Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/III/18

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XVIII


CHAPITRE XVIII.


le garde-champêtre.


À cette injonction menaçante et réitérée :

— Suivez-moi chez M. le maire, — nous restâmes, Basquine, Bamboche et moi, immobiles de surprise et d’effroi.

Le personnage qui causait notre terreur était un homme jeune encore, de haute taille, aux traits basanés, à l’air robuste et déterminé ; il portait par-dessus sa blouse bleue son baudrier officiel de garde-champêtre, et tenait à la main, dans son fourreau, un grand sabre de cavalerie ; un dogue énorme, levant de temps à autre sur lui ses yeux rouges et farouches, ne quittait pas ses talons, et pouvait lui servir de redoutable auxiliaire.

Ma première pensée fut que l’on nous poursuivait au sujet de l’incendie de la voiture de la Levrasse ; je jetai sur mes deux compagnons un regard consterné.

— Au nom de la loi, je vous arrête, — répéta le garde-champêtre en s’avançant vers nous. — Allons, en route chez M. le maire.

— Pourquoi voulez-vous nous arrêter, Monsieur ? — dit Bamboche, le plus hardi de nous trois ; — nous ne faisons pas de mal.

— Vous êtes des vagabonds, — reprit le garde-champêtre d’une voix menaçante, — un vacher m’a prévenu qu’il vous avait vus entrer dans l’île… il y a trois jours.

— C’est vrai, Monsieur, et nous n’en sommes pas sortis depuis, — répondit Bamboche.

— Et comment avez-vous vécu ici, alors ?

— Dam… avec des légumes et des fruits que nous avons trouvés là, Monsieur, — répondit Bamboche.

— Trouvés ?… comment trouvés ?… — s’écria le garde-champêtre, — mais c’est tout bonnement un vol, ça, mes gaillards. Ah bien ! votre compte est bon… vagabonds et voleurs !…

— Un vol ? prendre ce qu’il nous fallait pour manger ? — lui dis-je.

— Nous ne croyions faire de tort à personne, mon bon Monsieur, — ajouta timidement Basquine.

— Vraiment, blondinette ? tu croyais cela, toi ? — reprit le garde-champêtre. — Nous allons voir si vos parents seront de cet avis-là… quand ils vont venir vous réclamer… ils vous rosseront ferme… et ça sera bien fait… De quel village sont-ils ?

— Nous n’avons pas de parents… Monsieur, — répondit Bamboche. — Et nous ne sommes d’aucun village.

— Comment, pas de parents ! — s’écria le garde-champêtre. — Comment, d’aucun village ?

— Non, Monsieur, moi je n’ai plus ni père ni mère. Martin, que voilà, est un enfant trouvé, et Basquine…

— Mais où logiez-vous donc alors avant de venir ici ? — demanda le garde-champêtre de plus en plus soupçonneux.

À cette embarrassante question, Bamboche répondit hardiment :

— Nous venons de très-loin… Monsieur, d’au moins cent lieues d’ici… et nous demandions l’aumône sur la route.

— Ah ! ah ! — s’écria le garde-champêtre, — de mieux en mieux, vous êtes à ce qu’il paraît de petits mendiants vagabonds, de petits voleurs ; vous n’avez pas de parents qui puissent vous réclamer, alors, votre compte est bon… je ne vous dis que ça.

— Qu’est-ce donc qu’on nous fera, mon bon Monsieur ? dit ingénument Bamboche tout en se reculant prudemment, deux ou trois pas.

Puis il me dit à voix basse :

— Va chercher deux bonnes poignées de cendre dans le foyer… reviens derrière moi, et attention.

Puis il me dit tout haut, sans doute pour ne pas exciter la défiance du garde-champêtre :

— N’est-ce pas ? nous allons tout dire à ce bon Monsieur… va chercher nos papiers…

— J’y vas — répondis-je d’un air fin en me dirigeant vers la masure pour obéir aux ordres de Bamboche.

