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Marie de Mancini/1

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 1-7).


I


— Concevez-vous rien à ce qui s’est passé hier au bal, ma chère madame de Motteville ? et n’avez-vous pas été confondue autant que moi de voir le roi blesser toutes les lois de l’étiquette, et me désobéir avec tant d’obstination.

— Si j’osais prendre le parti du roi contre Votre Majesté, je dirais qu’ayant ouvert le dernier grand bal de la cour avec la duchesse de Mercœur, le roi a dû penser qu’il pouvait en agir de même au petit bal que vous lui donniez hier, madame.

— Quelle différence ! À ce grand bal il n’y avait pas de fille de souverain ; et c’est justement parce que les circonstances ne permettent pas à la reine d’Angleterre de paraître aux grandes fêtes de la cour, que j’avais imaginé cette réunion particulière. Je m’étais dite un peu malade pour être autorisée à recevoir dans ma chambre ; je voulais donner à ce petit bal l’air d’un impromptu. Je savais que la reine d’Angleterre désirait beaucoup voir danser le roi, et que la jeune princesse, sa fille, serait fort contente d’avoir cette occasion de danser elle-même ; mais, au lieu d’aller l’inviter, comme c’était son devoir, le roi va prendre la main de madame de Mercœur, et cela pour se faire un droit d’inviter aussitôt après mademoiselle de Mancini[1] ; car son empressement pour madame de Mercœur n’est qu’un détour pour cacher la préférence qu’il accorde à sa sœur, et, je l’avoue, malgré l’innocence de ce beau sentiment pour Olympe Mancini, il commence à m’inquiéter.

— Rassurez-vous, madame, la leçon que le roi a reçue hier a paru lui faire une vive impression, et je répondrais bien…

— Vraiment je suis désespérée de n’avoir pu modérer ma colère, et de lui avoir arraché ainsi la main de madame de Mercœur, en lui disant d’aller inviter la princesse Henriette ; car la pauvre enfant, également humiliée de l’oubli du roi et de mon acte d’autorité, n’a plus voulu danser. Elle a feint d’avoir mal aux pieds, et je l’ai vue porter sur sa mère des yeux pleins de larmes. Eh bien, savez-vous ce que le roi m’a répondu, lorsque, le bal fini, je lui ai reproché sa conduite ? Il m’a dit qu’il n’aimait pas les petites filles… Parce qu’il a dix-huit ans et qu’il paraît en avoir vingt, il prend en dédain les filles de douze ans. Cependant lorsqu’elles sont nées sur le trône elles méritent des égards. Voilà ce que le roi sait fort bien et ce qu’il n’oublie que pour faire sa cour aux nièces du cardinal…

Puis après un moment de silence :

— Vous êtes fort liée, je crois, avec madame de Mancini ? ajouta la reine ; c’est une femme de mérite, d’une haute vertu et d’une telle réserve dans sa conversation, que je n’ai jamais osé la questionner sur les prédictions que son mari lui a faites en mourant : on dit que plusieurs se sont accomplies : les connaissez-vous ?

— Hélas, deux de ces prédictions se sont déjà cruellement réalisées : la propre mort de M. de Mancini et celle de son frère, ce qui nous fait trembler pour sa veuve ; car il a prédit qu’elle ne passerait pas sa quarante-deuxième année, et le terme fatal approche.

— Mais il y a de la barbarie à rendre de tels oracles, s’écria la reine ; et pensez-vous qu’elle y ait confiance ?

— Ah ! je n’en doute pas, madame, car elle regardait son mari comme un grand astrologue, et elle me disait dernièrement que la persuation de mourir au temps prédit était pour beaucoup dans sa régularité à remplir tous ses devoirs de religion.

— Il est vrai, sa piété est exemplaire ; mais enfin rien n’annonce qu’elle doive bientôt mourir ?

— Sans doute, sa santé est bonne ; et comme elle n’a plus que six semaines à passer pour arriver à sa quarante-troisième année, il faut espérer que l’oracle aura tort.

— On prétend que M. de Mancini avait aussi prédit des choses étranges sur une de ses filles. Serait-ce sur Olympe ? demanda la reine en fixant son regard sur madame de Motteville.

— Je ne le crois pas, madame. Madame de Mancini m’a parlé de la recommandation que lui avait faite son mari de mettre en religion leur fille Marie, parce qu’il craignait son caractère indépendant, son esprit audacieux, et qu’il fallait la soustraire au monde ; qu’autrement, avait-il dit, elle y causerait beaucoup de maux[2]. Mais jamais je ne lui ai entendu dire qu’il ait rien prédit sur ses autres enfants.

— Si j’ai bonne mémoire, reprit la reine, cette petite Marie était la moins jolie de ses sœurs, lorsqu’on nous les a présentées à leur arrivée en France.

— À côté de sa sœur Hortense, qui promet d’être une des plus belles femmes de la cour de Votre Majesté, il est vrai que Marie semble presque laide. Cependant elle a les yeux les plus spirituels qu’on puisse voir, et puis je ne sais quel charme répandu sur toute sa personne qui fait qu’on se sent attirer vers elle[3].

— Dans quel couvent sont-elle élevées ?

— Aux dames de Sainte-Marie, à Chaillot, madame, et probablement pour satisfaire au vœux de son mari. Lorsque madame de Mancini retirera du couvent Hortense et sa plus jeune sœur, Marie restera pour y prendre le voile.

