Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/I/3

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III


CHAPITRE III.


le défaut.


Le braconnier venait de disparaître dans son affût ; soudain, au craquement de branches, succéda le bruit d’un léger galop, et un renard énorme, au pelage d’un fauve rouge, aux pattes et aux oreilles noires, entra précipitamment dans la clairière ; il ruisselait d’eau, il venait de traverser un étang, afin de dépister les chiens ; sa ruse avait réussi, car, un moment rapprochée de cet endroit du bois, la meute s’en éloignait de nouveau, ainsi que l’annoncèrent ses aboiements de plus en plus voilés.

Le renard haletait, essoufflé ; sa langue, rouge, desséchée, sortait de sa gueule ouverte ; ses yeux verdâtres flamboyaient, tandis que ses oreilles couchées, sa queue traînante, ses flancs battants, témoignaient de la rapidité de sa course, de l’épuisement de ses forces ; un moment il s’arrêta, chercha le vent en tournant son museau noir de côté et d’autre ; puis, pendant quelques minutes, il parut écouter du côté du couchant avec autant d’attention que d’anxiété… Il n’entendit rien…

L’affût du braconnier se trouvant à quelques pas et sous le vent du renard, celui-ci ne put éventer ce voisinage ;… le bruit des aboiements de la meute, alors complètement dévoyée, avait cessé… Ayant ainsi quelques minutes d’avance sur les chiens acharnés à sa poursuite, l’animal chassé reprit haleine, s’affaissa sur lui-même, les pattes étendues, la tête à plat sur le sol, la gueule entr’ouverte ; on l’eût cru mort sans le mouvement incessant, presque convulsif, de son oreille, toujours prête à recueillir le moindre son.

Soudain, le renard se redresse sur ses quatre pattes, comme s’il était poussé par un ressort ; il retient sa respiration haletante, dont les saccades bruyantes gênent la délicate perception de son ouïe,… il écoute.

La chasse dans ses capricieuses évolutions, dans ses retours soudains et rapides, se rapprochait de nouveau de la clairière ; cette fois, les fanfares des trompes accompagnaient les hurlements de la meute.

À ce moment suprême, se sentant sur ses fins, l’animal épuisé tente un dernier effort, une dernière ruse, pour dévoyer encore la meute et lui échapper. Il parcourt la clairière en tout sens, doublant, croisant la trace de ces pas en un réseau tellement inextricable qu’il devait être impossible aux chiens de le démêler… Puis, se ramassant sur lui-même, d’un premier bond énorme, il s’élance de la clairière dans le taillis, tombe au milieu des roches, presque sur la trappe couverte de pierres et de ronces, qui masquait l’entrée du souterrain ; puis posant à peine ses pattes sur la mousse des rocailles, d’un second élan désespéré, saut de six pieds de large au moins, il atteint le plus épais du fourré, y fait encore trois ou quatre bonds démesurés, et se prend à fuir de toute la vitesse de ses membres, raidis par la fatigue et par leur froide et récente immersion.

Grâce à un merveilleux instinct de conservation, naturel à tous les animaux chassés, le renard, par ces bonds énormes et successifs, interrompait, dans un rayon de trente à quarante pas, la voie d’odeur âcre et chaude que laissent après lui sur le sol avec leur empreinte, l’odeur de ses pieds, fortes émanations, fumées pénétrantes qui, saisissant le subtil odorat des chiens, les guident seules dans leur poursuite.

Le renard disparu, le braconnier sort brusquement de son affût, s’élance dans la clairière, se courbe vers la terre, la parcourt d’un œil scrutateur, reconnaît les fraîches empreintes des pattes du renard, et se hâte aussitôt de soigneusement effacer sous son pied ces traces partout où elles existent, détruisant ainsi par le foulement du sol, non-seulement l’empreinte, mais l’odeur résultant du passage de l’animal, venant de la sorte encore en aide à la fuite et aux ruses du renard, ou plutôt voulant, avant tout, éloigner les chiens, et conséquemment les chasseurs de cet endroit, si voisin de son repaire.

Les hurlements de la meute, les fanfares des trompes, de plus en plus proches, redoublent de sonorité ; de temps à autre s’y mêlent les cris et les appels servant de signaux aux traqueurs qui, des trois côtés différents, s’avancent à la recherche de Bamboche, le fugitif.

