Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/VII/2

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II


CHAPITRE II.


le thé. (Suite.)


Plus j’entrais avant dans le milieu de ma condition, plus j’appréciais la justesse de la réflexion de Leporello. Évidemment, la plupart des invités de Mlle Juliette possédaient des secrets effrayants pour le repos et l’honneur de bien des familles. Cette pensée fut justifiée presque aussitôt par Mme Lambert, femme de chambre de la marquise d’Hervieux.

— Leporello a bien raison, — dit-elle ; — le plus souvent les maîtres nous traitent mal, et pourtant bien des fois il ne tiendrait qu’à nous de mettre le feu dans je ne sais combien de ménages, de causer des séparations, des procès, des duels à mort…

— C’est pourtant vrai, — dirent plusieurs voix.

— Pour ma part, — reprit Mme Lambert, — je connais quelqu’un qui pourrait faire aller… au criminel et même je crois aux galères, c’est comme je vous le dis, un des personnages les plus huppés de ce temps-ci… et sa femme aussi, qui est toute la journée dans les églises, et qui fait sa grande dame.

— Ah bah ! dirent plusieurs voix avec surprise.

— Et de plus, — poursuivit Mme Lambert, — ruiner complètement le ménage qui est encore plus avare qu’hypocrite, et qui a plus de trois cent mille livres de rentes.

— Dis donc comment ?

— Il fallait pour que le ménage dont je vous parle, héritât d’un oncle immensément riche, que la femme eût un enfant. Voyant qu’elle ne pouvait pas parvenir à être grosse, elle est convenue, d’accord avec son mari, de simuler une grossesse. Il a bien fallu que ma maîtresse, car après tout, c’est de moi que je parle, il a bien fallu que ma maîtresse me mît dans la confidence, moi, sa femme de chambre. Je me suis occupé de trouver une femme grosse, je l’ai logée dans une maison isolée. Ça se passait à la campagne ; ma maîtresse a feint d’être en mal d’enfant dès que l’autre femme a été sur le point d’accoucher ; et c’est moi qui ai reçu l’enfant… un beau garçon, ma foi… Je l’ai apporté dans un carton à chapeau, et quand une bête de sage-femme de campagne, qu’on est allé exprès chercher trop tard, est arrivée, elle a trouvé un gros poupon criant comme un brûlé pour téter la nourrice dont on s’était précautionné.

— En voilà des roués ! — dit Leporello.

— Eh bien ! — reprit Mme Lambert, — vous me croirez si vous voulez, on m’a renvoyée de la maison pour cause… de moralité, parce qu’on avait surpris le cocher dans ma chambre ; ça m’a outrée… J’ai menacé ma maîtresse ; je lui ai dit que je pouvais parler sur bien des choses… Savez-vous ce qu’elle m’a répondu ?

— Quoi donc ?

Parlez si vous voulez, ma chère,… les complices sont autant punis que les coupables.

— La coquine ! — dit Astarté.

— Et ça ne quitte pas les églises ! — reprit Juliette.

— Elle avait raison, — reprit Mme Lambert ; — je la perdais et moi aussi. Après cela, je me fais plus méchante que je n’en ai l’air ; j’aurais pu me venger sans me perdre, que je ne l’aurais pas fait… Mais à propos, — reprit la femme de chambre de la marquise d’Hervieux, en s’adressant à Juliette, — tu m’avais dit que tu savais quelque chose qui ferait plaisir à ma maîtresse.

— Elle le sait peut-être déjà ; mais enfin voilà ce que c’est : Le prince part cette nuit pour Fontainebleau ; il va chasser cinq ou six jours avec le mari de ta maîtresse.