— Est-ce qu’on a des papiers à votre âge ? — dit le garde-champêtre en haussant les épaules, — il n’y a pas de papiers qui tiennent… Je vas vous remettre aux gendarmes qui vous mèneront ce soir en prison au dépôt de mendicité… d’où vous sortirez pour être enfermés dans une bonne maison de correction jusqu’à dix-huit ans, mes gaillards… Ah ! ah !… vous ne vous attendiez pas à celle-là ?

— En prison, jusqu’à dix-huit ans, — s’écria Bamboche, en regardant du coin de l’œil, si j’arrivais.

— En prison… parce que nous sommes sans père ni mère, — dit Basquine, en joignant les mains ; — en prison, parce que nous avons mangé quelques pommes de terre ramassées-là ?…

— Oui, en prison, c’est comme ça, — dit le garde-champêtre ; — finalement, suivez-moi chez M. le maire… assez causé, galopins… allons en route, ou j’en prends deux par les oreilles, et je charge Mouton de m’apporter le troisième… Ici, Mouton, — ajouta le garde-champêtre, en appelant son terrible chien.

Soudain Bamboche qui, tout en parlant, avait pour ainsi dire, tourné le garde-champêtre, se précipita sur lui, le saisit à bras-le-corps par-derrière, et me fit signe, et, au même moment, je lui jetai la cendre aux yeux.

J’exécutai l’ordre de Bamboche avec dextérité : la grosse tête du garde-champêtre disparut au milieu d’un épais nuage de cendre.

Le malheureux fonctionnaire, momentanément aveuglé, porta ses deux mains à ses yeux, trépignant de douleur, nous accablant d’injures, et criant à son chien :

— Mords-les… Mouton… apporte…

Mais Bamboche, après avoir quitté les mains du garde-champêtre, avait aussitôt ramassé deux poignées de sable, et au moment où Mouton se précipitait sur lui en aboyant, et en ouvrant une gueule énorme, Bamboche lança si prestement le gravier dans cette ouverture béante, que Mouton, étranglant, toussant, crachant, renâclant, se mit à pousser des hurlements strangulés les plus pitoyables du monde, pendant que son maître, toujours ses mains à ses yeux, poussait de son côté des cris furieux, en trébuchant à chaque pas qu’il voulait faire.

Sans perdre un moment, nous traversâmes la masure en courant, et suivant le sentier que nous connaissions déjà, nous atteignîmes la rivière ; nous la passâmes à gué, en portant Basquine sur nos épaules, puis, marchant rapidement, nous atteignîmes une des parties les plus fourrées de la forêt.

— Faut-il que cet homme ait été méchant, pour venir nous tourmenter dans cette île, où nous ne faisions de mal à personne, — dit Basquine, lorsque notre course moins précipitée nous permit de réfléchir à notre position critique.

— C’est triste, — répondit Bamboche d’un air pensif, — l’éveil sera donnée… sur nous. Si l’on nous attrape… la prison…

— Comment… c’est vrai ? — lui dis-je, — parce que nous sommes de pauvres enfants abandonnés… La prison ?

— Oui, cet homme ne mentait pas ; quand j’ai été arrêté avec le cul-de-jatte, les gendarmes m’ont dit la même chose. Tu n’as personne pour te réclamer… Tu n’as pas d’asile… en prison… vagabond… et on m’y conduisait ; mais nous deux, le cul-de-jatte, nous avons pu nous échapper.

— Mon Dieu… qu’allons-nous faire ? — lui dis-je.

— Ah ! dam, c’est que de devenir de braves et honnêtes garçons, — reprit Bamboche, en se grattant la tête, — il paraît que c’est pas encore si facile que ça en a l’air… il n’y a pas qu’à vouloir… enfin… nous tâcherons, mais d’abord il faut quitter ce pays-ci.

