Marguerite, ou Deux Amours/Ch. 19

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Marguerite, ou Deux Amours
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome III (p. 157-165).


XIX.

Voici ce que madame d’Arzac inventa : elle prit sur elle de forger un mensonge ; voyant Marguerite toujours préoccupée, devinant les nouveaux combats qui se livraient dans son âme, elle imagina de lui dire qu’Étienne s’était battu pour elle, pour la défendre des propos que sa conduite, étrange et coupable en apparence faisait tenir contre elle !… et ce mensonge, imaginé à grand’peine, se trouva être la vérité. Mais ce qu’il y eut de singulier, c’est que Marguerite, prise, au piège, s’écria :

— Comment le savez-vous ?

— Ah ! c’est donc vrai ? allait dire madame d’Arzac… Elle s’arrêta prudemment, et, avec sa présence d’esprit habituelle, elle répondit très-adroitement : — On a bien été forcé d’en convenir, puisque je l’avais deviné ; mais, ma chère enfant, ce duel ne sera bientôt plus un secret pour personne : déjà madame d’Estigny m’en a parlé ; — c’est elle qui en avait parlé à madame d’Estigny ! — ce bruit va se répandre dans tout Paris, tu seras compromise, cela te fera le plus grand tort. Sois raisonnable, ma fille… Dans l’intérêt de ta réputation et de ton bonheur, il faut te décider à annoncer ton mariage avec Étienne tout de suite ; alors on apprendra le duel, la cause du duel et le mariage en même temps, et le scandale sera évité ; sinon les propos changeront de nature, et qui sait si ce pauvre Étienne ne sera pas obligé de se battre une seconde fois pour ton honneur…

Cette idée, qui était bizarre, épouvanta madame de Meuilles ; elle devint rêveuse, et sa mère, jugeant le moment opportun, lui déclara formellement sa volonté. — Quant à moi, continua-t-elle, tu le sais, ton mariage avec Étienne est mon désir le plus cher ; ce mariage te laisse toute à moi, il me semble que tu épouses mon fils ; tu es deux fois ma fille. Un autre mariage me désolerait, j’y donnerais mon consentement parce que jamais je ne serai un obstacle à tes souhaits ; mais un autre mariage, je te le répète, ferait le chagrin, de ma vieillesse. Je ne crois, moi, qu’à l’amour d’Étienne, qu’à l’affection d’Étienne. On ne me séduit pas, moi, avec une comédie de sentiment bien improvisée, et six semaines d’œillades ne valent pas pour moi deux ans de soins, sept ans de dévouement à toute épreuve. J’aime Étienne, tu es engagée a lui, et tu ne peux sans déloyauté reprendre la parole que tu lui as donnée ; il te la rend, il veut te la rendre, soit ; sa délicatesse lui ordonne peut-être d’agir ainsi, mais la tienne te commande, à toi, de refuser cette liberté qu’il vient t’offrir, parce que tu sais bien qu’il se fait violence en te l’offrant ; Marguerite, ce n’est pas une raison, parce qu’il veut être généreux, pour que tu sois ingrate et cruelle. J’espère qu’une autre idée, qui serait une idée malheureuse, folle, impardonnable, n’est pas entrée dans ta tête ; mais, en tout cas, je te déclare que si la personne à laquelle je fais allusion revient encore ici, chez toi, après le scandale dont elle a été la cause, car elle seule est cause du duel… Tes étranges hésitations l’ont amené, mais qui a amené ces hésitations si offensantes pour celui que tu avais d’abord choisi et dont tu avais accepté l’amour ? qui a fomenté ces troublés ? c’est cet homme fat et méchant que je ne veux pas même nommer… Eh bien, si tu le reçois encore, malgré mes avis, malgré le désespoir d’Étienne, malgré les promesses faites par toi à son père, malgré tout, je cesserai, moi, de venir dans cette maison. Je ne veux plus rencontrer cet homme ! Son insolente figure me déplaît, je le trouve ridicule, sot, impertinent, et je ne comprends pas comment un pareil faquin a pu trouver accès auprès de toi.

— Il a sauvé la vie de mon fils ! répondit Marguerite avec courage.

— Beau mérite ! tout le monde en aurait fait autant ; si Étienne avait été là, il aurait fait mieux.

— Avec cette manière de juger, on pourrait dire aussi qu’un autre se serait battu à la place d’Étienne.

— Oui, et qu’il aurait tué son homme, n’est-ce pas ?