— Cet homme-là est-il sournois ! — s’écria Mme Lambert, — on n’en savait rien ce soir chez nous ; mais il n’en fait jamais d’autres. Quand le marquis s’en va, il ne veut qu’on soit content qu’au dernier moment. Ah ! pour çà oui, Madame va être contente. Pendant cette absence-là, voilà sa vie de presque tous les jours : Le matin son bain, après ça son déjeûner, et puis vite un petit fiacre, et en voilà pour jusqu’à six heures, où elle rentrera à l’hôtel pour dîner ; après dîner elle écrira une lettre de huit pages, que je porterai le lendemain matin (M. de Surville y répondra par un billet de deux lignes), et, la lettre écrite, elle s’habillera pour aller dans le monde revoir son trésor. Ses plus jolies, ses plus fraîches toilettes sont pour ce soir-là.

— Je les croyais brouillés ? — dit Juliette.

— Oui, pendant six mois, cette pauvre Madame… (elle est si bonne !) a manqué d’en mourir ; elle se fanait que c’était pitié… mais, maintenant, elle est redevenue charmante, son amant lui va si bien !

— C’est bien fait, — dit Astarté, — un mari si bête !…

— Et si sale ! — dit Mme Lambert. — Nous voyons cela, nous autres… Tenez, si le monde savait ce que nous savons, on excuserait les trois quarts des femmes qui ont des amants.

— Je les excuse toujours, moi d’abord, — dit Astarté, — ce sont les meilleures maîtresses à servir… ça vous les rend d’une douceur… d’un onctueux !… Et chez vous, Isabeau, y a-t-il du nouveau ?

— Oh ! chez nous, — reprit la femme de chambre de Mme Wilson, — on est toujours gaie, toujours folle ; on dit bonjour et bonsoir au père Wilson, qui ne met pas le nez hors de ses bureaux… et on adore un ange de petite fille… voilà tout.

— C’est drôle, — dit Astarté.

— Le fait est, — reprit Leporello, — que je n’ai jamais entendu rien dire sur Mme Wilson chez mon maître ; et Dieu sait comment on y habille les femmes du monde.

— C’est peut-être aussi parce que ces Messieurs en déshabillent beaucoup, — dit Astarté.

— Bravo ! — fit Leporello.

— Et ici ? — dit Astarté en interrogeant du regard la femme de chambre de Régina.

J’éprouvais une angoisse singulière en attendant la réponse de Juliette, qui dit tout-à-coup :

— Tiens, où est donc le père Louis ?

C’était le vieux valet de chambre du prince ; tous les yeux se tournèrent vers la place que cet ancien serviteur avait occupée ; il avait discrètement disparu, sans que l’on eût remarqué son départ.

— Il aura filé, bien sûr, — reprit Juliette, — quand il a vu la soirée tourner aux cancans ; il les déteste… Après tout, tant mieux, il est gênant, et puis on n’en peut rien tirer de lui… sur notre maître.

Je fus en effet frappé de la discrétion de ce domestique, le seul qui fût sans doute dans le secret des excursions nocturnes du prince de Montbar ; je me demandai par quel prodige d’adresse il avait pu cacher jusqu’alors aux autres domestiques de la maison les absences de son maître qui, je l’ai su depuis, se renouvelaient assez fréquemment.

— Vous avez raison, Juliette, — reprit la femme de chambre de Mme Wilson, — le vieux Louis nous aurait gênées… Eh bien ! je vous disais ; et ici, depuis que la princesse court les bals et les fêtes avec ma maîtresse…

— Voilà tout ? rien de nouveau ? — dit Astarté.

— Ma foi non ; Madame reçoit le matin la fleur des pois des élégants, comme dit Leporello ; elle fait toujours de superbes toilettes ; on lui envoie des bouquets sans nom, comme ce soir, et elle porte de préférence celui de sa fleuriste. Je n’en sais ni plus ni moins. Après cela, si les femmes de chambre, pour bien des raisons… savent souvent la fin des choses, elles en ignorent les commencements… ça regarde les valets de chambre. Dam ! ils annoncent les visites, ils peuvent donc remarquer celles qui sont plus ou moins longues,… selon que Madame est seule ou avec du monde,… ils peuvent encore observer la figure triste ou gaie que les assidus font en sortant,… s’ils sont rouges ou s’ils sont pâles, et surtout si, ayant leurs gants en entrant, ils les ont encore en sortant… C’est très-important… J’ai entendu dire au vieux Lapierre, qui avait été long-temps chez la fameuse princesse Romanof, que presque toujours on se dégantait chez elle au cinquième ou sixième tête-à-tête.

