Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/III/14

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XIV


CHAPITRE XIV.


la pyramide humaine.


Soudain la mère Major entra dans le foyer ; elle était vêtue en sauvagesse, le front ceint d’une couronne de hautes plumes rouges et noires ; elle portait une casaque en étoffe tigrée, simulacre d’une peau de panthère ; ce vêtement ne cachait pas ses genoux raboteux, sur lesquels plissait un maillot couleur de chair. Elle était pâle sous l’épaisse couche de fard qui couvrait son visage ; ses gros sourcils noirs semblaient se contracter malgré elle ; son regard me parut sinistre.

Ces remarques me frappèrent d’autant plus, qu’elle nous adressa la parole avec une douceur inaccoutumée.

— Vite, vite, mes enfants, — nous dit-elle cordialement, — nous n’avons que le temps de préparer notre entrée pour la pyramide humaine… dont tu vas être l’obélisque, mon petit ange, — dit gaîment la mère Major à Basquine, en lui prenant le menton et la baisant au front.

Cette caresse hypocrite me fit trembler…

Évidemment le danger que je redoutais pour Basquine, mais que j’avais cru lointain, était proche… mais quel était ce danger ?

— Et ce farceur de Bamboche, où est-il ? — ajouta doucement la mère Major, — il va nous faire manquer notre entrée…

— Bamboche !… — criai-je.

— Me voilà… me voilà ! — dit mon compagnon en accourant.

Bamboche et moi devions aussi concourir à la pyramide humaine ; nous étions vêtus selon la plus pure tradition des saltimbanques, maillot saumon couvrant tout le corps, caleçon rouge, bouffant et pailleté, brodequins rouges garnis de peau de chat.

— Allons, Basquine… haut la crampe, — dit la mère Major en tendant son dos et en appuyant ses mains sur ses genoux.

En une seconde Basquine eut légèrement grimpé le long de la monstrueuse échine qu’on lui présentait, puis atteignant les épaules, véritable plateforme, l’enfant s’y tint debout, les bras croisés, un pied de çà, l’autre de là. La mère Major nous prit ensuite, Bamboche et moi, par la main.

Un pan de la tente se releva, et nous entrâmes ainsi dans le petit cirque où se donnaient nos représentations.

Bientôt je m’aperçus que la mère Major, qui me tenait par la main, tremblait par moments, comme si elle eût ressenti une émotion violente et concentrée. Mes craintes pour Basquine redoublèrent, je levai rapidement les yeux sur la mégère ; son énorme poitrine palpita si puissamment deux ou trois fois sous sa peau de panthère, que ce mouvement se communiquant à ses épaules, seul point d’appui des pieds de Basquine, l’enfant fut obligée de faire un ou deux mouvements presque imperceptibles afin de rétablir et de conserver son parfait équilibre.

Soudain, les mots du paillasse : — Tu peux la tuer en toussant — me revinrent à la pensée…

Je compris tout…

Pour que l’exercice de la pyramide humaine fût complet, nous devions, moi et Bamboche, remplacer Basquine sur les épaules de la mère Major, afin que l’enfant, s’élevant à son tour sur nos épaules, à nous, y pût rester debout, les bras croisés.

Un mouvement brusque de la mère Major, qui nous supportait tous trois, suffisait donc pour amener l’écroulement de la pyramide humaine et la chute de Basquine, chute de neuf à dix pieds de haut, peut-être mortelle, mais inévitablement des plus dangereuses pour un enfant d’un âge aussi tendre… Or, ce mouvement inattendu, la mère Major pouvait parfaitement et impunément le produire en feignant un violent accès de toux qui, ébranlant soudain sa massive personne, nous faisait perdre à tous trois un équilibre déjà très-difficile à garder.

Ce raisonnement me vint à l’esprit avec la rapidité de l’éclair, à l’instant même où la mère Major s’arrêtait au milieu du cirque et où Basquine glissait à terre, afin de nous laisser prendre d’abord sa place sur les épaules du colosse féminin.

Prévenir Bamboche de mes craintes… impossible : nous étions encore séparés par l’énorme rotondité de la mère Major. J’aurais dû refuser net de concourir à l’exercice afin de rendre la pyramide humaine impossible, et d’empêcher ainsi le malheur que je redoutais ; mais, au milieu de ma frayeur et de mon trouble, cette idée ne me vint pas, et, obéissant à une habitude machinale (nous avions très-souvent répété cet exercice), je me hissai d’un côté sur l’épaule droite de l’Alcide femelle, pendant que Bamboche se hissait sur l’épaule gauche.

La mère Major, le dos légèrement voûté, les mains appuyées sur ses hanches, immobile comme une cariatide de pierre, resta inébranlable sous notre double poids ; à peine nous eut-elle sentis en équilibre qu’elle dit tout bas à Basquine :

— À toi… vite.

