Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/VI/15

La bibliothèque libre.


CHAPITRE XV.


le bal.


Quoique fort insignifiant en apparence, l’entretien de la princesse et de son mari avait été pour moi plein de graves révélations. Il régnait évidemment une froideur contrainte entre M. de Montbar et sa femme. Il voyait avec peine l’intimité de la princesse et de Mme Wilson. Il rendait loyalement hommage à la supériorité du capitaine Just, contre lequel il ressentait cependant une jalousie d’instinct… et cet instinct ne devait pas tromper le prince… car, le dirai-je… cette jalousie, je la partageais… mon cœur s’était douloureusement serré en apprenant l’espèce d’intimité qui existait déjà entre le capitaine Just et Régina, jalousie folle, basse et stupide de ma part, car, hélas ! je n’espérais rien de mon amour… Mais quoique fou, bas, stupide, ce ressentiment n’en fut pas moins navrant, et j’entrevis vaguement une torture… plus cruelle encore que celle d’aimer sans espoir.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Après avoir dîné avec mes camarades, je remontai dans le salon d’attente de la princesse. J’y étais depuis peu de temps, lorsque j’entendis le bruit d’une voiture entrer dans la cour de l’hôtel ; bientôt après j’introduisis Mme Wilson dans le parloir de la princesse.

Lorsque après un quart-d’heure environ ces deux charmantes femmes sortirent par une des portes du salon dans lequel j’attendais, je fus ébloui… il était impossible de rencontrer deux beautés plus complètes, et pourtant plus différentes que celles de la princesse et de son amie.

Mme Wilson, blanche et rose, avec des yeux bleus et des cheveux noirs, portait une robe de velours vert pâle, garnie de flots de dentelle rattachés par des bouquets de roses-pompons ; une élégante coiffure des mêmes fleurs complétait cette charmante parure.

La princesse, d’une taille plus élevée que Mme Wilson, mais non moins svelte, avait une robe de moire paille, recouverte d’une courte tunique de gaze blanche, garnie de feuilles de camélias naturels, attachées avec des diamants qui brillaient au milieu de cette luisante verdure, comme autant de gouttes de rosée cristallisées ; une couronne de feuilles vertes sans fleurs, aussi constellée de diamants, ceignait le front blanc et superbe de Régina… Cette robe, très-décolletée, ainsi qu’on les portait alors, laissait nus les épaules, les bras et la poitrine de la princesse, qui semblaient avoir la blancheur, le poli, la fermeté du marbre ; ses cheveux, d’un noir plus bleuâtre que ceux de Mme Wilson, au lieu d’être relevés en bandeaux comme le matin, se déroulaient en longs anneaux, qui caressaient son sein demi nu ; plantée très-bas derrière sa tête, cette magnifique chevelure se tordait à sa naissance en une tresse épaisse, nette, luisante, qui faisait valoir encore l’attache élégante d’un cou svelte et rond.

Une légère rougeur colorait les joues de Régina, ses trois petits signes noirs veloutés, coquets, contrastaient comme autant de mouches d’ébène avec l’humide carmin de ses lèvres et le feu de ses grands yeux noirs, alors brillants et animés…

Bien plus encore que dans son négligé du matin, Régina m’apparaissait ainsi dans toute la voluptueuse splendeur d’une beauté que je ne lui soupçonnais pas…

Lorsqu’elle sortit de son parloir avec Mme Wilson, elles riaient toutes deux ; le rire de Régina était charmant, car il montrait des dents d’un émail éblouissant ; elle riait tout en approchant son bouquet de ses lèvres par un mouvement rempli de grâce, comme pour voiler cette gaîté à demi.

— Méchante… — lui disait Mme Wilson… — parmi cet arsenal de bouquets magnifiques, choisir celui… de votre fleuriste.

— Que de noms les jaloux vont lui donner à ce pauvre bouquet marchand ! — dit Régina.

— Les noms des hommes les plus à la mode de Paris y passeront, — reprit gaîment Mme Wilson.

— Avouez, ma chère, que ceci est un peu l’image de bien des choses… Si l’on savait ce que l’on envie !… — dit la princesse avec un accent singulier, — et il me sembla voir un nuage attrister un instant son front rayonnant.

En échangeant ces paroles avec Mme Wilson, la princesse s’était à demi enveloppée d’un ample manteau de satin cerise doublé d’hermine, que sa femme de chambre, qui l’avait suivie, venait de lui poser sur les épaules, après quoi Juliette me remit une paire de petits chaussons de taffetas noir ouaté, et me dit à demi-voix :

— Vous donnerez les chaussons de Madame au valet de pied de Mme Wilson ; recommandez-lui bien de ne pas les perdre.

