Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/V/1

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CHAPITRE I.


du travail et du pain.


La mort subite de M. de Saint-Étienne avait ruiné toutes mes espérances, la disparition de Bamboche m’avait privé de l’appui que je pouvais attendre de lui ; je me trouvais jeté dans cet immense Paris, inconnu pour moi, ayant pour toutes ressources les misérables vêtements dont j’étais couvert, et seize sous, heureusement sauvés par moi, ainsi que le portefeuille soustrait à la tombe de la mère de Régina.

Selon le maître du garni où j’avais été dépouillé, il me restait deux partis à prendre pour ne pas mourir de faim :

Me faire arrêter pour un délit quelconque.

Aller sur les ports ou à la sortie des spectacles, dans le douteux espoir de gagner quelques sous, soit en aidant à transporter des fardeaux, soit en ouvrant la portière des fiacres.

Si vraisemblable, si vraie même que fût l’assertion du maître du garni, à propos de l’impossibilité de trouver du travail au jour le jour, surtout à cette époque de l’année, je ne pus d’abord me résigner à le croire.

― Il est, ― me dis-je, ― dans chaque quartier un magistrat dont la porte est ouverte à toute heure, je veux m’adresser directement à lui ; et, sans doute, au nom de la loi et de la société, il viendra en aide à un honnête homme, qui ne demande que du travail.

En quittant l’impasse du Renard, je revins à la barrière, je demandai la demeure du commissaire de police du quartier. Ou me l’indiqua. Je fus introduit auprès de ce magistrat. En peu de mots, je lui racontai ce qui m’était advenu depuis mon arrivée à Paris, omettant toutefois, selon ma promesse au maître du garni, le vol dont j’avais été victime dans sa maison.

D’abord je trouvai le magistrat froid, sévère et défiant ; mais bientôt, convaincu de ma sincérité, il me parut ensuite rempli de bienveillance et de commisération, voici sa réponse :

« ― Les détails que vous me donnez, votre manière de vous exprimer et mon expérience des hommes, me convainquent que vous dites la vérité ; je crois votre position aussi déplorable que digne de pitié, malheureusement je ne puis rien… absolument rien, j’agis même contre mon devoir en ne vous faisant pas arrêter immédiatement, puisque, d’après votre aveu, il ne vous reste aucun moyen d’existence et personne à Paris ne peut vous réclamer. Je vous rends peut-être un mauvais service en vous laissant votre liberté… Elle ne sera pour vous, je le crains, que la liberté de mendier, délit qui vous ramènera fatalement à la prison ; mais je ne veux pas abuser de votre confiance ; votre éducation ne peut vous être d’aucune ressource dans une position aussi pressante. Plus tard vous auriez pu vous occuper comme charpentier ; mais malheureusement cette profession est en chômage absolu durant l’hiver.

― Mais enfin, Monsieur, que faire ? Que me conseillez-vous ?

« Hélas ! mon brave garçon, le seul conseil que je pourrais vous donner serait de vous laisser arrêter comme vagabond… au moins, vous trouveriez en prison un asile et du pain ; et encore, vous êtes si jeune, et la vie de prison est si contagieuse… que ce serait risquer d’y corrompre une bonne nature comme la vôtre… Sans doute ceci est déplorable… mais que voulez-vous ?… la loi ne peut pas tout prévoir. »

― Ne pas prévoir cette éventualité, hélas si fréquente : qu’un honnête homme, malgré son bon vouloir, ne puisse trouver de travail ? ― m’écriai-je avec amertume ; ― la loi prévoit bien les mille délits que l’on peut commettre… comment ne prévoit-elle pas les causes qui peuvent amener ces délits ?

― Que voulez-vous ? c’est comme cela, ― me répondit tristement le magistrat.

À ce moment, son secrétaire vint le chercher pour je ne sais quel grave incident. Je sortis de chez le commissaire avec cette désolante pensée que, sauf la brutalité des expressions, il m’avait tenu à-peu-près le même langage que le maître du garni.

Si accablante que fût cette nouvelle épreuve, je ne me rebutai pas encore. Je possédais seize sous ; or en vivant avec deux ou trois sous de pain par jour, en payant quatre sous par nuit pour coucher dans un garni, j’avais au moins deux jours assurés, et je comptais malgré moi sur quelque bonne chance. Avant de me décider à aborder les industries aventureuses dont m’avait parlé le maître du garni, je voulus tenter de trouver des moyens d’existence moins précaires.