Tout ceci se passait avec une incroyable rapidité, ces exercices, très-fatigants et très-dangereux, ne durant que quelques instants.

À peine placé sur l’épaule de la mère Major, avant de songer à prévenir Bamboche de mes craintes, je m’occupai forcément d’abord, de chercher, comme lui, mon équilibre ; puis, de mon bras gauche, j’entourai les reins de mon compagnon, pendant qu’il m’étreignait de la même manière.

Je saisis ce moment, à peine de la durée d’une seconde, pour dire rapidement à Bamboche et à voix basse :

— Défie-toi pour Basquine.

— Sois tranquille, — répondit Bamboche, croyant que je lui donnais un vague conseil de prudence.

— Mais non… — lui dis-je vivement, — défie-toi de la mère Major… prends garde.

Bamboche ne m’écoutait plus ; Basquine, après s’être aidée de la tunique, et même du chignon de l’Hercule femelle, pour grimper jusque sur les épaules de celle-ci, où elle resta un moment derrière nous, Basquine, à l’instant où j’avertissais Bamboche, mettait déjà son petit pied dans le creux de la main de notre compagnon, main qu’il tenait à la hauteur de sa hanche à lui, en manière de marchepied ; d’un léger et nouvel élan, Basquine atteignit l’épaule de Bamboche, où elle appuya son pied droit, tandis que, sur la mienne, elle appuyait son pied gauche ; se croisant alors les bras, elle salua le public d’un mouvement de tête rempli de gentillesse.

À ce tour de force, merveilleux d’adresse, de grâce et d’intrépidité, des bravos frénétiques éclatèrent parmi les spectateurs.

Soudain je sentis, si cela se peut dire, à un lent et progressif renflement des épaules de la mère Major, qu’elle se préparait à tousser avec force… et, à cet instant-là même, Basquine, excitée par les applaudissements, se posa en Renommée, retirant son pied gauche, qui s’appuyait sur Bamboche, et rejetant doucement sa jambe en arrière ;… la pauvre enfant n’avait plus ainsi pour point d’appui que le bout de son pied qui reposait sur mon épaule.

Obéissant à un mouvement instinctif, car je n’eus pas le temps de calculer sa portée, je me rejetai tout-à-coup en arrière, en tendant les bras au moment où la mère Major toussait violemment… Basquine, dont j’étais l’unique point d’appui, et qui se trouvait alors légèrement penchée en avant, tomba devant moi,… j’eus l’incroyable bonheur de pouvoir, dans notre chute commune, la saisir entre mes bras, à la hauteur des épaules de la mère Major,… et de tomber sur mes pieds, en tenant Basquine ainsi embrassée.

À ces mouvements inattendus, Bamboche perdit l’équilibre ; mais, pour lui comme pour moi, ce saut n’avait rien de périlleux ; il s’en tira lestement.

Nous étions tous trois tombés sur nos pieds. Le public crut que l’exercice devait se terminer ainsi, et applaudit à tout rompre, pendant que j’emportais dans mes bras Basquine, tout étourdie, en disant à Bamboche :

— Viens… viens…

Et nous disparûmes tous trois derrière le pan de toile, laissant la mère Major au milieu de son feint accès de toux, et si troublée de cet incident, qui déjouait son funeste projet, qu’elle resta quelques secondes pétrifiée, béante, dans sa posture de cariatide ; ce qui la fit quelque peu siffler et huer par le public.

Pour combler son désappointement, je dis aussitôt au prévôt des académies de Saint-Pétersbourg, Caudebec, etc., qui attendait le moment de faire son assaut avec l’Alcide femelle :

— L’ordre du spectacle est changé, c’est à votre tour. Allez vite, la mère Major vous attend pour l’assaut.

Je voulais ainsi me ménager un moment de liberté afin d’apprendre à Bamboche et à Basquine le danger que celle-ci avait couru.

Ainsi que j’y avais compté, le prévôt se hâta de se présenter dans l’arène où il se fendit aussitôt respectueusement devant la mère Major, afin de lui proposer galamment de commencer par tirer le mur.