Puis la femme de chambre rentra dans l’appartement, en me disant à voix basse :

— À tout-à-l’heure pour le thé.

Au moment de sortir du salon, Mme Wilson dit à la princesse :

— Croisez bien votre manteau, ma chère amie, il fait horriblement froid.

Se trouvant gênée sans doute par son bouquet et par son mouchoir pour se bien envelopper dans son manteau très-ample et très-long qu’il lui fallait relever pour descendre l’escalier, la princesse me remit son bouquet et son mouchoir en me disant :

— Vous me donnerez cela dans la voiture.

En recevant de sa main dans ma main son mouchoir et son bouquet dont le parfum monta vers moi par bouffées, je tressaillis, et je suivis lentement ma maîtresse, la voyant descendre, svelte et légère, les larges degrés de l’escalier de marbre.

Mme Wilson, qui la précédait de quelques pas, s’apercevant que le petit pied de la princesse était seulement chaussé de son soulier de satin blanc, lui dit d’un ton de reproche affectueux :

— Comment, ma chère, par le froid qu’il fait, vous n’avez pas mis de chaussons ?

— Votre valet-de-pied me les donnera en sortant du bal… — répondit la princesse, — il sera temps alors.

— Et pendant toute la durée de l’opéra, vous voulez rester les pieds glacés… et à la sortie ?… Attendre ainsi notre voiture pendant une heure ? vous auriez un froid mortel… je ne souffrirai pas cela… vous allez mettre vos chaussons à l’instant même… et vous ne les quitterez qu’à notre arrivée au bal.

— Allons… cher tyran, — dit en souriant la princesse à Mme Wilson, — il faut bien vous obéir.

En parlant ainsi, la princesse et son amie s’étaient arrêtées aux dernières marches de l’escalier ; Régina me dit :

— Donnez-moi mon mouchoir et mon bouquet, et mettez-moi mes chaussons.

Et prenant de mes mains le bouquet et le mouchoir, Mme de Montbar s’appuya sur l’un des balustres de l’escalier et me tendit son pied.

Je me mis à genoux devant la princesse… Lorsque je pris dans ma main, où il tenait tout entier, ce pied d’enfant chaussé de satin blanc et de bas de soie si fins, qu’à travers leur tissu diaphane je voyais la transparence rosée de la peau… d’où s’exhalait une faible senteur d’iris… lorsqu’en attachant la bride du chausson de taffetas mes doigts tremblants rencontrèrent la cheville délicate d’une jambe déliée… lorsque enfin les plis traînants de la robe de ma maîtresse effleurèrent mon visage… je crus devenir fou… les artères de mes tempes battaient à se rompre… mes mains frémissantes brûlaient d’un tel feu, que ma maîtresse aurait dû sentir leur ardeur à travers la soie et le satin qui la chaussaient.

Heureusement elle ne s’aperçut de rien… et tandis que, éperdu, j’étais agenouillé à ses pieds, elle causait à voix basse avec Mme Wilson, quelques petits rires contenus interrompaient seuls le léger bruissement de leur causerie.

Ma tâche accomplie, je me relevai presque étourdi, sentant mes genoux vaciller ; la princesse, sans me regarder, me dit en se dirigeant vers le vestibule servant de premier antichambre ;

— Martin… vous m’attendrez ?…

— Oui, Madame la princesse… — répondis-je, en balbutiant.

Les valets-de-pied de la maison se levèrent respectueusement sur le passage de la princesse ; deux d’entr’eux allèrent ouvrir à deux battants la porte du perron.

À travers les vitres et à la clarté des grandes lanternes de cuivre de la voiture, je vis les deux jeunes femmes monter dans une élégante berline, que deux magnifiques chevaux gris, aux brillants harnais, entraînèrent rapidement.

Frémissant encore de l’âcre et terrible volupté que je venais de goûter, je regardais cette voiture s’éloigner, plongé dans une sorte d’extase, lorsque je fus rappelé à la réalité de ma condition par la grosse voix de l’un des valets-de-pied de l’hôtel, qui, refermant bruyamment la porte du vestibule, après le départ de notre maîtresse, s’écria brutalement :

— Emballée !!…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En proie à un trouble indicible, à des pensées folles, ardentes, douloureuses, j’éprouvais une grande répugnance à me rendre au thé que la femme de chambre de la princesse donnait pour fêter ma bienvenue ; j’aurais préféré rentrer chez moi jusqu’à l’heure de descendre au salon, pour y attendre ma maîtresse ; mais songeant à la recommandation du docteur Clément, au sujet des projets ténébreux du comte Duriveau, je crus que cette réunion domestique m’offrirait peut-être l’occasion de découvrir quelque chose.

