Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/IV/9

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IX


CHAPITRE IX.


les adieux.


Lors de la profanation de la tombe de la mère de Régina par le cul-de-jatte, j’avais soustrait un portefeuille contenant une grande quantité de lettres ainsi qu’une petite croix de fer bronzé et une médaille de plomb.

Afin d’atténuer à mes propres yeux ma honteuse action, j’avais fait un singulier compromis avec moi-même : je m’étais juré de ne lire ces lettres que le jour où Claude Gérard me reparlerait de mes confidences au sujet de Régina.

Peu de temps après l’un des derniers anniversaires auquel j’avais, selon ma coutume, assisté invisible, Claude Gérard me dit :

— Mon enfant… tu dois avoir à cette heure seize ou dix-sept ans… Il y a quelques années, tu m’as fait l’aveu de l’amour précoce que tu ressentais pour Mlle Régina. Cette passion, quoique explicable par l’influence des tristes exemples que tu avais eus sous les yeux dans ta première enfance, était si peu en harmonie avec ton âge, que je n’ai voulu ni t’en parler, ni t’en blâmer… Cet enfantillage pouvait s’effacer peu à peu de ton cœur ; alors pourquoi te le rappeler ? Cet amour devait-il au contraire persister ? Je ne pouvais te blâmer… je t’ai attentivement étudié,… je suis convaincu de l’excellente action que cette passion a eue sur toi, et qu’elle aura, je crois, long-temps encore… Un tel amour, quoique sans aucun espoir, et peut-être même parce qu’il est sans espoir, est, pour un cœur comme le tien, la meilleure sauvegarde contre les entraînements de l’âge. Mais il faut bien te le dire, mon cher enfant, que cet amour est pour toi sans espoir : ne te fais aucune illusion, Régina est de la plus éblouissante beauté, son pieux respect pour la mémoire de sa mère annonce une âme noble et tendre ; son caractère est sans doute d’une rare fermeté, sa volonté d’une grande énergie, car elle a dû avoir de grandes difficultés à obtenir de son père la permission de faire chaque année un voyage de deux cents lieues pour venir prier un jour sur la tombe de sa mère. J’ai su que le père de Régina, sans avoir une grande fortune, est riche cependant ; il appartient à la plus ancienne noblesse. Sa fille parait fière de sa naissance, puisque, il y a deux ans, une plaque émaillée représentant les armoiries de sa famille, a été apportée par elle et incrustée, d’après ses ordres, au milieu de la pierre humble et nue sous laquelle reposent les restes de sa mère… Cet orgueil de race, je ne le blâme pas, chez cette jeune fille ; dans cette circonstance, elle a voulu sans doute protester contre la honte dont on semblait vouloir poursuivre la mémoire de sa mère…

Claude Gérard, en prononçant ces derniers mots, s’arrêta ; il parut ému, et resta quelque temps silencieux.

Assez surpris, je le regardais avec attention ; il semblait réfléchir. Puis, quelques paroles lui vinrent aux lèvres ; mais je ne sais quelle pensée le retint, puis il me dit d’un air grave et pénétré :

— Quoiqu’il arrive, et quoique le hasard puisse peut-être t’apprendre un jour, mon cher enfant, n’oublie jamais qu’il est quelque chose au-dessus de la plus tendre affection… C’est le respect qu’on doit à une promesse sacrée.

— Je ne vous comprends pas, — lui dis-je, de plus en plus étonné.

