Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/V/6

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VI


CHAPITRE VI.


la rencontre.


Au moment où nous quittâmes la demeure du cul-de-jatte, il me dit :

— Tiens, prends la montre.

Et il me présenta une très-belle montre d’or avec sa chaîne.

— Je la prendrai au moment de la mettre au Mont-de-Piété, ce sera assez tôt, — lui dis-je.

— Comme tu voudras… allons d’abord voir l’appartement et signer le bail… Avoue que je suis un très-bon homme d’affaires !

— Excellent…

Nous arrivâmes rue du Faubourg-Montmartre, dans une maison de respectable apparence ; nous montâmes voir l’appartement ; il se composait de trois petites pièces donnant sur une cour et fort convenablement meublées.

— Tu seras ici comme un roi, — me dit le cul-de-jatte, — ça vaut mieux que la neige ou la boue de Paris, pendant la nuit, hein ?

— Beaucoup mieux.

— Allons chez le propriétaire signer le bail et payer trois mois d’avance, voilà deux cents francs.

Et le bandit me remit dix pièces d’or.

Le propriétaire nous attendait, le bail était prêt, le cul-de-jatte s’étant entendu avec le tapissier chargé de la vente des meubles, ce marchand avait donné avis de cet arrangement au propriétaire, je comptai les deux cents francs ; la double copie du bail devait être remise chez moi.

— Nous venons de faire une affaire d’or, — me dit mon compagnon, en sortant de la maison, — se procurer des marchandises, ça n’est rien, les vendre, les bien vendre sans soupçons, c’est là le hic ; tandis qu’il est tout naturel qu’un jeune homme établi, connu dans son quartier, se défasse aujourd’hui de bijoux ou d’argenterie, demain de linge, d’effets, en ayant surtout le soin de choisir ses acheteurs, comme tu les choisiras, aujourd’hui dans un quartier, demain dans un autre, en pouvant donner une adresse honorable où l’acheteur vient payer… ce qui ôte jusqu’à l’ombre de la défiance ; et puis, vois-tu ? ce ne sont encore là que les bagatelles de la porte… plus tard tu sauras tout le parti qu’on peut tirer de toi et de ton établissement dans ce quartier.

— Je n’en doute pas… maintenant où allons-nous ?…

— Au Mont-de-Piété, tu demanderas quatre cents francs sur la montre et sur la chaîne, on t’en donnera trois cents que tu prendras…

— Très-bien, allons.

— Prends la montre.

— Tout-à-l’heure.

— Comme tu voudras…

Je me sentais dans une situation d’esprit à-peu-près analogue à celle d’un homme qui rêve, mais qui a vaguement la conscience qu’il rêve ; je n’éprouvais, du reste, aucun remords ; je me croyais fermement excusable ; dans mon haineux ressentiment contre la société, je me disais :

Je lui ai opiniâtrement demandé du travail et du pain, elle ne m’a pas répondu, elle m’a mis forcément dans l’alternative de mourir de faim ou de commettre une action indigne ; que mon infamie retombe sur cette société marâtre ; elle méconnaît mon droit de vivre, je méconnais ses lois.

Sans doute mon compagnon lut sur mon visage l’âcreté de mes pensées, car il me dit :

— Je t’aime comme ça, mon fils : tu es pâle, tu serres les dents… Je suis sûr qu’un bon couteau à la main, tu ne craindrais pas dix personnes.

Mon compagnon venait de prononcer ces sinistres paroles, lorsque nous fûmes obligés de nous arrêter au milieu d’un attroupement causé par quelque embarras de voitures ; l’angle de la rue ainsi obstrué, les passants refluaient ; je m’étais arrêté au bord du trottoir ; soudain je poussai une exclamation involontaire. À quelques pas de moi… j’apercevais Régina dans l’une des voitures arrêtées par l’encombrement.

La jeune fille était vêtue de noir, ainsi que je l’avais toujours vue aux anniversaires de la mort de sa mère ; une légère pâleur couvrait son mélancolique et beau visage, elle semblait pensive.

Par hasard elle tourna la tête de mon côté… pendant une seconde à peine son regard triste et distrait s’arrêta machinalement sur moi…

Mes yeux rencontrèrent les miens… sans qu’elle parût d’ailleurs s’en apercevoir.

À ce moment, le passage devenu libre, la voiture où Régina se trouvait en compagnie d’une autre femme, continua sa route et disparut.

Le regard de Régina fut électrique ; une lueur divine éclaira soudain l’abîme où j’allais tomber… Ma résolution fut prise en un instant.