— Oh ! ma mère, je ne dis pas cela ; mais si vous voulez que je sois raisonnable… soyez juste… Engagez-moi à épouser mon cousin, si vous croyez que son affection puisse assurer notre bonheur à tous ; mais ne m’ordonnez pas de chasser de chez moi l’homme qui a sauvé mon enfant.

Marguerite avait des larmes dans la voix en parlant ainsi. Madame d’Arzac comprit qu’elle avait été trop loin.

— Mon Dieu ! dit-elle, je ne demande pas qu’on le chasse à jamais : je veux seulement que, pendant quelque temps, tu évites de le recevoir, et que tu me prouves enfin que ce n’est pas sa fatale influence qui t’empêche d’épouser Étienne ton cousin, que tu aimes, que tu aimais du moins, et que tu avais choisi. Comment veux-tu que je lui pardonne, à ce monsieur, d’avoir, d’un mot ou d’un regard, — ils sont pourtant bien durs, ses regards ! — d’avoir détruit tous nos projets, bouleversé notre avenir, réduit au désespoir Étienne, et amené cette affaire scandaleuse, ce duel qui pouvait coûter la vie à ce pauvre enfant et qui la lui coûtera peut-être…

Marguerite leva sur sa mère des yeux inquiets.

— Oui, continua madame d’Arzac encouragée par cet effroi, Étienne était moins bien ce matin ; tu lui as fait beaucoup de peine hier soir ; il t’a trouvée préoccupée, d’une tristesse désolante, et il a très-bien compris que tu avais revu son rival et que tu étais retombée sous son empire.

— Mon Dieu ! s’écria Marguerite.

— Écoute-moi, mon enfant, et crois-en mon instinct de mère : cet homme te sera funeste ; cesse de le recevoir… pendant un mois ; laisse-toi guider par nous, qui t’aimons, qui t’aimons, va… mieux que personne ! — et elle appuya sur ce mot ; — et tu verras que cet empire n’est qu’une influence passagère ; que cette amourette de hasard, de salon, n’a aucune racine dans ton cœur, et avant un mois tu riras toi-même de tes rêveries chimériques, de cette puissance fatale qu’un inconnu a la prétention d’exercer sur toi… Oui, tu ne comprendras même plus ce qui l’a fait naître ni sur quoi elle était fondée. Est-ce demander trop ? Je n’exige de toi que ce sacrifice. Reste un mois sans recevoir ce monsieur, Marguerite ; il y va de ton repos, du mien. Ne peux-tu faire cet effort pour calmer toutes mes inquiétudes ? Je t’en prie, je t’en conjure ! me refuseras-tu cela, Marguerite ?

— Mais alors je ne recevrai personne…

— Personne, soit ; je serais si contente de ne plus le voir, que je me résignerais à vivre dans un désert.

— Mais il faudra lui écrire !

— Lui écrire ? non. Laisse-moi faire : il viendra deux fois, on lui dira que tu n’es pas visible, et je t’en réponds, moi, il ne reviendra plus.

— Je ferai ce que vous exigez, ma mère.

— Embrasse-moi… je suis contente de toi, et je te promets de le saluer très-gracieusement la première fois que je le rencontrerai.

Quelle consolation touchante ! chassé indignement par la fille, mais salué très-gracieusement par la mère !

Marguerite garda le silence, vaincue par un affreux chagrin. Ces paroles de sa mère étaient tombées sur son cœur et sur son amour comme une pluie froide et l’avaient glacé ; elle comprenait que cet amour, qui vivait de poésie et d’ardeur, allait mourir dans ce climat tempéré, dans ces régions de modération et de famille où l’on voulait le transplanter. À des raisonnements si justes, elle ne pouvait répliquer. À une autorité si sainte, elle ne pouvait rien opposer. Il n’y avait qu’un mot pour détourner de telles menaces, pour expliquer l’audace de la rébellion, si elle avait eu le courage de la rébellion ; mais ce mot magique, elle ne pouvait pas le prononcer : « Je l’aime !… » Elle ne pouvait dire à sa mère : « Cet homme que vous haïssez, que vous méprisez, que vous chassez, cet homme-là, je l’aime !… » Dans une scène de famille, et contre des raisonnements de convenances, comme cette toute-puissance de l’amour disparaît ! Dites donc à un oncle en courroux, à un tuteur pédant, qui vous parlent chiffres et contrats, à une mère qui vous parle ménage, dites-leur donc avec inspiration, foi, exaltation : « Je l’aime !… » Ils s’écrieront : « Je l’aime, je l’aime ! ce n’est pas répondre ! » Et si vous persistez, ils vous jetteront ce trait mordant stéréotypé dans toutes les familles : « Eh ! ma chère, si vous aimez celui-là, vous en aimerez bien un autre ! »

