Marie-Didace/15

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Beauchemin (p. 177-190).

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Pour la troisième fois, Laure Provençal se pencha au-dessus de Phonsine :

— C’est une fille… Phonsine. Tu veux pas la regarder ?

Plus blanche que l’anémone, Phonsine gisait, inanimée, au creux de l’oreiller.

— Une belle petite fille… pas infirme !…

Elle leva l’index sur sa bouche pour demander aux femmes d’être complices :

— … et qui a bonne envie de vivre.

Dans la cuisine, le médecin, en train de se restaurer, expliquait au père Didace, tout en reprenant des pommes de terre fumantes et une tranche de lard entregelé :

— Non, voyez-vous, monsieur Beauchemin, l’enfant n’est pas à terme. Même si elle était née, il y a quelques semaines, elle aurait eu plus de chance de vivre. Mais une enfant à huit mois, c’est un cœur bleu.

Didace eut un mouvement de recul.

— Un cœur bleu ! Et la mère ? demanda-t-il, au bout de quelques instants.

— La mère ?

Le docteur hocha la tête. Il but une gorgée de thé. La saveur âcre du liquide bouillant le fit grimacer. Il alla soulever les paupières de Phonsine. Puis, reprenant sa place à table, il baissa la voix :

— Elle n’est pas réchappée. Je ne peux pas en répondre.

Il avala une autre gorgée de thé et se leva.

— Allez-vous lui laisser une fiole de remède à prendre ? demanda l’Acayenne.

— Non, pour le moment tenez la malade éveillée autant que possible, c’est tout ce que je vous demande. Même si elle ne donne pas signe de vie, parlez-lui tranquillement, pour qu’elle ne s’endorme pas.

— Elle a-ti sa connaissance ?

— Toute sa connaissance, répondit le docteur. Dans une heure, faites-lui prendre une petite gélatine. Ç’a pour effet d’épaissir le sang. Ça l’aidera peut-être à conserver le peu qu’il lui reste. Je crains les hémorragies. Et surtout, toujours la tête basse, le pied de la couchette levé, d’ici à ce que je repasse. Je vous le recommande.

— Et à boire ? Quoi c’est qu’on lui donnera ?

— Le moins possible, pour empêcher la montée du lait. Un peu de café, si elle cherche à dormir, mais du vrai, et pas trop chaud. Pas du café d’orge, vous m’entendez ? Du café de magasin, fort. Du café de noces.

— Je me charge de le faire, dit Angélina. Je connais sa tasse.

— Oui, ben, dans ce cas-là, dit le docteur avec une pointe de malice, ferme les yeux quand tu mets la main dans le sac de café, et jette pas rien qu’une pincée au fond de la cafetière, mais une bonne poignée.

* * *

Didace n’en pouvait plus. Après le départ du docteur, il alla s’étendre tout habillé au pied du lit, l’Acayenne s’allongea à ses côtés. Comme si elle eût compris son désappointement, elle dit :

— Au moins si ç’avait été un garçon hein ? Un petit garçon, c’est plus câlin il me semble.

Didace, face au mur, ne répondit pas.

La voix d’Angélina le réveilla deux heures plus tard. Il croyait s’être assoupi seulement :

— Monsieur le curé et Pierre-Côme qui arrivent par la porte de devant.

D’un grand effort, Didace se mit debout. Son sang se retira au cœur : les deux visiteurs, en effet, se dirigeaient vers la porte de devant. À peine coiffé, il s’élança à leur rencontre, comme pour parer le coup, sans témoin.

— C’est-il pour Phonsine, que vous venez ? leur demanda-t-il.

Pierre-Côme fit signe que non.

— Soyez bien courageux, monsieur Beauchemin, dit le curé Lebrun.

— C’est Amable, quoi ?

Aucun ne répondit.

Didace fit « Ah ! » seulement, tout son corps pris de tremblement. Ils voulurent l’appuyer au tronc d’un ormeau. Un instant l’homme et l’arbuste oscillèrent comme bercés par la même rafale. Un rameau encore vivace, mais affaibli par le dernier verglas, se détacha de la branche avec un bruit sec. Il tomba sur l’épaule de Didace.

