Marie Calumet/01

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I

les deux curés


Ce soir là, monsieur le curé de Saint-Ildefonse avait gardé à souper son voisin, monsieur l’abbé Lefranc, pasteur omnipotent de l’opulente paroisse de Saint-Apollinaire.

Il n’était pas riche, le curé Flavel, mais, dame ! quand on offre à un ami de casser une croûte en commun, on a beau être de la maison du bon Dieu et ne pas ripailler comme dans une noce de Sardanapale, il ne faut pas pour cela s’emplir la panse de cure-dents, entre le bénédicité et les grâces.

Aussi, le brave monsieur Flavel, en homme bien élevé et accueillant, le cœur sur la main, avait fait des frais. Pas autant, cependant, qu’il en eût faits pour le député du comté, et encore moins, pour l’évêque du diocèse.

Sans faire un dieu de son ventre, le desservant de Saint-Ildefonse était gourmand comme une lèchefrite ; et, il n’était jamais plus coulant avec ses paroissiens qu’au sortir de la salle à manger. Les narines dilatées par le fumet chaud et pénétrant qui s’échappait de la cuisine et semblait s’imprégner à tous les meubles de la maison, le curé Lefranc avait accepté avec reconnaissance, en se faisant prier un peu, pour la forme.

Une demi-heure plus tard, ils passaient dans la salle à manger. Cette salle ressemblait à toutes les pièces du même genre : table rectangulaire en plein milieu ; buffet dans un coin ; chaises avec fonds en paille tressée barbouillés d’une peinture jaune ; plusieurs aulnes de catalogne, tapis faits de chiffons tissés au métier. Sur les murs, tapissés de papier peint à quinze sous, une mauvaise lithographie coloriée : Joseph vendu par ses frères ; une autre image, mouchetée de chiures de mouches et représentant Jésus au milieu des docteurs. Dans un angle, quelques portraits de famille, et, à la place d’honneur, au centre du mur principal, une grande croix noire avec un Christ en plâtre, les mains et les pieds en sang.

Le menu comprenait de la soupe aux choux, reste du midi, un filet de bœuf à la sauce, de la poitrine de veau aux petits pois, une gibelotte, du beurre, des concombres dans le vinaigre, des radis, du café au lait, sans compter le dessert. Avant de commencer à manger, le curé Flavel et son ami, se tournant du côté du grand crucifix, firent le signe de la croix, et dirent : « Benedicite, Dominus, nos et ea quae sumus sumpturi benedicat dextera Christi. »

Le curé de Saint-Ildefonse tâtait un peu de tout. Son ami, lui, une bonne fourchette, s’empiffrait. Et cependant, ce n’était pas que la cuisine fût digne d’un cordon bleu. Oh ! non, par exemple. La soupe, du vrai mortier qui devait tout coller les boyaux ; le filet de bœuf, dur comme des semelles de bottes à force d’être cuit ; la poitrine de veau, saignante comme si la pauvre bête venait de rendre le dernier soupir sous le couteau du boucher ; la gibelotte, salée comme une vague marine.

Au dessert, le curé Flavel appela :

— Suzon.

Une adorable enfant de dix-sept ans, au plus, à la bouche rieuse et au front ombragé de mèches folles d’un blond cendré, avança la tête par la porte entrebâillée de la cuisine communiquant avec la salle à manger. Avec une pointe d’ironie, qui arqua délicieusement le coin des lèvres et creusa deux séduisantes fossettes dans les joues mises en feu par la haute température du poêle chauffé à blanc, elle demanda :

— Monsieur le curé désire ?

— Sers-nous les tartes aux fraises et le miel. Pas le miel roux, mais le bon miel blanc que j’ai récolté moi-même, la semaine dernière, en me faisant piquer à l’oreille gauche.

Et comme la jeune fille se retirait :

— Ah ! un instant, ajouta le curé Flavel. Je te l’ai déjà répété cent fois et plus. T’es pas sérieuse. Pourquoi ce ton solennel, et ne jamais m’adresser la parole qu’en commençant par ces mots : Monsieur le curé ? Quand j’suis en chaire, et que, me tournant vers les fidèles, je leur dis : Mes très chers frères, je ne fais pas tant de façons. Appelle-moé don mon oncle, tout court. Ce sera bien plus simple et… plus respectueux.

Ouvrant la porte à demi, la nièce du curé fit quelques pas en avant. Elle s’arrêta, près de la table, dans toute sa beauté ensoleillée par les derniers rayons du soleil couchant. Le curé de Saint-Apollinaire, silencieux, immobile, était rivé à son siège par une adoration extatique.

Comme une pensionnaire prise en défaut et sermonnée par la mère supérieure, la belle enfant regardait pudiquement la pointe de ses souliers emprisonnant une mignonne paire de petons. Profitant de ce moment où ni l’un ni l’autre ne le regardaient, le curé Lefranc admira à la course ce pied fin, ce bas de jambe fluet qui laissait soupçonner un mollet bien tourné et une jambe sans pareille s’enfuyant sous la jupe de calicot bleu pâle parsemé de pâquerettes blanches et pures comme l’âme de la petite. Les hanches arrondies, la taille délicate, les seins frémissants, soupçonnait-il, dans leur fermeté blanche et leur épanouissement naissant, firent courir un frisson sur la chair du curé Lefranc.

Il reporta, aussitôt, sa pensée vers le ciel, sans détacher les yeux de la terre.

— Eh bien, mon oncle, dit Suzon, en levant sa prunelle malicieuse, c’pas tout. On a encore de la crème brûlée, des œufs à la neige, du melon, des pommes, des confitures aux prunes, du fromage et du vin de rhubarbe. Vous savez, le bon vin de rhubarbe dont vous lampez un grand tombleur, chaque soir, avant de vous mettre au lit, à neuf heures.