En cheminant au hasard par les rues, j’avisai l’échoppe d’un écrivain public ; j’eus une lueur d’espoir : peut-être pourrait-il m’employer. Le jour de l’an approchait ; à cette époque de l’année, les pauvres illettrés ont ordinairement des vœux à exprimer à des parents ou à des amis absents… j’entrai timidement chez l’écrivain public ; à peine eut-il écouté ma requête et mes offres de service, qu’il referma brusquement la porte, voyant peut-être en moi un concurrent futur.

Je continuai d’errer çà et là ; je rencontrai sur ma route une boutique de menuisier ; connaissant assez bien l’état de charpentier qui, en beaucoup de points, touche à la menuiserie, je hasardai une nouvelle demande au patron de cette boutique.

« ― Mon garçon, ― me dit-il, ― de vingt bons ouvriers que j’employais dans la saison, je n’en emploie plus que cinq, vu le chômage des bâtiments ; comment diable voulez-vous que je vous occupe, vous qui n’êtes pas de l’état encore ?…

Cette réponse était juste ; je m’éloignai la mort dans le cœur ; la nuit vint ; épuisé de besoin, de fatigue, j’achetai pour trois sous de pain chez un boulanger, je demandai si j’étais loin de la barrière de la Chopinette, car je comptais aller coucher dans le même garni, l’hôte étant déjà pour moi une sorte de connaissance ; mais, pour me rendre à cette barrière, il m’eût fallu traverser tout Paris, car je me trouvais dans les environs du Pont-Neuf ; alors je m’informai si dans ce quartier il existait des garnis ; on m’indiqua les ruelles qui avoisinent le Louvre et la rue Saint-Honoré. Je me présentai dans une de ces sinistres demeures ; on exigea de moi non pas quatre sous, mais six sous, en raison du quartier et de la proximité du Palais-Royal, me dit-on ; mais ces deux sous de plus, affectés à ma nuit, représentaient pour moi un jour de subsistance ; j’étais si harassé, j’éprouvais un froid si pénétrant, j’avais tellement besoin de repos, que je me résignai à ce sacrifice ; plus méfiant cette fois, je me couchai tout habillé, serrant précieusement dans mon gousset les sept sous qui me restaient. Il était à peine huit heures du soir ; les habitués de ces maisons toujours suspectes n’arrivant que fort tard dans la nuit, je trouvai déserte la chambre dont un des lits m’était destiné ; quels furent mes compagnons pendant cette nuit ? Je l’ignore, car je dormis d’un si profond sommeil, qu’il fallut que l’hôte vînt m’éveiller, mon droit de séjour expirant à midi.

Presque convaincu d’avance de la vanité de ma requête, je demandai au maître de ce garni s’il pouvait me procurer quelque occupation. Cet homme me regarda d’un air défiant, et sans que je pusse comprendre quel sens odieux il avait attribué à ma proposition, il me répondit grossièrement :

― Tu es de la police… tu veux me tendre une souricière… mais je suis plus roué que toi…

Puis il ajouta d’un air ironique et en appuyant sur les mots :

— Non, je n’ai pas d’occupation à te donner.

Voyant l’inutilité de mes démarches pour trouver un travail honorable, mes dernières ressources, composées de sept sous, devant être épuisées le lendemain, je me résolus de suivre les conseils du maître du garni de la barrière de la Chopinette.

En suivant les indications que l’on me donna, j’arrivai au port Saint-Nicolas. Je vis là un assez grand nombre d’hommes, vêtus peut-être encore plus pauvrement que moi. Ils travaillaient à la décharge de quelques grandes barques, tandis que d’autres, malgré le froid cuisant de l’hiver, plongés dans l’eau jusqu’à la ceinture, démolissaient des trains de bois, ou déchiraient de vieux bateaux hors de service.

Parmi ces travailleurs occupés, je tâchais d’en distinguer quelqu’un dont la physionomie m’eût inspiré assez de confiance pour m’ouvrir à lui. Malheureusement toutes ces physionomies me semblèrent dures, soucieuses ou brutales. Cependant, remarquant un jeune homme de mon âge, qui, à l’aide d’une corde, traînait péniblement une grosse pièce de bois à laquelle il était attelé, je m’approchai et lui dis :

— Voulez-vous que je vous aide ?

Ce jeune homme prit mon offre pour une raillerie, et y répondit par des injures.

― Je parle sérieusement, ― lui dis-je, ― je suis nouveau venu à Paris et sans ouvrage. Si vous voulez, je vous aiderai dans votre travail… vous me donnerez ce que vous voudrez.

― Tu n’es pas de Paris ? et tu viens gruger dans notre port ! et, en hiver encore… quand l’ouvrage va si peu que, pour deux bras dont les patrons ont besoin, il s’en lève vingt qui crient à moi… à moi… Nous n’avons qu’une petite bouchée de pain, et tu veux y mordre ? ― s’écria-t-il.