— C’est très-vrai d’observation, — dit Astarté. — Allez donc prendre la main d’une femme avec des gants.

— Aussi, — ajouta Juliette, — quant au nouveau qu’il pourrait y avoir ici, je vous dirais : adressez-vous à M. Martin que voilà, mais il n’est valet de chambre de Madame que d’aujourd’hui.

— Ma foi, Mademoiselle, — dis-je à Juliette, — je vous assure qu’il faudrait que les choses me crèvent les yeux ; je ne suis pas fort pour l’observation.

— Bah ! bah ! — me dit Juliette en riant, — on voit ça malgré soi. Honoré, qui était ici avant vous, M. Martin, n’était pas malin, ça n’empêche pas qu’il avait remarqué que M. le capitaine Just… ce beau grand jeune homme, était venu trois fois à l’heure où Madame ne reçoit habituellement personne.

— Ah ! ah ! voyez-vous ça, — dit Astarté en éclatant de rire, — et vous nous disiez, Juliette, qu’il n’y avait rien de nouveau ici.

— Je suis de l’avis de Mlle Juliette, — dis-je à Astarté, — il y a peu de temps que M. le capitaine Just a perdu son père qui était l’ami de Madame, et elle disait au prince aujourd’hui même à dîner, que le capitaine Just était encore si triste qu’il craignait de rencontrer du monde chez elle ; voilà sans doute pourquoi Madame le reçoit à une heure différente de ses autres visites.

— C’est égal, — dit en riant Astarté, — il n’y a rien de plus traître que les beaux grands garçons mélancoliques ; je vous recommande ce jeune homme-là, Monsieur Martin, et lorsque vous me ferez le plaisir de venir prendre une tasse de thé au ministère de la justice, vous aurez aussi votre petit cancan à faire ; écoutez donc, chacun son écot.

— Et ce sont nos maîtres qui paient, — dis-je en riant à Astarté, afin de cacher la pénible émotion que me causaient ces malignes remarques.

— Après ça, — reprit Astarté, — c’est, vous le voyez, en tout bien, tout honneur. Entre nous, tout se dit, mais rien ne se sait au dehors. Tous, tant que nous sommes ici, nous pourrions être des domestiques terribles, comme dirait M. Gavarni… Eh bien ! je suis sûre que parmi nous personne n’a à se reprocher d’avoir abusé d’un secret contre un maître.

— C’est vrai, — dit l’homme de confiance du député… — Pourtant… si l’on voulait !

— Ah bah ! — dit Leporello, en éclatant de rire, — votre crâne de député a donc des fâmes… vous pourriez donc le livrer à une foule de maris furieux.

— Non, farceur… mais à la rage de ses électeurs, qui sont aussi venimeux… que des maris. Tenez, ce matin, j’annonce à Monsieur le plus fort d’entre ses électeurs, le bélier du troupeau, comme dit mon maître, il l’appelle toujours comme ça avec Madame… le bélier ; en apprenant donc que le bélier était là : — Que le diable vous emporte ! — me dit mon maître en fureur, — je vous ai dit que je ne recevais jamais ces gens-là qu’une fois sur cinq ; mon Dieu ! que c’est assommant !… Allons, puisque vous avez dit que j’y étais, faites entrer ; — et une fois que le bélier est entré, il fallait voir les poignées de main, et entendre les : comme vous êtes rare, mon cher Monsieur ! on ne vous voit jamais ! etc., ce qui n’a pas empêché Monsieur de me dire, une fois que le bélier a eu les talons tournés : — Si vous avez le malheur de recevoir ce Monsieur-là avant quinze jours d’ici… je vous laisse avec lui… et vrai, ça m’a fait peur… seul avec le bélier !!

— Ah ! fameux, le bélier ! — s’écria Leporello en éclatant de rire. — Fameux ! le mot restera ! ça me rappelle qu’il y a un an je cherchais un petit appartement pour les rendez-vous de mon maître ; j’entre dans une maison superbe… trop superbe pour la chose ; c’est égal, je parle au portier.

