Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/VIII/2

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II


CHAPITRE II.


journal de martin (Suite).


Régina était restée quelques moments silencieuse ; lorsque je rentrai dans le premier salon, j’entendis Just dire à la princesse avec anxiété :

— Régina, mon Dieu, qu’avez-vous donc ? Après votre billet… si laconique… cette pâleur… ce silence…

— Just… écoutez-moi… Ce matin… on m’a remis entre les mains la preuve de l’innocence de ma mère…

— Vrai ?… — s’écria Just dans une sorte de transport.

Puis il ajouta, d’une voix émue :

— Tenez, je crois que je ressens cela… aussi profondément que vous… Vous devez être si heureuse… Mais ce bonheur a quelque chose de si saint, de si austère… que maintenant je comprends votre émotion…

— Les preuves de l’innocence de ma mère étaient si évidentes, — reprit Régina d’une voix de plus en plus altérée, — qu’il y a quelques instants encore mon père était ici plus tendre qu’il ne l’a jamais été… il me parlait de ma mère avec des larmes d’admiration.

— Enfin, voilà donc vos derniers chagrins oubliés…

— Just… de grâce… écoutez encore… celui-là… qui a ainsi vengé la mémoire de ma mère… celui-là qui… mérite de ma part… une reconnaissance…

— Éternelle… inaltérable !… — s’écria Just, — car je sais aussi, moi, ce que vous avez souffert : combien de fois la perte de l’affection de votre père, le souvenir de l’outrage qui pesait sur la mémoire de votre mère n’ont-ils pas attristé les joies les plus pures de notre amour ! aussi votre reconnaissance, Régina… je veux la partager… Ce n’est pas à vous seule d’acquitter cette dette sacrée… Je veux…

— Arrêtez ! — s’écria Régina. — Oh ! mon Dieu !… on dirait d’un piège que j’ai tendu à sa générosité… — ajouta-t-elle en tremblant.

— Un piège ?… à ma générosité !!

— Savez-vous quel est celui à qui je dois cette reconnaissance inaltérable que vous voulez partager ?

— Achevez…

— Du courage… mon Dieu !… c’est…

— C’est ?…

— Mon mari.

Il y eut un moment de nouveau et profond silence, pendant lequel il me sembla entendre les pleurs étouffés de Régina.

— C’est votre mari… eh bien ! — reprit Just d’une voix étonnée, — pourquoi ces larmes ? pourquoi ces craintes, Régina ?… Pourquoi m’avoir interrompu ?… Je vous le dis encore, ce n’est pas à vous seule d’acquitter cette dette sacrée envers celui à qui vous devez… le jour le plus heureux, le plus beau peut-être de votre vie… Pourquoi donc, moi qui ai partagé vos joies, vos peines, ne partagerai-je pas aussi votre reconnaissance pour M. de Montbar ?

— Pourquoi ? — s’écria Régina, voyant sans doute avec frayeur combien Just se doutait peu de ce qu’elle avait à lui apprendre, — pourquoi ? parce qu’il est, hélas ! des choses que vous ne soupçonnez pas…

— De grâce… parlez… Régina.

— Depuis le retour de mon mari, vous le savez, ma position était devenue intolérable… Dissimuler mon amour pour vous… quand cet amour remplissait mon cœur… ma vie… je ne le pouvais plus… il m’est aussi impossible de cacher ce qui est vrai, que de dire ce qui est faux… aussi j’ai franchement avoué à mon mari, qu’au point où en étaient venus mes rapports avec lui, depuis un an, une séparation sans bruit, sans scandale, ainsi qu’il convenait à des gens comme nous, était nécessaire… inévitable.

— Ce projet, nous en avions souvent causé… mais pourquoi ne m’avoir pas averti ?…

— Eh ! mon Dieu ! à quoi bon vous tourmenter de ces pénibles discussions. Je ne voulais vous en parler que pour vous dire… tout est arrangé… nous sommes libres…

— Cette séparation ? — dit Just sans cacher son anxiété, — il s’y refuse ?

— Il a été admirable de générosité, — reprit Régina avec une sorte d’accablement ; — il ne veut pas que la reconnaissance qu’il a droit d’attendre de moi influe en rien sur ma résolution de me séparer de lui… Si j’y persiste… demain il part pour l’Italie… et me rend ma liberté… se confiant, pour le ménagement des convenances, à ma délicatesse… à la vôtre, Just… il l’a dit…

— Cette conduite est digne et noble… je l’avoue, — dit Just avec émotion, — mais alors…

— Mais alors n’est-ce pas, — s’écria Régina, — il est inexplicable que je ne vous dise pas : Nous sommes libres, réalisons ce rêve… si beau… si éblouissant que nous osions à peine y arrêter nos yeux ? Qui nous retient ? mon mari me rend ma liberté… j’ai retrouvé la tendresse de mon père… la mémoire de ma mère est vengée… Just… mon bien aimé… je suis enfin à vous… à toujours… à tout jamais !!…

— Régina… vous m’effrayez, est-ce du délire ?… mon Dieu !…

— Non, ce n’est pas du délire… mon mari m’aime… comprenez-vous maintenant ?