Madame d’Arzac quitta sa fille ; mais elle devait revenir au bout de quelques instants pour la mener chez M. d’Arzac, le père d’Étienne. Marguerite, restée seule, se révolta contre cette tyrannie qu’elle n’osait pourtant pas braver, et le résultat de cette révolte fut qu’elle ne se marierait point, qu’elle ne verrait plus Robert, mais qu’elle resterait libre. « Je ne ferai pas ce que je veux, mais on ne me forcera pas à faire le contraire ; je vivrai seule, et je serai du moins maîtresse de mes pensées. »

Madame d’Estigny fit demander à la voir. Marguerite la reçut, et cette visite fut encore une épreuve qu’il lui fallut supporter. L’épreuve était moins pénible, mais aussi fut-elle plus décisive. Madame d’Estigny parla du duel avec de grands ménagements et en donnant à cette affaire moins d’importance que ne l’avait fait madame d’Arzac ; mais elle reconnut que ce duel forçait Marguerite à se décider.

— Moi, ma chère enfant, disait-elle, je ne vous dirai point, comme votre mère : Il faut épouser votre cousin, le bonheur est dans ce mariage-là pour vous… Je vous dirai : Il faut vous marier ; on s’occupe de vous depuis quelque temps, peut-être beaucoup trop ; on prononce trop souvent deux noms avec le vôtre ; on sait que deux jeunes gens spirituels, aimables, veulent vous épouser et se disputent votre préférence ; l’heure est venue de choisir entre eux. Je n’ai pas les préventions de votre mère ; j’aime Étienne de tout mon cœur, mais je trouve M. de la Fresnaye très-séduisant, très-distingué, et je comprends parfaitement qu’une femme comme vous le choisisse ; ainsi je suis tout à fait impartiale : que vous préfériez l’un ou l’autre, je vous approuverai également ; je ne vous dis donc pas : Choisissez celui-ci ou celui-là ; je vous dis : Choisissez celui que vous voudrez, mais choisissez-le tout de suite. Le monde n’aime pas à s’occuper si longtemps de la même personne. Il n’est pas très-méchant tant qu’on l’amuse, mais du moment où on l’ennuie, il devient impitoyable. Que voulez-vous, ma chère, c’est un public impatient, il s’irrite des dénoûments qui traînent, et quand une scène n’en finit pas, il la siffle.

— Vous avez raison, et je vous remercie, répondit Marguerite avec douceur.

Ces avis, dictés par l’amitié et donnés sans exagération, lui rendirent un peu de confiance ; ils eurent plus d’influence sur elle que les ordres impérieux de sa mère ; ils amenèrent un résultat important : ils la décidèrent à se décider ; mais pour qui ? c’était là le mystère.

Madame d’Arzac revint chercher Marguerite, qui passa la journée avec elle chez son oncle. Étienne était plus souffrant, il avait la fièvre ; le médecin était inquiet. Et puis Étienne était triste, ennuyé ; il avait l’air d’un malade qui ne veut pas guérir,

— Grondez-le donc, je vous en prie, madame, dit le médecin à Marguerite ; il ne m’écoute pas. Sans doute il sera plus docile à vos conseils.

Madame de Meuilles, qui causait avec son oncle, se leva et vint s’asseoir près d’Étienne.

— Est-ce vrai que vous m’écouterez, moi ? dit-elle avec son sourire plein de charme.

— Non, répondit-il, ne me dites rien, je ne veux pas que vous me trompiez par pitié.

Marguerite se troubla.

— C’était possible, reprit-il, tant que ma blessure encore douteuse pouvait alarmer, mais aujourd’hui que je suis hors de danger, il faut être sincère… Vous n’avez plus le droit de m’abuser pour me guérir.

— J’ai le droit de guérir une blessure qu’on a reçue pour moi, reprit-elle.

— Comment ! s’écria-t-il, qui vous a appris… Et la joie brillait dans ses yeux ; puis il s’attrista de nouveau et dit avec une noble inquiétude : — Marguerite, il ne faut pas que cela vous engage ; c’est comme votre parent, comme votre cousin que j’ai pris parti pour vous. M. de Meuilles vivrait encore, que j’aurais agi de même.