— Avant tout, mon garçon, — me dit cet animal de loge, je dois vous prévenir que le propriétaire tient à ce que sa maison soit parfaitement propre. — Après. — Votre maître a-t-il des chiens ? — Non. — Des enfants ? — Il en fait, mais il n’en a pas, vu qu’il y en a qui en ont et qui n’en font pas. — Est-il député ? — Non plus ; mais pourquoi, diable ! cette question ? — dis-je au portier. — Parce que nous avons logé un député au cinquième, — me répond le cerbère, — et en deux mois ses gredins d’électeurs limousins ont fait une telle procession avec leurs souliers crottés, qu’ils nous ont perdu l’escalier ; c’était une boue comme dans la rue.

La gaîté causée par le récit de Leporello fut interrompue par l’arrivée de Mme  Gabrielle, femme de charge du comte Duriveau.

La venue de cette femme excita au plus haut degré mon inquiétude et mon attention. Ses moindres paroles, sa physionomie, furent pour moi l’objet d’un examen pénétrant.

— Ah ! bonsoir, ma chère ; comme vous venez tard ! — lui dit Juliette. — Les gâteaux sont tout froids, et le thé aussi.

— Je suis encore bien heureuse d’avoir pu venir, allez !! — répondit cette femme assez âgée, grande, forte, à la figure virile, — je n’y comptais plus… Monsieur est un si fameux tyran !  !

— C’est ce que je disais à ces dames, — reprit Juliette, — mais par quel heureux hasard avez-vous pu vous échapper ?

— Hasard est le mot, un vrai hasard : Figurez-vous que, depuis quelques jours, — reprit la femme de charge du comte Duriveau, — Monsieur était d’une humeur de dogue, à-peu-près comme à son ordinaire ; il a par là-dessus la manie, vous le savez, de ne pas vouloir souffrir qu’on mette le pied hors de l’hôtel sans lui en demander la permission, toujours pour la chose d’exercer sa tyrannie…

— Quel homme !… quel homme ! — dit Astarté.

— Quant à ça, Juliette, — dit la femme de charge du comte Duriveau, — votre maîtresse peut brûler une fière chandelle à je ne sais quel saint, de n’avoir pas épousé mon maître…

— Je crois bien, on dit qu’elle ne pouvait pas le voir, — reprit Juliette, — et, depuis le mariage de Madame, il n’a pas mis les pieds ici.

— Et il enrage, j’en suis sûre. Enfin pour en revenir à mon affaire, je lui demande donc ce matin à sortir ce soir : — Non ! — me répondit-il durement, et avec une figure… une figure noire comme de l’enfer. Bien obligé, que je me dis, et je remonte chez moi quatre à quatre ; car, avec lui, non, c’est non. Ce soir, après dîner, comme il allait chez son fils, il me rencontre dans l’escalier… ce n’était plus le même homme, il était rayonnant, je ne lui ai jamais vu qu’une fois l’air aussi gai, c’était le lendemain du duel où il avait cassé la cuisse à ce pauvre marquis de Saint-Hilaire, qui en est mort.

— Ah ! oui… un duel dans le parc du marquis, — dit Astarté. — J’ai entendu parler de cela dans le temps… M. Duriveau était alors l’amant de la marquise.

— Justement, — dit la femme de charge, — ça se passait à la campagne chez le marquis. Celui-ci les a surpris. Ils se sont battus, et Monsieur, qui met à soixante pas une balle dans une carte, lui a flanqué son affaire, à ce pauvre marquis. Finalement, ce soir, Monsieur avait la même figure de jubilation que le lendemain de ce duel-là, il avait l’air d’être d’une joie… d’une joie atroce… Quoi !.. — Vous m’avez demandé à sortir et je vous ai refusé, ma chère Madame Gabrielle, — m’a-t-il dit. — Oui, Monsieur le comte, — Eh bien ! sortez si vous voulez, je suis content, je veux qu’on soit content, — et il a continué de monter l’escalier.

