Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/VI/9

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IX


CHAPITRE IX.


le docteur clément (Suite).


Mon cœur battait violemment, lorsque notre voiture s’arrêta devant l’hôtel de Montbar.

— Monsieur… vous accompagnerai-je, — demandai-je au docteur.

— Non… reste là, — me répondit-il.

Et la grande porte de l’hôtel se referma sur lui ; en attendant son retour, je quittai la voiture : poussé par une irrésistible curiosité, j’examinai les dehors de la demeure de Régina. C’était l’un de ces anciens hôtels si nombreux dans ce quartier aristocratique ; la cour devait être immense, car des bâtiments je n’apercevais que les grands toits à pans coupés et presque droits, surmontés de lourdes cheminées de pierre sculptées représentant des trophées d’armes ; à gauche régnait le long mur d’un jardin. Ce mur, formant l’angle d’une rue voisine, se prolongeait en retour ; à son extrémité je remarquai une petite porte par où l’on pouvait sans doute mystérieusement sortir de l’hôtel ; alors me revinrent à la mémoire les faits de dégradation bizarre dont j’avais été témoin lors de mes deux rencontres avec le prince de Montbar : la première dans l’auberge des Trois-Tonneaux, la seconde à la porte d’un bouge des boulevards extérieurs. — C’est peut-être par cette issue, — me disais-je, — que le prince, déguisé sous de misérables vêtements, quittait sa riche demeure héréditaire pour aller se livrer aux plus tristes excès. Après avoir examiné curieusement cette porte, afin de deviner si elle avait été récemment ouverte, je regagnai la voiture ; bientôt j’y fus rejoint par mon maître.

Chez moi, — dit-il brusquement au cocher.

Puis, abîmé sans doute dans de pénibles réflexions, il ne m’adressa pas la parole jusqu’à notre arrivée chez lui. Durant ce trajet, je le vis deux ou trois fois lever les yeux au ciel en haussant convulsivement les épaules, comme s’il eût pris Dieu à témoin de quelque grande iniquité.

Cette tristesse douloureuse, que semblait éprouver mon maître en sortant de l’hôtel de Montbar, excitait mon inquiétude et ma curiosité ; le docteur venait-il de faire quelque fâcheuse découverte ; quelque malheur menaçait-il Régina ? Le fiacre s’arrêta devant la maison du docteur, située au fond du Marais, dans une rue si déserte, que l’herbe poussait entre les pavés. Au tintement réitéré d’une sonnette, une porte bâtarde s’ouvrit, nous entrâmes, mon maître et moi, dans cette demeure solitaire.

— Suzon, — dit-il à la vieille servante qui nous reçut, — voici le brave garçon dont je t’ai parlé… mets-le au fait du service… et n’entre pas dans mon cabinet avant que je sonne.

— Et ton déjeûner, Clément ? — dit Suzon.

— Je sonnerai… je sonnerai, — répondit le docteur en disparaissant par un corridor qui aboutissait à l’espèce d’antichambre où nous nous trouvions.

La vieille servante qui tutoyait son maître, me fit signe de la suivre. Nous traversâmes deux pièces situées au rez-de-chaussée et donnant sur un jardin inculte, planté de quelques grands arbres à l’écorce noircie ; la margelle ruinée d’un bassin sans eau et les débris d’une statue de marbre, rongée de mousse, étaient à demi enfouis sous de hautes herbes qui me rappelèrent la triste verdure des cimetières.

Suivant ma conductrice, j’entrai dans une vaste chambre dont la fenêtre donnait sur la rue.

— Voilà votre logement, — me dit Suzon. — cette sonnette que vous voyez est celle de Monsieur… cette autre est celle de M. Just, le fils de mon maître.

— M. le docteur a un fils qui se nomme Just ? — demandai-je avec émotion.

— Sans doute… Et c’est moi qui l’ai élevé, — reprit Suzon, non sans un certain orgueil.

