa beauté. Le type religieux s’y devinait encore, mais altéré, mais contrarié ; ce n’était plus la Vierge rêveuse du maître de l’Italie souriant à l’Enfant divin ; c’était une jeune abbesse indignée, découvrant un crime dans la communauté, et condamnant la religieuse coupable à être enterrée vivante dans les souterrains du monastère.

M. de la Fresnaye se sentit découragé, presque désenchanté.

— Madame, dit-il quand il lui fut permis de parler, pardonnez-moi d’être venu vous ennuyer encore ; mais je n’ai pu résister à mon impatiente curiosité. Dites-moi, je vous en conjure, si la prédiction de votre somnambule s’est accomplie, et si vous avez reçu ce matin la lettre qu’il vous avait annoncée.

Dans la disposition d’humeur où était Marguerite, cette question lui parut de la plus haute insolence. Elle répondit avec une froideur pleine de dédain :

— Non, monsieur ; mais il n’y avait aucune raison pour que cette lettre fût écrite.

Robert comprit qu’il était perdu.

— Je vois, madame, reprit-il d’une voix troublée, que le somnambule n’était pas lucide et qu’il s’est trompé… sur tout… Maintenant, ajouta-t-il, que vous avez bien voulu satisfaire ma curiosité, je n’ai plus aucune raison pour vous importuner.

Et il s’en allait confus, humilié et désolé… car il l’aimait…, lorsque madame d’Arzac, paraissant tout à coup à ce mot de curiosité, l’arrêta hardiment à la porte.

— Ah ! votre curiosité est satisfaite, monsieur, dit-elle d’un ton railleur ; vous seriez bien aimable d’avoir pitié de la mienne et de me permettre de vous adresser une question très-indiscrète et, je l’avoue, très-inconvenante… Il ne s’agit pas d’un somnambule, mais d’une rencontre qu’on a faite hier…

— Je suis à vos ordres, madame, prêt à vous répondre.

— Je n’ose, dit-elle, c’est embarrassant…

— Pour vous, madame ? cela m’étonnerait.

— Non, mais pour vous peut-être.

— Oh ! moi, je n’ai pas peur….

— Eh bien, un de mes amis vous a rencontré hier matin… à huit heures.

Robert parut contrarié. Marguerite attachait sur lui des yeux perçants ; Étienne regardait Marguerite.

Madame d’Arzac continua :

— À huit heures ; c’était dans une rue dont j’ai oublié le nom, mais qui est près du chemin de fer d’Orléans… Vous donniez le bras à une petite personne, jolie comme un ange… et vêtue plus que simplement…

— C’est vrai, madame, dit Robert avec un sourire triste et d’un air contraint.

— Eh bien, monsieur… et c’est là ce qui m’embarrasse à vous dire… un de mes amis a soutenu que cette jolie personne, qu’il a cru reconnaître, était mademoiselle Zizi, de l’Opéra.

— Ah ! madame, dit-il, c’était ma sœur !

Il regarda madame de Meuilles. Oh ! comme il fut heureux ! Marguerite avait rougi, elle était rayonnante de joie ; toute sa beauté, toute sa tendresse, lui étaient revenues. « C’était donc cela, pensa Robert en lui souriant avec amour, elle était jalouse ! »

Étienne avait suivi toutes les impressions que n’avait pu cacher Marguerite ; et, le cœur plein d’amertume et de douleur, il se disait en même temps : « Elle était jalouse ! »

M. de la Fresnaye venait de partir. Dès qu’il fut assez loin pour qu’on n’eût plus à le craindre, un immense éclat de rire fit trembler les vitres du salon.

— Oh ! c’est charmant ! disait l’un.

— Elle est bonne, la plaisanterie ! disait l’autre.

— Quoi donc ?

— Sa sœur !

— Eh bien ?

— Mais il n’a pas de sœur ! il n’a jamais eu de sœur, il est fils unique, tout ce qu’il y a de plus unique ! Sa mère était ma parente, je l’ai vue mourir, dit le vieux diplomate ; elle n’avait qu’un chagrin, c’était de n’avoir pas de fille.

— Vraiment ? s’écriait madame d’Arzac. Alors il s’est moqué de moi !

— Aussi, pourquoi l’avez-vous interpellé devant tout le monde ; il a fait comme font les ministres convaincus d’abus de pouvoir, il a nié, il a improvisé un document, un faux document ; il a improvisé une sœur pour les besoins de la cause, pour enlever un vote !…

Et les rires recommencèrent.

Marguerite souriait avec complaisance à ces malices. Rien ne l’empêchait d’être heureuse, rien ne troublait sa confiance. « Je ne sais pas comment cela s’expliquera, pensait-elle, mais puisqu’il l’a dit, c’était sa sœur ! »

Gaston, tout paré pour le dîner, se montra timidement à la porte. « Viens donc, petit, » lui dit Marguerite ; et, comme il n’osait s’approcher, ayant été renvoyé une heure auparavant, elle courut vers lui, le prit sur ses genoux et l’embrassa avec effusion. La vue de Gaston ne lui faisait plus de mal à présent… Il lui rappelait Robert… mais elle ne haïssait plus Robert.

Moralité : Une femme jalouse ne doit pas très-bien élever ses enfants.