Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/III/1

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CHAPITRE I.


l’éducation.


La Levrasse et la mère Major craignant sans doute que je n’essayasse de m’évader, me surveillaient de très-près ; ces précautions étaient inutiles…

— Oui, nous serons amis, bien amis, et pour toujours, — m’avait dit Bamboche, en suite de notre première entrevue, commencée par une rixe, et terminée par une cordiale étreinte.

Autant que moi, Bamboche se montra fidèle à cette promesse d’affection réciproque. Par un singulier contraste cet enfant, d’un caractère indomptable, d’une perversité précoce, d’une méchanceté sournoise et quelquefois même d’une froide férocité, me témoigna dès lors l’attachement le plus tendre, le plus dévoué. Je l’avoue, sans la réalisation de cette amitié fraternelle si long-temps rêvée par moi, sans l’attachement qui me lia bien vite et étroitement à mon compagnon d’infortune, j’aurais tâché de me soustraire par la fuite au cruel apprentissage de mon nouveau métier.

Tout le temps qui n’était pas employé à mes leçons, je le passais avec Bamboche ; je l’écoutais parler de Basquine avec une ardeur, avec une sincérité de passion qui, maintenant, en y réfléchissant, me semble extraordinaire pour un enfant de son âge ; tantôt il fondait en larmes en songeant au sort cruel qui attendait cette pauvre enfant, car il se rappelait la triste vie et la triste fin de la première Basquine ; tantôt il bondissait de joie en pensant que, dans peu de jours, la fille du charron serait notre compagne ; tantôt enfin il éclatait en menaces furieuses contre la Levrasse et la mère Major, à la seule pensée que cette Basquine serait battue comme nous.

À force d’entendre mon compagnon parler de notre future compagne avec une admiration si passionnée, j’en étais venu, autant par affection pour Bamboche que par un sentiment de curiosité vivement excité, à désirer aussi très-impatiemment l’arrivée de Basquine.

Soit que la mère Major ne me jugeât pas digne de succéder dans ses affections à l’infidèle Bamboche, soit qu’elle dissimulât ses projets, de crainte de m’épouvanter (et elle ne se fût pas trompée), elle ne me disait pas un mot d’amour, et se montrait envers moi d’une sévérité extrême.

Malgré ses favorables pronostics qui m’avaient prédit qu’avant un mois je ferais d’une manière très-satisfaisante le saut du lapin et autres exercices, ma constitution plus encore que ma volonté s’était d’abord montrée rebelle aux leçons de mon institutrice.

Mon premier état de manœuvre m’avait accoutumé de marcher le dos courbé, sous le poids d’une auge trop pesante pour mes forces, tandis que la mère Major me demandait, au contraire, non-seulement d’effacer mes épaules, mais encore de me renverser souvent le corps en arrière. Mon premier progrès fut de marcher droit au lieu de marcher voûté, selon mon habitude ; ma taille, qui eût dévié sans doute, fut ainsi forcément redressée ; c’est à-peu-près là que se doit borner ma reconnaissance envers la mère Major.

Elle m’infligeait quotidiennement une sorte de torture, en procédant à ce qu’elle appelait, dans l’argot de son métier, à mon désossement. Voici comme elle procédait à ces notions élémentaires et indispensables de mon art :

Chaque matin elle m’attachait alternativement, à chaque poignet, un poids de trois ou quatre livres ; puis elle m’obligeait, sous peine d’une rude correction, de décrire avec mon bras et parallèlement à mon corps, un mouvement de rotation, d’abord assez lent, puis de plus en plus rapide, et dont l’épaule était pour ainsi dire le point pivotal.

Une fois entraîné par le poids attaché à mon poignet, ce qui centuplait la vitesse de ce mouvement, je sentais mes articulations se distendre avec de cruels tiraillements, puis (sensation étrange et très-douloureuse) il me semblait sentir mon bras s’allonger… s’allonger outre mesure, selon que ce mouvement de fronde devenait plus rapide.

Un enfantillage inexplicable me faisait quelquefois, malgré de vives souffrances, fermer les yeux, afin que, pour moi, l’illusion fût complète ; et, en effet, j’aurais alors juré que mon bras, à mesure qu’il décrivait ces cercles, atteignait de huit à dix pieds de longueur. Dans nos entretiens avec Bamboche nous appelions cela faire les grands bras et les grandes jambes.