— À moins que le cardinal n’en dispose autrement, interrompit la reine, car sa sœur n’a garde de s’opposer à tout ce qu’il fait pour l’élévation de sa famille. J’ai peur que le mariage de ses nièces, mesdemoiselles Martinoyé, avec le prince de Conti, le prince de Modène et le duc de Mercœur, ne le rendent trop ambitieux pour celles qui restent à marier ; et qu’après avoir fait de si belles alliances, il n’en rêve une plus belle encore…

Cette réflexion portait si loin, que madame de Motteville n’eut pas l’air de l’avoir comprise. La reine, en l’exprimant, ou plutôt en la laissant échapper, avait souri avec tant d’amertume, ses yeux s’étaient animés d’une indignation si vive, qu’on pouvait deviner qu’en ce moment tous ses sentiments en faveur du cardinal Mazarin, son intérêt politique, sa faiblesse de cœur, tout venait d’échouer contre la terreur de voir le ministre à qui elle livrait la France aspirer à placer sa famille sur le trône.

À cette pensée, la reine se leva par un mouvement involontaire et fit quelques pas dans son cabinet comme pour céder à l’agitation qui la dominait. Jamais elle n’avait paru à madame de Motteville plus imposante et plus fière. Ce n’était plus la veuve de Louis XIII, implorant l’habileté d’un ministre parvenu contre les factieux qui lui disputait sa puissance ; c’était la superbe Anne d’Autriche, la fille des Césars, l’héritière de Charles-Quint ; c’était la plus grande princesse de l’Europe ; se révoltant contre l’audacieux projet du prêtre italien, arrivé par elle au plus haut degré du pouvoir. Mais bientôt, cherchant à se rassurer par l’excès même d’un dessein si téméraire, elle dit en répondant à sa pensée :

— Non, c’est impossible.

Puis, retombant encore dans son inquiétude :

— C’est un grand mariage qu’il désire pour Olympe ; eh bien, il faut le lui faire faire.

Ici, la figure de madame de Motteville exprima quelques doutes sur la facilité de ce projet.

— Je sens bien que l’amour du roi apportera de grands obstacles à ce mariage, mais il le faut et il sera ; c’est sur vous que je compte, ma chère madame de Motteville, pour faire entendre raison à Olympe de Mancini : elle est sage, spirituelle, elle comprendra qu’il vaut bien mieux profiter de ce moment de faveur pour assurer noblement son sort, que de sacrifier son avenir à un caprice amoureux dont il ne lui resterait bientôt que la honte d’y avoir cédé.

— Votre Majesté peut toujours compter sur mon zèle à lui obéir ; mais dans cette circonstance je ne me flatte pas du succès.

— Vous craignez peut-être que le cardinal ne vous sache mauvais gré de détourner sa nièce d’un attachement trop ambitieux ? détrompez-vous. Le cardinal sait bien que, sur ce point, je resterai inflexible, et il est trop juste pour vous punir d’avoir pris les intérêts du roi et les miens dans cette affaire. D’ailleurs son esprit si fin devinera bientôt qu’il n’y a aucun profit pour lui et pour sa famille à poursuivre une telle intrigue.

Alors la reine entama un long éloge du cardinal, où elle vantait particulièrement sa clémence à pardonner aux frondeurs qui avaient demandé avec le plus d’acharnement son exil et même sa mort ; mais madame de Motteville, qui pensait au duc de Beaufort, au cardinal de Retz, tous deux prisonniers, et à plusieurs autres victimes de la vengeance du cardinal-ministre, garda un froid silence ; en vain la reine, impatientée de n’obtenir aucun signe d’approbation à ses éloges, essaya-t-elle d’exalter les talents politiques du cardinal, et de le justifier du reproche de cupidité dont on l’accablait. Madame de Motteville écouta tout cela avec l’attention polie qu’exigeait sa place de confidente ; mais l’intérêt sincère qu’elle portait à sa maîtresse ne lui permettait pas de feindre l’admiration pour un caractère qu’au fond elle méprisait, et pour les talents d’un homme qui avait si souvent compromis le repos de l’État et la réputation de la reine.

Le plus grand dépit des personnes d’un rang supérieur est de ne pouvoir rien sur la pensée de ceux dont elles gouvernent les actions et la conduite entière. Voir se briser une autorité si puissante contre la froide observation, la raison consciencieuse d’un esprit éclairé, d’une âme dévouée, mais trop noble pour accorder les témoignages feints de l’approbation que l’on réclame d’elle, c’est une rébellion tacite que les souverains et les jolies femmes ne pardonnent jamais.

Aussi la reine, piquée du silence respectueux de madame de Motteville, lui donna-t-elle l’ordre d’avertir madame de Flex qu’elle allait se rendre au Val-de-Grâce.

  1. Le cardinal de Mazarin ayant fait naturaliser française sa famille, mesdemoiselles Mancini, ses nièces, furent dès lors appelées mesdedmoiselles de Mancini, ainsi qu’on peut le voir dans la Gazette de 1657, dans les mémoires de mademoiselle de Montpensier, et dans ceux de madame de Motteville, qui nomment toujours Marie, mademoiselle de Mancini.
  2. Mémoires de madame de Motteville. Pièces historiques, etc.
  3. Dreux du Radier dit de Marie de Mancini : « Ce n’était point une beauté, mais ses actions, son maintien, toute sa personne était le résultat de la nature guidée par les grâces. C’était un regard tendre, un son de voix enchanteur ; son génie était noble, ferme et étendu, capable de concevoir les plus grandes choses. La bonne prose et les jolis vers étaient de son ressort ; et Marie de Mancini, qui brillait dans un billet galant, eût pu faire une dépêche de politique et d’État. Elle n’eût pas été indigne du trône, si, parmi nous, beaucoup de mérite était un titre pour y parvenir. » Mémoires historiques, t. VI, 270.