Marina, souvenirs de la vie d’artiste à Rome

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Marina, souvenirs de la vie d’artiste à Rome
Revue des Deux Mondes2e période, tome 45 (p. 670-693).
MARINA
SOUVENIRS DE LA VIE D'ARTISTE A ROME

En 1845, profitant de nos vingt ans et des vacances que nous accordait l’université, nous partions de Bruxelles, un de mes amis et moi, pour visiter l’Italie en courant. La tête encore pleine des souvenirs de l’antiquité, dont nous avions dû repasser l’histoire pour subir nos examens, nous voulions arriver à Rome brusquement, sans transition, afin de recevoir dans toute sa force l’impression que devaient produire sur nous les monumens du peuple-roi. Nous nous embarquâmes donc à Marseille, et un vetturino de Civita-Vecchia nous déposa sur le pavé de la ville aux sept collines vers les premiers jours, de septembre. Nous avions l’un et l’autre quelques lettres d’introduction. Mon compagnon de voyage, dont le père s’occupait d’entreprises industrielles, était recommandé à un chanoine de Sainte-Marie-de-la-Minerve et à un prélat belge, jouissant tous deux d’un assez grand crédit à la cour de Grégoire XVI, et on espérait obtenir par leur influence la concession d’un chemin de fer à construire dans les états romains. Mes lettres étaient adressées à de moins hauts personnages : elles devaient me mettre en relation avec quelques peintres de notre pays qui achevaient alors leurs études à Rome ; mais je ne réussis pas plus à voir les artistes belges que mon camarade à obtenir sa concession. Il lui fut répondu que jamais, du vivant de Grégoire XVI, on ne verrait ni placer un rail, ni rouler une locomotive dans les états de l’église, attendu que c’étaient là, disait le pape, qui n’avait peut-être pas tort, inventions d’hérétiques destinées à favoriser le progrès des fausses doctrines et de l’incrédulité. Quant à moi, j’appris qu’en septembre le mauvais air régnait encore à Rome, et que mes compatriotes, partis pour la campagne comme tant d’autres, étaient sans doute à Narni, a Subiaco ou à San-Germano, appliquant à des études d’après nature le talent qu’ils avaient pu acquérir dans les musées. Livrés à nous-mêmes, nous n’avions plus qu’à remplir bravement nos devoirs de touristes. Malgré l’ardeur du soleil de septembre et les menaces de l’aria cattiva, nous visitions tout le jour églises, palais et ruines, et nous ne rentrions qu’à la nuit, épuisés de fatigue et d’admiration. On nous avait recommandé de fréquenter assidûment le Caffè Greco ; c’était le lieu de réunion de tous les jeunes artistes, et on y passait, nous avait-on dit, des soirées charmantes. Comme nous avions pris un appartement via Condotti, à deux pas du fameux café, nous ne manquions pas d’y aller chaque soir ; mais là, comme nous aurions dû le prévoir, nouvelle déception : le café était presque toujours désert. Nous nous consolions de notre solitude en lisant un roman de George Sand, Teverone, que publiait alors un journal français admis dans la ville sainte. Dès huit heures, tous les bruits du dehors cessaient : par les deux arcades qui s’ouvraient sur la rue, nous n’entendions plus que le murmure mélancolique d’une fontaine jaillissant dans la cour d’un palais voisin, et ce bruissement uniforme des eaux donnait je ne sais quoi de solennel et de lugubre au silence qui pesait sur Rome, de bonne heure endormie. Dans ce café, où nous espérions entendre de spirituelles et joyeuses causeries, une tristesse grave s’emparait de nous : il nous semblait que nous étions assis dans quelque cimetière. Nous commencions à comprendre que nous étions dans la cité des morts, et je ne sais comment en un pareil lieu me revint à l’esprit ce mot sévère de Spinoza : vita meditatio mortis.

Un soir pourtant nous vîmes entrer un jeune homme qui vint s’asseoir non loin de nous. Nous étions si impatiens de faire enfin la connaissance d’un des habitués du Caffè Greco, que l’entrée de cet étranger fut pour nous un événement : c’était peut-être un artiste.

Quand il fut parti, nous demandâmes au garçon qui nous servait s’il connaissait ce jeune homme. Il nous dit que c’était un peintre allemand. Ma, ajouta-t-il en levant les épaules d’un air de pitié dédaigneuse, ma è pazzo.

Fou ! Le mot nous semblait bien peu justifié. Nous en demandâmes l’explication, mais nous n’en pûmes obtenir d’autre, sinon que les camarades du jeune peintre le plaisantaient souvent et disaient qu’il perdait la tête.

Le lendemain, quand il revint se placer à une table près de la nôtre, nous remarquâmes en effet qu’il avait l’air préoccupé. Par momens il semblait absorbé dans une rêverie profonde, et un peu après il se parlait à voix basse. Néanmoins, comme il semblait bon et affable, je m’avançai vers lui pour lui demander s’il ne pouvait me dire où mes compatriotes étaient en villégiature. Il les connaissait tous et il était même assez lié avec l’un d’entre eux. Nous causâmes de leur talent, de leurs essais ; puis nous arrivâmes à parler de l’art en général et à débattre ces principes abstraits qui plaisent à la jeunesse. Il parla, et, s’animant peu à peu, il nous charma par la nouveauté de ses aperçus et par la profondeur de ses théories. C’était la première fois que nous comprenions ou que du moins nous croyions comprendre les vues de l’esthétique allemande rendues vivantes par l’éloquence de celui qui nous les exposait.

Nous rencontrant ainsi chaque soir dans la salle presque toujours déserte du Caffè Greco, une certaine intimité s’établit entre nous. Notre nouvel ami était Allemand en effet, mais Allemand de Vienne. Il avait les cheveux et les yeux noirs ; sa démarche était à la fois vive et nonchalante, son esprit enthousiaste et paresseux. Un peu de sang valaque coulait dans ses veines. Il avait quelque chose d’un Oriental ; il tenait et de l’homme du nord et de l’homme du midi. On ne pouvait lui refuser de l’esprit, de l’imagination ; ce qui semblait lui manquer le plus, c’était la volonté.

— Ne vous a-t-il pas encore parlé d’elle ? nous dit le garçon du café un soir que l’artiste n’était pas venu nous rejoindre.

— Et de qui donc ?

— Mais de cette femme qui pose dans son atelier !… Elle l’a rendu fou. Il se parle haut à lui-même, comme s’il rêvait tout éveillé.

— Il est donc très épris ?

E sicuro, sans doute, amoureux fou, et d’un modèle ! Il prétend qu’elle est pure comme une sainte ; voilà ce qui fait rire ses camarades. Au lieu de les suivre à la campagne, il reste à Rome, s’exposant au mauvais air, à la fièvre, afin de ne pas s’éloigner d’elle. Est-ce assez ridicule ? Songez donc ! un modèle !… Povero pazzo !

Nous aurions voulu en savoir davantage sur la personne qui occupait si fortement le cœur de notre nouvel ami ; mais le garçon n’en savait que ce qu’avaient pu lui en apprendre les plaisanteries des habitués du café. Nous n’osions en parler à Walther, — c’était le nom du jeune Allemand ; — mais nous avions près de nous quelqu’un qui connaissait tout Rome. C’était la vieille Barbara qui préparait nos repas, et qui, je m’en souviens encore, nous faisait manger chaque jour des pigeons bianchi e rossi com’ il signor (blancs et roses comme monsieur), disait-elle en regardant avec admiration la chevelure blonde, la peau blanche et les fraîches couleurs de mon camarade. Elle aimait beaucoup les artistes, qui occupaient souvent les chambres où nous étions logés, mais elle détestait d’une haine furieuse tous ceux qui portaient la robe du prêtre. L’année précédente, son fils unique avait été tué d’un coup de couteau au moment où il allait épouser une jolie fille du Transtevere, et elle prétendait que l’assassin avait échappé à toute condamnation par la protection d’un monsignor.

— Barbara, lui dis-je, connaissez-vous ici un modèle, une femme qui est à la fois très belle et très vertueuse, et dont un jeune peintre allemand est épris ?