Mes jambes étaient ensuite soumises à une évolution analogue, toujours au moyen de poids alternativement fixés à chaque cheville. Il ne s’agissait plus d’un mouvement rotatoire, mais d’un mouvement de pendule, dont la hanche était le point articulé, et dont le pied, chargé d’un poids assez lourd, formait le balancier ; les mêmes douleurs se renouvelaient peut-être plus vives encore aux jointures de la cuisse, du genou et du pied ; il en allait de même de la singulière illusion qui me faisait croire que mes membres s’allongeaient étrangement à mesure que l’exercice auquel on me soumettait, devenait de plus en plus précipité.

La leçon se terminait par ce que la mère Major appelait le torticolmuche.

Bamboche m’avait dit que, lors de ses premières initiations à cette nouvelle torture, il avait failli devenir fou. Ceci me parut d’abord exagéré ; mais, instruit par l’expérience, je reconnus la vérité des paroles de mon compagnon.

La mère Major me prenait la tête à la hauteur des oreilles, qu’elle tenait de l’index et du pouce, et qu’elle pinçait jusqu’au sang à la moindre résistance de ma part ; puis me serrant ainsi le crâne entre ses deux grosses mains, puissantes comme un étau, elle portait brusquement ma tête en avant, en arrière, à gauche, à droite, en imprimant à ces mouvements continus et successifs une telle rapidité que j’en avais, pour ainsi dire, le cou tordu. Bientôt saisi d’un vertige mêlé d’élancements aigus, il me semblait que mes yeux allaient sortir de ma tête, et que mon cerveau ballottait de çà et de là dans sa boîte osseuse. Chacun de ces chocs me causait la plus incroyable souffrance.

Une espèce d’hébétement passager succédait presque toujours chez moi à cet exercice qui terminait la leçon.

Du reste, je l’avoue, le désossement portait ses fruits ; j’acquis ainsi peu-à-peu, et au prix de cruelles douleurs, une souplesse étonnante ; certaines positions, certains entrelacements de membres, qui m’eussent été physiquement impossibles, commençaient à me devenir familiers ; mais ma terrible institutrice ne s’arrêta pas là ; me trouvant sans doute suffisamment désossé, elle voulut me faire travailler à fond la promenade à la turque. Pourquoi à la turque ? Je l’ignore. Voici comment la chose se passait :

La mère Major me faisait asseoir par terre, sur un lit de paille, m’attachait la main droite au pied droit, la main gauche au pied gauche, puis me roulait ainsi en ligne droite, par une série de culbutes continues, dont le moindre inconvénient était de me briser les reins et de me donner, presque en suite de chaque séance, une sorte de coup de sang, auquel mon institutrice remédiait au moyen d’un seau d’eau de puits dont elle m’arrosait. Cette cataracte improvisée me rappelait à moi-même, et nous passions à un autre exercice.

En public, la promenade à la turque devait s’exécuter librement, c’est-à-dire qu’au lieu d’avoir les mains attachées aux pieds et de recevoir une impulsion étrangère, l’on devait se saisir le bout des orteils et accomplir les culbutes de son propre mouvement.

Plusieurs semaines se passèrent ainsi, pendant lesquelles la Levrasse fit de fréquentes absences ; à différentes reprises il rapporta de nombreuses chevelures de toutes couleurs, car il continuait son commerce, trafiquant des cheveux des filles indigentes.

Mon affection pour Bamboche allait toujours croissant, par cela même qu’insolent et méchant avec tous, il se montrait pour moi bon et affectueux… à sa manière ; il avait été témoin des souffrances que m’avait surtout causées la promenade turque, mais, à ma grande surprise, il ne m’avait ni consolé, ni plaint ; pendant plusieurs jours il me parut distrait, préoccupé, je le vis souvent se diriger vers un grenier inoccupé, où il faisait de longues séances ; il me cachait un secret ; par fierté, je ne voulus pas aller au-devant de sa confiance.

Un jour je sortais, rompu, hébété par ma leçon ; la promenade turque s’étant beaucoup prolongée, je souffrais cruellement d’une enflure au poignet, car j’étais retombé une fois à faux, et la mère Major m’avait châtié de ma maladresse ; je trouvai Bamboche rayonnant ; mais, apprenant ma double mésaventure, sa figure s’assombrit, il s’emporta contre la mère Major en imprécations, examina ma main avec une sollicitude fraternelle, puis, me regardant tristement, il me dit d’une voix émue :

— Heureusement c’est la dernière fois que tu seras battu !

— La dernière fois ? — lui dis-je tout étonné.

— Demain tu ne seras plus ici, — me répondit-il après un moment de silence.

— Je ne serai plus ici ? — m’écriai-je.