Marguerite, profondément touchée de cette délicatesse, tendit la main à Étienne en disant : — Soignez-vous, soyez docile, songez que votre blessure est un remords pour moi ; tant qu’elle ne sera pas guérie, je me la reprocherai comme un crime.

— Ah ! si vous m’aimiez, je guérirais tout de suite !

— Allez, dit-elle, il faut que je vous aime bien ! sans cela… Elle n’acheva pas et rougit vis-à-vis d’elle-même de son étrange pensée. « Sans cela… je me déciderais pour un autre que j’aime aussi… » Voilà ce que — sans cela — voulait dire, et c’était plaisant ; et ce qui fut encore plus extraordinaire, c’est que ce mot naïf rendit à Étienne toute sa confiance.

« C’est vrai, se disait-il, si elle ne m’aimait pas, elle accepterait franchement l’amour de Robert : il est plus beau, plus riche, plus élégant que moi ; à la place de Marguerite, toute autre femme se serait depuis longtemps décidée en sa faveur ; qu’est-ce donc qui la retient ? c’est qu’elle m’aime, il ne peut pas y avoir d’autre raison. » Et Étienne, le front radieux, regardait Marguerite avec reconnaissance et bonheur.

Tout à coup, elle entendit près d’elle une voix qui disait :

— Méchante femme, me rendras-tu enfin mon fils ?

C’était le vieux comte d’Arzac qui s’était traîné jusqu’au fauteuil d’Étienne et qui venait implorer Marguerite.

— Femme sans cœur, continua-t-il, ne seras-tu pas attendrie par ce spectacle si touchant : un goutteux priant pour un blessé ! Cette scène d’hôpital ne te causera-t-elle aucune émotion ? Mon fils a manqué de se faire tuer pour vous, madame, laisserez-vous périr votre chevalier ? Ne récompenserez-vous point sa valeur ?…

Étienne, impatienté par cette plaisanterie de son père, lui faisait signe de ne point presser Marguerite ; mais le vieillard ne voulait pas le comprendre.

— Que vous fassiez languir ce jeune soupirant, c’est pardonnable encore ; mais que vous fassiez languir un pauvre vieillard comme moi, c’est cruel… Allons, coquette, décidez-vous ! à quand la noce ?

Marguerite était tremblante et oppressée. L’attente pleine d’angoisse de sa mère, la prière de ce vieillard qu’elle avait failli priver de son fils, et surtout la joie charmante d’Étienne, agissaient sur son cœur et l’entraînaient malgré elle ; quel obstacle raisonnable opposer à ces souhaits si vifs, à cette supplication si puissante ? le souvenir d’un étranger, c’était bien peu de chose ; à peine en ce moment l’image de Robert se présentait-elle à sa mémoire. Fallait-il désespérer trois personnes qui la chérissaient pour un inconnu qui dédaignerait peut-être bientôt ce grand sacrifice ? Fallait-il immoler des affections profondes, naturelles, légitimes, éprouvées, à un amour éphémère, sans passé, sans avenir, sans droits ? Pouvait-elle dire à ce père : « On tenait sur moi et sur deux jeunes gens qui m’aiment des propos indignes qui ont amené un duel ; l’un de ces deux jeunes gens, qui est votre fils, s’est battu pour moi… j’épouserai l’autre ? » Pouvait-elle dire a sa mère : « Je vous brave ! celui que vous haïssez sera mon mari ? » Pouvait-elle dire à Étienne : « Je ne vous aime pas ?… » Non… Elle se laissa donc entraîner par la force de la situation, et lorsque son oncle lui répéta cette question décisive : « À quand la noce ? » elle répondit :

— Quand vous voudrez.

— Alors dès qu’Étienne sera guéri.

— Je suis guéri ! s’écria Étienne en se levant comme un fou et en jetant par terre ses oreillers et ses coussins ; je ne veux plus de cet attirail de malade, je ne veux plus souffrir ! Vous entendez, Marguerite, je ne veux plus souffrir !

— Heureux âge où l’on déclare qu’on ne veut plus souffrir ! dit le vieux comte. Viens m’embrasser, ma chère nièce… ou plutôt ma chère fille ! N’est-ce pas, Marguerite, que c’est bon de faire des heureux ?

Marguerite embrassa son oncle ; Étienne courut vers madame d’Arzac. Elle se tenait modestement dans un coin du salon, elle triomphait trop pour oser paraître. Étienne embrassa sa tante avec transport ; c’était un tableau de famille vraiment touchant. Tout le monde était content, excepté celle qui contentait tout le monde.