— D’abord, répondit-elle, de vertu il n’en est plus à Rome ; les birbanti en ont tué jusqu’au germe, et en tout cas il ne faudrait point la chercher chez une femme qui pose dans l’atelier d’un artiste. Cependant je connais bien celle dont vous voulez parler. Il est certain qu’elle n’accorde pas ses faveurs au premier venu. L’an dernier, dans cette même chambre que voici, logeait un peintre français, très beau garçon et surtout si gai et de tant d’esprit ! Eh bien ! sa gaîté, il l’a perdue, et son esprit, et son air de jeunesse aussi : il est devenu triste, morose, silencieux. Il disait à ses amis qu’il avait pris la fièvre ; mais à moi, il m’a avoué que lui, qui ne trouvait guère de cruelles, n’avait pas su plaire à Marina. Dès lors il a pris Rome en horreur, et il est retourné à Paris afin d’oublier son amour et sa peine.

Ces détails excitaient singulièrement notre curiosité. Un soir que, selon notre habitude, nous devisions au fond du Caffè Greco, nous essayâmes d’amener le jeune Allemand à trahir son secret en soulevant la question de savoir si un artiste épris de son modèle peut en faire un bon tableau. Walther n’hésitait pas à répondre affirmativement, et il citait avec feu les noms de peintres célèbres qu’il pouvait invoquer en faveur de sa thèse : Rubens prenant pour modèle sa femme Hélène Fourment, Palma sa fille Violante, Raphaël sa maîtresse la Fornarine, et tous faisant ainsi des chefs-d’œuvre. Mon compagnon soutenait le contraire.

— Tout ce qu’on aime, disait-il, on le voit, non tel que la réalité nous l’offre, mais tel qu’on le rêve. On ne peut reproduire la nature quand le voile de l’enthousiasme vous dérobe ses contours, toujours réglés par une loi qu’on ne peut impunément méconnaître. Prétendez-vous corriger, embellir, transformer le réel, aussitôt vous tombez dans la recherche, dans l’afféterie, dans le faux. Et d’ailleurs l’émotion troublera la vue et fera trembler votre pinceau. « Il est perdu, disait Talma en voyant jouer un comédien habile trop pénétré de l’esprit de son rôle, il est perdu ; le malheureux ! il sent ce qu’il dit. » Du peintre il en va de même : aime-t-il celle qu’il veut peindre, il ne fera rien de bon. Il peut faire un chef-d’œuvre en peignant les traits de celle qu’il a aimée, non de celle qu’il aime encore.

— Ce que vous dites est spécieux, répondit à son tour Walther ; mais je ne le crois pas juste. Avant tout, si vous voulez être vraiment un grand artiste, soyez homme. Votre cœur bat-il pour la liberté, pour la patrie ; cette puissance inconnue, la beauté, s’est-elle emparée de votre âme ! écrivez, parlez ou saisissez un pinceau, et si le procédé ne vous fait pas défaut, si le pinceau vous obéit, si vous avez appris à bien traduire votre pensée, ne craignez rien, allez, vous serez orateur, poète ou peintre. Aimer, c’est le ressort de la vie, la source de ce qui est réellement grand, et beau. Aimez une idée abstraite, le devoir, la justice, ou bien un être vivant, peu importe ; mais soyez ému, votre essor s’élèvera d’autant, et dans votre œuvre se retrouvera le cœur de l’humanité. Croyez-moi, les grands artistes d’autrefois ont aimé celles dont ils ont immortalisé les traits, et leur souvenir vivra même quand les toiles seront retournées en poussière comme les créatures d’un jour qui leur ont donné naissance. En adorant leur modèle, ces peintres illustres ne copiaient pas servilement ce que voyaient les yeux de la chair, mais ce que contemplaient et devinaient les yeux de l’âme. Ils effaçaient les imperfections qui déparaient le modèle, ils lui prêtaient une forme plus qu’humaine, ils le transfiguraient par l’amour. Les apparences fugitives qu’on appelle le réel leur échappaient, je le veux : ils négligeaient ce qui marquait trop l’accident, l’individuel ; mais Dieu n’a pas mis dans la matière la suprême beauté que l’artiste poursuit les bras tendus vers l’idéal, cette réalité permanente, la seule vraie. On a dit que la Vénus de Milo était la copie de quelque belle et puissante fille de l’Archipel ; rien n’est plus faux. Pour soutenir cette absurdité, il faut être aveugle ou n’avoir jamais comparé les misères du plus beau corps humain aux lignes harmonieuses et incomparables de la statue. Et Raphaël, a-t-il vu quelque part l’original de ses madones ou de sa Galathée ? Non, jamais : il le dit lui-même dans cette lettre qu’il écrivit au moment où il peignait la Farnésine et où il exprime si bien cette idée qu’il entrevoit et que sa main ne peut rendre. C’est en lui-même, non hors de lui, que l’artiste doit trouver la vraie beauté, le type des choses créées, et jamais sans une passion sérieuse il ne saura s’élever assez haut pour saisir ce reflet de la perfection qui flotte dans les profondeurs de son esprit.

Sesquipedalia verba ! belles paroles ! mais vive la nature ! reprenait mon camarade. Tout votre idéal, rêve d’une imagination exaltée, ne vaut pas un manche à balai peint par Gérard Dow ou un cochon dans la fange brossé par Rembrandt !

Et ainsi se poursuivait jusque bien avant dans la nuit, au milieu des bouffées de tabac, ce dialogue éternel, commencé jadis dans les jardins d’Académus entre Platon, le divin amant des réalités invisibles, et Aristote, le pénétrant observateur des réalités terrestres ; mais le feu que notre ami avait mis dans le débat nous avait fait deviner son secret. Cela toutefois ne nous suffit point : nous voulions connaître celle qui avait inspiré au jeune peintre une passion si sérieuse. Notre ami faisait alors un tableau tiré de la Fiancée de Corinthe, de Goethe, et nous supposions bien qu’il avait besoin de son modèle. Il avait son atelier au-delà de Santa-Maria-de-Capuccini, dans une rue isolée, d’où la vue s’étendait sur les magnifiques cyprès de la villa Ludovisi. Nous allâmes le surprendre un matin à l’heure où il travaillait avec le plus d’assiduité, au risque de froisser en lui un sentiment de pudeur intime bien naturel en pareille circonstance. Il parut désagréablement surpris de notre visite inattendue. Il rougit : un sentiment de gêne le dominait visiblement ; mais son affabilité reprit bientôt le dessus, et il nous tendit la main avec son expansion habituelle. Nous n’étions nous-mêmes guère moins embarrassés que lui ; nous n’osions regarder le modèle, de peur de trahir notre indiscrète curiosité.

— Nous sommes allés aux Capucins, lui dis-je, pour voir le célèbre Saint Michel du Guide, et nous n’avons pas voulu passer si près de votre atelier sans venir le visiter.

Il devinait parfaitement le motif qui nous avait conduits chez lui ; mais, dissimulant la contrariété qu’il éprouvait, il se mit à nous parler du tableau à peu près achevé qui se trouvait sur son chevalet. Je dirai en quelques mots comment il avait compris son sujet, parce que l’impression très vive que produisit alors sur moi cette toile ne se sépare pas dans mon esprit de l’impression plus forte encore que m’a laissée la femme singulière qui avait inspiré cette œuvre. On connaît le magnifique poème de Goethe, La scène se passe au moment où le christianisme commence à pénétrer en Grèce. Un jeune homme part d’Athènes pour aller visiter sa fiancée à Corinthe. Quoique la famille de celle-ci soit devenue chrétienne et que lui soit encore païen, quand il arrive à la nuit close, la mère l’accueille avec prévenance. Bientôt, accablé de fatigue, il s’endort ; mais tout à coup la porte s’ouvre, une étrange apparition se présente : c’est une belle jeune fille pâle et revêtue d’un long voile blanc. Il apprend d’elle-même qu’elle est sa fiancée, mais qu’elle ne peut être à lui : sa mère a fait un vœu et l’a consacrée au Dieu des chrétiens. Enivré d’amour, il se révolte contre ce vœu cruel. « Viens, dit-il, sois à moi ; la volonté de nos parens a d’avance consacré notre union. Vois, Bacchus et Cérès présideront à notre repas des fiançailles, et toi, chère enfant, tu amènes l’Amour à ta suite. — Hélas ! répond-elle, ne me touche pas. Je suis blanche comme la neige, mais je suis plus froide qu’elle, » Il s’efforce de la réchauffer dans ses bras, mais le sang ne palpite pas dans le sein de la pâle fiancée. Lorsque sa mère confondue la surprend dans la chambre du jeune Athénien : « Pourquoi, lui dit-elle, m’envier cette nuit de bonheur, à moi, descendue si jeune au tombeau ? J’ai été promise à ce jeune homme quand le temple de Vénus brillait encore de tout son éclat, et le chant de vos prêtres n’a pu éteindre le feu qui brûlait dans mon cœur. Maintenant que ma main a touché sa main, ce beau jeune homme doit mourir, car j’ai sucé tout le sang de ses veines. Réunissez-nous au moins sur le même bûcher, et tandis que la flamme dévorera nos restes, nous irons rejoindre le cortège éclatant de nos anciens dieux. »