Je compris alors que, par une pensée touchante, le docteur Clément plaçait ses nombreux et intelligents bienfaits sous le nom de son fils.

Suzon reprit :

— Lorsque M. Just est à Paris, vous faites, pendant son séjour ici, son service et celui de Monsieur. Ordinairement vous m’aiderez à ranger et à approprier la maison… puis vous irez au cabinet de consultation de Monsieur, ici à côté, annoncer les visites et en tenir la liste. À six heures on prend le café, à midi on déjeune, à sept heures on dîne avec Monsieur.

— Avec Monsieur le docteur ! — m’écriai-je, — à sa table ?

— Certainement, à moins que Monsieur n’ait des visites imprévues. Il est onze heures, à midi je frapperai à cette cloison, ce sera l’heure du repas, car pour ce qui est du déjeûner… Monsieur déjeûne seul.

Et sans me donner le temps de répondre un mot, Suzon me quitta.

Très-étonné de cette singulière et patriarcale habitude de mon nouveau maître qui faisait manger ses domestiques à sa table, je jetai un regard curieux sur ma nouvelle demeure. Rien de plus triste et pour ainsi dire de plus claustral que l’aspect de cette silencieuse maison ; mais j’avais vu de si près la terrible misère, ou bien j’avais été placé dans des conditions si cruellement antipathiques à mon caractère, que, songeant à tout ce que je découvrais à chaque instant de généreux et de vénérable dans le caractère de mon nouveau maître, ce fut avec un sentiment de bonheur et de quiétude inexprimable, que je pris possession de ma chambre.

Un bon lit, quelques chaises, une grande armoire, une commode et un bureau, tel était mon ameublement, très-simple, mais très-propre ; en tirant un des tiroirs du bureau pour y déposer mon précieux portefeuille qui ne m’avait jamais quitté, je trouvai au fond de ce tiroir quelques papiers froissés ou à demi déchirés, laissés sans doute par mon prédécesseur. En ôtant ces débris pour les jeter dans la cheminée, ma vue s’arrêta machinalement sur un fragment de papier où était tracé un plan, mais mon attention et ma curiosité s’éveillèrent bientôt en lisant sur ce plan le nom de la rue et le numéro de la maison où demeurait mon maître ; après quelques minutes d’examen, je reconnus facilement, en me remémorant la disposition des pièces que je venais de parcourir, que ce plan était celui de notre logis ; mais ma surprise augmenta en voyant une ligne rouge qui, partant de la fenêtre de la chambre que j’occupais, traversait plusieurs pièces, et allait aboutir à une vaste salle située au premier étage et désignée sur ce plan par une tête de mort grossièrement dessinée. Que signifiait ce tracé, cette espèce d’indication de marche, d’itinéraire à travers la maison ? Je ne pus parvenir à m’en rendre compte. Néanmoins, ma curiosité éveillée par cette découverte, j’examinai plus attentivement les papiers déchirés ou froissés que j’avais d’abord jetés, je n’y vis que des nomenclatures de visites faites par le docteur Clément ; c’était sans doute le brouillon du registre que faisait tenir mon maître par le serviteur auquel je succédais. Je jetai au feu ces débris de papier insignifiants, réservant cependant le plan chargé du bizarre tracé qui excitait en moi une curiosité mêlée d’inquiétudes.

J’étais occupé à l’examiner encore, lorsque la vieille gouvernante rentra ; je lui montrai ce papier. Elle le regarda, et quoiqu’elle n’attachât — me dit-elle — aucune importance à cette découverte, elle m’assura qu’elle en ferait part au docteur ; puis elle ajouta :

— Monsieur vient de sonner pour son déjeûner. Venez le prendre à la cuisine, vous irez le lui porter dans son cabinet. Suivez-moi, je vais vous conduire.

