Marie-Didace/11

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Beauchemin (p. 129-140).

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Depuis quelque temps, Phonsine languissait. Un matin, à la fin de mars, après une nuit d’insomnie, elle se leva avec l’idée de consulter le médecin, le jour même. Elle s’alarmait, non pas tant de grossir à peine, ce dont elle tirait une satisfaction de vanité, que de ne plus sentir la vie de l’enfant dans son sein. Amable, qui connaissait l’aversion de son père pour la maladie et pour la médecine, hésita avant d’accéder à ce qu’il croyait un caprice de sa femme.

— Ouais… tu choisis mal ton jour, un lundi. Deux voyages coup sur coup. Puis le doux temps a massacré les chemins…

Devant l’hésitation d’Amable, Phonsine suggéra :

— Il y a quelqu’un chez Pierre-Côme qui doit se rendre à Sorel à matin. Je profiterai de l’occasion. Personne pourra trouver à redire de même ?

Vers midi, Amable, à l’insu de l’Acayenne, cherchait un outil dans le grenier quand le heurt d’une porte refermée avec vigueur le fit sursauter. Il reconnut aussitôt la manière de son père. En entrant, Didace s’exclama :

— Ça pue ben !

En effet, plus fort que l’odeur de lait et de cuir mouillé qui, à certains jours, s’attachait à la cuisine, un parfum vulgaire saisissait l’odorat.

L’Acayenne acquiesça :

— Une vraie peste ! C’est Phonsine qui est partie à Sorel. Elle s’est frottée au savon d’odeur, pour vrai !

Le rire aux lèvres, elle ajouta :

— Elle se savonne pas tant que ça pour rester avec nous autres, hein ?

Didace fit mine de ne pas avoir entendu :

— C’est étrange qu’elle en ait pas soufflé mot. J’lui aurais donné une commission. Quoi c’est qu’elle est allée bretter à Sorel ? Avec qui c’est qu’elle est partie ?

— Quiens ! Y avait pas de quoi s’en vanter. Elle est partie toute seule avec le beau Joinville à Provençal. Demande-moi ce que les autres vont dire…

— Avec Joinville ? Elle le fait ben exprès pour faire jacasser le monde…

— Y en fallait un pour remplacer le Survenant…

— Torriâble ! commença Didace…

Des pas sur le plancher à l’étage supérieur leur coupèrent la parole. Déjà Amable dégringolait l’escalier étroit. Au lieu d’expliquer calmement à son père que Phonsine était allée consulter le médecin et qu’il l’avait envoyée avec Joinville afin de ménager les chevaux, il se planta devant sa belle-mère, criant comme un perdu :

— Salissez pas ma femme ! Phonsine est pas de votre race. Elle est respectable. Salissez-la pas, elle est en famille.

La main levée, il la menaça :

— Vous allez la respecter ou ben vous prendrez la porte, je vous le promets.

De son poing fermé, Didace lui rabattit la main :

— Arrête. Laisse ta mère tranquille !

Il voulait dire : ta belle-mère. Dans l’excitation, le mot lui avait échappé.

— Ma mère… c’te langue sale-là ?

Sa mère, Mathilde, la sainte femme, qui n’avait rien à soi, qui pouvait s’arracher le cœur pour combler les autres.

Des souvenirs se bousculèrent en lui : les fréquentes absences de Didace durant son veuvage, ses randonnées à Sorel avec le Survenant, les taquineries des propriétaires de Maska, à la barrière, sur ses espoirs de paternité. Il dit à Didace :

— Vous aviez beau à pas vous marier : Pourquoi acheter la vache quand on a le lait pour rien ?

L’insulte, pire qu’un crachat, vola à la face de Didace. D’un bond il se leva, retroussant déjà les manches de sa chemise de laine.

— Approche !

Amable ne bougea pas. Il blêmit seulement. Didace, bien qu’il eût tassé, le dominait encore de la moitié de la tête. Ses épaules larges et épaisses dépassaient celles du fils, faiblement voûtées. Il s’élança pour le frapper, mais soit violence de l’émotion, soit douleur subite, son poing retomba. Au même moment, un rayon de soleil frappa les médaillons de tilleul. Sur les portraits de zinc, les anciens Beauchemin, de leur regard strict comme planté dans le sien, semblaient le juger. Il comparaissait devant les premiers de sa race. Se battre contre plus faible que soi, c’était déjà faillir ; mais contre son propre enfant, c’était une trahison. Il eut honte.

— J’vas-ti me mettre à fesser sur mon sang à c’t’heure ?

De grosses gouttes de sueur perlaient sur son crâne. Il s’effondra dans son fauteuil.

— Chicanez-vous pas pour moi, dit l’Acayenne, faisant mine de ramasser ses nippes. J’ai jamais été un élément de discord nulle part. Puisque c’est de même, j’m’en vas vous régaler de mon absence.