Cette œuvre, où le fantastique et le réel sont combinés avec un art admirable, avait vivement frappé Walther. Nous sûmes plus tard qu’il avait trouvé quelque similitude entre certains sentimens familiers à son modèle et l’idée que Goethe, le grand païen, avait voulu exprimer dans ce poème, tout plein de regrets pour la Grèce antique. Le peintre avait choisi le moment où le jeune homme présente à sa fiancée la coupe de vin qu’elle saisit d’une main avide. Par l’opposition des effets de lumière, l’artiste avait obtenu un contraste saisissant. Tandis que la jeune fille, toute blanche dans son linceul blanc, était éclairée par la lumière bleuâtre d’une nuit d’été dont la douce clarté pénétrait par la fenêtre ouverte, le jeune Athénien était tout illuminé des chauds reflets que projetait sur lui la lampe posée sur une table à trois pieds. Elle, d’une beauté diaphane, d’une forme légère et vaporeuse, à moitié perdue dans les rayons argentés de la lune, semblait un de ces gracieux fantômes créés par l’imagination mystique du moyen âge. Lui, au contraire, semblable à l’Apollon Pythien, offrait l’image de la vie antique dans sa force sereine et dans sa noble harmonie. L’exécution de ce tableau était certes loin d’être parfaite ; mais le sujet était si bien compris et l’idée si bien rendue, que j’exprimai très vivement à notre ami l’admiration sincère que m’inspirait son œuvre. Je profitai de ce moment pour jeter enfin un regard sur le modèle que nous avions tant désiré voir. La jeune Romaine ne semblait nullement gênée de notre présence ; elle demeurait là, devant nous, immobile, enveloppée dans son vêtement blanc à longs plis, la tête ceinte de la torsade noir et or, en signe de deuil. C’était bien la fiancée de Corinthe telle que les vers de Goethe la font deviner.

— Je vois, monsieur, que vous ne travaillerez plus aujourd’hui, dit-elle à Walther. Il se fait déjà tard ; je reviendrai demain.

Et, soulevant une portière qui séparait l’atelier d’une pièce voisine, elle disparut.

J’avais compris le charme puissant qu’elle exerçait sur notre ami. Elle était réellement belle, sans avoir cependant ce teint mat, mais chaud, ordinaire aux carnations méridionales. Elle était extrêmement blanche de peau, et plutôt trop pâle. C’était peut-être cette particularité qui l’avait désignée au choix du jeune artiste. Au reste, ce n’est pas la beauté de ses traits qui me frappa le plus, mais l’harmonie de ses gestes, de sa démarche, de toute sa personne. Elle n’avait montré ni les grâces provoquantes de la coquetterie, ni les gaucheries maladroites de la timidité ; elle était partie lentement, avec une aisance que rien ne troublait. Elle semblait se mouvoir comme un cygne sur les eaux. Elle rappelait le mot de Virgile : incessu patuit dea.

Je l’ai revue plusieurs fois depuis, et toujours la simplicité et la grâce de ses mouvemens m’étonnèrent. Soit que l’étude chez elle atteignît au naturel, soit que la vue habituelle des chefs-d’œuvre de l’art grec, qu’elle aimait à contempler, eût agi sur elle à son insu, il est certain qu’à chaque instant elle reproduisait les lignes les plus pures des marbres antiques.

Quand nous partîmes, Walther nous accompagna. — J’ai deviné sans peine, nous dit-il, le but de votre visite : vous avez voulu la voir. On vous aura parlé de mon stupide amour… On vous aura dit que j’étais fou… Oh ! ne niez pas ! Mes amis me le répètent assez, car entre artistes on ne se ménage pas la vérité, et mon secret n’en est plus un pour personne. Et cependant il m’en coûte toujours d’en parler. Aimer d’un amour sérieux et jaloux, oui, jaloux, entendez-vous, un modèle à qui un caprice de quelques jours ferait trop d’honneur, je sais que cela est ridicule. Je me le dis à moi-même, mais je n’y puis rien. Je suis dominé par un attrait plus fort que ma volonté. Au reste, c’est une étrange personne, ce modèle, que le premier venu peut faire poser dans son atelier pour quelques écus. Si elle savait dessiner, ce serait un grand peintre, ou plutôt un grand sculpteur, car elle préfère les statues aux tableaux. Elle a un goût exquis et sûr. En deux mots, elle apprécie le mérite d’une œuvre d’art. Je ne connais pas de critique qui la vaille. Elle se plaît aussi à entendre parler des hauts faits des anciens Romains et de la gloire de la Rome antique, comme si elle était la fille des Scipions. Quant à moi, je la crois vertueuse. C’est là, je ne l’ignore pas, aux yeux de mes amis, le comble de l’absurde et la preuve évidente de ma folie. Eh bien ! je puis du moins affirmer que son amour n’est pas banal.

— Oui, lui dis-je, j’ai entendu parler de ce Français…

— Non, reprit-il vivement, il y avait à Rome au printemps dernier un Anglais très riche, qui l’aimait autant que je l’aimais moi-même, mais autrement, comme il faut, paraît-il, aimer ces femmeslà. Il lui a fait les offres les plus magnifiques : elle a refusé. Il lui a fait parvenir les plus splendides parures ; elle les lui a renvoyées avec dédain

Walther vit quelque incrédulité se mêler à nos marques d’étonnement. — Vous avez peine à croire, je le vois, reprit-il, qu’un pauvre modèle ait pu résister aux séductions de tout genre auxquelles ont dû l’exposer sa beauté, son triste métier, sa pauvreté ; moi, je me l’explique. On ne s’est jamais adressé chez elle qu’aux sentimens les plus grossiers ; on lui a offert de l’or, des bijoux ; on a parlé à sa vanité, à ses sens, qu’on a voulu exciter, surprendre. Nul ne s’est approché d’elle comme d’une femme qui eût encore quelque honnêteté. Au fond des hommages dont on voulait l’enivrer, elle n’aura pas eu de peine à distinguer le mépris qui les inspirait. Comment s’étonner qu’elle ait repoussé ces outrages cachés sous des présens ou de belles paroles ? Voici ce qu’elle m’a dit après qu’elle eut dédaigné les offres de l’Anglais : « Je ne lui en veux pas. La grande valeur de ses cadeaux est une marque de politesse ; c’est une preuve qu’il m’estime, autant, qu’un cheval de race ou qu’un tableau de prix. Il a suivi l’usage : avec ou sans la bénédiction de l’église, n’est-ce pas avec des diamans qu’on achète encore les jeunes filles ? Mais un bouton de rose posé dans mes cheveux est mille fois plus beau que toutes ces fleurs en pierreries, et pourtant ce bouton n’a coûté à la nature qu’un rayon de soleil, il ne m’a coûté à moi-même que la peine de le cueillir. Tous les trésors de la terre ne peuvent rien ajouter à la beauté. Mettez à une statue un anneau de rubis dans les oreilles ou dans le nez : la rendrez-vous plus belle ? » Ce qu’elle m’a dit était bien le fond de sa pensée, puisqu’elle a su agir comme elle avait parlé…

— Et pourtant, repris-je, rappelez-vous la cassette de Marguerite. Il est vrai que la pudique ignorance est un danger qui ici n’existe pas. Au reste, il se peut qu’une âme naturellement fière et élevée par le sentiment du beau soit au-dessus de certaines séductions. Votre Romaine d’ailleurs voit les hommes et les choses de près ; puis, étant sans illusions, elle doit être à l’abri de bien des faiblesses. Toutefois il m’est difficile de comprendre comment cette personne, sortie du peuple, nourrie par une famille pauvre et vivant sans doute avec des gens assez vulgaires, a pu acquérir ces instincts nobles, ces sentimens purs que vous avez cru rencontrer en elle.

