Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/VIII/14

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XIV


CHAPITRE XIV.


les trois amis d’enfance.


La cellule où se trouvait Bamboche était meublée d’un lit de fer, d’une table et d’un banc scellés aux dalles du sol. Derrière la porte épaisse, on entendait les pas mesurés d’une sentinelle. Basquine et Bamboche étaient réunis depuis un quart-d’heure environ, lorsque la porte du cabanon s’ouvrit, et le geôlier introduisit Martin auprès du condamné.

Depuis l’arrestation de Bamboche, rue du Marché-Vieux, Martin n’avait pas revu les deux compagnons de son enfance ; il ne put s’empêcher de fondre en larmes, lorsqu’il répondit à leur cordiale étreinte. Après cette première émotion sincèrement partagée par les trois acteurs de cette scène, Martin dit à Basquine :

— D’après ta lettre, j’étais allé pour te prendre chez toi…

— J’avais mes raisons, mon bon Martin, pour te devancer ici, — dit Basquine en échangeant un regard mystérieux, étrange… avec Bamboche ; — c’est un secret dont tu auras plus tard l’explication.

— Avant toute chose, — dit vivement Bamboche à Martin, — Bruyère ?… ma fille ?

— Elle va bien, — répondit Martin — j’ai été la chercher dans le refuge où Claude Gérard l’avait fait se cacher pendant qu’on la croyait noyée. Une brave fille de ferme lui portait chaque jour quelque nourriture dans cette retraite. L’innocence de Bruyère a été si évidente, que l’accusation d’infanticide est tombée d’elle-même.

— Et maintenant où est-elle, la pauvre enfant ? — demanda Bamboche.

— Auprès de ma mère et de M. Duriveau, — répondit Martin.

— Allons, son sort ne m’inquiète plus, — dit le condamné d’une voix légèrement émue, — et elle ne sait… rien… de moi, n’est-ce pas ?

— Rien… ma mère… la comble de soins… de tendresse pendant ses moments lucides…

— Comment ! — dit Basquine, — la folie… de ta pauvre mère ?…

— Après une crise léthargique, tellement prolongée qu’on l’a crue morte… — reprit Martin, — ma mère est revenue à la vie… mais sa raison, à peine raffermie, s’est altérée de nouveau… moins gravement, il est vrai, que par le passé… Maintenant… son aberration consiste à rester quelquefois un jour entier dans un état de morne stupeur, pendant laquelle, insensible à tout ce qu’on lui dit, elle ne prononce pas une parole. Ces accès passés, — reprit Martin, — elle revient à son bon sens.

— Et ton père ?… — demanda Basquine.

— En huit jours, ses cheveux sont devenus blancs, — dit Martin, — il a pour jamais quitté Paris ; il a fait transporter en Sologne le corps de Scipion… et depuis… M. Duriveau n’a pas quitté le pays… où il se fixe pour toujours.

— Et maintenant, comment est-il pour toi ? — dit Bamboche, — pour ta mère ?

— Il a fait publier les bans de son mariage avec elle, — dit Martin.

— Quoique l’esprit de ta pauvre mère ne soit pas encore remis ? — dit Basquine étonnée.

— Oui… répondit Martin. — « Ma cruauté lui a fait perdre la raison, — a dit M. Duriveau, — je dois tâcher de la lui rendre à force de soins affectueux… Je l’ai déshonorée… je dois lui rendre l’honneur en lui donnant mon nom. »

— Quel changement ! — dit Basquine avec un sourire amer, et elle ajouta froidement : — Et Mme Wilson ?

— Elle est partie en Angleterre avec sa fille… — répondit tristement Martin, — mais il lui reste peu d’espoir de conserver cette infortunée… Raphaële se meurt…

— Et Claude Gérard ?… — demanda Bamboche.

— Il ne quitte pas ma mère et M. Duriveau. Celui-ci lui a fait humblement la réparation la plus éclatante… Claude… revenu de la misanthropie farouche où l’avaient jeté d’indignes persécutions, n’a pu être insensible à l’horrible douleur, aux remords incessants de M. Duriveau, qui cherche sa seule consolation dans une expiation qu’il veut grande et féconde ;… il a les projets les plus vastes, les plus généreux pour le bonheur de cette contrée qui lui appartient presque tout entière, et que la maladie et la misère décimaient depuis si long-temps.