Encore essoufflé, Didace l’arrêta :

— Toi, reste à ta place. C’est pas à toi à céder le pas.

— C’est ça, reprit Amable, hors de lui, mettez-moi à la porte. Maudissez-moi dehors, pendant que vous y êtes. Mais vous perdez votre temps. Je pars, mais je pars de moi-même. J’vas chercher ma vie ailleurs.

— Où ça ?

— Dans le monde… dans le vaste monde…

Le mot rendit un son rapetissé, il n’avait plus de sens. Le vaste monde n’était plus qu’un jouet d’enfant dans la main d’Amable.

— Tu partirais, toi ? lui demanda Didace soudainement ému. Mais aussitôt, une lueur de moquerie s’alluma dans son regard.

— Tu partirais ? T’es seulement pas capable de tenir un outil dans tes mains. Et quand tu le laisses tomber, c’est toujours le manche qui fait défaut, jamais ta main. Tu t’apercevrais vite que t’as les dents molles pour manger de la misère. T’as pas de métier…

— Non ? Quoi c’est que vous faites du débardage ? Un métier facile qui exige pas d’apprentissage, où c’est qu’on gagne des grosses gages quasiment à rien faire. Le Survenant le disait ben…

Le Survenant, lui, aurait pris soin de la terre. Un regret vint au cœur du père Didace :

— Laisse le Survenant tranquille ! Le Survenant puis toi, c’est deux !

Toujours le Survenant !

Amable s’écroula, la tête entre les mains. Il ne comprenait plus rien. Passe un passant, un soir d’automne. Il rentre en bourrasque dans la maison et s’y installe comme si tous les honneurs lui étaient dûs. Tout le monde l’accepte, le père Didace le premier, parce que le Survenant a les reins forts, la tête haute et qu’il a appris à se battre ; les femmes, parce qu’il est bel homme, parce qu’il leur chante des chansons et parce qu’il remplit la boîte à bois à temps.

Mais lui, un faiseux d’almanach, quand il a fini d’une place, il secoue le monde d’une pichenotte, comme la poussière sur son bras. Aïe, neveurmagne ! Hou donc ! cours à la place qui le tente. Après, il s’en trouve pour déplorer sa perte, pire qu’un parent défunt. Mais qui c’est qui va au bois, l’hiver, abattre les arbres ? Qui c’est qui apporte le pain sur la table, trois fois par jour ? Celui qui reste.

Celui qui reste, sourd à tous les appels, d’abord à cause d’une mère vieillissante que son départ chagrinerait, ensuite à cause d’une femme maladive à qui il a promis protection, on finit par ne plus le voir, parce qu’on l’a toujours vu à la même place, comme la commode dans le coin.

— Demain, dit le père Didace, si le doux temps se maintient, on devrait commencer à entailler pour faire les sucres.

Comme Amable se taisait, il demanda :

— T’as compris ?

— Ouais, répondit Amable. Puis le petit pot sur la table, qui c’qui le remplit de sirop d’érable ? La commode dans le coin !

— Quoi, la commode dans le coin ? Tu déparles ?

Lorsqu’Amable fut sorti, l’Acayenne demanda à son mari :

— Tu penses pas qu’il est parti pour tout de bon ?

— Faudrait pas connaître les gars de par chez nous. Ils partent pour mettre le feu aux quatre coins du monde, mais au bout de deux jours, ils reviennent chercher leur étoupe par icitte.

Didace haletait.

— Tu pompes ben, le mien ? lui dit l’Acayenne.

Didace, les yeux fermés, fit simplement une moue d’indifférence. Mais en lui un voile se déchirait : cette douleur qu’il feignait d’ignorer, il ne la reconnaissait que trop. Elle l’avait déjà visité. Il resta ainsi immobile jusqu’à ce qu’elle se fût éloignée. Une fois soulagé, il appela :

— La Blanche !

L’Acayenne tressauta :

— Mon doux, que tu me fais peur !

— J’ai pas rêvé ça ? Amable a ben dit que sa femme est en famille ?

Un léger mouvement de recul, pour toute réponse, lui fit comprendre qu’elle avait entendu. L’œil méfiant, il insista :

— Tu t’en doutais pas, toi, qu’elle était grosse ?

— Elle me l’a jamais dit.

Mais se voyant prise au piège, elle se mit sur ses gardes, prête à attaquer :

— C’était à elle de le dire.

Légèrement, elle ajouta :

— Faute de parler, on meurt sans confession.

— Même sans le dire, entre créatures qui vivent côte à côte dans la même maison, ces choses-là se devinent, sans qu’il soit besoin d’en parler, il me semble ?

Au lieu de répondre, l’Acayenne regarda dans le vide. Impatienté, Didace continua :

— Comment ça se fait que tu m’en aies rien dit ? Regarde-moi dans les yeux. As-tu peur d’envisager le monde en face ? As-tu de quoi à cacher ? Arrête-les de bouger, tes yeux couleur d’eau. Calme-les un petit brin.

