Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/III/3

La bibliothèque libre.
III


CHAPITRE III.


un second prix d’honneur.


Ayant sans doute entendu les portes de la cour se refermer, l’homme-poisson dit d’une voix timide à travers les trous de sa boîte :

— Puis-je sortir maintenant ?

— Attends, — dit la Levrasse ; — ce gredin de voiturier est si curieux, qu’il est capable de se hisser sur sa voiture pour regarder par-dessus la porte, ou de coller son œil à la serrure. Mère Major, monte en haut, et regarde s’il s’éloigne.

L’Alcide femelle se hâta d’obéir, disparut par une porte, reparut bientôt à une mansarde du grenier, et dit, en paraissant suivre du regard la voiture qui s’éloignait :

— Il n’y a pas de danger… le père Lefèvre est là-bas… voilà qu’il tourne le mur de la ruelle…

— Allons, Léonidas… tu peux prendre l’air, — dit la Levrasse à l’homme-poisson, en ouvrant la boîte.

À ce moment, mon cœur battit de crainte et de curiosité ; j’allais enfin contempler ce mystérieux phénomène.

Le couvercle de la boîte se leva.

Un homme de petite taille en sortit lentement, péniblement, comme s’il avait eu les membres raidis par un long engourdissement. Ce qui me frappa tout d’abord, ce fut de voir complètement sèche l’espèce de longue robe sans manches ou de sac dont ce personnage était enveloppé, et qui cachait complètement ses bras ; je m’attendais à le voir, au contraire, ruisseler comme un fleuve, en me rappelant les deux ou trois seaux d’eau versés par la Levrasse dans l’entonnoir qui communiquait à la boîte.

Léonidas Requin (c’était son nom, nom véritablement prédestiné) paraissait âgé de vingt-cinq ans ; ses traits irréguliers et grotesques, fidèlement reproduits, eussent ressemblé à une ébauche tracée par une main inexpérimentée : ainsi, l’œil droit, à la paupière supérieure toujours à demi baissée, par suite d’une infirmité naturelle, était placé beaucoup plus haut que l’œil gauche, toujours bien ouvert. De ceci résultait le plus singulier regard du monde. Le bout du long nez de Léonidas, au lieu d’être perpendiculaire à sa racine, empiétait considérablement sur la joue gauche, grave incorrection, qui faisait paraître la bouche ridicule, quoiqu’elle fût à-peu-près à sa place et largement dessinée par deux lèvres épaisses, au-dessous desquelles le menton fuyait brusquement ; la crâne était vaste, la chevelure rare, d’un châtain fade et sans reflets ; quelques petits bouquets de barbe de même nuance pointaient depuis plusieurs jours à travers une peau blafarde cruellement sillonnée par les marques de la petite vérole.

Cette figure, d’une laideur surtout ridicule, était empreinte de tant de bonhomie et de timidité, qu’au lieu d’avoir envie de rire à la vue de notre nouveau commensal, je le regardai avec une sorte d’intérêt.

ego et animal sum et homo, non tamen duos esse nos dices[1]). (Je suis en même temps animal et homme, sans qu’on puisse dire que je sois deux.)

Telle fut la citation latine dont l’homme-poisson, Léonidas Requin, nous salua en sortant de sa prétendue piscine.

Il est inutile de dire qu’à cette époque de ma vie, je ne distinguai pas même les mots prononcés par Léonidas : j’entendis seulement des sons incompréhensibles pour moi ; mais ayant plus tard, dans le courant de mon aventureuse carrière, rencontré çà et là Léonidas Requin, subissant toujours des conditions non moins diverses qu’étranges, nous nous sommes si souvent rappelé notre première entrevue chez la Levrasse, que j’ai su alors ce que signifiait cette citation empruntée à Sénèque, l’auteur favori de l’homme-poisson, qui devait pratiquer plus que personne la stoïque philosophie de son maître.

Je trouve parmi quelques papiers un fragment de lettre que Léonidas Requin m’écrivait, quinze années plus tard. Malgré l’infime position où je me trouvais alors, j’avais espéré pouvoir assurer à mon ancien compagnon une position plus heureuse et plus convenable.

Dans cette lettre, destinée à être communiquée à un tiers, Léonidas abordait avec la plus naïve franchise les causes qui l’avaient conduit à accepter et à jouer son rôle d’homme-poisson.

Voici ce fragment, il fera connaître et peut-être aimer ce nouveau personnage, que l’on rencontrera plus d’une fois dans le cours de ce récit.




  1. Lettres de Sénèque, CXIII. — si les vertus sont des animaux ? Absurdités de ces questions.