— Vous pensez donc que, comme tous ceux qui aiment véritablement, je me suis créé une idole pour mieux pouvoir l’adorer, et que je l’ai dotée de perfections qui n’existent que dans mon imagination exaltée ? Soit ; vous pourrez peut-être en juger par vous-même. Remarquez cependant que ce qui serait extraordinaire et même impossible en Allemagne et dans votre pays ne l’est pas en Italie. Les hommes du nord ont peut-être plus de force dans la pensée, et en tout cas plus de suite, mais il faut une constante culture pour développer ces facultés ; sinon, elles restent étouffées sous la grossièreté de l’écorce. Les peuples du midi ont une ouverture d’esprit qui leur rend tout facile ; leurs sens, plus vifs, portent à l’âme des impressions plus rapides, plus nettes ; ils comprennent, ils devinent, ils concluent à l’instant. Croyez-vous d’ailleurs qu’il ne serve de rien aux habitans de cette belle contrée d’être les héritiers de tant de civilisations ? Ici, par exemple, les souvenirs des grands artistes de la renaissance et ceux de la Rome antique sont familiers à tous les gens du peuple. Ils marchent parmi les monumens des maîtres du monde, leurs aïeux, disent-ils, et ils vivent en commerce habituel avec les ombres des héros. Voyez ce Colisée que nous parcourons en ce moment. Est-ce donc en vain qu’un peuple peut se dire : Voilà ce que nous faisions quand l’univers était à nous ? Prenez le premier mendiant venu, vivant dans la vermine et dans la poussière à la porte d’un couvent, et il vous parlera de ses ancêtres, les Scipions, les Titus, les Brutus, sans trop distinguer ni les temps, ni les hommes, mais très pénétré de l’idée qu’il y a derrière lui quelque chose de grand, qui inspire encore du respect aux générations actuelles. Demandez au dernier de ces facchini qui il est, et remarquez avec quel orgueil il vous répondra : Io son Romano ! Le contraste entre la condition actuelle et les prétentions des modernes Romains vous paraîtra au premier abord très ridicule, et pourtant n’est-ce rien que ce souffle de grandeur auquel n’échappent pas même les âmes abaissées ? Il ne fait que les gonfler aujourd’hui, demain il les soulèvera. Vous ignorez encore à quel point la servitude dégrade les plus grands cœurs et les plus nobles races. Qui sait les destinées réservées à ce peuple, si jamais le ciel lui accorde un bon gouvernement et la liberté ? J’avoue qu’au-delà des Alpes, Marina, avec ses instincts d’artiste et ses fiertés de Romaine, ne pourrait exister que dans l’imagination exaltée d’un amoureux de vingt ans ; mais ici c’est différent, et vous verrez si je me trompe.

Que répondre, sinon que nous ne demandions pas mieux que de juger par nous-mêmes ? Une autre objection sur un point plus délicat nous venait encore à l’esprit, mais nous n’étions pas assez liés avec notre nouvel ami pour lui faire entendre des vérités trop importunes. Nous lui fîmes seulement remarquer qu’il était bien étrange qu’une personne ayant des goûts aussi délicats et des sentimens aussi élevés voulût continuer à exercer un si triste métier.

— Cela paraît singulier en effet, nous répondit-il ; mais que peut-elle faire maintenant qu’elle est entrée dans cette voie ? Le travail lui offrirait peu de ressources, et d’ailleurs les habitudes oisives et délicates qu’elle a contractées lui rendraient intolérables les occupations manuelles auxquelles elle devrait se condamner. Après avoir vécu de la vie de l’artiste, la voyez-vous, la belle fiancée de Corinthe, coudre des chemises ou vendre des chandelles !

À cette époque, le type de la femme perdue régénérée par l’amour était très en vogue. Goethe dans le Dieu el la Bayadère, Victor Hugo dans Marion Delorme, avaient rajeuni le sujet déjà traité par La Fontaine, et l’on se souvient avec quelle faveur il fut longtemps accueilli par le public. Walther avait plus d’une raison pour s’éprendre de cette idée dangereuse et séduisante. Il s’élevait avec force contre les préjugés cruels de la société.

— Comment ! disait-il, on s’incline avec respect devant les œuvres d’art, on leur bâtit des palais où la foule va les adorer comme des manifestions d’en haut, et on repousse avec mépris le modèle sans lequel ces chefs-d’œuvre n’eussent point été créés ! C’est ainsi qu’on voue toute son admiration à un drame, à une tragédie, et qu’on n’a que du dédain pour le comédien qui rend ce drame intelligible à la foule. Voilà donc la justice du monde !

À ces déclamations d’un cœur blessé dans l’objet de son affection, nous ne répondions rien. Comment répondre en effet sans lui dire qu’il est certaines situations équivoques qui tendent à pervertir le cœur, et que par suite le préjugé qui les frappe n’est pas sans fondement ? Nos observations eussent été plus qu’une condamnation de ses théories générales : elles l’eussent atteint à l’endroit le plus sensible de son âme. Nous ne laissâmes rien voir de nos défiances persistantes.

Depuis que Walther avait été amené malgré lui à nous faire la confidence de son fol amour, c’était le sujet intarissable de ses conversations. Il nous engagea même à le visiter dans son atelier, et nous eûmes ainsi l’occasion de rencontrer plusieurs fois son modèle adoré. Nous pûmes nous apercevoir que, s’il nous en avait fait un portrait un peu flatté, c’était cependant une femme assez remarquable. On esprit net, un caractère décidé, beaucoup de franchise et d’abandon, et cependant une fierté réservée et pudique, un certain mélange de fermeté virile et de grâce virginale, par momens de la gaîté, mais toujours tempérée par une teinte de mélancolie grave, une profondeur de vues et souvent une élévation de langage qu’on ne s’attendait pas à rencontrer dans une femme du peuple, voilà ce qui frappait au premier abord. Elle avait puisé dans ses entretiens avec les artistes une culture superficielle, mais qui avait suffi pour développer en elle un goût très délicat et qui semblait inné. Elle se vantait avec un orgueil enfantin de la froideur dont on l’accusait, et qui, elle le sentait, devait l’élever au-dessus de ses pareilles. — On prétend que je suis blanche comme la neige, nous disait-elle en riant. C’est possible ; mais ce qui est sûr, c’est que je suis aussi froide qu’elle.

— C’est bien ; mais gare au soleil, gare à l’amour !

— Oh ! ce soleil n’est pas encore levé pour moi et ne se lèvera pas de si tôt.

— Tant mieux, car, ne l’oubliez pas, sous son ardeur la neige se fond, et que reste-t-il ?…

Elle répondit par un petit geste de défi. Quant à Walther, il comprenait bien que nous voulions éloigner le danger qui menaçait son repos, son avenir, sa dignité ; mais il nous savait peu de gré de nos bons avis et de nos sages propos.

Une autre fois elle nous dit qu’un sculpteur, pour lui prouver la puissance de l’amour, lui avait raconté l’histoire de Pygmalion. — Quant à moi, ajouta-t-elle, je vous réponds que, si j’avais été la statue, je serais restée de marbre.

Hélas ! pauvre créature, que n’a-t-elle fait comme elle disait ! et pourquoi est-elle descendue de son piédestal ?

Elle ne parlait pas ainsi par coquetterie. Elle se croyait réellement invulnérable. Elle s’imaginait connaître toutes les séductions, tous les périls, et elle se sentait de force à y résister. Et cependant ses paroles, qui désolaient notre ami, étaient loin de nous rassurer.

Dans les premiers jours d’octobre, les artistes revinrent à Rome les uns après les autres. Je vis ceux à qui j’étais recommandé et qui étaient aussi liés avec Walther. On voulut nous mener à Tivoli en joyeuse compagnie, et Marina fut de la partie. On passa tout le jour à visiter les environs de la petite ville. Malgré le proverbe italien de mauvais augure :

A Tivoli di mal conforto
Tira il vento, piove o suon ’a morto,


le temps fut splendide, et on en profita pour faire la tournée classique à la villa d’Adrien, aux cascatelles et aux grottes. Vers le soir, on fit dresser la table du souper sur la terrasse de l’Hôtel de la Sibylle, près de ces ruines du temple de Vesta qui font de ce lieu l’un des plus charmans du monde. Là tous les souvenirs de l’antiquité se réveillent aussitôt dans l’esprit, et l’on se sent transporté au temps où Mécène et Horace aimaient à visiter ce délicieux séjour. Se rappelant les festins chantés par le poète romain, nos amis s’amusèrent à tresser les fleurs cueillies dans la montagne pour en couronner les fronts et les verres. Les Lydies et les Chloés de nos jeunes artistes riaient aux éclats de ces ornemens, qui ne déparaient pas leur noire chevelure, mais qui s’accordaient très mal avec le costume des hommes. Marina seule, qui avait d’abord semblé prendre grand plaisir aux courses de l’après-midi, devenait de plus en plus pensive et triste à mesure que la nuit tombait. Enfin elle se leva de table. Je la suivis et la trouvai accoudée sur la balustrade de la terrasse qui domine à pic les grottes mystérieuses où s’abîme en bondissant un des bras de la rivière. En m’approchant, je fus frappé de la grâce inimitable de sa pose. Elle s’était enveloppée tout entière de son long châle blanc pour se préserver de l’humidité que la brise apportait de la cascade voisine, et, la tête appuyée sur sa main, elle me rappelait la statue de Polymnie que j’avais admirée récemment au musée du Louvre. Sa beauté sévère, la chaste harmonie des plis retombans de ses vêtemens m’inspiraient une sorte de respect involontaire. On aurait dit la sibylle Tiburtine sortie de son temple, à l’ombre duquel elle se tenait immobile pour consulter les signes du ciel étoile. Je demeurai aussi immobile qu’elle-même. Elle semblait plongée dans une méditation profonde. En ce moment, la lune, se levant au-dessus des hauteurs qui encaissent le Teverone, éclaira en plein son visage, et je vis une larme tomber de ses yeux.