— Tout ce que je te demande, — reprit-il, — c’est de ne pas oublier ce que je viens de te dire au sujet de la mère de Régina… Il se peut que l’avenir t’explique le sens de ces paroles, maintenant incompréhensibles pour toi. Enfin, pour en revenir à Régina, mon cher enfant, cette jeune fille est donc admirablement belle et riche, elle est fière de sa haute naissance, et son caractère est aussi résolu que son cœur est généreux. Or, ces qualités naturelles, ces avantages du rang et de la fortune, sont autant d’obstacles insurmontables élevés entre toi et Régina. Aime-la donc comme tu l’as aimée jusqu’ici, invisible et inconnu… pour elle… Songe toujours à la distance incommensurable qui te sépare de cette jeune fille ; qu’elle soit l’étoile brillante qui guidera ta vie dans la voie du bien… Lorsque tu auras quelque tentation mauvaise, évoque par la pensée la fière et belle figure de Régina, et tu rougiras de tes funestes tendances… On adore… on vénère Dieu… on se sent soutenu par lui… dans le bien… on le redoute dans le mal ; et pourtant il n’apparaît pas à nos regards… il ne communique pas avec nous… Qu’il en soit ainsi de l’influence de Régina sur toi…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le soir du jour où j’eus cet entretien avec Claude Gérard, profitant d’une heure de solitude, je déterrai le pot de grès que j’avais souvent visité, et j’en tirai le porte-feuille avec un violent battement de cœur, et la rougeur au front, comme si je me rendais coupable d’un indigne abus de confiance.

Quelle fut ma surprise, mon désappointement en retirant les lettres du portefeuille qui les contenait !

Les lettres n’avaient pour adresse que des initiales, et cette correspondance était écrite d’une écriture indéchiffrable pour moi (je sus plus tard que les lettres étaient écrites en allemand, et voilà pourquoi je sais l’allemand). Néanmoins, je les dépliai soigneusement une à une, espérant en trouver une écrite en français. Vain espoir, il me fut impossible d’en lire une seule.

Je trouvai du moins parmi ces papiers un objet singulier ; c’était une petite couronne (couronne royale… je l’appris aussi plus tard) d’une forme particulière, découpée à jour dans une feuille de métal d’or très-mince. Cette couronne, fixée par deux fils de soie jaune et bleu, au milieu d’un carré de parchemin assez épais, était entourée de lignes symboliques bizarres, et d’S et de W entrelacés en chiffres.

Au-dessous de la couronne on lisait cette date en français :

Vingt-huit décembre 1815.
Rue du Faubourg du Roule, no 107.
Onze heures et demie du matin.

Puis au-dessous de cette date, et en allemand, cinq lignes de longueur inégale et d’écritures différentes, La première, la troisième, et la cinquième ligne, étaient écrites d’une main ferme, tandis que la deuxième et la quatrième ligne étaient tracées plus finement et d’une manière moins assurée.

Cet objet bizarre me surprit beaucoup ; je cherchai en vain à pénétrer le sens des signes symboliques qui le couvraient en partie ; la couronne d’or surmontant cette date, excitait aussi vivement ma curiosité, mais nul moyen de la satisfaire.

Je remis tristement le parchemin, la croix, la médaille, les lettres dans le portefeuille, m’ingéniant à trouver un moyen de savoir, sans éveiller les soupçons de Claude Gérard, en quelle langue étaient écrites ces lettres.

Un incident, hélas ! inattendu vint couper court à mes préoccupations à ce sujet…

Il me fallut quitter Claude Gérard.

J’étais entré chez lui enfant, j’en sortis homme, moins par l’âge (j’avais dix-huit ans environ) que par la raison et par une expérience précoce acquises à une rude école.

Durant ces années passées auprès d’un homme rempli de savoir, doué des plus rares qualités, philosophe pratique s’il en fut, mon intelligence se développa ; mon esprit se cultiva ; mon caractère acquit une trempe vigoureuse, et j’appris enfin une profession manuelle, celle de charpentier, qui pouvait m’être une ressource contre les mauvais jours.

Ces résultats ne furent pas soudains : souvent j’eus à lutter contre d’amers, de profonds découragements causés par la vie pauvre, rude, sans avenir, à laquelle je me trouvais enchaîné ; j’eus à subir des accès de tristesse désespérée en songeant à mes deux compagnons d’enfance dont j’avais continué d’ignorer absolument le sort et que, de souvenir, j’aimais aussi tendrement que le jour même de notre séparation.