— Je dis comme Basquine : quel changement ! — reprit Bamboche ; puis il ajouta, avec un affreux ricanement : — Ce que c’est que de tuer son fils, pourtant !! il n’y a rien de tel pour moraliser un homme.

— Tu es toujours le même… — dit tristement Martin à Bamboche. — À cette heure encore !…

— Pardieu ! à cette heure, surtout — dit le brigand en éclatant de rire. — Parce qu’on me coupe le cou demain, tu veux que ça me rende aujourd’hui bonhomme… et vertueux.

— Tu te calomnies, encore, dit Martin, — ton dévoûment pour mon père a été admirable.

— Le beau mérite ! j’étais pris tout de même.

— Et lorsque chez le docteur Clément, afin de ne pas me faire accuser, tu as renoncé au fruit du vol que tu venais de commettre… cela encore était beau et bien… Qu’à ce moment suprême, ces bons souvenirs te consolent au moins !

— Bah… ces beaux sentiments-là ne m’ont pas empêché de tuer à coups de hache un vieillard et sa femme pour leur voler vingt-trois francs…

— Mais de ce crime affreux… tu te repens ? — s’écria Martin.

— Pas du tout… j’avais faim… j’avais froid ; avec ces vingt-trois francs, j’ai acheté une roulière et j’ai vécu huit jours…

— Écoute… mon pauvre Martin, — dit Basquine à son compagnon qui frémissait d’un tel endurcissement, — si je voulais excuser Bamboche, je te dirais : toi-même… malgré les enseignements de Claude Gérard… malgré la bonté, l’élévation naturelle de ton cœur, après quatre jours d’une lutte affreuse contre la faim, le froid… le manque de travail, n’as-tu pas… dans ton désespoir, failli devenir complice du cul-de-jatte ?…

— C’est vrai, — dit Martin avec accablement.

— Et plus tard, reconnaissant l’impossibilité matérielle de vivre, — reprit Bamboche, — mais reculant devant le suicide, n’as-tu pas attendu la mort dans une cave ?… Eh bien ! moi qui ai vu mon père mourir sans secours, au fond des bois, et déchiqueté par les corbeaux ; moi qui, au lieu d’avoir eu Claude Gérard pour Mentor, ai joui des conseils paternels du cul-de-jatte et de la Levrasse, moi qui ai été achevé par une éducation de prison, moi qui enfin ai été élevé en loup… en loup j’ai vécu ;… en loup je meurs, en mordant les barreaux de ma cage… Je ne mérite ni ne demande intérêt ou pitié : comme j’ai commencé… je finis… on me coupe le cou… on fait bien, on le peut… Dans mon enfance, la société m’a traité en chien perdu… quand j’ai eu des crocs, je l’ai traitée en chien enragé… c’était fatal… voilà tout.

En prononçant ces dernières paroles, le rire de Bamboche était contracté, presque douloureux.

Était-ce douleur morale, douleur physique ? Martin ne put le deviner ; il remarqua seulement que la pâleur de Bamboche semblait augmenter encore.

— Il ne faut pas oublier, vois-tu, mon pauvre Martin, — reprit Basquine, toujours impassible, — que Bamboche et moi nous avons été viciés, corrompus, dès l’enfance, et plus tard… abandonnés à tous les hasards du vice et de la misère !

— Et pourtant, — reprit Martin avec amertume, — vous deux aussi… vous auriez pu être sauvés… j’en atteste… les jours que nous avons passés… dans notre île… vous en souvenez-vous encore ?… Qui aurait dit, mon Dieu !… lorsque par ces belles nuits d’été, nous écoutions tous deux la voix inspirée de Basquine, en appelant de tous nos vœux une vie honnête, laborieuse… qu’un jour… tous trois… nous nous retrouverions… hélas ! au sinistre rendez-vous d’aujourd’hui !

Et Martin ne put retenir ses larmes.