— Vous pleurez, lui dis-je, qu’avez-vous ?

— Voyez cette nuit, répondit-elle, que c’est beau ! Mais pour moi il n’est pas de bonheur complet ; jamais je ne serai aimée, car jamais plus on ne me respectera. Que ne puis-je vivre et mourir ici seule, oubliée de tous !

En même temps elle me montrait le magnifique spectacle qui se déroulait devant nous. Le sombre entonnoir où s’engouffre le Teverone semblait ouvrir sous nos pieds d’insondables abîmes d’où montaient comme des nuages d’encens les humides vapeurs de la chute, irisées par les clartés bleuâtres de la nuit. De l’autre côté du ravin, en face de nous, sur la colline où s’élevait jadis la maison d’Horace, les oliviers agitaient leur pâle et léger feuillage, tandis que le bruit lointain des cascatelles, grandissant et s’abaissant tour à tour, accompagnait doucement la voix plus retentissante de la grande cascade. Les colonnes de marbre du petit temple, les contours des montagnes, la lumière tempérée qui éclairait le paysage, les fines senteurs des fleurs d’automne, le faible bruissement des feuillages et le murmure grave des eaux, tout dans l’œuvre de l’homme et dans la nature sereine était d’une harmonie exquise et d’une proportion parfaite.

— Oui, m’écriai-je, cette nuit est splendide. Devant ce spectacle, le poète qui jadis habitait ce charmant coin de terre aurait dit : « Cueillez la vie tandis qu’elle est en fleur. » Aujourd’hui l’aspect de la nature dans sa grandeur et le sentiment du temps qui fuit et nous emporte nous inspirent des idées plus hautes et plus mélancoliques.

— C’est vrai, reprit-elle après un moment de silence et avec cette emphase qui est un caractère traditionnel de la race romaine, et pourquoi cependant ? La sagesse d’autrefois ne valait-elle pas la nôtre ? Au lieu d’exhaler ma plainte vers ces astres insensibles qui poursuivent leur course muette sans m’entendre, ne ferais-je pas mieux de joindre ma voix à celle de nos amis ? Je ne puis. Leur gaîté me fait mal, et si je devais chanter avec eux, j’éclaterais en sanglots.

— Mais n’y a-t-il donc là personne à côté de qui vous désiriez vous asseoir et qui puisse vous tendre la main ?

— Non. Je les connais trop bien ; je sais ce que leur âme renferme de dévouement et ce que pèse pour eux la destinée d’une femme comme moi. J’ai vu ces joyeux amans de la beauté et du plaisir jurer à leurs amies une tendresse éternelle et oublier un an après jusqu’au nom de celles qu’ils devaient chérir toujours. Je les ai vus changer d’amour comme dans un festin on change de vin quand le palais se fatigue de la même saveur. J’aurais pu me laisser aller, moi aussi, à l’une de ces liaisons faciles que le caprice du jour lègue à l’oubli du lendemain ; mais je sais trop ce qu’elles apportent d’humiliations et ce qu’elles contiennent d’amertume. Y en a-t-il un seul qui eût confiance en moi ? Walther m’aime, je crois, d’une affection plus sérieuse ; mais que lui apporterais-je ? Ma misère et ma honte ! Et lui, qu’a-t-il à m’offrir ? Sa bonté, sa faiblesse et ses insultantes jalousies ! Jalousies du passé, du présent et de l’avenir ! Sans confiance réciproque point d’affection durable, et quelle confiance avoir en un modèle ? A cela point de remède. Poursuivre seule mon chemin, c’est encore ce qui me fera le moins souffrir.

— Si jamais l’on vous avait fait poser pour le personnage d’Ophélia, je voudrais vous dire, comme lui disait Hamlet : « Au couvent, au couvent ! » car vous n’êtes pas faite pour être à la merci du premier venu. Maintenant l’orgueil, l’estime de vous-même, vous aident à supporter le manque de respect de la part des autres ; mais, je le crains, vous ne résisterez pas toujours, et si vous tombez, vous serez bien à plaindre.

— Comment ! vous envoyez la fiancée de Corinthe dans un cloître ! Rappelez-vous donc la légende ; j’y mourrais bien vite. Ainsi je chéris ma liberté, et je devrais obéir toujours ! je veux vivre, et je devrais apprendre à mourir ! j’aime mon pays, et je ne devrais plus aimer que mon couvent ou le pape ! Non, jamais !

— Alors que la destinée s’accomplisse !

Pour un étudiant en vacances, j’avais montré déjà, pensais-je, beaucoup de raison. L’influence de cette nuit paisible et de cette femme étrange m’avait rendu sérieux. Walther s’approchait ; je les quittai pour aller rejoindre mes compagnons, qui buvaient le coup de l’étrier.

Le retour fut bruyant et gai. Les voitures descendirent au grand trot la côte de Tivoli : l’air vif, la rapidité de la course, nous animèrent davantage encore ; mais, arrivés au bas de la montagne, les chevaux ralentirent leur allure, et peu à peu nos éclats de joie allèrent en diminuant. Comme il arrive d’ordinaire, une sorte de mélancolie suivit la trop vive excitation du plaisir. Pour dissiper cette impression qui nous envahissait tous, on pria Marina de chanter. Sa voix était pleine et mâle comme celle de beaucoup d’Italiennes. Elle nous chanta une complainte triste et douce dont je ne me rappelle plus que les deux premiers vers :

T’amo d’intanto
T’amo col pianto.

Ce chant n’était pas fait pour ranimer notre gaîté. Quand elle eut fini, on essaya en vain de causer : la conversation languissait et le silence se fit malgré nos efforts. Au fond, il nous allait mieux à tous. Les anges passaient, comme on dit en Pologne : c’était l’aspect solennel de la campagne romaine qui pesait sur nos âmes. Le majestueux abandon de ce désert, infini en apparence dans la vague clarté de la lune qui effaçait tous les plans ; la nudité des espaces vides dont aucun arbre, aucune chaumière, rien qui indiquât la vie, ne rompait les lignes monotones ; au lieu du parfum des plantes, les acres vapeurs de la Solfatare, dont l’odeur sulfureuse semblait annoncer l’approche de l’Averne ou de l’Erèbe, le repos complet que ne troublait nul bruit d’être animé, sauf le mugissement lugubre et sourd d’un buffle au loin couché dans les marais, tout contribuait à éveiller en nous de vagues idées de mort et de néant. Le vent de la nuit passant sur la cendre de tant de tombeaux avait éteint notre gaîté, comme l’air froid sorti d’un sépulcre éteindrait une lampe.

Ces détails, tous très présens à ma mémoire, me frappèrent d’autant plus qu’avec son pâle visage et son vêtement blanc Marina m’apparut ce soir-là, dans ce paysage désolé, comme le spectre de la Rome païenne parcourant son empire désert.

À mesure que nous arrivions à connaître davantage cette singulière personne, nous comprenions mieux l’entraînement que subissait Walther et aussi le danger dont une passion aussi vive menaçait son avenir. Dès le lendemain soir, quand nous nous rencontrâmes au café, nous voulûmes essayer de combattre un amour qui devait faire leur malheur à tous deux. Nous savions qu’il analysait tous ses sentimens, et qu’il s’efforçait de les rattacher à une idée générale, de manière à s’en faire à lui-même la théorie : c’était donc jusque dans les replis de sa pensée qu’il fallait poursuivre sa passion. Nous lui demandâmes comment cette affection avait ainsi envahi son âme.