Ce déjeûner se composait invariablement d’une tasse de lait et d’un morceau de pain. Le docteur ne buvait jamais de vin ; son dîner, d’une sobriété extrême, se bornait à un potage et à quelques légumes cuits dans le bouillon. Il n’entendait pas, d’ailleurs, soumettre ceux qui l’entouraient à ce régime frugal, qu’il suivait depuis plus de vingt ans, autant par goût que par hygiène.

Suzon me mit entre les mains un plateau où était servi le frugal déjeûner, et marcha devant moi. Songeant alors involontairement à l’espèce d’itinéraire tracé sur le plan trouvé dans mon bureau, je m’aperçus que je suivais exactement cette indication, et que, si elle était exacte, je devais, après avoir monté l’escalier, bientôt arriver à la pièce signalée dans le plan par une tête de mort grossièrement dessinée. Je ne me trompais pas. Suzon s’arrêta devant une porte, qu’elle me montra en me disant :

— C’est là… entrez.

Le docteur était occupé à écrire, il me fit signe de la main de déposer le plateau sur une petite table voisine de son bureau de travail ; comme il ne me dit pas de sortir, je crus devoir rester pour le servir. En attendant ses ordres, j’examinai curieusement l’endroit où je me trouvais. C’était une vaste pièce carrée très-élevée, sans fenêtres, mais une partie du plafond, arrondi en dôme, étant vitrée, cette salle recevait seulement du jour d’en haut ; de grandes armoires vitrées garnissaient un des côtés de ce cabinet, et renfermaient une magnifique collection anatomique. En face je vis une bibliothèque, simplement construite en bois de sapin jauni par le temps, et dont les rayons regorgeaient de livres de toute grandeur ; les innombrables signets de papier blanc qui dépassaient la tranche de ces volumes maculés, brisés, usés par un fréquent usage, disaient assez les longues et continuelles études du docteur Clément. Cette bibliothèque, sans doute insuffisante, refluait en piles ; de gros in-folios étaient çà et là rangés sur le plancher. Une autre partie du cabinet était consacrée à des collections géologiques et minéralogiques, ainsi qu’à des herbiers, classés avec le plus grand soin. Dans un coin je remarquai encore un fourneau de chimiste avec ses accessoires obligés d’alambics, de cornues et de fioles rangées sur des tablettes. Enfin, faisant face à la table immense surchargée de livres, d’instruments de toutes sortes, de papiers, de cartons, au milieu desquels le docteur Clément, toujours occupé d’écrire, était comme enfoui. Deux portraits attirèrent mon attention ; le premier représentait le buste d’une jeune femme d’une admirable beauté ; elle était coiffée en cheveux, une gaze blanche cachait à demi ses épaules et son sein.

Le second portrait était celui d’un très-jeune homme d’une mâle et belle figure, au regard doux et fier ; il portait l’uniforme de l’École polytechnique, et ses traits offraient une certaine ressemblance avec le portrait de la jeune femme qui avait d’abord attiré mon attention.

Sans doute le docteur Clément m’observait en silence depuis quelques moments, car il me dit avec une expression d’orgueilleuse satisfaction :

— C’est, n’est-ce pas, une charmante figure que celle de ce jeune homme ?

— Oh ! oui, Monsieur, — lui dis-je, en me retournant vers lui.

— C’est mon fils, — me dit mon maître, dont la physionomie austère rayonna soudain de ce qu’il y a de plus pur, de plus divin, dans l’amour paternel. — C’est mon bien aimé Just, et quoiqu’il ait à cette heure quelques années de plus qu’à l’époque où fut peint ce portrait, quoique le soleil d’Afrique ait bruni son teint, et qu’une glorieuse cicatrice ait sillonné son front… tu le reconnaîtras tout de suite à cet air de douceur, de franchise et d’énergie qu’il a toujours conservé.

— Il est encore militaire, Monsieur ?