Puis s’adressant à quelques-uns de ses compagnons :

― Voilà un camus !… ― leur cria-t-il d’un air courroucé, ― à vous le camus !!! à vous !!

Ce mot, je l’ai su depuis, signifiait un nouveau concurrent au travail ; je fus à l’instant entouré, menacé ; il fallut ma résolution, appuyé d’une force corporelle assez respectable pour que ma retraite ne fût pas accélérée par de mauvais traitements !

Mon premier mouvement fut de maudire la dureté de cœur de ces hommes ; mais la pitié succéda bientôt à la colère. En effet, la saison était rude, le travail rare, précaire, et faire concurrence à ces malheureux, c’était, comme ils le disaient dans leur langage énergique, ― mordre à leur unique bouchée de pain.

Quittant tristement le port, je remontai sur le quai ; je traversai un pont, et je vis au loin la fumée d’un bateau à vapeur, s’approchant. J’allai à sa rencontre dans l’espoir de trouver le débarcadère où descendaient les voyageurs, et de pouvoir peut-être m’employer à porter les bagages de quelque passager ; en effet, je vis bientôt sur la berge un écriteau désignant le point d’arrivée de ces paquebots ; je me hâtai de descendre au bord de la rivière, mais déjà une double haie d’hommes et de très-jeunes gens déguenillés se pressait sur la rive, attendant avec une impatience jalouse et farouche la proie qui leur arrivait. Échangeant entre eux des injures, des menaces, des coups afin d’être plus ou moins favorablement placés pour la descente, ils étaient là une trentaine peut-être, et autant que j’en pouvais juger à mesure que s’approchait le vapeur, il n’y avait pas plus de dix à douze voyageurs sur le pont de ce bateau.

Saisi d’une répugnance invincible, je renonçai d’avance à faire, cette fois du moins, concurrence aux habitués du débarcadère.

Je m’assis sur une borne, afin de juger, d’après ce que j’allais voir, de la chance qui m’attendait plus tard. À peine le bateau fut-il amarré, que tous ces commissionnaires déguenillés, l’injure, la menace à la bouche, se ruèrent en tumulte sur le point de la berge où l’on venait de jeter une planche pour servir à la descente des passagers ; là je vis une scène ignoble de brutalité : huit à dix de ces gens, les plus vigoureux et les plus hardis, se partagèrent le transport des bagages, après avoir injurié, repoussé, frappé leurs concurrents avec férocité. Un malheureux enfant de quinze à seize ans avait le visage en sang, et sa voix grêle se mêla bientôt aux injures, aux huées menaçantes et irritées dont le plus grand nombre de ces gens poursuivirent leurs compagnons porteurs des bagages.

La vue de cette misère et de tous les sentiments abjects, haineux ou cruels qu’elle engendrait, me fit un mal horrible ; il me paraissait impossible de me résoudre à gagner mon pain de chaque jour en rivalité avec ces misérables : je frissonnais de dégoût, de frayeur et de pitié en examinant ces figures hâves, flétries, farouches, fatalement marquées du sceau du malheur, du vice ou du crime ; les travailleurs du port, auxquels je m’étais d’abord adressé, m’avaient accueilli avec une grossièreté menaçante ; mais je n’avais pas vu parmi eux ces types à la fois dégradés, effrayants, si nombreux parmi les malheureux qui se pressaient à la descente du bateau à vapeur ; je reconnus la vérité de l’observation du maître du garni à l’endroit de ces hommes, dont la plupart, m’avait-il dit, étaient malfaiteurs ou repris de justice.

M’approchant d’un homme qui me parut plutôt un désœuvré qu’un habitué du débarcadère, je lui demandai si les bateaux à vapeur abordaient journellement à cet endroit ; il me répondit que chaque jour il arrivait un paquebot le matin et qu’il en repartait un autre le soir. Ce dernier renseignement m’intéressait peu, car en quittant Paris, les voyageurs envoyaient leurs bagages par les commissionnaires des hôtels. La descente du bateau du matin m’offrait seule quelque chance de salaire, à la condition d’entrer en lutte ouverte avec mes sinistres concurrents.

Et pourtant, à cette pensée, malgré mes pressants besoins, j’éprouvais un dégoût insurmontable.

Je regardais tristement autour de moi, lorsqu’au milieu d’un des groupes de gens qui n’avaient rien pu transporter j’aperçus le cul-de-jatte… bientôt accompagné d’un autre homme à figure sinistre et d’un enfant de quinze ans, il quitta le débarcadère et remonta sur le quai.

Cédant à un mouvement presque involontaire… je suivis ce bandit… Peut-être allait-il retrouver Bamboche.