À ce moment, Bamboche, dont la pâleur avait paru redoubler depuis quelques instants, s’interrompit. Sa figure farouche se contracta de nouveau ; il éprouvait une pénible oppression.

— Qu’as-tu ?… — lui dit vivement Martin.

— Rien… — reprit le brigand en échangeant de nouveau un singulier regard avec Basquine. — Je suis de fer… tu sais, — ajouta-t-il en s’adressant à Martin et lui tendant la main ; — mais toi seul… et Basquine, vous mordez sur ce fer… et vous voir là… tous deux aujourd’hui… quand demain… enfin ça remue même le bronze… mais ça passe… c’est passé.

— Ta main est glacée… — s’écria Martin en retenant entre les siennes la main que le bandit lui avait donnée.

— À mains fraîches, chaudes amours… tu sais le proverbe, — dit Bamboche en riant, et il retira brusquement sa main de celle de Martin.

— Cela n’a rien d’étonnant… moi aussi j’ai les mains froides, — dit Basquine, — tiens…

— Glacées aussi, — reprit Martin de plus en plus étonné.

— C’est tout simple, — dit tranquillement Basquine, — l’émotion…

— Pardieu, oui… l’émotion… — reprit Bamboche, et ses traits redevinrent calmes.

Malgré ces rassurantes paroles, Martin ressentit une angoisse vague, inexprimable ; il crut voir sur le front de la jeune fille des plissements brusques, convulsifs, comme si elle avait parfois lutté contre une vive douleur… et pourtant Basquine parlait avec une ironie froide et placide…

— Veux-tu, mon bon Martin, — reprit-elle après un moment de silence, — une dernière preuve de cette vérité : que notre enfance et notre première jeunesse à moi et à Bamboche ayant été viciées, gangrenées par d’horribles dépravations, nous sommes fatalement devenus incurables ?… c’est que j’ai au cœur autant de haine, autant de désespoir que lui.

— Toi… — s’écria Martin — toi, comblée de tous les dons de la jeunesse, de la beauté, de la fortune, du génie ! toi, dont la gloire retentit d’un monde à l’autre… Ah !… c’est blasphémer que parler ainsi ! Bamboche a du moins pour excuse l’atmosphère corrompue où il a été forcé de vivre ! Il a pour excuse la misère, l’avilissement, la honte de soi, le mépris dont on est abreuvé, implacables ressentiments qui, noyant le cœur de fiel et de haine, vous exaspèrent ; qu’il exècre ce monde qui l’a abandonné dès son enfance à toutes les fatalités du mal… il paie de sa tête le droit de le maudire, ce monde !! mais toi…… toi… qui, après une première jeunesse cruellement souillée, torturée, je le sais… es arrivée, en deux ans à peine, au comble de la fortune et de la renommée… toi… à qui ce monde prodigue l’or, les triomphes, les ovations, qu’il n’accorde pas même aux souverains… comment oses-tu parler de haine, de désespérance, lorsque tu ne devrais respirer qu’amour, mansuétude et reconnaissance ?

Basquine avait écouté Martin avec un calme sardonique, échangeant parfois un regard avec Bamboche qui, pour cacher peut-être ses douleurs, s’était accoudé sur la table, appuyant sur ses deux mains son large front, que parfois perlaient çà et là les gouttes d’une sueur froide…

Basquine dit en souriant à Martin :

— Ainsi… je te parais un monstre d’ingratitude envers ma brillante destinée ?

— Non… — reprit Martin avec une douloureuse amertume, — tu dois être si horriblement malheureuse… que je n’ai plus le courage de te blâmer…

— Malheureuse… oui… — dit Basquine de sa voix nette et tranchante, — oui, je suis malheureuse, autant et plus que je ne l’ai jamais été autrefois…

Martin n’ayant pu retenir un geste d’indignation pénible, la jeune fille reprit :

— Ainsi… tu crois, toi, qu’il suffit de quelques bouquets, d’un peu d’or, d’un peu de génie, d’un peu de renommée, qu’il suffit… de beaucoup de tout cela, même, si tu veux… pour purifier tout-à-coup-une âme et un corps qui, pendant seize ans, ont traîné… dans toutes les fanges de la misère et du vice ?…