— Et qu’est-ce qui pouvait donc le rendre si content ? — demanda Juliette.

— C’est ce que je me suis dit, — reprit Mme Gabrielle. — Il y a donc du nouveau, dans Landerneau ; il faut que je tâche de le savoir, ça fera mon écot pour le thé de chez Juliette ; je cours dare dare chez le valet de chambre de Monsieur, nous sommes très-bien ensemble parce que je lui fournis du linge de l’hôtel pour sa famille qui loge dehors. — Eh bien ! Balard, que je lui dis. — Qu’est-ce qu’il y a donc ? Monsieur avait tantôt l’air méchant comme un diable, et ce soir, il est gai comme un chat-huant qui va croquer une souris ? — Je ne sais pas, — me répond Balard. — Il avait l’air aussi fou de joie à dîner. — Mais à propos de quoi cette joie-là ? — Je n’en sais rien de rien… parole d’honneur. — Voyons, Balard, entre amis ? — Je vous jure, ma chère, que tout ce que je sais, c’est qu’au moment où Monsieur allait se mettre à table, un commissionnaire a apporté une lettre, vilain papier, vilaine écriture, et je crois même cachetée avec du pain mâché. Je remets cette lettre à Monsieur ; il la lit et s’écrie : enfin !… d’un air aussi content que si tous ceux qu’il déteste avaient la corde au cou, et qu’il n’ait plus qu’à la tirer ; enfin, après avoir jeté la lettre au feu et l’avoir vue brûler, il s’est mis à marcher ou plutôt à sauter dans sa chambre, en se frottant les mains et le menton, en riant… en riant, mais tout de même d’un drôle de rire… — Et voilà tout ce que vous savez ? — dis-je à Balard. — Voilà tout, ma chère Madame Gabrielle, je vous le jure… par la dernière douzaine de taies d’oreiller en batiste de rebut que vous m’avez délicatement donnée pour mon épouse — m’a répondu Balard. — Il fallait bien le croire… Et voilà, pour ce qui est de chez nous, tout ce que j’ai de plus frais à vous servir… Là-dessus, donnez-moi une tasse de thé avec un peu de rhum, ma petite Juliette, car j’étrangle de soif.

Étrange pressentiment… je fus effrayé de ce que je venais d’apprendre par la femme de charge du comte Duriveau. Je ne sais quel instinct me disait que la joie atroce de cet homme, ainsi qu’avait dit Mme Gabrielle, avait pour cause la réussite de quelque détestable projet ; que peut-être il se voyait sûr de sa vengeance contre Régina. Cette lettre, qui avait causé une joie folle au comte Duriveau ; cette lettre, écrite et cachetée d’une manière si vulgaire, et ensuite soigneusement brûlée par lui… me semblait significative ; ne trahissait-elle pas des relations complètement en dehors des relations habituelles de M. Duriveau ? Et s’il machinait une basse vengeance contre Régina, n’était-ce pas dans quelque milieu ténébreux qu’il devait chercher ses complices, ainsi que l’avait redouté le docteur Clément ?… Enfin, l’espérance ou même la certitude d’une vengeance éloignée, n’eût pas causé une joie si vive à M. Duriveau. Sans doute, il croyait toucher au but qu’il poursuivait depuis long-temps ; mais si mon pressentiment ne me trompait pas, ce but, quel était-il ? cette vengeance, où et comment devait-elle s’accomplir ?

Prévenir directement la princesse de se tenir sur ses gardes m’était impossible ; ma position envers Régina m’imposait la réserve la plus absolue ; je compromettais tout en laissant voir à la princesse l’intérêt extraordinaire, inexplicable pour elle, que je portais à tout ce qui la touchait… Sa défiance s’éveillait alors, et la moindre imprudence me faisait à l’instant chasser de la maison. J’aurais pu lui écrire d’être en défiance, mais contre quoi ? et puis quelle créance accorderait-elle à un écrit anonyme, alors qu’elle n’avait tenu compte des vives appréhensions du docteur Clément, se plaisant, au contraire, — disait-elle, — à braver les ressentiments de M. Duriveau. Si j’avais eu quelque renseignement positif, précis, j’aurais pu à la rigueur, et dans une si grave conjoncture, écrire anonymement au prince, le défenseur naturel de sa femme, mais il était malheureusement parti dans la soirée pour Fontainebleau.

