Martin Paz/Chapitre VIII

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Hetzel (p. 211-213).

VIII

Sarah, cependant, en proie aux plus vives angoisses, était demeurée seule. Elle ne pouvait s’arracher de sa chambre. Un instant, suffoquée par l’émotion, elle s’appuya au balcon qui donnait sur les jardins intérieurs.

Soudain, elle aperçut un homme qui se glissait entre les allées de magnolias. Elle reconnut Liberta, son serviteur. Liberta semblait épier quelque invisible ennemi, tantôt s’abritant derrière une statue, tantôt se couchant à terre.

Tout à coup, Sarah pâlit. Liberta était aux prises avec un homme de grande taille qui l’avait terrassé, et quelques soupirs étouffés prouvaient qu’une main robuste pressait les lèvres du nègre.

La jeune fille allait crier, lorsqu’elle vit se redresser les deux hommes. Le nègre regardait son adversaire.

« Vous ! vous ! c’est vous ! » dit-il.

Et il suivit cet homme, qui, avant que Sarah eût pu jeter un seul cri, lui apparut ainsi qu’un fantôme de l’autre monde. Et, comme le nègre terrassé sous le genou de l’Indien, la jeune fille, courbée sous le regard de Martin Paz, ne put à son tour laisser échapper que ces mots :

« Vous ! vous ! c’est vous ! »

Martin Paz fixa son regard sur elle et lui dit :

« La fiancée entend-elle les bruits de la fête ? Les invités se pressent dans les salons pour voir rayonner le bonheur sur son visage ! Est-ce donc une victime, préparée pour le sacrifice, qui va s’offrir à leurs yeux ? Est-ce avec ces traits pâlis par la douleur que la jeune fille peut se présenter à son fiancé ? »

Pendant que Martin Paz parlait, Sarah l’entendait à peine.

Le jeune Indien reprit alors :

« Puisque la jeune fille est en pleurs, qu’elle regarde plus loin que la maison de son père, plus loin que la ville où elle souffre ! »

Sarah releva la tête. Martin Paz s’était redressé de toute sa hauteur, et, le bras étendu vers le sommet des Cordillères, il montrait à la jeune fille le chemin de la liberté.

Sarah se sentit entraînée par une puissance insurmontable. Déjà le bruit de quelques voix arrivait jusqu’à elle. On s’approchait de sa chambre. Son père allait y entrer sans doute ; son fiancé l’accompagnait peut-être ! Martin Paz éteignit subitement la lampe suspendue au-dessus de sa tête… Un sifflement, rappelant celui qui s’était fait entendre sur la Plaza-Mayor, perça les ténèbres de la nuit.

La porte s’ouvrit brusquement. Samuel et André Certa entrèrent. L’obscurité était profonde. Quelques serviteurs accoururent avec des flambeaux… La chambre était vide !

« Mort et furie ! s’écria le métis.

— Où est-elle ? dit Samuel.

— Vous en êtes responsable envers moi, » lui répondit brutalement André Certa.

À ces paroles, le juif sentit une sueur froide le glacer jusqu’aux os.

« À moi ! » s’écria-t-il.

Et, suivi de ses domestiques, il s’élança hors de la maison.

Cependant, Martin Paz fuyait rapidement à travers les rues de la ville. À deux cents pas de la demeure du juif, il trouva quelques Indiens qui s’étaient rassemblés au sifflement poussé par lui.

« À nos montagnes ! s’écria-t-il.

À la maison du marquis don Végal ! » dit une voix derrière lui.

Martin Paz se retourna.

L’Espagnol était à ses côtés.

« Ne me confierez-vous pas cette jeune fille ? » lui demanda don Végal.

L’Indien courba la tête, et d’une voix sourde :

« À la demeure du marquis don Végal ! » répondit-il.

Martin Paz, subissant l’ascendant du marquis, lui avait confié la jeune fille. Il savait qu’elle était en sûreté dans sa maison, et, comprenant à quoi l’honneur l’engageait, il ne voulut point passer la nuit sous le toit de don Végal.

Il sortit donc ; sa tête était brûlante, et la fièvre faisait bouillir son sang dans ses veines.

Mais, il n’avait pas fait cent pas que cinq ou six hommes se jetèrent sur lui, et, malgré sa défense opiniâtre, parvinrent à le garrotter. Martin Paz poussa un rugissement de désespoir. Il se crut au pouvoir de ses ennemis.

Quelques instants après, il était déposé dans une chambre, et on lui enlevait le bandeau qui lui couvrait les yeux. Il regarda autour de lui et se vit dans la salle basse de cette taverne où ses frères avaient organisé leur première révolte.

Le Sambo, qui avait assisté à l’enlèvement de la jeune fille, était là. Manangani et d’autres l’entouraient. Un éclair de haine jaillit des yeux de Martin Paz.

« Mon fils n’a donc pas pitié de mes larmes, dit le Sambo, puisqu’il me laisse si longtemps croire à sa mort ?

— Est-ce à la veille d’une révolte, demanda Manangani, que Martin Paz, notre chef, devait se trouver dans le camp de nos ennemis ? »

Martin Paz ne répondit ni à son père ni à l’Indien.

« Ainsi, nos intérêts les plus graves ont été sacrifiés à une femme ? »

Et, en parlant ainsi, Manangani s’était rapproché de Martin Paz, un poignard à la main. Martin Paz ne le regarda même pas.

« Parlons d’abord, dit le Sambo. Nous agirons plus tard. Si mon fils manque à ses frères, je saurai maintenant sur qui venger sa trahison. Qu’il prenne garde ! la fille du juif Samuel n’est pas si bien cachée qu’elle puisse nous échapper ! Mon fils réfléchira, d’ailleurs. Frappé d’une condamnation à mort, il n’a plus dans cette ville une pierre pour reposer sa tête. Si, au contraire, il délivre son pays, c’est pour lui l’honneur et la liberté ! »

Martin Paz demeura silencieux, mais un combat terrible se livrait en lui. Le Sambo venait de faire vibrer les cordes de cette fière nature.

Martin Paz était indispensable aux projets des révoltés ; il jouissait d’une autorité suprême sur les Indiens de la ville ; il les manœuvrait à sa guise, et, rien que d’un signe, il les eût entraînés à la mort.

Les liens qui l’enchaînaient furent détachés par l’ordre du Sambo. Martin Paz se releva.

« Mon fils, lui dit l’Indien, qui l’observait avec attention, demain, pendant la fête des Amancaës, nos frères tomberont comme une avalanche sur les Liméniens désarmés. Voici le chemin des Cordillères, voici le chemin de la ville. Tu es libre.

— Aux montagnes ! s’écria Martin Paz. Aux montagnes, et malheur à nos ennemis ! »

Et le soleil levant éclaira de ses premiers rayons le conciliabule des chefs indiens au sein des Cordillères.