— Tôt ou tard, — dis-je à Bamboche, — nous aurions toujours été forcés d’abandonner notre île… Je sais bien que c’est du bon temps de perdu ; mais enfin, une fois hors de l’île, qu’est-ce que nous aurions fait ?

— Mon idée était de retourner chez le père de Basquine.

À un mouvement craintif de l’enfant, Bamboche reprit :

— Sois tranquille… je sais ce que j’aurai à dire à ton père… Il est charron… nous nous mettrons en apprentissage chez lui… moi et Martin… nous deviendrons de bons ouvriers… Mais qu’est-ce que tu as, Basquine ? — dit vivement Bamboche, — tu pleures ?

— Mon père… est peut-être mort, — dit-elle en fondant en larmes.

Puis elle ajouta avec un accent déchirant :

— Ah !… c’est il y a un an… que nous aurions dû… retourner chez nous, comme vous me le promettiez tous les deux pour me consoler.

— C’est vrai, — dit Bamboche d’un air sombre, — nous t’avons menti… nous t’avons trompée ; mais il n’est plus temps de regretter cela… Allons toujours dans ton pays…

— Revoir ma mère… je n’oserai jamais, — dit Basquine en frémissant de honte, oh ! jamais !…

— Je te comprends… — répondit Bamboche, — tu as peut-être raison… C’est ma faute.

Et il baissa la tête avec accablement.

— C’est ma faute…

— Écoutez, — m’écriai-je, saisi d’une idée subite, — Bamboche disait ce matin que, parce qu’un homme riche lui avait refusé du secours et du travail après la mort de son père, il ne s’en suivait pas que tout le monde fût méchant… Eh bien ! allons dans une ville : sur cent personnes nous en trouverons bien une de compatissante ; nous lui dirons tout, et on aura pitié de nous…

— Martin a raison, n’est-ce pas, Bamboche ? — dit Basquine.

— Oui… si l’on nous refuse, nous frapperons à une autre porte ; il faudra bien que nous trouvions un bon cœur…

— Avec nos quatre pièces d’or, nous aurons de quoi vivre pendant quelques jours — repris-je, — et…

— Tonnerre de Dieu ! — s’écria Bamboche en frappant du pied avec désespoir.

— Qu’as-tu donc ?

— Ces pièces d’or… de peur de les perdre, je les avais mises sous une pierre dans un coin de la masure où elles sont restées… Nous voilà sans le sou…

— Silence,… — dis-je tout-à-coup à voix basse. — Écoutez, c’est le bruit d’une voiture…

— Ne bougeons pas qu’elle ne soit passée, — me dit Bamboche.

Et nous restâmes muets, immobiles, tapis au milieu de l’épais taillis où nous nous étions arrêtés pour nous reposer, après avoir erré quelques heures dans d’inextricables fourrés, dont les ronces avaient mis presque en lambeaux nos vêtements déjà bien usés.

Le bruit que j’avais remarqué, se rapprocha de plus en plus, car nous nous trouvions sans le savoir près de l’un des carrefours de la forêt.

Une trouée à travers le feuillage, déjà éclairci en quelques endroits par les premières froidures de l’automne, nous permit de distinguer une voiture qui bientôt s’arrêta auprès d’un poteau indicateur des routes, poteau dont la base était entourée d’une table de pierre circulaire.

Cet équipage, le plus beau que j’eusse jamais vu, était une calèche menée par quatre superbes chevaux montés par deux petits postillons en vestes couleur marron, avec un collet bleu de ciel ; deux domestiques en grande livrée, aussi marron et bleu, splendidement galonnée d’argent, étaient sur le siège de derrière.

Trois enfants et une femme, jeune encore, placée sur le devant, occupaient cette voiture.

Les chevaux arrêtés, l’un des domestiques descendit du siège de derrière, et, le chapeau à la main, s’approcha de la portière.