— Écoute : hier j’ai entendu la Levrasse parler avec la mère Major ; demain l’homme-poisson arrive ; je connais le voiturier qui l’amènera : c’est un brave homme ; j’ai pris une grande corde dans le grenier, j’y ai fait des nœuds, je l’ai bien cachée : il y a une lucarne qui donne sur les champs, tu pourras y passer, puisque moi, qui suis plus grand que toi, j’ai essayé et que j’y passe…

— Moi y passer ? et pourquoi ?

— Attends donc… j’attacherai la corde d’avance, j’ai pris un pieu exprès ; sitôt que la voiture, qui aura amené l’homme-poisson, sortira d’ici, tu fileras par la lucarne ; tu prieras le voiturier de t’emmener avec lui et de te cacher jusqu’à ce que tu sois à trois ou quatre lieues d’ici. Une fois hors des pattes de la Levrasse, tu trouveras bien quelque part des maçons à servir, ou bien tu demanderas l’aumône en attendant.

À cette proposition mon cœur se brisa ;… j’interrompis Bamboche par mes larmes.

— Qu’est-ce que tu as ? — me demanda-t-il brusquement.

— Tu ne m’aimes pas, — lui dis-je tristement.

— Moi ! — s’écria-t-il d’un ton de reproche courroucé… — moi !… et je tâche de te faire sauver d’ici… voilà quinze jours que j’y pense. Je ne te parlais de rien pour ne pas te donner de fausse joie ! et voilà comme tu me reçois !

— Oui, — repris-je avec amertume, — ça t’est bien égal que je m’en aille… tu ne tiens pas à moi…

À ces mots Bamboche tomba sur moi à grands coups de poing.

Bien qu’habitué aux singulières façons de mon ami, cette brusque attaque, dont je ne comprenais pas alors la signification, m’irrita beaucoup. À mon attendrissement succéda la colère, et je rendis à mon compagnon coup pour coup.

— Et moi qui me prive de toi !… moi qui ai manqué de me casser les reins, en essayant la corde pour voir si elle était assez longue ! — s’écria Bamboche, furieux de mon ingratitude ; — tiens… empoigne, — et il accompagna ce tendre reproche d’un vigoureux horion.

— Et toi qui m’avais dit que nous ne nous quitterions jamais ! — répondis-je non moins indigné, — tiens… attrape, — et je ripostai par un coup de pied.

— Mais moi, je sais bien le mal que tu endures ici… gredin ! — reprit Bamboche, en continuant cette touchante scène de pugilat, — voilà pour toi !

— Mais tu sais bien aussi que pourvu que nous soyons ensemble, ce me serait égal d’être battu comme plâtre ! — et je frappai à mon tour.

— À la bonne heure, — dit Bamboche en se calmant peu-à-peu. — Mais moi, je reste pour attendre Basquine ;… sans cela, est-ce qu’il n’y a pas long-temps que j’aurais mis le feu à la baraque pour y rôtir la Levrasse et la mère Major, et que nous aurions filé ? Mais puisque je suis retenu ici, file tout seul.

— Jamais, car une fois Basquine ici, si tu veux te sauver avec elle, vous aurez besoin de moi…

Et la lutte fut un moment suspendue.

Bamboche, toujours violent dans ses amitiés comme dans sa haine, fit un mouvement pour se jeter de nouveau sur moi. Incertain de ses intentions, je me mis, à tout hasard, sur la défensive. Inutile précaution. Ce singulier garçon me serrait contre sa poitrine avec effusion, en me disant d’une voix émue :

— Martin, je n’oublierai jamais ça…

— Ni moi non plus, Bamboche.

Et je lui rendis son amicale étreinte d’aussi bon cœur que je lui avais rendu ses coups de poing.

— Tonnerre de Dieu… qu’est-ce que j’ai donc pour toi ? — me dit-il, après un moment de silence. — J’ai beau me tâter, je n’y comprends rien.

— Ni moi non plus, Bamboche : tu es pour tout le monde un diable incarné, tandis que pour moi… au contraire… et c’est ça qui m’étonne.

Après un nouveau moment de silence pensif, Bamboche reprit d’un air moitié railleur, moitié triste, qui ne lui était pas naturel :

— Je ne sais pas comment ça s’est fait que je t’ai parlé de mon père ;… avant toi… je n’en avais parlé à personne ;… mais, sur le coup, ça m’aura attendri un morceau de cœur… Tu te seras f…ichu en plein dans le morceau détrempé, et depuis tu y seras resté comme ce lézard incrusté dans une pierre que montre la Levrasse en faisant ses tours… Et tu es d’autant plus comme le lézard dans la pierre, que d’être amoureux fou de ma petite Basquine, ça ne t’a pas délogé… Et puis, vois-tu ? il me semble que depuis que je suis ami avec toi, ça m’amuse davantage d’être méchant pour les autres… et que j’en ai le droit.