— C’est les mêmes que j’avais avant qu’on se marie.

À deux ou trois reprises, les paupières de l’Acayenne battirent comme des ailes. Puis elle ouvrit tout grands les yeux, les posa à peine sur Didace, puis sur les portraits des Beauchemin. Et, fixant ses mains jointes, elle dit presque bas :

— Tout le monde peut pas avoir, comme les Beauchemin, des yeux qui coupent !

Autrefois pareille réponse eût comblé de joie le cœur du vieux Didace. Mais plus maintenant. Enfoncé dans son fauteuil, il examinait l’Acayenne, elle-même si absorbée dans ses pensées qu’elle ne s’en rendit pas compte. De fines rides la marquaient de la patte d’oie aux tempes et des cheveux blancs ternissaient la chevelure d’or roux. Toutefois le regard de Didace s’arrêta avec complaisance aux plis rosés de la nuque. « Elle est grasse comme une caille. Ben logée. Ben nourrie. Sa vie assurée ; pas l’ombre d’un souci. Ça peut pas se faire autrement. »

Mais au delà de la chair et de la blancheur de l’Acayenne, il lisait autre chose : elle l’avait épousé pour la sécurité de ses vieux jours ; de cœur, elle appartenait au Cayen Varieur. « Je suis pas fou à demeure, pensa-t-il. Elle a beau m’appeler « le mien », elle peut pas oublier l’autre. Comme de raison c’est avec lui qu’elle a mangé sa misère. »

L’Acayenne l’avait-elle triché ? Certes, elle avait passé l’âge d’élever une famille. Mais c’était à lui, Didace, à être plus attentif, au moment de son second mariage.

La maison luisait de propreté. Il avait une table garnie de bon manger, des habits propres et rapiécés à point. Mais il ne suffit pas à une vraie femme que l’ordre règne autour des meubles et dans la nourriture, il faut encore qu’il règne sur les esprits. Autrement, la maison penche.

Les femmes qui possédaient le don de faire régner les deux étaient donc bien rares ? Sa mère, la première, l’avait eu. Puis ses sœurs. Mathilde aussi, sûrement. Ensuite, Marie-Amanda. Mais elle était mariée. Une fille mariée, c’est une branche qui s’échappe de l’arbre pour prendre racine plus loin. Elle avait traversé la Grand’rivière pour vivre à l’Île de Grâce et devenir Aubuchon. Vrai, quand elle arrivait au Chenal, elle se retrouvait Beauchemin comme devant. Seulement, le dimanche, à Sainte-Anne, à la messe, quand les habitants de l’Île de Grâce, après avoir échangé contre des bottines plus fines leurs bottes qu’ils déposaient sous un perron, se rendaient à l’église, en bande à part, Marie-Amanda se tenait avec eux, ses gens ; elle se contentait de sourire de loin à ses connaissances et à sa parenté du Chenal du Moine.

L’Acayenne avait-elle le don ? Didace fit signe que non. Mais personne ne le saurait. Quand un Beauchemin a le malheur de tracer un sillon croche, il ne va pas demander au voisin de le redresser. Le sillon reste croche, mais il reste Beauchemin.

C’était donc Phonsine, cet humble repoussis, qu’il avait souvent traitée de haut parce qu’elle venait de la Pinière, et bousculée parce qu’elle ne tenait pas la maison à son gré, la bru qui donnerait aux Beauchemin le septième Didace, l’enfant tant espéré. Plus que son propre fils même. Son premier fils, certes il l’avait reçu dans l’allégresse, mais aucun doute n’en avait précédé l’arrivée ; en douter eût été douter de son sang, de sa force, de la lumière du jour. Tandis que ce petit-là, l’enfant d’Amable, l’avait-il assez attendu, trois, quatre ans au delà ?

Un air de cantique montait en lui. La tête tantôt à droite, tantôt à gauche, comme la cime d’un liard par une brise d’été, Didace se mit à chantonner :

Venez, divin Messie…

— Es-tu écarté ? lui demanda l’Acayenne. On n’est p’us à Noël. On marche sur Pâques ben vite.

Solennel, la tête haute, il croisa les bras :

— Dorénavant, faudra prendre ben soin de la bru, rien lui laisser porter de pesant, ni faire des ouvrages fortes. Tu m’entends ?

Sans répondre, l’Acayenne pensa :

« C’est pas tant pour la bru que pour le petiot, toutes ces précautions-là. Apparence qu’il prendra de la place dans la maison. Il est pas encore au monde et il en prend déjà ! »

Après, elle eut son visage lointain des jours où elle disait ne penser à rien, mais le père Didace ne lui en demanda pas la raison. Il se dit :

« Qu’elle reste avec ses Cayens ! Les Beauchemin se passeront d’elle ! »