Avant qu’il eût parlé, un petit garçon de cinq ou six ans, d’une charmante figure, encadrée de longs cheveux blonds tout bouclés, s’écria impérieusement :

— Descendons là… je veux descendre là…

— Mademoiselle, — dit le valet de pied, en s’adressant à la jeune femme, la gouvernante, ainsi que nous l’apprîmes bientôt, — Mademoiselle, Monsieur le vicomte demande à descendre ; faut-il ouvrir la portière ?…

La gouvernante allait répondre, lorsque l’enfant, trépignant avec colère, s’écria :

— Mais je vous dis que je veux descendre là… ouvrez tout de suite, je le veux…

— Puisque M. Scipion veut descendre là… ouvrez,… — dit la gouvernante, d’un ton formaliste et compassé.

Le valet de pied, après avoir déplié le marchepied, étendait les bras pour prendre l’enfant, qu’on appelait Monsieur le vicomte ou Monsieur Scipion. Mais celui-ci, levant une badine qu’il tenait à la main, en repoussa le domestique en lui disant :

— Ne me touche pas… je veux descendre seul…

— Monsieur Scipion veut descendre seul, — dit gravement la gouvernante en faisant signe au valet de pied de s’éloigner. — Laissez faire M. Scipion.

Alors M. Scipion descendit comme il put, mais lestement et adroitement, les trois degrés du marche-pied, pendant que les deux laquais, hommes de six pieds et poudrés, se tenaient chapeau bas de chaque côté de la portière.

Après avoir pris terre, Scipion, voyant l’autre garçon se disposer à descendre, s’écria :

— Non… pas toi, Robert. Reste là, je veux que Régina descende la première… C’est à moi la voiture.

Robert haussa les épaules d’un air assez contrarié, mais, néanmoins, se résigna.

Une charmante petite fille, un peu plus grande que Basquine, descendit légèrement de la voiture, et fut suivie de Robert et de la gouvernante.

Celle-ci, s’adressant à ce vicomte âgé de six ans :

— Scipion… voulez-vous goûter maintenant ou plus tard ?

— Nous goûterons ici, n’est-ce pas, Régina ? — dit l’enfant à la petite fille.

— Oh ! — répondit celle-ci d’un air railleur, — je ne dirai ni oui, ni non. Si je disais oui, tu es si contrariant et si volontaire, que tu dirais non.

— Oh ! ça, c’est bien vrai, — ajouta Robert, — Scipion est le plus petit, et il faut faire toutes ses volontés.

— Tiens… puisque j’ai une voiture et que vous n’en avez pas… — répondit orgueilleusement le vicomte.

— Mon père a aussi une voiture, — dit Robert, blessé dans son amour-propre.

— Oui, mais il n’en a qu’une, et il ne te la prête jamais… mon père a cinq ou six voitures… et celle-ci est à moi tout seul pour que je me promène dedans.

— Moi, — dit gaîment Régina, — je suis encore bien plus à plaindre que Robert… papa n’a pas même une voiture…

— Aussi, je te donne une place dans la mienne, — dit le vicomte d’un air conquérant.

Pendant cet entretien, les domestiques, ayant tiré des coffres de la voiture une cantine soigneusement organisée, étendirent des serviettes sur la table de pierre, et y déposèrent une succulente collation. L’argenterie et les cristaux étincelaient aux rayons du soleil à demi brisés par les branches des grands chênes qui ombraient le carrefour.

Bamboche, Basquine et moi, blottis dans notre taillis, serrés les uns contre les autres, immobiles et retenant notre respiration, nous contemplions ce luxe éblouissant, si nouveau pour nous, avec un silencieux ébahissement, échangeant de temps à autre quelques coups de coude très-significatifs à chacune des excellentes choses que nous voyions servir dans des plats d’argent. Car depuis la veille nous étions à jeun ; il pouvait être alors trois ou quatre heures ; la vue de ces mets appétissants irritait encore notre faim, tandis qu’à notre grande surprise ces heureux enfants mangeaient à peine du bout des lèvres.