Peu après le vieux se redressa, refusant tout appui :

— Parlez ! dit-il.

— Tout ce qu’on sait, monsieur Beauchemin, commença l’abbé Lebrun, c’est qu’Amable a mal manœuvré.

Pendant qu’un steamer prenait un chargement de minerai, dans le port de Montréal, une poulie avait terrassé Amable qui s’était fait embaucher comme débardeur. Le crâne fracturé, il gisait, entre la vie et la mort, sur un lit d’hôpital.

— Je veux savoir la vérité : il est pas mort toujours ?

— Pas encore.

Didace retrouva assez de force pour marcher seul jusqu’à la maison. La tête basse, un instant plus tard, il s’abandonna :

— Qui aurait cru qu’un jour Amable partirait !

— Ben quiens ! répliqua Pierre-Côme, silencieux jusque là, c’est toujours sur les couteaux qui coupent pas qu’on se donne une entaille. Les autres, on s’en méfie.

— Ah ! vous savez, je l’ai provoqué. J’aurais dû m’en douter : on provoque pas un Beauchemin. Il était plus Beauchemin que je pensais.

L’un après l’autre, l’abbé Lebrun et Pierre-Côme se levèrent. Quand Didace les vit prêts à partir, debout à son tour et la voix éraillée de chagrin, il demanda bas à Pierre-Côme, afin que Phonsine n’entendît point :

— Gros-gras, tu le sais, c’est ton vieux père et ta propre mère qui m’ont conduit au baptême. Demain, il va falloir faire baptiser la petite. Moi, j’y serai pas. Je prendrai le premier train pour Montréal. Veux-tu être dans les honneurs, à ma place ?

Pierre-Côme avait contracté l’habitude de peser toute question avant de donner sa réponse. Mais cette fois, sans attendre, il fit signe que oui.

Un bref éclair de satisfaction anima le visage de Didace :

— Dans ce cas-là, je te prête la Gaillarde. Tu sais si elle se comporte ben quand elle est de cérémonie !

Elle, au moins, ne lui faisait pas défaut. Dire que, la nuit précédente, il l’avait tassée contre l’entre-deux, dans l’étable, parce qu’elle ne quittait pas la litière assez vite. Il revoyait son grand œil liquide, étonné.

Bientôt il tomba dans un profond abattement. La main sur la clenche de la porte, Pierre-Côme cherchait quoi dire à Didace pour lui faire comprendre qu’il partageait son malheur. À vrai dire, lui et Didace n’avaient pas toujours marché la main dans la main. Mais que sont, entre voisins, quelques gros mots, des chicanes même, un affût brûlé et l’amende, quand les coups portent franc et que le poing va plus de l’avant que la rancune du cœur ? Toutes choses de nature à renforcer plutôt qu’à affaiblir la véritable amitié.

Puis ils avaient eu la même enfance — Tit-Côme, Tit-Dace — la même jeunesse, ils avaient joué les mêmes tours, couru les mêmes dangers. Ils s’étaient battus, sur le perron de l’église, le matin du jour de l’an — je m’appelle Provençal, je m’appelle Beauchemin. Ça ne s’oublie pas.

Sûrement Didace avait eu une heure malheureuse quand il avait accepté le Survenant, ce chef-d’œuvreux, dans la maison. Rien de bon n’en avait résulté pour la paroisse. Une si belle paroisse que les anciens avaient bâtie avec tant de cœur. Si l’on veut la garder ainsi entre soi, il ne faut pas laisser l’étranger y pénétrer et en faire une risée. Autrement on la voue à sa perte.

Mais plaindre Didace serait le ranger avec les vieux jars, les caducs, ceux que le volier abandonne à leur sort, en route.

Pierre-Côme toussota, puis il toussa à sa force. On eût dit qu’il allait s’arracher le gosier. Les six verres cliquetèrent autour de la carafe sur le buffet. Puis il renâcla et, marchant droit au poêle, il en souleva un rond pour cracher.

Au bruit qu’il faisait Phonsine geignit. Scandalisées d’un pareil vacarme, dans une maison où il y avait de la maladie grave, les femmes, qui se relevaient pour prendre soin de la jeune mère et de l’enfant que l’une d’elles tenait enroulée dans de l’ouate à l’entrée du fourneau lui firent signe de baisser le ton. Mais lui, tout à son idée, éclata quand même :

— Coûte donc, Didace, quoi c’est que t’attends pour réparer ton bout de chemin ? C’est une vraie honte, pour la paroisse, un devant de porte semblable.