— Capitaine du génie, s’il vous plaît, et des plus distingués de son arme. Mais c’est là le moindre de ses titres… Il a, faute d’une voix, failli entrer à l’Académie des sciences ; mais à la prochaine élection sa nomination est assurée, sans compter qu’on lui a fait de magnifiques propositions pour aller fonder à l’étranger des établissements métallurgiques ; on lui offrait soixante mille francs par an, et plus tard une large part dans les bénéfices. Voilà ce que c’est que le vrai savoir ! voilà la vraie richesse ! mais ne va pas croire, Martin, — ajouta mon maître en s’animant, — que mon fils ne soit qu’un savant pédant en A plus B : il est aimable, spirituel et gai comme pas un ; il chante comme un ange, dessine à ravir, et je te réponds que jamais l’uniforme n’a fait ressortir une tournure plus naturellement élégante ;… avec cela courageux comme un lion et doux comme un enfant,… car il a la bonté de la force, et puis, un cœur ! — dit le vieillard avec émotion, — un cœur !  ! — et après un moment de silence, il reprit : — Je n’en connais qu’un au monde qui puisse lui être comparé…

— Le vôtre, Monsieur ?

— Non… il y a dans le sien des fibres délicates que ma rudesse n’a pas… car, pour la délicatesse et la sensibilité, c’est un cœur de femme… que celui de mon Just… aussi je le compare à celui de la plus noble femme que je connaisse.

Involontairement je songeai à Régina, pour laquelle le docteur Clément paraissait ressentir la plus tendre sollicitude.

Le vieillard reprit :

— D’ailleurs, tu verras bientôt mon fils, et tu l’aimeras, puisque tu fais désormais partie de ma famille… car je suis un peu patriarche dans ma façon d’envisager les serviteurs, — ajouta-t-il en souriant doucement. — Suzon t’a dit que vous dîniez tous deux avec moi ; quant à tes fonctions domestiques… la différence d’âge qui existe entre nous deux, te les rendra presque naturelles… il n’y a rien d’humiliant dans les services qu’un jeune homme rend à un vieillard…

— Cela est vrai. Monsieur, — lui dis-je, pénétré de tant de bontés, — et d’ailleurs, celui qui m’a recueilli et élevé, m’a enseigné par son exemple, qu’il n’y a, comme il me le disait, aucune position de la vie, si infime qu’elle soit, dans laquelle l’homme ne puisse faire acte de dignité.

— Cela est d’un jugement sain, et d’un esprit élevé, — reprit mon maître, touché de ces paroles que m’avait si souvent répétées Claude Gérard. — Tout ce que tu m’as raconté de la vie, du caractère et des habitudes de cet homme, me donnent, d’ailleurs, une haute idée de lui… Et…

Puis, s’interrompant soudain, comme si quelque souvenir lui revenait à la pensée, le docteur reprit.

— Mais, j’y songe, cet homme d’un si grand cœur était instituteur de village, m’as-tu dit ?

— Oui, Monsieur, il se nommait Claude Gérard,

— N’était-il pas instituteur d’un village près Évreux ?

— Non, Monsieur ; la commune où il enseignait était dans le Midi…

— Alors ce n’est pas lui, — me dit mon maître.

— Comment cela, Monsieur ?

— Dans sa dernière lettre, mon fils, qui est chargé de travaux géologiques du côté d’Évreux, me dit que, logeant pendant quelques jours dans un village du pays, il a rencontré là, par hasard, un pauvre instituteur communal, dont il ne me dit pas le nom, mais dont le caractère et l’esprit l’ont si vivement frappé, qu’il m’a écrit : — Mon père, cet homme est un des nôtres… et…

— C’est Claude Gérard ! — m’écriai-je ; — ces paroles de M. votre fils m’en assurent. Oh ! soyez béni, Monsieur, c’est à vous que je devrai de le retrouver.

— Ne m’as-tu pas dit cependant que la commune à laquelle il appartenait se trouvait dans le Midi ?