Martin regarda Basquine avec effroi… il ne trouva pas un mot à répondre ;… elle continua :

— Ainsi… parce que la foule m’aura crié bravo… parce que quelques grandes dames, quelques reines… m’auront dit : ma chère amie… vous êtes sublime ! parce que tous les hommes que j’ai connus, des plus obscurs jusqu’aux rois… m’auront dit ou écrit en résumé ceci : vous êtes belle, adorable… inimitable… voulez-vous que je sois votre amant ? tu crois que cela m’a empêché d’avoir été prostituée à huit ans… et deux ans plus tard, d’avoir été le jouet… la victime, et pis que cela (puisque je ne me suis ni enfuie, ni tuée), la complice des monstrueuses dépravations du duc de Castleby ?…

Martin, de plus en plus épouvanté, commençait d’entrevoir une partie de l’affreuse vérité… qu’il avait plus d’une fois pressentie ; mais cette vérité lui semblait si désespérante, qu’il s’était toujours efforcé d’en détourner sa pensée.

— Voyons !… crois-tu qu’il a suffi d’un bain d’or ou de la fumée de l’encens qu’on brûlait à mes pieds pour me purifier de telles souillures ? — reprit Basquine avec ce calme glacial qui rendait sa parole si poignante, — crois-tu qu’elle n’est pas corrosive, incurable, cette lèpre de l’âme que l’on gagne forcément en étant saltimbanque ? vagabonde ? voleuse ? chanteuse des rues ou figurante à dix sous ?… crois-tu que cela n’engage pas l’avenir que de livrer son corps sans amour, même sans désirs… car une dépravation précoce avait tué mes sens avant même qu’ils fussent éveillés… et je n’ai jamais été qu’un marbre vivant.

— Oh mon Dieu !… mon Dieu !… ces révélations, c’est affreux.

— Tu m’as crue redevenue vierge peut-être, — continua la malheureuse fille avec son implacable ironie, — comme si tu ne savais pas que, belle, jeune, sans ressources, je devais être forcée d’abandonner mon corps aujourd’hui pour du pain, demain pour obtenir de coucher une nuit dans un garni, pêle-mêle avec des voleurs et des filles ? une autre fois pour obtenir du maître d’une taverne la permission de chanter dans son bouge, ou d’un directeur de théâtre la faveur de monter sur ses planches !… Et cela n’avilit pas… et à tout jamais ? Et l’atmosphère de la gloire, comme tu dis, suffirait à dissiper ces souvenirs qui vous rongent ? à vous faire faire peau neuve ? à vous faire suer cette lèpre ? Non ! non !

— Maintenant, — reprit Martin avec accablement, — je comprends…

— Et d’un pareil avilissement à la méchanceté, à la haine, au désespoir, y a-t-il donc si loin ? — s’écria Basquine en s’exaltant davantage. — Tu viens me parler de mansuétude, d’amour, de reconnaissance pour ce monde qui me couvre d’or, de bouquets et de bravos, parce que mon chant et ma figure charment ses yeux et ses oreilles. Que demain je sois laide et sans voix, qu’aurait-il pour moi, ce monde aujourd’hui à mes pieds ? dédain et oubli. Il m’a pris comme on ramasse une fleur sur son chemin, sans s’inquiéter si elle a poussé sur un sol vierge ou sur un fumier. La fleur fanée, on la jette avec indifférence.

— Mais enfin… la gloire ? — s’écria Martin, qui ne pouvait se résigner à admettre un incurable désenchantement au milieu d’une existence en apparence si heureuse, si brillante, — ces applaudissements de tout un peuple enivré.

Basquine haussa les épaules.

— Chez la Levrasse… dans mes ignobles scènes avec le pître, à l’âge de huit ans, n’ai-je pas été applaudie avec frénésie, n’ai-je pas aussi fait fureur ? ne s’est-on pas aussi battu pour moi à la porte de nos tréteaux ? Et encore… va, crois-moi, les bravos des mains gantées de blanc m’ont semblé plus tard moins retentissants que les bravos des mains calleuses qui applaudissaient mon enfance.