Sans perdre de temps, Didace regimba :

— Non, mais ça prend-ti pas une maudite race de monde !

Voyant son curé qui les regardait à pleins yeux, il se calma. La mère Salvail se pencha vers Angélina :

— Quel cœur dur, ce gros Provençal-là ! Tu trouves pas ?

Ils n’avaient pas franchi le seuil de la maison que le curé Lebrun se tourna, tout ému, du côté de Pierre-Côme :

— Savez-vous, monsieur Provençal, que vous avez bien bon cœur !

* * *

Phonsine respirait à peine. Son sang trop clair s’échappait, telle l’eau d’une cruche félée. Elle luttait pour conserver ses forces. Une à une, comme un troupeau épars, elle les rassemblait dès qu’elle reprenait connaissance.

— Je mourrai pas.

Non, elle ne mourrait pas. Si elle mourait, qui prendrait soin de sa petite ? Non, sa petite ne serait pas comme elle l’avait été, une orpheline, élevée par charité. Déjà elle la voyait grandir. Elle cherchait ce qu’elle pourrait bien lui donner. Une poupée ? Une belle ! Pour remplacer celle que Phonsine n’avait jamais eue. Puis elle la mettrait grand’pensionnaire au couvent de Sorel, pour cicatriser la blessure d’orgueil qu’elle gardait au cœur, d’avoir, enfant, servi d’autres enfants. Le dimanche, elle se ferait belle pour aller la demander au parloir. Sa fille aurait un uniforme large, à plis, les plis les uns sur les autres, — le nombre de plis ayant figuré dans son esprit d’enfant le symbole de la richesse. Plus tard, elle porterait de la soie. Elle ferait des ouvrages fins. Ça serait son mari, non pas un survenant, qui lui apporterait des bottes de foin d’odeur. Quand elle aurait un enfant, sa mère, elle, Phonsine, l’assisterait au lieu d’une étrangère qui l’empêcherait de crier.

Au dehors, la merlette appelait. Phonsine la plaignit.

— Pauvre merlèze, pauvre petite mère, toi aussi t’es toute seule ? As-tu perdu ton compagnon ?

Puis Phonsine se sentit entraînée. La fièvre la dissolvait. Elle n’était plus qu’une feuille morte sur l’eau. Il faisait bon de n’avoir pas de poids à porter, de se laisser dériver avec le courant. Mais la feuille heurtait un caillou.

Phonsine se retrouva péniblement à la réalité de la chambre. Ah ! oui, elle avait une petite fille. La joie la fit palpiter. Avec la joie, le sang, par ondes chaudes, afflua en elle. Elle chercha à se calmer.

— Je mourrai pas.

Elle pensa : « Ça ferait trop plaisir à l’Acayenne. » Puis elle se mordit les lèvres, de contrition. Pour sa pénitence, quand elle serait plus forte, elle égrènerait deux dizaines de chapelet.

Sûrement Amable aurait préféré un garçon, mais lorsqu’il reviendrait, elle lui dirait : « Regarde comme elle est belle. C’est parce qu’elle ressemble aux Beauchemin. » De nouveau, la fièvre la mangeait. Amable était debout, à côté de la couchette. Il suppliait sa femme de lui mettre la petite dans les bras. Phonsine essayait bien. Elle voulait lui dire : « Tu vois pas que j’ai les deux mains attachées ? » Mais elle ne parvenait ni à parler, ni à lever un doigt. Alors il repartait.

Phonsine se réveilla, la tête baignant de sueur. Dans la cuisine, le ber criait, sous la poussée du gros pied de Didace.

— Je voyage, se plaignit-elle accablée.

Le père Didace entendit la plainte. Il entr’ouvrit plus grande la porte de chambre :

— As-tu besoin de quelque chose, Phonsine ?