Le vicomte Scipion avait derrière lui un des deux grands domestiques galonnés, qui le servait avec une respectueuse obséquiosité, tâchant, ainsi que la gouvernante, de prévenir les moindres désirs de cet enfant.

M. le vicomte venait de toucher à peine à une tranche de je ne sais quel pâté qui excitait particulièrement ma convoitise, lorsque, prenant son verre rempli d’eau et de vin, il en versa le contenu dans le pâté en riant aux éclats.

— Mais, Scipion, pourquoi gâter ce pâté ? — dit la gouvernante.

— Je n’en veux plus, — dit le vicomte.

— Mais j’en aurais mangé, moi, — s’écria Robert.

— Ah bien, tu mangeras autre chose ; il y a de quoi. Tant pis… c’était à moi le pâté.

Bamboche fit un brusque mouvement d’indignation, et ne put s’empêcher de murmurer à voix basse :

— Cré… galopin… va !

Basquine et moi poussâmes notre compagnon du coude. — Il se contint.

Mais voici que M. le vicomte s’écria tout-à-coup d’un air surpris et courroucé :

— Tiens ! il n’y a pas de crème ?

— Scipion, vous savez que la crème vous fait mal, voilà pourquoi on n’en a pas apporté, — dit la gouvernante.

— Je veux de la crème… moi.

— Mais…

— Je vous dis que j’en veux… Qu’on aille en chercher tout de suite…

Et comme la gouvernante résistait, il s’ensuivit de la part de M. le vicomte, devenu cramoisi de fureur, une de ces colères d’enfant gâté dont le paroxysme devint bientôt si violent, qu’il tournait à la convulsion.

La gouvernante, effrayée, dit alors à l’un des domestiques :

— Cet accès de colère peut rendre M. Scipion malade ; allez tout de suite, avec la voiture, chercher de la crème.

— Je t’en f… moi, de la crème… va !!! — murmura encore Bamboche malgré nous.

— Mais où trouver de la crème ? — demanda le laquais à la gouvernante. — En pleine forêt, c’est rare.

— Allez jusqu’à Mortfontaine… vous en trouverez probablement. Vous irez d’un côté, Jacques ira de l’autre. Arrangez-vous ; mais tâchez de rapporter cette crème, sans cela M. Scipion tomberait dans une de ces convulsions si dangereuses pour lui.

Sans doute, habitués dès long-temps à obéir aux caprices enfantins de M. le vicomte, les deux domestiques montèrent derrière la voiture, après avoir dit aux postillons de prendre au grand trot la route de Mortfontaine.

— Je suis fâchée, Scipion, que vous ayez renvoyé ainsi la voiture, — dit la gouvernante, quelques instants après que les chevaux se furent rapidement éloignés, — le temps se couvre, il pourrait bien y avoir de la pluie et de l’orage avant le retour des gens.

— Qu’est-ce que ça me fait, à moi ?… Je veux de la crème, — répondit obstinément le vicomte, et, par passe-temps, il se mit à jeter du sable, de l’herbe et de la terre sur les reliefs de la collation à laquelle d’ailleurs Robert et Régina ne touchaient plus.

À la dévorante attention qu’avaient excitée en moi la vue de ce goûter succulent, succéda bientôt une préoccupation moins matérielle ; il me fut impossible de détacher mes yeux du charmant visage de Mlle Régina.

Jusqu’alors, ce que j’avais rencontré de plus joli, était Basquine ; mais Régina offrait avec la beauté de notre compagne un contraste si frappant, que l’admiration que l’on ressentait pour l’une ne pouvait nuire en rien à l’admiration que l’on ressentait pour l’autre.