Ces pensées m’effrayèrent tellement, qu’un moment je voulus croire à la vanité de mes craintes, et je continuai d’écouter attentivement, sans avoir le courage d’y prendre part, l’entretien des invités de Mlle Juliette, tâchant de pénétrer si la femme de chambre du comte Duriveau n’était pas envoyée par lui, enfin si les récriminations de cette femme au sujet de la dureté de son maître n’étaient pas une feinte adroite ; malgré mon attention, il me fut impossible de rien découvrir à ce sujet. Les invités de Mlle Juliette quittèrent l’hôtel vers les une heure du matin sans que le beau Fœdor, l’amant de la marquise italienne, eût paru.

La princesse m’avait ordonné d’attendre son retour. Je venais de descendre à son appartement, d’aviver le feu de son parloir, et d’allumer ses bougies, lorsque le bruit d’une voiture entrant dans la cour m’annonça le retour de Régina. Lorsque je lui ouvris la porte de l’antichambre, je fus saisi de l’expression de sa physionomie.

J’avais vu la princesse partir avec Mme Wilson, riante, la joue animée, l’œil brillant, le front superbe ; je la voyais rentrer morne, pâle, la fatigue et l’ennui peints sur tous les traits…

Le docteur Clément ne se trompait donc pas ? Cette ardeur de plaisir, qui entraînait la princesse au milieu des fêtes, était donc véritablement factice ? En présence de Mme Wilson, comme en présence du monde, Régina avait donc, ainsi qu’on le dit vulgairement : Fait la brave. Et à cette heure que, rentrant chez elle, il lui était inutile de feindre, elle retombait dans son douloureux abattement… ou bien avait-elle déjà été atteinte par la vengeance du comte Duriveau ?

Ces pensées me vinrent si rapides, qu’elles s’étaient présentées à mon esprit pendant le temps que mit Régina à gagner son parloir. Après avoir jeté son manteau sur un fauteuil, elle me dit :

— Vous n’oublierez pas, ainsi que je vous l’ai recommandé, d’aller demain matin, à huit heures, vous informer des nouvelles de mon père…

— Je ne l’oublierai pas, Madame la princesse.

Régina ne me donnant pas d’autre ordre, je m’éloignai ; elle me rappela et me dit :

— Comme vous ne serez peut-être pas revenu à l’heure où je voudrai sortir, vous recommanderez à la porte que l’on me fasse avancer un fiacre pour huit heures et demie…

— Alors, Madame la princesse ira chez la femme Lallemand ? — dis-je à Régina.

Elle était debout devant la cheminée, lorsque je lui fis cette question ; elle se retourna vers moi d’un air à la fois si étonné, si altier, que je compris l’indiscrète familiarité de ma demande ; je baissai les yeux tout interdit. Probablement la princesse s’aperçut de ma confusion, car elle me dit avec bonté :

— N’oubliez pas d’aller chez mon père ; à votre retour, vous vous occuperez de soigner cet appartement et mes fleurs, ainsi que je vous l’ai dit ce matin.

Je sortis après avoir laissé retomber la portière du parloir.

Je restai involontairement une seconde à peine, ce temps me suffit pour entendre Régina, tombant dans un fauteuil, s’écrier avec un accent de lassitude, d’ennui, de douleur inexprimable :

— Seule… mon Dieu !… toujours seule… oh ! quelle vie !… quelle vie !…

Effrayé de l’espèce de secret que je venais de surprendre, je me hâtai de quitter l’appartement de la princesse, je fermai soigneusement la porte extérieure, et je remontai dans ma chambre, oserai-je me l’avouer à moi-même ? avec des pensées moins amères que lorsque j’avais vu Régina partir pour le bal dans tout l’éblouissant éclat de sa parure et de sa beauté.

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