Je me trouvais séparé du cul-de-jatte par plusieurs personnes un moment arrêtées comme nous ; à ma gauche, je vis une porte-cochère ouverte, et sous sa voûte les dernières marches d’un escalier ; profitant d’un moment où mon compagnon, sans défiance, regardait d’un autre côté, j’entrai vivement sous la porte-cochère sans être remarqué du portier, je montai en hâte l’escalier jusqu’au premier étage, puis j’accomplis très-lentement mon ascension jusqu’au cinquième, prêt à demander un locataire inconnu pour expliquer ma présence dans cette maison.

Je voulais donner au cul-de-jatte le temps de s’éloigner et de courir à ma recherche à l’un ou à l’autre bout de la rue. Après m’être arrêté quelques instants au dernier étage, je redescendis très-lentement, faisant une pause à chaque palier ; je gagnai ainsi un quart d’heure environ, puis je sortis avec précaution, regardant çà et là dans la rue, avant de quitter la voûte de la porte-cochère.

Le cul-de-jatte avait disparu.

M’enfonçant dans le passage qui forme la cité Bergère, je marchai précipitamment, et suivant les rues les moins fréquentées de ce quartier, j’arrivai à de vastes terrains vagues, bornés d’un côté par les dernières maisons du faubourg, de l’autre par le mur d’enceinte de Paris.

Une fois là je respirai, j’étais libre…

Durant cette marche précipitée, j’avais encore mûri ma résolution.

Je me sentais calme.

En jetant les yeux autour de moi, j’aperçus, continuant les dernières maisons du faubourg, plusieurs excavations profondes, résultant de constructions interrompues sans doute par la saison d’hiver ; une clôture de planches à claire-voie entourait à-peu-près ces bâtisses. L’une d’elles s’élevait à peine au-dessus des fondations ; j’y remarquai une cave à demi-achevée, mais dont le cintre complet formait un renfoncement profond. La Providence me servait à souhait. J’attendis la nuit avec impatience ; le jour me faisait mal…

Je me promenai long-temps dans ces terrains déserts ; un sombre brouillard les couvrit bientôt d’une brume épaisse.

Plus j’y songeais, plus ma détermination me semblait sage, logique, plus je m’étonnais aussi du terrible vertige dont j’avais été saisi, et auquel la vue de Régina venait de m’arracher.

Enfin… la nuit vint…

Je fis facilement une trouée à la clôture de planches dont était entourée la construction inachevée. Je descendis dans les fondations et, au moyen d’un peu de paille, enlevée aux assises de pierre de taille que l’on recouvre pendant l’hiver, je me fis une sorte de litière au fond du caveau inachevé, je pris une grosse pierre pour oreiller, et je m’étendis là… pour y attendre patiemment la mort.

Vous le savez, ô mon Dieu ! je pris cette résolution dernière sans haine, sans courroux, sans révolte contre ma destinée… Ces mauvais ressentiments étaient, comme mes coupables résolutions, tombés devant un seul regard de Régina.

Non, je me résolus à mourir, simplement parce que je ne trouvais pas les moyens d’exister…

Parce que je ne voulais pas vivre au prix du déshonneur, comme la pensée m’en était d’abord venue.

Parce qu’enfin je ne me sentais ni le courage, ni la volonté, ni la force de prolonger vainement la terrible lutte que depuis trois jours je soutenais contre la fatalité de ma position.

Je ne me tuais pas, je ne jetais pas un dernier et furieux anathème sur une société impitoyable ; non, non, vous le savez, mon Dieu !… Résigné, plein de miséricorde et de pardon, j’acceptais, je subissais l’impossibilité matérielle de vivre… de même que l’on supporte avec sérénité une maladie mortelle.

Cette maladie, c’était la misère… j’en mourais… mais je ne me tuais pas…

Pour me tuer… je me souvenais trop de mes entretiens avec Claude Gérard sur le suicide, qu’il était loin de considérer comme un crime ; il pouvait, au contraire, selon lui, devenir héroïque, sublime, mais il ne l’admettait qu’avec de grandes réserves.

« — Vouloir vous tuer, c’est vous déclarer à la fois victime, juge et bourreau, — me disait Claude Gérard, — c’est devant le suprême tribunal de votre conscience, de votre raison, qu’il faut plaider, juger, exécuter votre décision, décision sans appel. Vous ne sauriez donc la méditer avec trop de circonspection, avec trop de gravité, surtout ne prenez aucune résolution avant d’avoir répondu à ces questions en votre âme et conscience :

» — La somme de vos malheurs dépasse-t-elle la somme des forces humaines ?