Ce prévôt était un petit grison sec et maigre, leste et preste, coquettement vêtu de son gilet d’armes et d’un pantalon de tricot blanc, sur lequel tranchaient merveilleusement ses belles sandales de maroquin rouge ; sans doute ce digne homme ne pouvait pas se targuer d’avoir eu pour professeur l’illustre Bertrand, lui qui a su (ainsi que je l’ai entendu dire à l’un de mes maîtres), allier la grâce, la noblesse de l’académie classique à ce qu’il y a de plus foudroyant dans les fantaisies de l’escrime ; lui, qui, chose rare ! donne au fer une puissance nouvelle… en lui imprimant celle du raisonnement, du calcul et de la pensée. Cependant le petit prévôt ne s’était pas montré sans grâce et sans fermeté, lorsqu’il était tombé en garde devant la mère Major ; mais alors la mégère, furieuse de voir échapper Basquine à sa haine, et ravie de pouvoir assouvir sa colère sur quelqu’un, saisit le masque, le gant, le plastron et le fleuret, déposés sur une table, et, tombant en garde à son tour, se mit à charger le malheureux petit prévôt avec la furie d’un ouragan, redoublant sans attendre la riposte, bourrant, comme on dit, avec un emportement si enragé, qu’après avoir brisé dans un corps à corps son fleuret sur la poitrine du petit prévôt, et se voyant désarmée, l’Alcide femelle, dans sa fureur aveugle, continua de s’escrimer de ses poings énormes, de sorte que l’assaut d’escrime finit par le pugilat.

Ce fut à grand peine, et aux rires redoublés du public, qu’on arracha le petit prévôt meurtri et contus aux terribles mains de la mère Major ; la représentation se poursuivit sans autre encombre et se termina par l’exhibition de l’homme-poisson.

Léonidas Requin fit noblement les choses : il mangea une belle anguille vivante, un brochet de deux livres et une douzaine de goujons tout frétillants, après avoir fait merveille dans sa piscine, grâce à ses belles nageoires bleues à ressort, qui, artistement soudées à un corselet d’écaille de fer-blanc, et vues de loin à la lumière fumeuse de nos quinquets, produisaient une illusion suffisante. Léonidas avait, de plus, la tête couverte d’un serre-tête de taffetas gommé bleuâtre, sur les côtés duquel étaient ingénieusement adaptées des ouïes en toile cirée, ce qui lui donnait la plus étrange physionomie du monde.

Un seul incident faillit compromettre cette heureuse illusion ; mais heureusement, depuis un précédent pareil, l’homme-poisson se tenait prêt et sur ses gardes.

Léonidas Requin venait, à l’applaudissement général, d’avaler son dernier goujon cru, et semblait témoigner sa joie d’être repu si bien à son goût, en frétillant d’aise dans sa piscine, jouant des nageoires comme un oiseau qui bat des ailes, lorsqu’un spectateur aussi indiscret que sceptique se leva, et dit à voix haute :

— Je donne dix sous pour aller examiner de près les nageoires de Monsieur !

Cette dangereuse manifestation d’incrédulité trouva malheureusement de l’écho, et bon nombre de spectateurs ajoutèrent en se levant :

— Nous aussi… nous aussi… nous donnons dix sous pour approcher de la baignoire.

— Et pour toucher les nageoires de l’homme-poisson, — dit un sceptique endurci.

Craignant une invasion de curieux indiscrets, la Levrasse fit signe à deux gendarmes qui surveillaient la représentation, et, fort de leur appui, il dit au public :

— Je commence par mettre l’homme-poisson sous la protection de la force armée et de la loi… car il n’est aucunement annoncé dans mon affiche que l’on s’approcherait de l’homme-poisson, et encore bien moins que l’on porterait la main sur ses nageoires…

Et comme des rires ironiques accueillaient cette protestation, la Levrasse ajouta majestueusement :

— Cependant,… pour témoigner à l’honorable société que mon phénomène n’a rien à redouter du plus scrupuleux examen, du plus minutieux contrôle… j’accepte la proposition des honorables spectateurs, mais à une condition…

— Ah… ah… voyez-vous ? il y met une condition, — s’écrièrent les sceptiques.

— Oui, Messieurs, je mets une condition, — reprit la Levrasse… — mais une condition bien simple… c’est que quatre personnes au plus, et au choix de l’honorable société, pourront s’approcher de l’homme-poisson.

— Pourquoi seulement quatre personnes ? — s’écria-t-on.

La Levrasse baissa modestement les yeux et reprit :

— Messieurs, en sa qualité d’homme-poisson, mon phénomène existe naturellement dans l’eau sans l’ombre d’un vêtement,… mais cette habitude n’empêche pas l’homme-poisson d’être d’une pudeur… extraordinaire. Pudeur louable et qui l’honore… mais si ombrageuse, que je ne réponds pas que la seule présence de ces quatre honorables spectateurs, qui viendront, pour ainsi dire, scruter mon phénomène jusqu’au fond de sa piscine, ne blesse très-sensiblement cette même pudeur dont je le glorifie !

Un gémissement lamentable de l’homme-poisson sembla confirmer les paroles de la Levrasse ; mais celui-ci, se retournant vers Léonidas Requin, reprit d’un ton grave et pénétré, comme s’il eût voulu le préparer à un douloureux sacrifice :

— C’est égal, mon garçon, quoi qu’il nous en coûte, nous devons nous soumettre à l’investigation du public ; notre piscine doit être de verre, afin que votre probité phénoménale ne puisse être suspectée… Résignez-vous donc, mon ami ; que votre pudeur se sacrifie encore une fois.