De plus en plus effrayé de ces menaçantes approches, le braconnier pénètre dans le taillis, par lequel le renard était arrivé dans la clairière, y reconnaît nécessairement ainsi les traces de l’animal. Alors, ainsi qu’il avait déjà fait, il efface ces empreintes sous ses pieds pendant environ deux cents pas, jusqu’à un énorme tronc d’arbre renversé que le renard avait sans doute escaladé.

Sûr alors que cette immense solution de continuité dans la voie chaude et odorante que le renard laisse après soi, et qui seule, nous l’avons dit, peut guider la meute dans sa poursuite, devait rendre la chasse impossible et l’éloigner de son repaire, le braconnier s’élança au plus profond du bois.

Les prévisions de Bête-Puante ne furent d’abord pas trompées.

Il avait disparu depuis quelque temps ; la meute criait à pleine gorge ; soudain ces aboiements, ces hurlements si sonores, si retentissants, cessent comme par magie : les chiens étaient à bout de voie, c’est-à-dire qu’ayant sauté par-dessus l’énorme tronc d’arbre en deçà duquel le braconnier avait détruit, en foulant le sol, l’empreinte et l’odeur du passage du renard, la meute ne trouvant plus rien qui la guidât, la meute, qui n’aboie que lorsqu’elle est en plein sur la piste de l’animal, se tut tout-à-coup.

Allant et venant, inquiets, déconcertés de cette brusque interruption dans cette voie jusqu’alors si puissante sur leur odorat, les chiens, déroutés, quêtaient et requêtaient en vain de tous côtés, le nez collé au sol ;… ils étaient, ce qui s’appelle, tombés en défaut à deux cents pas environ de la tanière du braconnier.

Le vieux piqueur, instruit de cet incident par le brusque silence de la meute, se hâta de la rejoindre pour lui venir en aide ; mais il s’arrêta net et court à la vue de l’arbre renversé qui le séparait de ses chiens, et dont le tronc hérissé de branches formait un obstacle des plus dangereux à franchir ; maître Latrace, malgré son courage et la vigueur de sa monture, était un veneur trop expérimenté pour risquer, par prouesse inutile, une chute peut-être mortelle pour lui ou pour son cheval ; voyant de chaque côté du tronc d’arbre le passage aussi obstrué par un fourré inextricable, il fit un long circuit afin d’aller retrouver ses chiens.

Tout-à-coup deux femmes en habit de cheval, se suivant à peu de distance l’une de l’autre, arrivant à travers bois, se trouvèrent en face de l’arbre renversé devant lequel le vieux veneur avait sagement reculé ;… presque au même instant elles furent rejointes par deux cavaliers qui, à l’aspect du redoutable obstacle, s’écrièrent à la fois d’une voix effrayée :

— Madame,… arrêtez votre cheval…

— Mademoiselle,… prenez garde…

Malgré ces recommandations, ces prières, celle des deux femmes qui avait paru la première, n’étant plus en mesure d’arrêter l’élan de son cheval, ou se plaisant, par témérité, à braver le péril, appliqua un vigoureux coup de cravache à sa monture, et lui fit sauter le tronc d’arbre avec autant d’audace que de grâce ; seulement la violence du saut et l’action du vent soulevant un peu la longue jupe de cette femme intrépide, on vit le fin contour d’une jambe élégante chaussée d’un bas de soie blanc ; et fermement appuyé sur l’étrier, un pied charmant, dont le brodequin noir était armé d’un petit éperon d’argent.

Les deux chasseurs, stupéfaits de tant de témérité, n’avaient pu retenir une exclamation d’effroi ; tous deux s’adressant alors à la seconde chasseresse qui semblait disposée à imiter sa compagne, s’écrièrent :

— Mademoiselle, au nom du ciel ! arrêtez…

— Je vais rejoindre ma mère, — répondit la jeune fille d’une voix douce en montrant l’autre femme.

Celle-ci, son cheval arrêté au-delà du terrible obstacle, tournait vers les spectateurs de cette scène un visage riant et légèrement coloré par l’orgueilleuse émotion du péril bravé ; mais à la vue de sa fille qui se disposait à l’imiter, elle pâlit affreusement et s’écria :

— Raphaële,… je t’en prie…

Il n’était plus temps ; la jeune fille, non moins audacieuse que sa mère, franchissait le tronc d’arbre, et en même temps, par un mouvement d’une grâce pudique, elle contenait du bout de sa cravache qu’elle tenait de la main gauche les longs plis de sa jupe, afin de l’empêcher de se relever indiscrètement, ainsi que s’était relevée celle de sa mère.