— Comment vous l’expliquer ? nous dit-il. L’amour se sent et ne se raconte pas. Comment vous faire comprendre mes impressions successives et le charme qui m’a vaincu ? Elle est belle, c’est tout ce que je puis vous dire.

— Mais, repris-je, qu’aimez-vous donc en elle ? Est-ce uniquement l’harmonie des lignes ? Alors adorez une statue grecque, la forme en est plus parfaite. Cette beauté que vous voulez posséder échappera toujours à vos sens grossiers, car on n’en peut jouir qu’en la contemplant. Supposez qu’il fasse nuit ou que vous deveniez aveugle, que restera-t-il pour vous de ces lignes qui vous fascinent ? Rien. Celui qui veut étreindre la beauté ressemble à l’enfant qui veut saisir la lune. Là est la source de l’insatiable folie de ceux qui ont cru par la passion assouvir la soif du beau qui avait enflammé leur cœur. Si dans ce modèle vous aimez la forme extérieure, le corps, que voulez-vous de plus, puisque chaque jour vous pouvez admirer ses traits et les reproduire par le pinceau ? Jamais, quoi que vous fassiez, vous ne jouirez du beau que par la vue qui en apporte l’image à votre âme.

— Ce que vous dites est vrai, reprit Walther. Et pourtant d’où vient que l’étincelle d’un regard allume notre sang, et que certaines lignes du visage font palpiter notre cœur ? D’où vient que le moindre défaut physique suffise parfois pour empêcher l’amour d’éclore ? L’Indien des savanes sait-il ce que c’est que la beauté du visage et exige-t-il que sa sauvage compagne la possède ? Non, sans doute. Voilà l’homme de la nature. Nous avons, nous autres, un sens de plus, et peintres et sculpteurs nous travaillons à le faire naître ou à le rendre plus délicat. Sans doute cela est bon dans les arts, mais il ne faudrait pas obéir à ce goût du beau quand il s’agit de choisir celle qui ne doit avoir de valeur à nos yeux que par les qualités de l’esprit ou du cœur. Tous ces raisonnemens, je me les suis faits bien souvent. Hélas ! toutes ces belles théories et d’autres encore dont je vous fais grâce, un regard de ses yeux a suffi pour les emporter, et j’ai dû reconnaître le mystérieux empire que la beauté exerce sur l’homme en sentant que je cédais à sa puissance.

Nous discutâmes longtemps sans pouvoir nous entendre ; mais il était facile de voir que l’amour était trop enraciné dans l’âme de l’artiste pour que nos paroles pussent contribuer à le guérir, puisque lui-même voyait mieux que nous les motifs qui auraient dû l’en détourner.

Quelques, jours après, je revis encore Marina, et ce fut la dernière fois. Voici dans quelles circonstances nous la rencontrâmes, et nous eûmes alors l’occasion de causer assez longtemps avec elle. Une après-midi, nous étions allés visiter de nouveau les musées du Vatican. Nous traversions la première galerie, qui sert de vestibule aux autres, et où l’on a placé les débris des tombeaux chrétiens et païens et de nombreuses inscriptions, quand dans la profonde embrasure d’une des fenêtres nous aperçûmes Marina tout occupée à déchiffrer quelques lignes tracées au crayon sur le mur.

— Voyez, nous dit-elle, pouvez-vous lire ces vers ? Il y a d’abord du latin que je ne comprends pas, puis dans l’italien même plusieurs mots qui m’échappent.

Avec quelque attention, nous parvînmes à lire huit vers précédés d’une épigraphe empruntée à Horace. Je les ai copiés dans mon carnet de voyage ; les voici :

Debemur morti nos nostraque.
Il passato non è, ma se lo pinge
La pura rimembranza.
Il futuro non è, ma se lo finge
La credula speranza.
Il présente solo è, ma fuge sempro
Nullo nel senno.
Cosi la vita è memoria, speranza
E un punto[1]

Sans doute ces huit lignes rimées, crayonnées sur le mur, n’avaient rien de très remarquable : elles ne faisaient que répéter, à propos du néant de la vie, une pensée mille fois redite sous mille formes diverses ; mais, épelés là, sur les parois du Vatican, au milieu des débris de toutes ces tombes, depuis les âges inconnus de l’Étrurie jusqu’au temps des catacombes, parmi ces reliques de tant de siècles et ces inscriptions consacrées à la mort de tant d’êtres si vivement regrettés un jour et perdus ensuite pour jamais dans l’éternité, ces vers, assez médiocres, prirent une force qui nous pénétra. Nul n’échappe à l’influence des lieux, et quelques mots déchiffrés sur les ruines du Capitole ou sur les pierres des pyramides agiront quelquefois plus sur l’imagination qu’une strophe magnifique lue dans l’œuvre imprimée d’un grand poète.

— Celui qui a écrit ces vers a raison, dit Marina. Je ne suis qu’une pauvre ignorante, et pourtant j’ai eu souvent la même pensée. Qu’est-ce que vivre ? Passer. Et même ce court, passage, ce « point » est souvent douloureux : une souffrance, une agonie, quoi de plus ? Mais, ajouta-t-elle, ne nous arrêtons pas ici. Voulez-vous me permettre de vous montrer les statues que je préfère ? Ne craignez pas d’être vus avec moi. Je suis habillée comme une contadine, et l’on croira que je suis votre fermière, à qui vous voulez bien montrer les belles choses de la ville.

Elle nous fit arrêter successivement devant les figures qu’elle aimait le plus, et nous ne pûmes que nous incliner devant la sûreté de son goût. Quand nous sortîmes du Vatican, elle nous proposa de nous montrer une vue de Rome plus complète que toutes celles que nous avions pu admirer jusque-là.

Elle nous conduisit par les rues désertes et pauvres qui s’ouvrent immédiatement derrière la colonnade de Saint-Pierre. Nous gravîmes une ruelle étroite, qui se terminait en un sentier encaissé entre des pierres et des broussailles, jusque près du couvent de Sant’Onofrio, où est mort le Tasse. Nous étions sur le Janicule, l’une des sept collines, et Rome se déployait à nos pieds sur les deux rives du Tibre, roulant ses eaux toujours blondes sous les ponts des empereurs et des papes. La vue était en effet imposante. À notre droite, le soleil, qui se penchait déjà vers les flots voisins de la Méditerranée, éclairait de ses rayons dorés les maisons, les monumens et les montagnes. Dans cette chaude lumière apparaissaient, dominant la plèbe des habitations modernes, les restes puissans des constructions antiques, le dôme aplati du Panthéon, semblable à la carapace d’une tortue gigantesque, les voûtes béantes de la grande basilique qu’on eût prises de loin pour d’immenses cavernes, les grands pans de mur du Colisée arrachés comme des roches brisées par un soulèvement géologique, et les colonnes du temple de Jupiter Stator dans leur fier isolement, puis en face de nous les jardins du Pincio et les lignes élégantes de la villa Médicis au milieu de ses bosquets de chênes verts. D’un côté le Soracte, de l’autre les hauteurs plus rapprochées de Tusculum et de Rocca di Papa, détachaient en violet tendre leurs plans accentués sur un ciel d’un vert de plus en plus pâle, à mesure qu’il s’abaissait vers l’horizon, comme dans les tableaux de Francia et du Pérugin.

— Cela est beau, n’est-ce pas ? nous dit Marina ; mais avez-vous vu Naples ?

— Non, pas encore ; nous y passerons peut-être en quittant Rome.

— C’est à Naples qu’il fait bon vivre, reprit-elle. Là, les monumens de l’homme disparaissent ; c’est la terre et la mer qui vous font fête, la mer surtout. C’est parce que j’aime tant la mer, et que j’en parle si souvent, qu’on m’a surnommée Marina.

— Vous avez donc été élevée à Naples ? lui dis-je, dans l’espoir d’avoir quelques détails sur sa vie passée.

— Oui, répondit-elle, mon enfance et ma première jeunesse se sont écoulées au bord du golfe, au-delà du Pausilippe, dans une villa appartenant à un riche seigneur qu’on m’a dit depuis être mon père, mais qui ne m’avouait pas pour sa fille. À sa mort, survenue subitement, ses parens se mirent en possession de ses biens, et je me trouvai dénuée de toute ressource. Une des domestiques de la maison qui m’avait soignée eut pitié de ma situation, et m’envoya à Rome, chez sa sœur, qui offrait de m’occuper dans son atelier de couture ; mais je n’étais bonne à rien : on se lassa de moi, je le compris, et comme j’aimais avec passion les beaux tableaux et surtout les belles statues, je fus entraînée à faire de l’art,… à ma manière, ajouta-t-elle en souriant tristement.