— Oui, Monsieur ; mais au moment où je l’ai quitté, il devait, à son grand regret, être changé de résidence, et… il ignorait encore où l’on devait l’envoyer… Toutes les lettres que je lui ai adressées l’ont été à son ancienne commune… Était-il déjà parti lorsqu’elles sont arrivées ? ne lui ont-elles pas été remises ? ont-elles été égarées en route ? je l’ignore ; mais il ne les a certainement pas reçues, car il m’eût répondu… Mais c’est de lui, oh ! j’en suis sûr, Monsieur… c’est de lui que M. votre fils vous parle… car Claude Gérard est, en effet, digne d’être un des nôtres.

— Maintenant, je le pense comme toi ; aujourd’hui même j’écrirai à Just, je lui demanderai si l’instituteur dont il m’a parlé se nomme Claude Gérard, et sous peu de jours, nous saurons à quoi nous en tenir… Maintenant, donne-moi mon déjeuner.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lorsque mon maître eut pris son frugal repas, il me donna une clé, et m’indiquant un vieux meuble d’acajou, composé de plusieurs tiroirs étages au-dessus les uns des autres :

— Ouvre le premier tiroir de ce meuble… et donne-moi un grand registre qui s’y trouve.

J’obéis, et je remis à mon maître une espèce d’in-folio à dos de basane, relié en parchemin vert, in-folio qui, à sa vétusté, à ses brisures, paraissait dater de bien des années.

Le docteur ouvrit ce registre, déjà presque entièrement rempli sans doute, car il écrivit quelques lignes sur l’une des dernières feuilles ; comptant alors celles qui restaient, il dit en se parlant à lui-même :

— Oh ! il en restera bien assez.

Puis après avoir pendant un instant regardé ce registre d’un air à la fois satisfait et mélancolique :

— Tiens… remets ce registre à sa place, — me dit-il, — tu ouvriras ensuite le tiroir du dessous, et tu y mettras ces billets.

Ce disant, il me remit les dix billets de mille francs restant des vingt mille francs reçus de ce marquis avare et millionnaire, si rudement rançonné le matin.

Et comme j’exécutais ses ordres, il ajouta :

— Compte cent louis, et mets-en cinquante dans chacun des côtés de ma bourse, car elle est, ma foi, vide… tiens… prends-la… — dit-il en me la remettant.

J’avais attiré difficilement à moi le second tiroir, fort lourdement chargé ; dans une case séparée, je vis un assez grand nombre de billets de banque, auxquels je joignis ceux que mon maître venait de me donner. Deux autres cases, de grandeurs différentes, étaient remplies de pièces d’or et d’argent en si grande abondance, que les cent louis que je pris dans la case contenant l’or, firent un vide presque imperceptible.

Le tiroir fermé, j’en remis la clé à mon maître ; il me dit alors, en me conduisant auprès d’un bureau placé dans une petite pièce contiguë à son cabinet, et qui n’avait d’autre issue que la porte par laquelle nous entrâmes :

— Tu vas, en attendant mon retour, mettre au net les premiers feuillets de ce mémoire sur une organisation du service médical, à laquelle je travaille depuis bien des années ; puissé-je vivre assez pour le terminer ! car dans ce malheureux pays, tout languit, tout se démoralise, tout se perd, par le manque d’organisation… Une concurrence impitoyable accoutume les hommes à être impitoyables… aussi, pour parvenir, tout moyen leur est bon, heur aux forts, malheur aux faibles… — ajouta-t-il en soupirant, puis il reprit : — Une fois la copie de ces pages terminée, tu pourras disposer de ton temps jusqu’à l’heure du dîner.

Et le docteur me laissa seul.