J’eus à contenir enfin des ressentiments pleins de violence contre les indignes ennemis de Claude Gérard. Car jamais son admirable résignation ne s’était lassée, jamais son calme, à la fois digne et stoïque, ne s’était démenti, tandis que l’animadversion de ses persécuteurs, au lieu de s’apaiser, s’était exaspérée jusqu’à la rage. Aussi, après une résistance sublime d’humilité, d’abnégation, de renoncement… il dut succomber, car, chose étrange, c’est à force de soumission aveugle aux plus brutales exigences, aux plus criantes injustices de ses ennemis, que Claude Gérard trouva long-temps le moyen de les réduire à l’impuissance, qu’il parvint à conserver l’humble condition qu’il occupait dans ce village.

Mais vint enfin le jour du triomphe de l’ennemi le plus acharné, le plus infatigable de Claude Gérard : c’est nommer le curé de la commune.

Ce prêtre indigne, après des intrigues, des calomnies, des manœuvres infâmes, parvint à jeter la défiance et la froideur entre l’instituteur et les pauvres gens qu’il s’était depuis long-temps affectionnées ; puis ce but, si opiniâtrement poursuivi depuis des années, une fois atteint, il fut facile alors d’arriver à forcer Claude Gérard à abandonner la commune.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les derniers moments que je passai auprès de l’instituteur seront toujours présents à ma pensée.

Vers la fin de décembre 1832, lui et moi nous étions réunis dans le réduit, séparé de l’étable par des claies à troupeaux.

Un jour sombre, pluvieux, pénétrait à travers la petite fenêtre par laquelle je m’étais introduit, huit ans auparavant, chez l’instituteur pour le voler en compagnie de Bamboche et de Basquine. (Je dois dire, pour atténuer quelque peu cette honteuse action, que, grâce à mon travail comme aide-charpentier, j’étais parvenu en deux années à rembourser cette somme à Claude Gérard, qui put ainsi restituer le dépôt qu’on lui avait confié.)

Ce matin-là donc, à la pâle lueur de l’aube d’un jour d’hiver, Claude Gérard marchait dans la chambre à pas lents, muet et le front courbé.

Assis sur le grabat où j’avais passé la première nuit de mon entrée dans cette humble maison, j’appuyais nonchalamment une de mes mains sur un petit sac de voyage déposé à côté de moi.

Claude Gérard, vêtu selon sa coutume, d’une mauvaise blouse et chaussé de sabots où s’enfonçaient ses pieds nus, avait beaucoup vieilli ; des rides nombreuses creusaient son visage, ses cheveux grisonnaient déjà vers les tempes, mais l’expression grave et doucement mélancolique de ses traits était toujours la même. Seulement à ce moment son visage semblait contracté par une violente émotion, qu’il tâchait de comprimer. Enfin, parvenant à la vaincre, il me dit d’une voix calme en étendant sa main vers la fenêtre :

— C’est par là… mon enfant, qu’il y a huit ans… tu t’es introduit dans cette demeure… L’abandon, la misère, le mauvais exemple, l’ignorance t’avaient poussé au vol… aujourd’hui tu as dix-huit ans, tu vas sortir d’ici… honnête homme, instruit et capable de te suffire à toi-même.

— Ô mon ami !… ne croyez pas que jamais j’oublie…

— Écoute-moi, mon cher enfant, — dit Claude Gérard en m’interrompant, — je te rappelle le point dont tu es parti, et le chemin que tu as parcouru jusqu’à ce jour… non pour me glorifier du bien que je t’ai fait, mais afin que ce dernier regard jeté sur ta vie passée te donne la force d’envisager tranquillement l’avenir. Depuis le moment où je t’ai recueilli, j’ai suivi ta vie pas à pas, jour par jour ; témoin de ces luttes, de ces épreuves dont tu es sorti à ton honneur, j’ai pu reconnaître ce qu’il y a en toi de bon, de généreux et d’énergique persistance à suivre la bonne voie. Courage donc, mon enfant… Accepter, ainsi que tu l’as fait, une vie laborieuse, rude, sans joies, sans plaisir, et seulement éclairée un jour par année par la brillante apparition d’une jeune fille que tu dois toujours aimer sans espoir… n’oublie jamais cela ; enfin cette vie de renoncement, d’abnégation, la supporter sans amertume, sans révolte contre le sort, c’est beau, c’est bien, mon enfant…

— Hélas ! mon ami… dans cette voie rude et pénible… si les forces me manquaient parfois… vous étiez là… quelques mots de vous me donnaient un nouveau courage. Mais, à cette heure, mon cœur se brise en songeant qu’il faut vous quitter pour long-temps… pour toujours peut-être.