Basquine était blonde ; mais son teint, d’abord d’un blanc rosé, était devenu, grâce à notre vie nomade et à nos exercices en plein soleil, mat et doré comme le teint d’une brune ; Régina, au contraire, avait les cheveux noirs comme de l’encre et la peau éblouissante ; trois grains de beauté, trois signes noirs veloutés, très-apparents, trop apparents peut-être… l’un au coin de l’œil gauche en remontant vers la tempe, l’autre un peu au-dessus de la lèvre supérieure, et le dernier, plus bas sur le menton, faisaient ressortir davantage encore le transparent éclat de son teint et le pourpre de ses lèvres.

Malgré ces trois petites mouches d’ébène qui lui donnaient tant de piquant, la physionomie de Régina me parut un peu sérieuse pour son âge ; ses grands yeux noirs étaient à la fois pénétrants et pensifs, tandis que sa petite bouche aux lèvres minces et son menton légèrement saillant donnaient à ses traits un caractère prononcé de réflexion et de fermeté ; ses longs cheveux noirs bouclés se jouaient autour de son cou élégant et délié comme celui d’un oiseau. Elle portait une robe de mousseline blanche et un pantalon garni de dentelle ; ses petits pieds étaient chaussés de bas à jour et de souliers à cothurne en peau mordorée. Elle avait pour ceinture un large ruban cerise, pareil à celui de son grand chapeau de paille rond.

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Tous ces souvenirs ne me sont que trop présents… Hélas ! qui m’eût dit qu’un jour !… mais, non, chaque chose a son heure…

Oubliant la faim, Basquine, Bamboche et les difficultés de notre situation présente, je ne pouvais détacher mes yeux de Régina ; deux ou trois fois, je sentis mes joues et mon front rougir, devenir brûlants, tandis que mon cœur tour à tour se serrait ou battait violemment ; sans l’exemple, sans l’enseignement des précoces amours de Bamboche, la rare beauté de cette enfant ne m’eût pas sans doute causé cette admiration mêlée de trouble, admiration qui s’augmenta bientôt d’une profonde sympathie ; car Régina me parut aussi discrète, aussi réservée que le vicomte était volontaire ou capricieux ; deux ou trois fois même elle lui résista avec un air de dignité enfantine ou de fine moquerie qui me charma.

Robert, l’autre garçon, à-peu-près de la taille de Bamboche, mais beaucoup plus frêle, avait une très-jolie figure ; il faisait un peu le petit Monsieur, et avait fréquemment des à-parte à voix basse avec Régina.

Malgré moi, cette intimité m’irritait, non moins que les prévenances dont ce même Robert avait entouré Régina pendant la collation, avec une courtoisie remarquable pour son âge ; il était vêtu, comme Scipion, d’une veste ronde, d’un pantalon clair, et sa chemise se terminait par une collerette plissée, autour de laquelle se nouait une petite cravate de satin.

Je m’appesantis sur ces détails,… d’abord, parce qu’ils se sont tellement fixés dans ma mémoire que, bien des années après, je reconnus à la première vue ces personnages que je n’avais pas rencontrés depuis cette scène de mon jeune âge, et ensuite parce que la tournure si élégante de ces heureux enfants devait bientôt offrir un étrange contraste avec nos haillons, les ronces de la forêt ayant singulièrement dépenaillé ma blouse et celle de Bamboche, ainsi que la mauvaise robe de Basquine ; car, une fois dépouillés de nos brillants costumes acrobatiques, nous étions d’habitude horriblement mal vêtus.

Nous avions donc assisté, silencieux et cachés, à la collation des trois enfants.

Leur voiture s’était éloignée depuis quelque temps ; plusieurs coups de tonnerre lointain, de violentes rafales de vent annonçaient un prochain orage.

Soudain Bamboche, jusqu’alors pensif et absorbé, se leva brusquement et nous dit :

— Suivez-moi.

Écartant alors les branches qui nous avaient jusqu’alors cachés, nous parûmes tous trois dans le carrefour où se trouvaient la gouvernante, Régina, Robert et le vicomte Scipion.