D’ailleurs, ainsi que cela arrive lorsque l’on a l’esprit tendu vers les éventualités d’un péril à la fois menaçant et inconnu, tout vous devient sujet de défiance, et l’on se livre aux suppositions les plus hasardées ; ainsi, en réfléchissant à la récente et étroite intimité de la princesse et de Mme Wilson, intimité qui semblait avoir une grande influence sur Mme de Montbar, je me demandai dans quel but Mme Wilson avait entraîné si soudainement Régina au milieu d’un tourbillon de fêtes et de plaisirs, elle qui vivait naguère dans une tristesse solitaire, si ce changement si brusque dans ses habitudes ne favorisait pas les projets de vengeance du comte Duriveau ?

Et puis enfin, pourquoi reculerai-je devant l’aveu de certaines pensées enfouies au plus profond des replis du cœur ? malgré moi, je me sentais presque jaloux de Mme Wilson ; ses conseils avaient, sans doute, engagé Régina à s’étourdir sur ses chagrins ; et dans l’inflexible égoïsme de mon dévoûment, je n’aimais pas à la voir porter si fièrement ses souffrances. Sa fiévreuse ardeur pour le plaisir était, sans doute, factice, mais il me semblait, et mon cœur s’en navrait, que mon dévoûment devenait moins utile à Mme de Montbar, du moment où elle trouvait quelque distraction au milieu des enivrements du monde. J’aurais préféré la trouver triste, abattue, comme par le passé, afin de pouvoir un jour peut-être la tirer de cette tristesse, de cet isolement, en lui rendant les affections qu’elle devait regretter amèrement.

Ces réticences, ces jalousies, ces calculs dans le dévoûment, sont puériles, quelquefois indignes ; mais hélas ! c’est l’histoire de mon cœur qu’à cette heure je me raconte avec sévérité.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une autre raison m’engageait aussi à me rendre au thé de Mlle Juliette malgré ma répugnance. — Il est très-possible, — m’avait dit encore le docteur Clément, — que le comte Duriveau, pour servir ses projets, ait parmi les gens de la princesse une créature à lui. Je ne savais encore jusqu’à quel point cette crainte pouvait être fondée, n’ayant vu mes nouveaux camarades que le matin au déjeûner et le soir au dîner, repas assez court et dont ma présence à moi nouveau venu, avait nécessairement dû bannir la confiance et la liberté habituelles, je n’avais pu rien observer. La réunion du soir, plus animée, plus intime, allait peut-être faciliter mes remarques ; d’ailleurs, à la première vue, mes compagnons de domesticité semblaient braver le soupçon : Mlle Juliette et une autre femme de la princesse chargée de la lingerie, toutes deux assez jeunes et dont l’une : Mlle Juliette, était fort laide, paraissaient d’honnêtes et inoffensives créatures ; le valet de chambre du prince, vieux serviteur qui l’avait vu naître, me paraissait ne devoir pas exciter la moindre défiance, et le maître-d’hôtel, homme grave, minutieux, paraissait continuellement absorbé par l’importance de ses fonctions. Quant à notre chef de cuisine (je ne parle du garçon et de la fille de cuisine que pour mémoire), il eût fallu un regard bien prévenu pour chercher un ténébreux machinateur sous son masque débonnaire, pâle et bouffi.

Parmi les gens de la maison, les personnages dont je viens de parler assistaient seuls au thé, car il régnait une sorte de démarcation entr’eux : domestiques tout-à-fait d’intérieur, et les valets-de-pied, gens de livrée ou d’écurie qui ne vivaient pas dans l’intimité du foyer.

Lorsque j’entrai dans la chambre de Mlle Juliette, mes compagnons et la plupart des invités étaient déjà réunis.

Je me souvins à ce moment des révélations dont l’entretien de plusieurs valets-de-pied, rassemblés autour du perron du Musée, avait été si prodigue ; je devais entendre dans cette soirée trahir des secrets domestiques d’une bien autre importance que ceux que j’avais déjà surpris, et la vie de bien des personnages éminents envisagée sous ce point de vue si intime, allait s’offrir à moi sous l’aspect le plus singulier.


Fin du sixième volume