La confiance qu’il m’avait témoignée, à moi inconnu de lui, en me montrant, dès le premier jour, l’endroit où il renfermait des valeurs considérables, me toucha encore plus qu’elle ne me surprit ; sûr de ma probité, je m’étonnais peu que l’on me crût probe ; néanmoins, ce dernier trait augmenta encore ma gratitude et ma vénération pour mon nouveau maître.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le surlendemain de ce jour-là même se passa une scène doublement intéressante pour moi ; elle complétait dignement l’exposition du caractère du docteur Clément, cet homme d’une si puissante originalité.

J’étais occupé à écrire, sous la dictée de mon maître, la suite de ce plan d’organisation médicale rempli de vues aussi neuves que pratiques, aussi élevées que généreuses, car il considérait cette immense question au point de vue de l’hygiène et de la santé des populations des villes et des campagnes, lorsque Suzon lui annonça M. Dufour d’Évreux, chargé, disait-il, d’une lettre de M. Just, le fils de mon maître.

— Un ami de mon fils, — dit vivement le docteur à Suzon. — Introduis-le tout de suite… Ceux-là… ont toujours chez moi leurs grandes entrées…

Bientôt je vis paraître un petit vieillard, propret, et tiré comme on dit à quatre épingles, quoique la mode de la poudre fût passée depuis long-temps. Il portait des faces et une petite queue enrubannée de noir qui flottait sur le collet légèrement blanchi de son habit bleu-barbeau ; une culotte de satin noir et des bas de soie complétaient le costume un peu suranné de ce personnage.

Dès que M. Dufour avait paru, je m’étais, selon mon habitude, retiré dans une pièce voisine, qui n’avait d’issue et d’entrée que par le cabinet du docteur. Celui-ci ayant par mégarde sans doute laissé la porte entrebâillée, j’entendis forcément l’entretien suivant :

— Vous êtes chargé, Monsieur, d’une lettre de mon fils !… — dit mon maître à M. Dufour.

— Oui, Monsieur le docteur… la voici.

Il se fit un moment de silence pendant lequel mon maître prit connaissance de la lettre ; après quoi il reprit :

— Vous désirez me consulter, Monsieur ?…

— Non, Monsieur le docteur.

— Comment ? — reprit mon maître avec un accent de surprise, — voilà ce que m’écrit mon fils :

« Mon bon père, M. Dufour, l’un des plus grands propriétaires de France, désire te consulter et t’être particulièrement recommandé… Je m’empresse d’accéder à son désir, et je lui remets cette lettre pour toi, te remerciant d’avance de ta bienveillance pour M. Dufour, chez qui j’ai été reçu avec la plus cordiale hospitalité lors des travaux géologiques qui m’ont conduit dans l’une de ses propriétés. Je t’embrasse tendrement. »

Après cette lecture, mon maître reprit :

— Voilà ce que m’écrit mon fils, Monsieur ; je vous suis très-obligé de l’hospitalité que vous lui avez accordée… mais si vous ne venez pas pour me consulter, à quel motif dois-je l’honneur de votre visite ?

— Cette lettre. Monsieur le docteur, n’était qu’un prétexte pour m’introduire auprès de vous.

— Un prétexte ?…

— Pas autre chose… Monsieur le docteur… j’ai huit millions de fortune en biens-fonds.

— Fort bien… Monsieur… après ?

— Je suis veuf, Monsieur le docteur, et je n’ai qu’une fille de dix-huit ans que j’adore…

— Permettez… Monsieur, pourquoi ces confidences ?

— Monsieur le docteur… ma fille est charmante… soit dit sans aveuglement paternel, et, de plus, elle a été élevée comme doit l’être une excessivement riche héritière…

— Mon fils aime votre fille, Monsieur ? Est-ce cela ?