Mais comment ce goût si prononcé pour les œuvres d’art s’était-il développé chez elle à ce point, voilà ce que nous désirions savoir. Elle ne refusa pas de nous répondre, et elle le fit en quelques mots colorés et pleins d’une sorte de poésie à la fois populaire et emphatique dont je ne puis rendre que le sens, non la forme originale.

— Mon père, dit-elle, ne s’occupait guère de moi. J’ai vécu seule. On ne m’a fait apprendre que peu de chose, et même ce peu ne m’agréait pas. De bonne heure j’ai aimé à contempler les bois, les campagnes et la mer. Quand je parlai plus tard de mes impressions, je n’étais point comprise. Autour de moi, par exemple, on ne regardait les orangers et les figuiers que pour voir si leurs fruits étaient mûrs et bons à manger. Moi, j’aimais les orangers pour leurs pommes d’or et leur beau feuillage métallique, et les figuiers, parce que j’admirais leurs fruits de pourpre ombragés par leurs feuilles élégamment découpées. Mes plus vifs, mes meilleurs souvenirs, me reportent vers certaines journées passées à contempler les teintes éclatantes des eaux dans le golfe, les splendeurs du soleil à son coucher, embrasant de ses feux les pentes du Vésuve et du Sant’Angelo, tout Naples en amphithéâtre, et les chênes verts de Chiaia avec leurs grandes ombres bleuâtres. Ces aspects me charmaient sans me lasser jamais, et l’examen paisible d’une fleur ou d’un insecte me remplissait d’admiration et de joie. Je me rappelle ainsi, entre autres, une matinée passée tout entière aux bords de la mer, sous les yeuses qui formaient d’épais bosquets depuis la villa jusqu’au rivage. Je m’amusais, avec mes pieds nus trempant dans l’eau, à remuer les petits cailloux et les coquillages aux milles couleurs qui formaient le fond, et à faire et refaire ainsi de bizarres mosaïques que le flot limpide et peu profond argentait d’un vif rayon toujours mobile. On entendait dans les châtaigniers les rauques gémissemens des ramiers. C’était vers la fin d’avril. La chaleur était déjà forte, mais elle était tempérée par la fraîcheur des ombrages et de la mer, et on n’en sentait pas moins la puissance du soleil qui illuminait et réchauffait tout. Il me semble que cette matinée est d’hier, et pourtant je n’en connaîtrai plus de pareille !…

Il y avait dans la villa de mon père une galerie s’ouvrant sur le golfe, et dans chacune des arcades de marbre qui la soutenaient une statue. J’aimais une de ces statues comme une amie : c’était, je l’ai su depuis, une reproduction de cette Diane que je vous ai fait remarquer tantôt. Je passais souvent des heures à considérer ses formes si nobles, si pures, qui changeaient de ton et d’aspect suivant l’heure du jour et la hauteur du soleil. Le matin, elle était rose et fraîche comme une fleur au printemps ; vers midi, elle se détachait, puissante et radieuse, sur le plan vertical de la mer comme sur un fond de moire bleue, et je vois encore la chaude blancheur du marbre, ses ombres blondes et transparentes, et les tièdes reflets dans les plis profonds des draperies. Plus tard, les rayons dorés de la fin du jour semblaient l’animer et lui communiquer la vie. L’azur des flots assombris faisait saillir la merveilleuse silhouette de la déesse, et, transportée d’admiration, je m’écriais : Oh ! que tu es belle !… Elle était pour moi comme une sœur aînée, et j’aurais voulu lui ressembler ; mais, quand venait le crépuscule, tout s’effaçait dans l’ombre. La clarté, remontant peu à peu, n’éclairait plus que quelques nuages perdus au haut du ciel. Ma statue devenait blanche comme la neige avec des reflets gris et ternes ; elle prenait la pâleur de la mort, et dans la nuit ce n’était plus qu’un fantôme livide. La vie était partie avec la lumière. Alors j’avais peur, et je m’enfuyais.

Marina s’arrêta un moment ; quand elle reprit la parole, son regard fixe et brillant semblait animé d’un feu sibyllin, comme si ces grandes figures dont elle parlait eussent défilé devant elle, et que cette vue, en pénétrant son âme du sentiment de la beauté antique, eût ennobli ses idées et son langage.

— Depuis cette époque, j’ai toujours aimé les statues, non pas rangées à la suite sous les voûtes froides d’un musée comme des soldats qu’on passe en revue, mais dans les jardins, à l’ombre des platanes, aux abords des temples, près des eaux surtout et toujours sous le ciel. Leur blancheur virginale me représente la pureté des déesses, et leur noble sérénité me fait penser à l’existence heureuse des êtres immatériels. Quand je contemple leur beauté inaltérée aux rayons de ce même soleil qui les vit sortir splendides de leur bloc de Paros il y a deux mille ans, je songe à l’éternelle jeunesse des Olympiens. L’idée d’une vie indestructible s’empare de moi, et je me dis que moi non plus je ne mourrai pas. La peinture séduit un moment par la grossière magie des couleurs ; le marbre seul peut rendre l’idée dans sa fière nudité. Un tableau représente les hommes d’un temps ou d’un pays, leurs costumes, leurs demeures, leurs traits caractéristiques, tout ce qui marque leurs relations avec la terre et ce qui passe ; la statue est l’image de l’homme idéal que rien n’attache à une race, à une époque : c’est le type de l’humanité affranchie de l’accident ; c’est la pure beauté, la perfection même incarnée dans la pierre… Mais je suis folle, n’est-ce pas ? nous dit-elle en s’interrompant tout à coup.

La langue italienne, plus naïve, moins classique que le français, prêtait à sa parole, vibrante d’enthousiasme, une force que je ne puis même faire comprendre, mais qui nous émut malgré nous.

Elle laissa tomber sa tête sur sa main. Le soir était venu, et je vis la première étoile se réfléchir dans ses yeux humides. Comme à Tivoli, de la contemplation du beau qui l’élevait au-dessus de sa destinée, elle retombait en présence de sa condition si triste et si précaire.

— Je vous quitte, nous dit-elle, et vous ne devez pas m’accompagner.

Elle descendit rapidement la colline. Je quittai Rome le lendemain. En pensant depuis à cette femme singulière, il m’a toujours semblé avoir rencontré quelque fille de la Grèce simplement éprise du beau dans la nature, et dans l’art douée de ce sentiment exquis de la forme qu’on retrouvait chez les plus humbles enfans de l’Attique. Je compris alors comment un goût épuré peut être une demi-vertu.

Ce que j’ai su depuis du sort du modèle, je l’ai su par les lettres que m’adressa mon compagnon de voyage, demeuré plusieurs mois encore à Rome. Voici quelques extraits de ces lettres.


Olevano, 8 novembre 1845.

