Martin Paz/Chapitre V

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Hetzel (p. 197-203).

V

Depuis que les troupes colombiennes, mises par Bolivar aux ordres du général Santa-Cruz, avaient été chassées du bas Pérou, ce pays, jusqu’alors agité par les révoltes militaires, avait repris quelque calme et quelque tranquillité. En effet, les ambitions particulières ne tendaient plus à se faire jour, et le président Gambarra paraissait inébranlable dans son palais de la Plaza-Mayor. De ce côté, il n’y avait donc rien à craindre ; mais le danger véritable, imminent, ne venait pas de ces rébellions, aussi promptement éteintes qu’allumées, et qui semblaient flatter le goût des Américains pour les parades militaires.

Or, ce péril échappait aux regards des Espagnols, trop haut placés pour le voir, et à l’attention des métis, qui ne voulaient jamais regarder au-dessous d’eux.

Et, cependant, il y avait une agitation inaccoutumée parmi les Indiens de la ville, qui se mêlaient souvent aux habitants des montagnes. Ces gens semblaient avoir secoué leur apathie naturelle. Au lieu de se rouler dans leur puncho, les pieds tournés au soleil, ils se répandaient dans la campagne, s’arrêtaient les uns les autres, se reconnaissaient à des signes particuliers, et hantaient les hôtelleries les moins achalandées, dans lesquelles ils pouvaient sans danger s’entretenir.

Ce mouvement pouvait être observé principalement sur une des places écartées de la ville. À l’angle de cette place s’élevait une maison, formée d’un rez-de-chaussée seulement, et dont l’apparence assez misérable choquait les regards.

C’était une taverne de dernier ordre, tenue par une vieille Indienne, qui offrait aux plus infimes chalands sa bière de maïs fermenté et une boisson faite avec la canne à sucre.

Le rassemblement des Indiens sur cette place n’avait lieu qu’à de certaines heures, lorsqu’une longue perche se dressait sur le toit de l’auberge, comme un signal. Alors les indigènes de toute profession, conducteurs de convoi, muletiers, charretiers, entraient un à un et disparaissaient aussitôt dans la grande salle. L’hôtesse semblait fort affairée, et, laissant à sa servante le soin de la boutique, courait servir elle-même ses pratiques accoutumées.

Quelques jours après la disparition de Martin Paz, il y eut une assemblée nombreuse dans la salle de l’auberge. C’est à peine si dans les ténèbres, obscurcies par la fumée du tabac, l’on pouvait distinguer les habitués de cette taverne. Une cinquantaine d’Indiens étaient rangés autour d’une longue table : les uns chiquaient une sorte de feuille de thé, mêlée à un petit morceau de terre odorante ; les autres buvaient à même de grands pots de maïs fermenté ; mais ces occupations ne les distrayaient aucunement, et ils écoutaient avec attention la parole d’un Indien.

C’était le Sambo, dont les regards avaient une étrange fixité.

Après avoir minutieusement examiné ses auditeurs, le Sambo reprit la parole :

« Les fils du Soleil peuvent causer de leurs affaires. Il n’est pas d’oreille perfide qui puisse les entendre. Sur la place, quelques-uns de nos amis, déguisés en chanteurs des rues, attirent les passants autour d’eux, et nous jouissons d’une liberté entière. »

En effet, les sons d’une mandoline retentissaient au-dehors.

Les Indiens de l’auberge, se sachant en sûreté, prêtèrent donc une attention extrême aux paroles du Sambo, en qui ils mettaient toute leur confiance.

« Quelles nouvelles de Martin Paz le Sambo peut-il nous donner ? demanda un Indien.

— Aucune. Est-il mort, ou non ?… C’est ce que le Grand-Esprit peut seul savoir. J’attends quelques-uns de nos frères, qui ont descendu le fleuve jusqu’à son embouchure. Peut-être auront-ils trouvé le corps de Martin Paz !

— C’était un bon chef ! dit Manangani, farouche Indien, fort redouté. Mais pourquoi n’était-il pas à son poste, le jour où la goëlette nous apportait des armes ? »

Le Sambo ne répondit pas et baissa la tête.