— Je l’espère, Monsieur le docteur, car je crois que ma fille a trouvé M. votre fils fort à son goût durant le séjour qu’il a fait chez moi. Elle ne m’a fait à ce sujet aucune confidence… mais vous savez… un père qui idolâtre sa fille est clairvoyant… Enfin, Monsieur, pour parler net, je donne à ma fille en se mariant une terre évaluée cinq millions et qui rapporte cent vingt-quatre mille livres de rentes en bons fermages notariés… payés rubis sur l’ongle. Le reste de ma fortune appartiendrait à nos enfants… après ma mort ; vous le voyez, je m’exécute paternellement… je vais rondement en affaires. J’espère qu’à votre tour, vous m’imiterez, Monsieur le docteur, car le bruit public, et s’il faut vous le dire, les informations que j’ai prises, vous attribuent une fortune au moins égale à la mienne…

Après un moment de silence, mon maître reprit :

— Un mot d’abord, Monsieur ; je ne crois pas que mon fils soit instruit de votre démarche ?… car il m’en eût parlé.

— Votre fils, Monsieur le docteur, ignore ma démarche et ma fille l’ignore aussi. M. le capitaine Just a été appelé à vingt lieues d’Évreux pour d’autres travaux ; nous nous sommes fait des adieux pleins de cordialité… mais pas un mot de mariage n’a été échangé entre nous. C’est après le départ de M. votre fils que, voyant ma fille toute pensive, assez triste, je me suis rappelé certaines circonstances, et j’ai supposé… ou plutôt deviné, qu’il y avait de l’amour sous jeu. Or, comme ce mariage réunirait toutes les convenances de position, d’âge, de caractère et de fortune… de fortune surtout…

— De fortune… surtout ? — dit mon maître en interrompant M. Dufour, — vous croyez ?

— Parbleu ! Monsieur le docteur, vous sentez bien que, si Monsieur votre fils, malgré toutes ses qualités, ses talents charmants et sa jolie figure, n’avait que la cape et l’épée… je ne viendrais pas…

— Monsieur, — dit mon maître en interrompant encore M. Dufour — avant de poursuivre cet entretien, je dois vous prévenir qu’après moi je laisse à mon fils, pour tout héritage, mille écus de rentes

— Mille écus de rentes ! — s’écria M. Dufour.

— Mais s’il se marie, — reprit le docteur, — je lui donnerai en dot ces mille écus de rentes… c’est tout ce qu’il aura à attendre de moi, soit de mon vivant, soit après ma mort.

— C’est une plaisanterie, Monsieur le docteur ; vous gagnez au su de tout le monde plus de cent mille francs par an depuis vingt ans, et vous vivez… on me l’avait bien dit… vous vivez avec la plus… avec la plus… honorable… économie… il est donc impossible que…

— Je gagne, en effet, au moins cent mille francs par année, Monsieur ; l’année dernière a même été de cent vingt mille francs et plus.

— J’avais donc raison, Monsieur le docteur, de croire que vous plaisantiez.

— Monsieur, — reprit mon maître, — si, avant de venir ici, vous aviez consulté mon fils à propos de votre démarche, basée surtout sur des convenances de fortune, il vous eût, je n’en doute pas, rapporté ce que je lui ai dit lorsqu’il a eu l’âge de raison.

— Et que lui avez-vous dit, Monsieur le docteur ?

— Le voici, Monsieur. « — Mon cher enfant, — ai-je dit à mon fils, — je te donne une excellente éducation pratique, elle t’ouvre plusieurs carrières honorables, en travaillant tu pourras donc gagner largement ta vie ; mais comme la société est constituée de telle sorte, qu’il n’existe ni solidarité, ni fraternité entre les hommes, et que, si laborieux, si honnête que tu sois, mon pauvre enfant, tu n’aurais à attendre aucun secours de cette société marâtre, dans le cas où la maladie, où des événements imprévus, te frappant dans ton travail, t’auraient réduit à la misère, je t’assurerai mille écus de rentes ; tu seras ainsi, quoi qu’il arrive, au-dessus du besoin. Si cette aisance ne te suffit pas, s’il te faut du superflu, du luxe… tu le gagneras par ton travail, par ton intelligence… à chacun selon ses œuvres… Quant à moi, mon cher enfant, j’aurai accompli ma dette paternelle en te donnant — l’éducation qui fait l’homme, — la profession qui le rend utile, — l’argent qui le met au-dessus du besoin et de la dépendance : un père ne doit à son fils rien de plus, rien de moins. »