— Allons ! allons ! tu parles trop, ma fille, et comme à toutes tes sœurs, le bon Dieu a oublié de te couper un bout de langue.

— Qui vous aurait bien servi pour vos sermons, m’sieu le curé.

Et, légère comme une aile d’hirondelle, la jeune espiègle se sauva, emplissant la salle de son rire plein de fraîcheur. Le vieux mobilier du presbytère bondit d’une sainte indignation.

Le curé Flavel haussa les épaules en secouant la tête.

Son confrère, lui, était ravi et ne se possédait plus.

— Crois-moi, mon cher, c’est une perle, ta nièce. As-tu vu quelle taille ! quel…

Mais il s’interrompit brusquement ; Suzon venait de rentrer avec le dessert.

Elle regardait son oncle de côté et prenait, lorsqu’il levait la vue sur elle, un air contrit et repentant.

Avant de gagner la cuisine, Suzon demanda :

— Désirez-vous encore queq’chose, mon oncle ?

— Non merci, répondit-il. Seulement, n’oublie pas de tirer les vaches. Tu iras porter une pinte de lait à la vieille Marceline, dont nous avons enterré le pauvre homme, mardi dernier.

Lorsque Suzon eût disparu, le curé Flavel dit au pasteur de Saint-Apollinaire, en lui offrant des confitures aux prunes :

— Mon ami, ces paroles, dans ta bouche, me surprennent énormément, et, l’avouerais-je, cette admiration profane m’afflige au même degré. Car enfin, comment un homme qui a été ordonné prêtre par la volonté de Dieu, peut-il se complaire dans une jolie figure. Quant à moi, je te le dirai carrément, depuis vingt ans au moins, que je dessers cette paroisse, je n’ai pas encore remarqué celles de mes paroissiennes qui sont jolies et celles qui ne le sont pas.

— C’est que tu manques d’esthétique, rétorqua le curé Lefranc, en croquant un noyau de prune.

Et cependant, le curé Flavel disait vrai. Il était une de ces bonnes pâtes d’hommes faits pour être curés, comme d’autres naissent laboureurs, médecins, maréchaux-ferrants, notaires, charrons, bedeaux, huissiers. Aujourd’hui, il comptait cinquante-huit ans révolus. Son père et sa mère, de braves cultivateurs de Gentilly, après avoir tenu un conseil de famille, s’étaient dits, comme ça : « Not’Jacques, nous allons en faire un curé. C’que nous serons considérés, quand les gens diront : Le fils à Eustache Flavel, i est curé. » Et, sur la remarque de la bonne femme, que pour devenir un monsieur prêtre, il fallait faire un cours classique et qu’un cours classique ça coûtait des sous, quatre ans de bonnes récoltes quand la terre rend bien, le chef de la famille objecta : « Laisse donc, vieille, pas besoin de se tourner les sangs pour si peu. Le garçon à Zacharie est entré au collège et ces gens là sont pas plus riches que nous, et même, j’me suis laissé dire qu’i tiraient le diable par la queue. Le notaire, qui a fait ses études à Moréal, m’dit qu’y a des prêtres, là-bas, les Supilciens, riches, ben riches, qui font du bon à la jeunesse qui veut prendre la robe. On aura qu’à dire que not’ Jacques aimerait ben à recevoir les Saints Ordres, et j’te parie deux contre un que les Supilciens i donneront une bourse. Une bourse, à c’que m’a expliqué le notaire, c’est une diminution d’au moins quarante piastres par année. En taillant dans les dépenses, y aura p’tet ben moyen d’arriver. Laisse-moé faire, vieille, j’arrangerai ça, moé. »

Et le cultivateur arrangea si bien ça, que Jacques fit ses études, rata son baccalauréat, et fut ordonné prêtre, selon l’ordre de Melchisédech. Naturellement, le cher séminariste n’eut ni le loisir ni l’option de voir un brin du monde : il aurait pu perdre sa vocation. Son village, les longs corridors du séminaire que des malins comparaient à la prison Mamertine, les rues les moins passantes de Montréal, où les petits séminaristes et les ecclésiastiques faisaient la promenade, les jours de congé, voilà tout ce qu’il connut. Taille moyenne, ventre bedonnant, cheveux grisonnants, clairsemés au sommet du crâne tout comme une couronne monacale, figure épanouie comme une pleine lune, toujours rasé de frais, tel était, au physique, le curé de Saint-Ildefonse.

Rarement de mauvaise humeur, au moral, doux comme un mouton, tout à son bon Dieu, à ses ouailles et à ses abeilles. Des défauts, point. Au plus, de petites imperfections : par exemple, une prédilection très accentuée pour le vin de rhubarbe, et pour cet excellent tabac canadien récolté sur sa propre terre, en arrière du presbytère.

Le curé de Saint-Apollinaire, lui, faisait montre d’idées libérales, sujet d’inquiétudes et de mécontentement pour son voisin. Au collège des Jésuites, son directeur de conscience lui avait assuré, catégoriquement, qu’il avait la vocation. Toutefois, le jeune homme avait voulu l’éprouver par lui-même. Et voilà pourquoi, ses études terminées, il avait trotté un peu partout, à gauche, à droite, ici soulevant le voile à demi, là l’écartant entièrement. Deux ans plus tard, il revenait, disant bien humblement, en rentrant :

Bénissez-moi, mon père, parce que j’ai péché. Acceptez-moi dans vos rangs, car j’ai la vocation.

Il y aura plus de joie au Ciel, pour une brebis perdue et retrouvée que pour quatre-vingt-dix-neuf autres qui demeurent intactes au bercail.