Mais la malade ne remuait déjà plus. Elle semblait dormir. La petite dormait aussi. Ce petit paquet de chair, une fille, dire que c’était peut-être tout ce qui subsisterait d’Amable. Et pas longtemps, un jour ou deux. Les mains sur les yeux, blessé dans sa chair et blessé dans son orgueil, il eut la vision d’Amable étendu sur le quai, la tête fracassée, dans une mare de sang. Et ici, à la maison, son enfant, cette figure grotesque, perdue dans un bonnet, ce corps maigrelet enroulé dans de l’ouate. Le dernier rejeton : un cœur bleu. Si ce n’était pas pénible.

Dieu donne les coups où ils portent. Rien ne sert de se rebeller. C’est aller contre le vent, l’abbé Lebrun l’a dit. Mais les coups portent…

La lumière de la lampe baissait. Elle ne reflétait plus qu’un demi-rond jaune, étroit. Courbaturé, les deux mains aux reins, Didace alla regarder au dehors. Autour de la maison, l’aube, calme et pure, étendait sa paix à l’infini. La journée serait belle. Didace revint lever le globe de la lampe. Entre son pouce et son index à la peau racornie, il moucha la mèche. Une clarté blanchâtre jaillit dans la pièce, fit danser des ombres et offusqua le sommeil de Z’Yeux-ronds.

L’enfant s’agita dans le ber. Didace ne l’avait pas bien regardée encore ; il avait attendu d’être seul. Il se pencha au-dessus du ber, une première fois d’abord. Puis, une deuxième, pour plus de certitude. Il se frotta les yeux. Un gros nœud se formait dans sa gorge. Mais oui, l’enfant avait le front bas, volontaire, des Beauchemin, avec les cheveux noirs et drus, et le nez large, incomparable pour prendre l’erre de vent. Comme lui ! À son image, elle était de la race !

À pas feutrés, sur ses chaussons, il avança dans la chambre. Chacun de ses pas résonna, comme des coups de marteau, aux tempes de Phonsine. Elle vit trois têtes d’homme, dans la porte, puis deux, puis elle reconnut le père Didace et se mit à trembler. S’il lui reprochait de lui avoir donné une fille au lieu d’un garçon ? Ou s’il lui demandait d’être debout, pour accueillir le compérage ?

— J’aurai jamais la force, pensa-t-elle.

Didace avait posé la main sur le pied de la couchette. Phonsine eut le vertige. Tout tangua dans la chambre.

— Phonsine, dors-tu ?

Elle fit signe que non. À grand’peine, elle parvint à formuler deux syllabes : A-mab- ?

Où est Amable ? On lui cache la vérité. Elle a entendu les femmes parler à voix basse, dans la cuisine. Et on a fait demander Marie-Amanda.

Dans un sursaut d’orgueil, Didace se redressa. Il y a une loi pour tout dans le monde : une pour le temps, une pour les plantes, une pour la famille. Seul le maître, et non le fils, doit commander dans la maison. Amable n’avait qu’à obéir.

— Je suis son père, dit-il, la tête haute.

Dans la cuisine la petite geignit, la petite avec le front bas, volontaire, avec le nez large des Beauchemin. Alors pour courir au plus tôt consoler l’enfant, il voulut se hâter de tout dire, mais les mots lui déchiraient la gorge. Le gros nœud se reformait plus serré.

— Aujourd’hui, ma fille, tu vas faire baptiser. Mais j’y serai pas. Plus tard tu sauras pourquoi. Prends pas d’inquiétude pour ça. Dans notre famille, tu le sais, le plus vieux s’est toujours appelé Didace. Pour ben faire, c’te petite-là, faudrait l’appeler comme moi, comme Amable-Didace, comme tous les autres Didace.

Sa voix mourut :

— Appelle-la Didace, Didace. T’entends, Phonsine ?

Phonsine essaya de répéter le nom après lui, comme pour prêter serment : « Didace… Marie-Didace ». Mais elle n’y parvint pas.

En signe de vie, elle mit toutes ses forces à soulever un peu la main. Puis, impuissante, elle la laissa retomber dans la coulée de lumière que la lampe de la cuisine traçait sur la courtepointe. Dans l’ombre, son visage ruisselait de larmes et son corps continuait à trembler, non plus de crainte, mais de joie maintenant.

Maintenant, elle était vraiment Beauchemin.