— Allons donc, Monsieur le docteur, — s’écria M. Dufour, — ce sont là de ces moralités, d’ailleurs excellentes en soi, que tous les pères fortunés disent et doivent dire à leurs enfants, pour les détourner de l’oisiveté, mais au fond les parents s’enorgueillissent de laisser à leurs enfants une grande opulence… qui leur permette de vivre sans rien faire et d’avoir l’existence la plus heureuse du monde.

— Ainsi, Monsieur, — dit le docteur en souriant, — il y a dans ce fait : de rendre nos enfants maîtres d’une grande fortune qu’ils n’ont pas acquise par leur travail, quelque chose de si révoltant que les pères les plus infatués de l’opulence… sont forcés de dire, au moins par pudeur à leurs enfants, ce que j’ai dit à mon fils… par devoir et par conviction : — Travaillez, et ne comptez pas sur mon riche héritage.

— Mais enfin, cette fortune immense que vous possédez, — s’écria M. Dufour, — qu’en ferez-vous donc, si vous en déshéritez votre fils ?

— Eh ! eh ! Monsieur, écoutez donc… chacun a ses petites fantaisies… dit mon maître, avec un accent railleur…

— Ainsi, Monsieur, vous l’avouez, — s’écria involontairement M. Dufour, exaspéré, — vous avez des vices cachés.

Le docteur Clément riait rarement ; mais, à cette étrange accusation, il partit d’un éclat de rire si franc, que j’entendis M. Dufour bondir sur sa chaise.

— Je conçois votre hilarité. Monsieur… — reprit M. Dufour, — l’inconvenance des paroles qui me sont échappées l’a provoquée ; pourtant un mot encore… Vous aimez M. votre fils, vous l’aimez tendrement… eh bien ! s’il était amoureux de ma fille, si son mariage avec elle devait assurer son bonheur… et que ce bonheur fût au prix de quelques-uns de ces millions… dont vous voulez le déshériter !

— De deux choses l’une, Monsieur : ou mon fils n’est pas aimé, et alors peu importe qu’il ait ou n’ait pas de millions, ou bien il est aimé de votre fille avec autant de sincérité que de désintéressement, alors, à quoi bon des millions ?

— Comment ? à quoi bon ? mais sans ces millions je n’autoriserai pas ce mariage, Monsieur le docteur.

— Alors, si votre fille aime mon fils, elle se mariera malgré vous, j’ai l’honneur de vous en assurer.

— Je la déshériterai, Monsieur.

— Qu’importe ? mon fils aura ses mille écus de rentes et sa place ; lui et sa femme vivront ainsi dans l’aisance ; s’ils veulent du superflu, mon fils acceptera de riches propositions qu’on lui fait à l’étranger.

— Mais cela est précaire, Monsieur ; et s’ils ont des enfants ?

— Mon fils aura de quoi les élever ; ensuite ils accompliront la tâche que Dieu a imposé à chacun ; ils travailleront comme a fait leur père… comme a fait leur grand-père ; je parle de moi qui suis venu à Paris en sabots… Sur ce… Monsieur, — ajouta mon maître en se levant, — permettez que je vous quitte,… j’ai quelques consultations à donner.

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En suite de cette conversation, où se révélaient dans toute son austère élévation, la sagesse de mon maître et sa tendresse éclairée pour son fils, je ne pus m’empêcher de me rappeler comme point de comparaison le déplorable sort de Robert de Mareuil, pauvre victime de la stérile oisiveté de l’héritage — l’éducation non moins oisive, non moins fatale, du vicomte Scipion, éducation qui semblait lui présager aussi un si funeste avenir.

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