— Mais la conscience d’être un artiste sublime ! — s’écria Martin. — Sur ce légitime orgueil, tu n’étais pas du moins blasée.

Basquine éclata de rire.

— Oui… je me suis dit cela plusieurs fois ; il l’a bien fallu… En vérité, je suis une artiste sublime… évidemment j’ai un talent immense… Eh bien ! après ?…

Martin resta sans réponse devant ces mots ! — Eh bien ! après ?

Mots d’autant plus effrayants, que l’expression de dédain, de lassitude, avec laquelle Basquine les avait prononcés, prouvait qu’elle parlait sincèrement.

— Soit ! — continua-t-elle, — j’ai ressenti une fois, dix fois, si tu veux, ce que tu appelles un juste et noble orgueil à propos de mon génie… et puis, après ? n’est-ce pas toujours la même chose… la même glorification de soi, par soi, devant soi ?… Au bout de six mois, cela donne des nausées… à force de ridicule.

— Mais, — reprit Martin, disputant le terrain pied à pied, — si ton âme est aussi morte aux joies de l’orgueil, la gloire ne donne-t-elle pas de l’or ?

— De l’or ?… je n’ai pas besoin d’être parée pour être belle… et je n’ai personne à qui je veuille plaire… J’ai si long-temps souffert de la misère… que le nécessaire est une sorte de luxe pour moi. Pourtant j’ai voulu essayer de la magnificence ; au bout d’un mois j’en étais excédée… Qu’est-ce que la stupide jouissance du luxe auprès de l’enivrement de la gloire ?… et la gloire même ne m’enivrait plus.

— Mais avec l’or… on fait le bien…

— Eh ! mon Dieu, j’en ai fait du bien, et beaucoup ! Dès que j’ai été riche, je me suis mis en quête de ma famille… mon père et ma mère étaient morts… je n’ai retrouvé que deux frères et une sœur… les autres… morts aussi… ou disparus… on ne savait pas… Est-ce qu’on sait jamais ce que ça devient, des malheureux comme nous ? ça naît, ça meurt ; qui s’en inquiète ?… Mes deux frères et ma sœur ont eu par moi leur sort assuré ; à d’autres aussi j’ai donné, beaucoup donné… et puis un jour… de la charité, comme de la gloire… comme de l’or… j’ai dit : — Après ?

— Ainsi, — reprit Martin avec une stupeur douloureuse ; — ainsi, ton cœur, vicié dès l’enfance, et désormais fermé… à toutes les émotions pures, généreuses, fécondes… ne vit plus à cette heure que pour ce sentiment stérile, affreux comme la mort : — La haine !!

— Oui ! oh ! oui, long-temps je l’ai du moins goûtée, savourée, cette sauvage et âpre jouissance, — s’écria Basquine de plus en plus pâle, et dont le front commençait à se perler de sueur comme celui de Bamboche. Lui, le regard fixe, la tête appuyée dans ses deux mains, souriait parfois aux désespérantes paroles de Basquine avec un rire sinistre, souvent convulsif, douloureux, pendant que ses traits livides, contractés, s’altéraient de plus en plus ; mais Martin, pour ainsi dire palpitant sous l’obsession des terribles aveux de Basquine, ne s’apercevait pas de l’espèce de lente décomposition qui se manifestait sur la figure de Bamboche.

— Oui, long-temps je l’ai savourée, l’âpre et sauvage jouissance de la haine, — reprit Basquine. — Oh ! avec quelle joie j’ai charmé, séduit, enivré, pour la désespérer ensuite jusqu’à la mort… cette race maudite des Scipion et des Castleby !… Que de larmes, que d’affreux sacrifices, que de sang je lui ai coûtés à cette race infâme !… Mais… — ajouta Basquine d’un air sombre, — bientôt… ces ressentiments même, qui étaient toute ma vie, se sont affaiblis…

— Que dis-tu ? — s’écria Martin.