« Mes frères, reprit Manangani, ne savent-ils pas qu’il y a eu échange de coups de fusil entre l’Annonciacion et les garde-côtes, et que la prise de ce bâtiment eût fait échouer tous nos plans ? »

Un murmure approbateur accueillit les paroles de l’Indien.

« Ceux de mes frères qui voudront attendre pour juger seront les bienvenus ! reprit le Sambo. Qui sait si mon fils, Martin Paz, ne reparaîtra pas quelque jour !… Écoutez maintenant : les armes qui nous ont été envoyées de Sechura sont en notre pouvoir ; elles sont cachées dans les montagnes des Cordillères, et prêtes à faire leur office, quand vous serez préparés à faire votre devoir !

— Et qui nous retarde ? s’écria un jeune Indien. Nous avons aiguisé nos couteaux, et nous attendons.

— Laissez venir l’heure, répondit le Sambo. Mes frères savent-ils quel ennemi leur bras doit frapper d’abord ?

— Ce sont ces métis qui nous traitent en esclaves, dit un des assistants, ces insolents qui nous frappent de la main et du fouet, comme les mules rétives !

— Non pas, répondit un autre, ce sont les accapareurs de toutes les richesses du sol !

— Vous vous trompez, et vos premiers coups doivent porter ailleurs ! reprit le Sambo en s’animant. Ces hommes ne sont pas ceux qui ont osé, il y a trois cents ans, mettre le pied sur la terre de vos ancêtres ! Ces richards ne sont pas ceux qui ont traîné dans la tombe les fils de Manco-Capac. Non ! ce sont ces orgueilleux Espagnols, les vrais vainqueurs dont vous êtes les vrais esclaves ! S’ils n’ont plus la richesse, ils ont l’autorité, et, en dépit de l’émancipation péruvienne, ils foulent aux pieds nos droits naturels ! Oublions donc ce que nous sommes, pour nous souvenir de ce que nos pères ont été !

« Quelle est cette belle personne ? »

— Oui ! oui ! » s’écria l’assemblée avec des trépignements d’approbation.

Après quelques moments de silence, le Sambo s’assura, en interrogeant divers conjurés, que leurs amis de Cusco et de toute la Bolivie étaient prêts à frapper comme un seul homme.

L’hôtesse lui remit un billet.

Puis, reprenant avec feu :

« Et nos frères des montagnes, brave Manangani, s’ils ont tous dans le cœur une haine égale à la tienne, un courage égal au tien, ne tomberont-ils pas sur Lima, comme une avalanche du haut des Cordillères ?

— Le Sambo ne se plaindra pas de leur hardiesse au jour marqué, répondit Manangani. Que le Sambo sorte de la ville, il n’ira pas loin sans voir surgir autour de lui des Indiens ardents à la vengeance ! Dans les gorges de San-Cristoval et des Amancaës, plus d’un est couché dans son puncho, le poignard à la ceinture, attendant qu’une carabine soit confiée à sa main ! Eux aussi n’ont pas oublié qu’ils ont à venger sur les Espagnols la défaite de Manco-Capac.

— Bien, Manangani ! reprit le Sambo. C’est le Dieu de la haine qui parle par ta bouche ! Mes frères sauront avant peu celui que leurs chefs auront choisi. Le président Gambarra ne cherche qu’à se consolider au pouvoir, Bolivar est loin, Santa-Cruz est chassé. Nous pouvons agir à coup sûr. Dans quelques jours, la fête des Amancaës appellera nos oppresseurs au plaisir. Donc, que chacun soit prêt à se mettre en marche, et que la nouvelle en arrive jusqu’aux villages les plus reculés de la Bolivie ! »

En ce moment, trois Indiens pénétrèrent dans la grande salle. Le Sambo marcha vivement à eux :

« Eh bien ? leur demanda-t-il.

— Le corps de Martin Paz n’a pu être retrouvé, répondit un de ces Indiens. Nous avons sondé la rivière dans tous les sens, nos plus habiles plongeurs l’ont explorée avec soin, et nous pensons que le fils du Sambo ne peut avoir péri dans les eaux de la Rimac.