À ces mots, nouveau et douloureux gémissement de Léonidas, qui plongeant dans sa piscine par-dessus les oreilles, disparut complètement.

— Soyez tranquilles. Messieurs, — dit la Levrasse d’un air capable au public qui commençait à s’inquiéter, — il va revenir à la surface de l’eau pour respirer un air pur, à l’égal du cachalot et autres baleines.

Puis, s’adressant aux gendarmes :

— Gendarmes, laissez approcher quatre personnes… Mais je dois les prévenir que je retire la permission que j’ai donnée, si ces honorables personnes s’entêtent à vouloir payer dix sous… un droit que j’ai l’honneur de leur offrir gratuitement.

Il était impossible de se montrer plus généreux que la Levrasse.

Au moment où l’homme-poisson reparaissait à la surface de l’eau, les quatre élus, s’élançant, s’apprêtaient à sonder d’un œil avide les mystérieuses profondeurs de la piscine, lorsque la Levrasse leur dit avec un geste solennel :

— Rappelez-vous bien, Messieurs, que je vous ai prévenus que l’homme-poisson était d’une excessive pudeur.

— Qu’est-ce que cela nous fait ? — reprit un des curieux.

— Je ne peux vous en dire davantage, — répondit la Levrasse d’un ton sententieux. — Maintenant, Messieurs, vous êtes prévenus… satisfaites votre curiosité… puisque vous le voulez.

« — Quand ces quatre imbéciles de curieux s’approchèrent de ma boîte, — me disait l’homme-poisson en me racontant cette scène, — je pris des airs de pudeur alarmée, me trémoussant dans mon baquet ni plus ni moins qu’une naïade lutinée par un fleuve ; mais, au moment où, s’appuyant sur les bords de la cuve, mes quatre curieux écarquillaient leurs yeux pour mieux voir… je fis un léger mouvement… et crac… l’eau, jusqu’alors limpide, devint soudain noire comme de l’encre, et de plus il s’en échappa une odeur sulfureuse si horriblement empestée, que mes quatre curieux, suffoqués, se renversant en arrière en se bouchant le nez, se reculèrent en hâte, se regardant les uns les autres pendant que la Levrasse s’écriait ;

» — C’est la pudeur, Messieurs ; je vous l’avais bien dit, c’est la pudeur blessée ; car, à l’instar de la sépia qui, fuyant le requin, a le don de s’envelopper d’une liqueur noire qui trouble l’eau et arrête la poursuite de son ennemi, l’homme-poisson, pour échapper aux regards qui blessent trop vivement sa pudeur, a le don de s’envelopper d’un nuage que…

» La Levrasse n’eut pas le loisir de s’étendre davantage sur les propriétés de mon nuage, car l’odeur de vingt bains de Barège eût été rose et jasmin auprès de celle qui s’exhalait de ma piscine ; j’en étranglais moi-même, mais j’avais la satisfaction de voir la cohue de spectateurs se précipiter à la porte sans demander leur reste, et bien punis d’avoir voulu examiner mes nageoires de trop près par l’œil de ses quatre imbéciles de mandataires… Je n’ai pas besoin de vous dire, mon cher Martin, qu’échéant le cas désespéré où je me voyais forcé de m’envelopper de mon nuage pour échapper à une dangereuse curiosité, je perçais aussitôt, au moyen d’un clou, une grosse vessie cachée au fond de mon baquet, congrûment remplie de noir de fumée délayée et d’une forte dose de tout ce qu’il y a de plus subtil parmi les plus infectes préparations d’hydrogène sulfuré et autres abominables pestes… La triomphante invention de cette vessie renfermant des nuages empoisonnants m’est venue en suite de l’embarras où je m’étais trouvé une fois au vis-à-vis d’un curieux du même acabit que les quatre d’aujourd’hui ; pour m’en débarrasser, j’ai battu l’eau si fort des pieds et des mains, que, chaque fois que le curieux s’approchait de la cuve, il était aveuglé, inondé. Je m’en suis dépêtré ainsi ; mais la vessie est bien supérieure, sans compter que ça chasse vitement le monde, et qu’après la représentation il ne reste pas de traînards à me guigner du coin de l’œil en lanternant autour de mon baquet.

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À neuf heures du soir, lorsque les dernières lanternes de notre établissement furent éteintes, nous nous préparâmes à souper.

Bamboche, qui avait à dessein, sans doute, affecté de ne pas se rapprocher de moi, me dit rapidement à voix basse :

— Tout va bien !… tout est prêt… nous filons cette nuit !…