….. Il faut que je te raconte maintenant comment j’ai revu Walther. Je t’ai déjà dit qu’il était devenu plus sauvage que jamais ; on ne le voyait plus au Caffè Greco. Il vivait retiré et évitait tous ses amis. Je comptais aller à sa recherche dans Rome même, quand j’appris, il y a peu de jours, qu’il était parti pour Tivoli avec Marina, et qu’on les croyait mariés. Il avait vendu son tableau de la Fiancée de Corinthe, dont il ne voulait jamais se séparer, m’avait-il dit. Qu’en fallait-il conclure ? Qu’il avait eu un grand besoin d’argent, ou qu’étant désormais heureux avec l’original, il avait moins tenu à la copie ? Je désirais le revoir ; j’allai à Tivoli le demander à l’Hôtel de la Sibylle. Il y avait été en effet ; mais l’arrivée de quelques voyageurs l’avait effarouché, et il était parti pour Subiaco, toujours accompagné de Marina. Subiaco est à neuf lieues plus avant dans les montagnes, vers le sud-est, près de la frontière du royaume de Naples. J’ai fait la course à pied par une journée admirable. La route suit le Teverone. Elle est assez déserte ; mais les rares habitans du pays qu’on rencontre ont un caractère très particulier. Rien de plus gracieux que ces jeunes filles du village, de la Cervara, qui descendent du nid d’aigle qu’elles habitent au haut des rochers pour venir chercher l’eau des fontaines dans leurs vases de cuivre aux formes étrusques. Leurs ancêtres se sont jadis réfugiés, dit-on, sur ces cimes nues pour échapper aux Sarrasins ; mais on ajoute d’autre part que quelques Maures s’y sont fixés. Quoique cela paraisse peu probable, on serait disposé à le croire en voyant le type oriental de ces jeunes filles. Leurs allures font penser aux femmes de Judée puisant de l’eau à la citerne de Rébecca. L’une d’elles m’a donné à boire et a refusé toute gratification malgré son extrême misère : rare désintéressement en terre d’église ! Il est vrai qu’il n’y a dans ces rochers arides ni étrangers ni couvens. Même en cette saison, les pentes des montagnes sont toutes vertes à cause des broussailles de buis qui les garnissent. À Subiaco, je ne trouvai pas encore mes fugitifs ; ils étaient partis pour Olevano le jour même où arrivait un peintre de leurs amis qui venait copier la chapelle du cloître de Saint-Benoît. Je ne me décourage pas ; en route donc pour Olevano ! Je fais six ou sept lieues à travers les croupes arrondies de l’Apennin, dont les châtaigniers et les chênes conservent encore toutes leurs feuilles brunies par les premiers froids. Le sol est partout couleur d’ocre et de terre de Sienne. Je marche dans un vrai désert. Le paysage est admirable de lignes et de couleur. C’est un tableau du Poussin. Je traverse un de ces villages de montagnes dans le genre de la Cervara. Ce sont des maisons en ruine qui s’écroulent, assises sur des rochers qui s’effritent et s’éboulent. Tout tombe et s’en va. Rien n’égale le dénûment de ces lieux désolés. Je veux me rafraîchir, je ne trouve rien : pas de pain, on ne mange que de la polenta ; pas de vin, la vigne n’est pas cultivée ; pas même d’eau, ce n’est pas l’heure où. l’on va en chercher dans la vallée, et la provision est épuisée ; sur le roc pelé, pas un arbre, pas un épi, pas un brin d’herbe. C’était Rocca-San-Stefano. Comment les habitans de ces masures en ruine ne les abandonnent-ils pas peu à peu pour se construire d’autres demeures là-bas, dans les fonds fertiles, aux bords des ruisseaux, près des ombrages, maintenant qu’ils n’ont plus à craindre les pillages des nobles romains ou des Sarrasins ? C’est que leur résignation est grande et leur inertie extrême. On dirait qu’une malédiction d’en haut pèse sur ce beau pays. Enfin à Olevano je trouvai Walther et Marina ; elle très heureuse de me revoir, lui sombre et presque farouche d’abord, puis adouci et toujours bon comme tu l’as connu. Il m’a parlé de sa situation ; il est décidé à l’épouser ; mais maintenant qu’il est trop tard, toutes nos objections, toutes nos défiances lui reviennent en mémoire. N’a-t-il pas été trompé ? Cette existence antérieure de son amie qu’il défendait contre nous, aujourd’hui il se la figure par momens pleine de fautes et de désordres. Il n’ose pas retourner à Rome ; il craint le ridicule attaché à sa passion, il craint plus encore les infidélités de celle dont il veut pourtant faire sa compagne. Il est donc très malheureux ; il réussit néanmoins encore à cacher ses inquiétudes, ses soupçons, ses jalousies sans objet. Leurs union est triste, imparfaite ; elle n’est pas orageuse, mais elle le deviendra, et alors le pauvre modèle regrettera d’avoir, comme la statue de Pygmalion, quitté son piédestal.


Palestrina, 14 novembre.

….. Ils viennent de me quitter. Que vont-ils devenir ? Walther paraît avoir perdu tout goût pour son art. Il n’a presque pas travaillé depuis ton départ. En paroles, il compose, il dessine encore des œuvres qui, exécutées, rendraient son nom célèbre ; mais l’exécution ?… Il n’a pu me montrer que l’esquisse d’un tableau qui m’a frappé, et qui cependant, je m’en suis aperçu, fait sur Marina la plus pénible impression. C’est une Madeleine, mais qui ne rappelle en rien celle du Corrège, cette jeune femme à la tunique bleue, qui, étendue sous de charmans ombrages, lit heureuse et nonchalante, éclairée par les reflets d’un joyeux soleil. Il a compris plus profondément le sujet, et il a choisi le moment où le premier remords s’empare de la belle pécheresse. Elle vient de rentrer d’une fête qui s’est prolongée jusqu’au matin ; elle est tombée épuisée sur de riches coussins, dans un appartement orné avec tout le luxe de l’époque. L’aube pâle éclaire sur ses joues plombées les traces des fatigues de la nuit, et l’on voit que les folles danses ont froissé ses vêtemens. Une des paroles du prophète qui va par la Judée, prêchant la bonne nouvelle et la repentance des péchés, lui a traversé l’esprit ; elle songe à ses égarements, elle s’en épouvante, elle les pleure amèrement. La bouche frémissante, le regard fixe, de ses mains crispées elle met en pièce ses colliers et ses bracelets, dont les perles s’égrènent sur le tapis. Une esclave d’un type sensuel, qui s’étonne de cette vive douleur, vient de déposer aux pieds de sa maîtresse une tête de mort, symbole du renoncement aux joies du monde et du néant de la vie terrestre. Cette manière d’entendre le sujet m’a paru neuve et d’une haute signification morale. Je ne crois pas qu’aucun peintre ancien ou moderne l’ai compris ainsi. Seulement, comme Walther s’est inspiré des traits de son amie, elle croit qu’il a voulu faire quelque allusion à sa vie passée, et elle en souffre sans rien dire. Est-ce en effet là sa pensée ? Je l’ignore. En tout cas, voilà déjà un nuage noir qui traverse leur beau ciel, et à mes yeux il assombrit tout leur avenir.

Quand j’ai pris congé d’eau, j’ai dit à Marina : Au revoir ! mais elle m’a interrompu. — Ce n’est pas le mot qu’il faudrait employer, reprit-elle d’une voix grave et triste. Je sens que les anciens dieux m’appellent : il me faut retourner vers eux. — Walther au contraire me regrettait peu. Il semblait soulagé à l’idée de notre prochaine séparation. Quoique son affection pour moi soit sincère, son humeur est devenue si ombrageuse, que ma présence lui était à charge. L’œil d’un ami le gêne. Il cherche la solitude, et n’y trouve même pas le repos…


Les lettres que je reçus alors s’arrêtent là. Le peu que j’ai pu savoir depuis touchant le sort de notre ami et de Marina, je l’appris d’un artiste revenu de Rome.

Ainsi que nous l’avions craint, ils ne furent pas heureux : ils eurent à traverser toutes les tristes crises des unions mal assorties. Pour relever définitivement la pauvre Marina, il aurait fallu lui montrer une confiance absolue, la soutenir d’une main ferme, cultiver et éclairer encore davantage ses nobles instincts. Walther faillit à cette tâche, et tout en l’aimant beaucoup, il la fit cruellement souffrir. Le paganisme fait des cœurs fiers, mais durs et peu sensibles ; le christianisme, religion d’amour, a rendu les âmes plus tendres et plus ouvertes à la douleur ; mais si, par l’infini qu’il leur fait entrevoir et par les sublimes espérances dont il les entretient, il leur a préparé de plus grandes épreuves, il leur offre, pour les traverser, de plus pures lumières et de plus efficaces secours. Malheureusement Marina n’était de son temps que par le cœur ; au fond, l’art avait été son seul culte, et ce culte, qui pouvait suffire à l’époque des Sapho et des Corinne, la laissa désarmée contre ces tristesses et ces défaillances inconnues aux anciens, mais familières aujourd’hui à ceux dont la destinée a trompé l’attente. Son goût pur, ses fiertés de Romaine, son naïf orgueil, toutes les qualités qui la distinguaient de ses pareilles, devaient être pour elle des causes de froissemens et de souffrances. Afin de les supporter, elle aurait dû puiser de la force à une source plus haute ; fille de la nature, la belle païenne ne s’était pas élevée si haut, et personne ne se trouva près d’elle pour la faire monter jusque-là… Elle devait succomber dans la lutte, car il n’y avait plus parmi nous de place pour elle. Comme elle l’avait dit dans son mélancolique adieu, elle alla rejoindre le chœur éclatant des divinités antiques.


EMILE DE LAVELEYE.

  1. « Le passé n’est pas, mais la mémoire s’en retrace une vague image. L’avenir n’est pas, mais la crédule espérance se le figure. Le présent seul existe, mais il fuit toujours, insaisissable pour l’esprit. Ainsi entre le souvenir et l’espérance la vie n’est qu’un point. »
    Retourné depuis à Rome, je n’ai plus retrouvé ces vers italiens. Les murs de la galerie du Vatican avaient été blanchis.