— Alors pour les raviver, — reprit Basquine, — je m’en allais seule… à pied, dans ces quartiers où nos pareils pullulent et disputent chaque jour leur vie à la misère et à tous les vices qu’elle engendre… Dans cet affreux spectacle, je retrempais vigoureusement ma haine ; je donnais là ce que j’avais d’or, et puis, le cœur gonflé de haine, je revenais attendre chez moi, dans mon salon, ces riches, ces heureux du jour… qui n’avaient que mépris ou dureté pour ces maux de nos frères, de nos sœurs… abandonnés ou misérables, comme nous l’avons été… Oh ! alors, je tirais de la race que je poursuivais, des vengeances féroces… l’avilissement, la ruine… le suicide… le meurtre du fils par le père ;… mais bientôt la lassitude… le dégoût… m’accablaient de nouveau. Alors, pour ne plus penser, je me livrais à l’engourdissement de l’opium.

— Oh infortunée ! infortunée ! — murmura Martin.

— Une dernière espérance m’avait soutenue, la vengeance que je devais tirer de Scipion et de son père, vengeance terrible… car c’était du même coup venger Bamboche… toi et moi… Cette œuvre sanglante, je l’ai accomplie… sans pitié… sans remords, et puis je suis retombée dans mon accablement, et plus que jamais… j’ai dit… je dis… gloire, amour, richesse, charité, vengeance… et pardonne ce blasphème, ô mon frère… amitiévanité… tout est vanité… je suis devenue dévote, tu le vois… sauf la religion, et… je…

Basquine ne put continuer : son énergie fébrile, soutenue par un incroyable courage… faiblit tout-à-coup ; ses yeux se troublèrent ; ses lèvres, déjà froides, devinrent violettes ; elle trembla convulsivement, ses dents s’entrechoquèrent.

— Mon Dieu, Basquine… qu’est-ce que tu as ? — s’écria Martin… en courant à elle, et l’aidant à s’asseoir sur le lit de la cellule ; — puis, de plus en plus effrayé, il ajouta : — Bamboche, mais vois donc… Basquine.

— Je la vois bien, — dit le bandit en abaissant ses mains qui jusqu’alors avaient à demi caché son visage, et il montra ainsi à Martin des traits déjà défigurés… par les approches de la mort.

— Ciel !… qu’avez-vous tous deux ? — s’écria Martin, — du secours !… du secours !…

— Silence, — lui dit Basquine en faisant un dernier effort pour mettre sa main glacée sur les lèvres de Martin. — Laisse-nous… Bamboche échappe à l’échafaud… moi… j’échappe à la vie !!!

— Ah ! c’est horrible… tous deux !!! — s’écria Martin bouleversé. — Le poison !!! peut-être !!!

— Oui, — dit Basquine, — dans une bague… que j’avais au doigt… Le geôlier n’a rien vu…

— Oh ! — s’écria Martin, — si jeune… si belle… mourir ainsi désespérée !  !

— Et à ce moment encore… et… plus amèrement que… jamais… je… dis : Après ?… — murmura Basquine d’une voix expirante.

— Adieu, Basquine, adieu, Martin, — ajouta Bamboche à l’agonie, — je meurs comme un chien, je ne crois… je n’ai cru à rien… mais j’ai été fidèle… aux… serments… de… notre… enfance.

Et écartant d’une main défaillante les revers de sa casaque de prison, il mit à nu sa large poitrine, sur laquelle on lisait ces mots tatoués en caractères indélébiles :

Basquine pour la vie. Son amour ou la mort. 15 février 1826. — Amitié fraternelle et pour la vie à Martin, 10 décembre 1827.

— Ah !… — s’écria Martin avec désespoir, — j’en atteste ce généreux sentiment d’amitié qui a toujours survécu en vous… vous étiez nés pour le bien… mais impitoyablement abandonnés, dès l’enfance, par une société marâtre… vous mourez ses martyrs !

— Frère… encore ta main, — dit Basquine en se renversant mourante sur le lit, — appelle maintenant au secours… tu le peux !…

Martin appela du secours en effet… ce secours fut vain.

Seul, le lendemain, à la nuit, Martin accompagnait au champ du repos éternel le double cercueil de Basquine et de Bamboche.