» — Votre mort sera-t-elle profitable à quelqu’un ?

» — Vous est-il absolument prouvé que votre vie doit être désormais inutile à vos frères ?

» Songez-y bien ! si misérable qu’il soit, l’homme peut encore rendre bien des services à l’homme. S’il est jeune et fort, il peut avoir à défendre un plus faible que lui ; s’il est intelligent et bon, il peut éclairer et améliorer ceux que l’ignorance rend méchants, enfin il n’est pas de petits services comparés à la stérilité du suicide ; lorsque les circonstances ne le rendent pas héroïque, sublime, une vie oisive et stérile est seule comparable à une mort stérile… »

Je n’avais donc pas le droit de me tuer… Ma mort, s’il l’apprenait, affligerait profondément Claude Gérard,… et ma vie aurait pu être utile à Régina.

Aussi, je ne me suicidais pas… je mourais…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

De ce soir-là commença pour moi une sorte d’agonie morale et physique, beaucoup moins douloureuse d’ailleurs que je ne l’aurais crue.

La température de cette cave humide et sombre était presque tiède ; lorsqu’après la première nuit passée dans une sorte de torpeur du corps et de la pensée, je vis poindre la pâle lueur du matin à travers la voûte de mon réduit, j’éprouvai, chose étrange ! une sorte de jouissance à me dire : Je ne sortirai pas… de la journée. Je n’aurai à m’inquiéter ni de mon pain, ni d’un asile…

Ce jour, je le passai dans une immobilité calculée, car j’y trouvai bientôt un froid et complet engourdissement ; le visage tourné vers le mur de la cave, les yeux fermés, je m’absorbai dans le ressouvenir du passé.

Cette longue méditation fut comme un tendre et solennel adieu, adressé du plus profond de mon cœur à tous ceux que j’avais aimés…

Bamboche… Basquine… Claude Gérard, Régina furent tour à tour évoqués par ma pensée de plus en plus affaiblie, car, sur le soir de ce jour, je commençai d’éprouver les douloureuses étreintes de la faim ; heureusement elles réagirent presque aussitôt sur mon cerveau déjà très-épuisé…

De ce moment je dus être en proie aux hallucinations qui accompagnent toujours ce terrible paroxysme appelé le délire de la faim ; et je perdis la conscience de ce qui m’arriva.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lorsque je revins à moi, le jour paraissait à peine, j’étais couché sur un lit de sangle, dans une sorte de soupente, d’où je découvris au-dessous de moi, une très-longue écurie, remplie de trente ou quarante chevaux.

Je croyais rêver, je regardais autour de moi avec une surprise croissante, lorsque j’entendis monter à l’échelle qui de l’écurie conduisait à la soupente, et malgré ma faiblesse, malgré l’étourdissement dont j’étais encore saisi, je reconnus tout d’abord la bonne et honnête figure du cocher de fiacre qui m’avait conduit durant la première journée de mon séjour à Paris.

— Ah… enfin !! vous voilà les yeux ouverts, — me dit-il joyeusement, — le médecin disait bien que vous n’étiez malade que de besoin,… ce qui s’est vu du reste, car lorsqu’on vous a eu fait boire un peu de bouillon coupé… vous avez déjà paru mieux…

— Comment suis-je ici ? — lui demandai-je avec émotion, — grâce à vous sans doute ?