— Pour toujours… non, non, mon enfant. On est parvenu à me chasser de cette commune… après une lutte de dix années ; mais enfin… dans la commune où je vais me rendre je ne rencontrerai pas, je l’espère, les mêmes haines… Eh bien ! l’an prochain peut-être la personne chez laquelle tu te rends à Paris, t’accordera-t-elle un congé de quelques jours… Alors, pauvre enfant, nous aurons une grande joie… nous qui en avons eu si peu…

— Ah ! mon ami, si vous l’aviez voulu… je ne vous aurais pas quitté… j’aurais continué de partager vos travaux…

— Non, non, mon enfant… cet avenir ne saurait être le tien… une position inespérée s’offre à toi… ne pas l’accepter serait insensé ; tu n’auras jamais de protecteur plus bienveillant que M. de Saint-Étienne. Il a cru contracter envers moi une grande dette de reconnaissance, parce qu’il y a deux ans j’ai sauvé son château du pillage.

— Et sa vie, peut-être… et cela au péril de la vôtre, mon ami…

— Soit… mais sauf quelques livres élémentaires pour ma classe, j’ai toujours refusé les offres qu’il m’a faites pour me témoigner sa gratitude… il a cru enfin trouver le moyen de me le prouver. Il joue maintenant un rôle important à Paris. En cherchant un homme intègre et sûr pour remplir auprès de lui un poste de confiance, il m’a écrit et m’a proposé d’être son secrétaire intime, acceptant d’avance mes conditions… J’ai refusé…

— Vous avez refusé pour vous, mon ami, mais accepté pour moi…

— Parce que j’ai entrevu là pour toi une position honorable ; j’ai répondu de toi, cœur pour cœur… M. de Saint-Étienne a, je ne sais pourquoi, tant de confiance en moi, que, malgré ta jeunesse, il t’accepte comme secrétaire… à l’essai, il est vrai, mais cet essai pour toi, je ne le redoute pas… Encore une fois, mon enfant, tu le vois, cette condition est inespérée, il faut se hâter de l’accepter.

— Et c’est pour m’assurer ce sort si calme, si heureux, que vous vous résignez à poursuivre votre pénible carrière.

— Si humble, si misérable qu’elle soit, mon enfant, cette carrière est désormais sacrée pour moi… Je le dis sans orgueil, tu l’as vu : malgré tant d’obstacles à surmonter, j’ai souvent obtenu d’heureux résultats… Cette récompense me suffit… faire d’une génération de pauvres enfants ignorants, déjà presque abrutis par la misère, une génération d’hommes intelligents, honnêtes, instruits et laborieux, cela est beau… cela est grand, vois-tu ? et cela fait prendre en grand dédain ou en grande pitié toutes les indignités dont on m’accable… Maintenant le bien est fait ici… que m’importe leur haine ?

Puis Claude Gérard ajouta avec une pénible émotion :

— Ah !… si je n’avais pas d’autres chagrins que ceux dont mes ennemis tâchent de m’accabler…

— Je vous entends, mon ami… cette pauvre folle… que vous alliez à la ville visiter chaque semaine… Maintenant vous allez être bien éloigné d’elle…

Claude Gérard garda long-temps le silence ; ses traits étaient contractés, il semblait pensif, agité ; enfin paraissant faire un grand effort sur lui-même, il me dit :

— J’ai un aveu à te faire… j’ai hésité long-temps… mais si pénible que me soit cet aveu, je ne dois pas me taire ; puisque nous allons nous quitter… peut-être suis-je sage, peut-être suis-je insensé dans ma franchise… l’avenir décidera.

— Un aveu pénible à me faire, vous, mon ami ? — dis-je à Claude Gérard avec étonnement.