— Alors, c’est dit, je serai ton lézard, Bamboche, je garderai toujours mon petit coin ; mais tu ne me parleras plus de me sauver, sans toi ?

— Non ;… mais une fois Basquine avec nous, au bout de quelques jours, quand nous trouverons l’occasion belle… nous filerons tous trois.

— Et où irons nous ?

— Tout droit devant nous.

— Et comment vivre ?

— Nous mendierons, nous dirons que nous sommes frères et sœurs, que nos parents sont morts ; les serins de passants auront pitié de nous, comme disait le cul-de-jatte, nous empocherons leur argent. Et nous nous amuserons sans autre peine que de mendier…

— Et quand on ne nous donnera pas ?…

— On ne se défie pas des enfants… nous volerons.

— Hum !… nous volerons,… — repris-je d’un air pensif en songeant au Limousin, mon ancien maître, qui avait tant d’horreur du vol. Aussi j’ajoutai :

— Il vaudrait mieux ne pas voler.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est mal.

— Mal ?… pourquoi ?

— Je ne sais pas, moi ; Limousin disait que c’était mal.

— Moi je dis que ça n’est pas mal ; aimes-tu mieux croire le Limousin que moi ?

— Il disait qu’il fallait gagner sa vie en travaillant.

— Mon père travaillait,… et il n’a gagné que la mort, — répondit Bamboche d’un air sombre, — le cul-de-jatte mendiait et volait quand il pouvait… ce qui n’empêche pas que jamais mon père ni moi nous n’avons fait un aussi bon repas que le plus mauvais repas du cul-de-jatte… Moi aussi, avant de mendier, j’ai demandé du travail aux passants, quand mon père a été mort. J’avais bon courage… Est-ce qu’on m’en a donné, du travail ? Non. Est-ce que les loups travaillent ? Qui est-ce qui s’est inquiété de moi ? Personne… Tant pis : quand le loup a faim, il mange… travailler ! ah bien oui !… la Levrasse et la mère Major ne travaillent pas ; ils volent des enfants comme nous, ils nous tortillent les membres, nous ruent de coups et nous font danser en public comme des chiens savants, et à ce métier-là ils mangent gras tous les jours et remplissent leur tire-lire… Et si jamais je trouve leur tire-lire, sois tranquille, nous rirons ; ne t’inquiète donc pas. Si je n’attendais pas Basquine,… — et les yeux de Bamboche étincelèrent ; sa robuste et large poitrine se gonfla en prononçant ce nom, — nous serions loin, mais un peu de patience… et tu verras la bonne vie à nous trois avec elle ! libres et gais comme des oiseaux et picorant comme eux. Avec ça qu’ils demandent la permission aux autres, de prendre où ils peuvent ce qu’il leur faut pour vivre, et bien vivre, hein ? Qu’est-ce qu’il aurait répondu à cela, ton vieux serin de Limousin ?

— Dam !… écoute donc, Bamboche, nous ne sommes pas des oiseaux.

— Sommes-nous plus, ou moins ? Te crois-tu plus qu’un oiseau ? — me demanda Bamboche avec un accent de dignité superbe.

— Je me crois plus qu’un oiseau, — répondis-je avec conviction, éclairé par mon ami sur ma valeur individuelle.

— Par ainsi, — reprit Bamboche triomphant d’avance du dilemme qu’il m’allait poser : — nous sommes plus que les oiseaux, et nous n’aurions pas le droit de faire ce qu’ils font ? Nous n’aurions pas comme eux le droit de picorer pour vivre ?

Je l’avoue, ce dilemme m’embarrassa fort, et je ne pus y répondre.

Je n’avais d’ailleurs, comme tant d’autres enfants abandonnés, aucune notion du bien et du mal, du juste et de l’injuste. Je me trompe, j’avais du moins retenu quelques sévères paroles de mon maître Limousin contre le vol ; mais ces paroles, simplement affirmatives, ne pouvaient laisser des traces bien profondes dans mon esprit, et lutter surtout contre les séduisants paradoxes de mon compagnon, car je l’avoue, cette vie buissonnière et ailée, passée avec Bamboche et Basquine, cette vie libre et aventureuse, alimentée par les aumônes des bonnes gens, et, au pis aller, par des moyens hasardeux, me paraissait l’idéal du bonheur.