— Je le crois bien, et je m’en vante, mon garçon, je vas tout de suite vous conter ça, afin de ne pas vous faire chercher, votre tête se fatiguerait, ça ne vaudrait rien ; voilà donc la chose. Hier, dans l’après-dînée, une jolie petite dame, voile baissé, et le nez idem, nous connaissons cela, vient à ma station, me fait signe de lui ouvrir ma voiture, et, leste comme une petite chatte, saute le marche-pied, tire le store, et me dit : — Cocher ! barrière de l’Étoile ! une fois sur la route de Neuilly, vous irez au pas. — Connu, mes amours. Je remonte sur mon siège, j’arrive à la route de Neuilly ; je me mets au pas… Au bout de cinq minutes, la petite dame me tiraille de toutes les forces de sa petite main par le collet de mon carrik, en me criant : — Cocher ! arrêtez, s’il vous plaît, et ouvrez la portière. — Je descends, j’ouvre la portière, à qui ? à un beau jeune homme, qui monte en me disant : — Cocher, faubourg Montmartre, près la barrière, vous nous arrêterez dans les terrains en construction. — Je fouette mes bêtes, une fameuse course de longueur, comme vous voyez : et un peu dans le genre de celles que vous m’avez fait faire de la rue du Mont-Blanc à l’impasse du Renard. Arrivé aux terrains de la barrière Montmartre, mes tourtereaux descendent gais comme des pinsons, le jeune homme me paie en prince, ils avaient choisi sans doute cet endroit isolé afin de n’être pas vus descendant de fiacre ensemble. Je m’en revenais à vide, lorsque je vois à quelques pas un attroupement ; j’oblique de ce côté-là. — Qu’est ce qu’il y a donc là ? — Des gamins en allant jouer à cache-cache dans les constructions commencées, viennent d’y trouver un homme ; on dit qu’il est quasi mort de faim. — Ça me serre le cœur : j’allonge le cou ; qu’est-ce que je reconnais ? vous, mon pauvre garçon ! — Mon provincial ! — que je m’écrie : ça ne m’étonne pas… Ma foi, je n’en fais ni une, ni deux. Nous n’étions pas loin de nos écuries. Je descends, vous étiez évanoui ; je dis que je vous connais, je vous emballe dans mon fiacre, je vous emmène ici, on va chercher le médecin, il vient, nous dit que c’est de besoin que vous mourez, et qu’il faut vous faire avaler, petit à petit, un peu de bouillon ; on suit l’ordonnance, et j’espère bien que tantôt c’est beaucoup de bouillon que vous voudrez avaler, avec un bon verre de vin.

Et comme j’allais exprimer toute ma reconnaissance à cet excellent homme, il poursuivit :

— Minute… une bonne nouvelle ne vient pas seule, les chapeaux-cirés sont de bons enfants ; voilà ce que nous nous sommes dit les uns aux autres : — Michel, notre garçon d’écurie, est parti ; si ce pauvre jeune homme veut, en attendant, prendre sa place : ce n’est pas malin à faire. Il logera, comme Michel, dans la soupente de l’écurie ; il veillera aux chevaux pendant la nuit, les fera boire le matin, et nous lui donnerons, comme à Michel, trente sous par jour ; — sans doute, mon pauvre garçon, — reprit mon sauveur, — c’est pas fameux pour vous, qui veniez chercher une belle place à Paris ; mais enfin c’est toujours du pain, et avec du pain… on voit venir… voilà toute la chose. Si la place de Michel vous va, c’est dit, vous la prendrez, quand vous serez tout-à-fait remis, car le médecin a dit qu’il vous fallait des soins… Ne vous inquiétez de rien, nous sommes ici une vingtaine et avec un écot de deux sous par jour chacun, nous vous nourrirons jusqu’à ce que vous soyez vaillant.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Grâce à Dieu, le temps de mes plus rudes épreuves était passé, je n’ai pas besoin de dire avec quelle reconnaissance j’acceptai de ces braves gens le secours inespéré qu’ils m’offraient ; en quelques jours, je revins complètement à la santé. Instruit par l’expérience et par les préceptes de Claude Gérard, j’accomplis fidèlement, et sans me trouver nullement humilié, une tâche qui me donnait un pain honorablement gagné.

Au bout de six semaines, le cocher, mon protecteur, me dit :

— Mon garçon, j’ai un beau-frère portier, rue de Provence, dans un hôtel garni ; il y a là un coin de rue excellent pour un commissionnaire actif, intelligent, et qui, comme vous, ce qui est rare, sait lire et écrire ; mon beau-frère vous répond en outre de la pratique de l’hôtel ; c’est un fixe d’à-peu-près cinquante sous ou trois francs par jour ; ça vous va-t-il mieux que d’être ici valet d’écurie ? Si ça vous va mieux, nous irons à la préfecture avec le beau-frère et un témoin, afin de vous faire médailler… ça n’est pas encore bien fameux, mais vous aurez un travail moins rude qu’ici, c’est toujours du pain assuré… et puis vous verrez venir…

J’acceptai d’autant plus volontiers cette nouvelle offre, que, malgré mon zèle et mon exactitude, mes relations avec mes nombreux maîtres, généralement bonnes gens, mais quelque peu brutaux, n’étaient pas des plus agréables, ceci soit dit sans altérer en rien la sincère, la profonde gratitude dont je suis pénétré envers eux pour l’aide qu’ils m’ont portée dans la situation la plus cruelle de ma vie.