— L’ont-ils donc tué ? Qu’est-il devenu ? Oh ! malheur à eux, s’ils ont tué mon fils !… Que mes frères se séparent en silence ! Que chacun retourne à son poste, regarde, veille et attende ! »

Les Indiens sortirent et se dispersèrent. Le Sambo demeura seul avec Manangani, qui lui demanda :

« Le Sambo sait-il quel sentiment conduisait, ce soir-là, son fils au quartier de San-Lazaro ? Le Sambo est-il sûr de son fils ? »

Un éclair jaillit des yeux de l’Indien. Manangani recula.

Mais l’Indien se contint et dit :

« Si Martin Paz trahissait ses frères, je tuerais d’abord tous ceux auxquels il a donné son amitié, toutes celles auxquelles il a donné son amour. Puis, je le tuerais lui-même, et je me tuerais ensuite, pour ne rien laisser sous le soleil d’une race déshonorée ! »

En ce moment, l’hôtesse ouvrit la porte de la salle, s’avança vers le Sambo et lui remit un billet à son adresse.

« Qui vous a donné cela ? dit-il.

— Je ne sais, répondit l’hôtesse. Ce papier aura été oublié à dessein par un buveur, car je l’ai trouvé sur une table.

— Il n’est venu que des Indiens ici ?

— Il n’est venu que des Indiens. »

L’hôtesse sortit. Le Sambo déploya le billet et lut à haute voix :

« Une jeune fille a prié pour Martin Paz, car elle n’oublie pas l’Indien qui a risqué sa vie pour elle ! Si le Sambo a quelque nouvelle de son fils, ou quelque espoir de le retrouver, qu’il entoure son bras d’un foulard rouge. Il y a des yeux qui le voient passer tous les jours. »

Le Sambo froissa le billet.

« Le malheureux, dit-il, s’est laissé prendre aux yeux d’une femme !

— Quelle est cette femme ? demanda Manangani.

— Ce n’est pas une Indienne, répondit le Sambo, en regardant le billet. C’est quelque jeune fille élégante… Ah ! Martin Paz, je ne te reconnais plus !

— Ferez-vous ce que cette femme vous prie de faire ?

— Non pas, répondit violemment l’Indien. Qu’elle perde tout espoir de jamais revoir mon fils, et qu’elle en meure ! »

Et le Sambo déchira le billet avec rage.

« C’est un Indien qui a dû apporter ce billet, fit observer Manangani.

— Oh ! il ne peut être des nôtres ! Il aura su que je venais souvent à cette auberge, mais je n’y remettrai plus les pieds. Que mon frère retourne aux montagnes, je reste à veiller sur la ville. Nous verrons si la fête des Amancaës sera joyeuse pour les oppresseurs ou pour les opprimés ! »

Les deux Indiens se séparèrent.

Le plan était bien conçu et l’heure de son exécution bien choisie. Le Pérou, presque dépeuplé alors, ne comptait qu’un petit nombre d’Espagnols et de métis. L’invasion des Indiens, accourant des forêts du Brésil aussi bien que des montagnes du Chili et des plaines de la Plata, devait couvrir d’une armée redoutable le théâtre de la rébellion. Une fois les grandes villes, telles que Lima, Cusco, Puno, détruites de fond en comble, il n’était pas à croire que les troupes colombiennes, chassées depuis peu par le gouvernement péruvien, vinssent au secours de leurs ennemis en péril.

Ce bouleversement social devait donc réussir, si le secret demeurait enseveli dans le cœur des Indiens, et, certes, il n’y avait pas de traîtres parmi eux.

Mais ils ignoraient qu’un homme avait obtenu une audience particulière du président Gambarra ; ils ignoraient que cet homme lui apprenait que la goëlette l’Annonciacion avait débarqué des armes de toutes sortes dans des pirogues indiennes à l’embouchure de la Rimac. Et cet homme venait réclamer une forte indemnité pour le service qu’il rendait au gouvernement péruvien, en dénonçant ces faits.

Or, cet homme jouait un double jeu. Après avoir loué son navire aux agents du Sambo pour un prix considérable, il venait vendre au président le secret des conjurés.

On reconnaît, à ces traits, le juif Samuel.