— Il vous aime ! — dit Just comme s’il n’avait pu croire à ce qu’il entendait.

— Oui… il m’a toujours aimée, toujours passionnément aimée…

— Lui ! — s’écria Just avec une expression de doute amer.

— Ah ! j’ai fait tout au monde pour ne pas le croire… allez !… — s’écria Régina — mais comment résister à ses larmes, à ses aveux… écrasants pour lui… et pourtant… touchants à force de franchise et de repentir… comment ne pas croire à son accablement, à son désespoir si vrai… à sa résignation si navrante, comment ne pas croire ?.. Eh ! mon Dieu, Just ! à quoi bon vous dire tout cela… il fallait bien qu’il fût sincère… Je tremblai d’être convaincue et je le suis…

Il y eut un nouveau silence…

Just reprit le premier la parole.

— Et qu’exige M. de Montbar ?

— Il n’exige rien… il ne demande rien… il supplie… voilà tout… Oui… après le service immense qu’il m’a rendu… oui, après m’avoir convaincue, prouvé qu’il m’a tendrement aimée… il implore… hélas ! c’est là sa force…

— Et que vous demande-t-il ? — reprit Just d’une voix altérée.

— Il me supplie… de me laisser aimer, de lui laisser l’espoir… de regagner mon amour… « Si cette dernière tentative est vaine, — m’a-t-il dit, — eh bien… mon sort s’accomplira… vous n’entendrez jamais parler de moi… et vous userez alors de cette liberté que je vous rends aujourd’hui ; car, entendez-moi bien, Régina — a-t-il ajouté, — quoi qu’il arrive, quoi que vous décidiez… vous êtes libre..... absolument libre… je ne vous demande rien au nom de mes droits… Je les ai perdus… Si j’ose, une dernière fois, vous implorer, c’est au nom de mon amour… c’est au nom de ce que j’ai souffert, de ce que je souffre… » — Voilà ce qu’il m’a dit, et tout cela… je le crois… Je n’ai rien promis… mais j’ai juré à mon mari que je n’oublierais jamais les devoirs que ma reconnaissance m’imposait. Maintenant, Just, c’est à vous que je m’adresse : que faut-il faire ? que voulez-vous que nous fassions ?

— Régina… — lui dit Just avec un accent passionné, — Régina… m’aimes-tu ?

— Vous me le demandez ? — répondit Mme de Montbar avec une naïveté de sentiment inexprimable.

— Alors, — reprit Just presque tout bas et d’une voix palpitante de passion, — alors, pas de folle générosité… accepte la liberté que l’on t’offre… le bonheur… l’avenir est à nous… tout un long avenir d’amour… entends-tu, Régina… d’un amour non plus contenu par le devoir comme le nôtre a dû l’être jusqu’ici… mais d’un amour libre, ardent… fou !

— Oh ! ne me parlez pas ainsi… ne me regardez pas ainsi… vous me brisez, vous me rendez lâche… Hélas ! j’ai besoin de tout mon courage… quand je songe…

— Et moi, je ne veux pas que tu songes à autre chose qu’à notre amour,… ma Régina… — dit Just, avec un redoublement d’ardeur. — Je veux qu’en attendant ce moment si prochain et si doux tu trouves comme moi ton délice et ton tourment dans cette pensée enivrante… bientôt nous serons libres

— Assez !… oh ! assez… Ayez donc pitié de moi, — murmura la princesse.

Just, impitoyable, continua d’une voix à la fois si tendre, si pénétrante que, malgré moi, je tressaillis encore de jalousie et de douleur.

— N’est-ce pas ? ma Régina… tu comprends… tu sens tout ce qu’il y a dans ces mots : nous sommes libres ?… Libres… c’est être près de toi… là… toujours là… mon ange adoré… libres !! c’est cette vie d’amour… d’art, de poésie, de noble travail, d’actions généreuses de douce obscurité que nous avons tant rêvée… car tu sais… nous le disions : dans l’amour tout se trouve… depuis l’embrasement des sens, jusqu’aux plus suaves, aux plus nobles jouissances de l’âme… de l’esprit et du cœur… libres… mon ange, c’est la vie avec toi, à toi, pour toi… par toi… libres… c’est pouvoir à chaque instant du jour baiser tes mains, ton cou, tes yeux, tes cheveux…

— Oh ! tais-toi… tais-toi… tu me brûles… — balbutia Régina d’une voix expirante. — Tais-toi…

Et il me sembla que, mettant sa main suppliante sur les lèvres de Just, elle tâchait d’étouffer ainsi les paroles de son amant.

— Eh bien ! non, non… je ne te parlerai plus de cela… — reprit Just d’une voix aussi tremblante, aussi basse que celle de Régina, — non… je ne parlerai plus de cela… car moi aussi… cela me dévore… cela me tue… Eh bien !… quand nous serons libres… après ces voluptueux enivrements dont la pensée seule nous bouleverse… nous nous reposerons dans les doux épanchements de deux âmes pleines de fraîcheur et de sérénité… Oh ! viens… viens, Régina, viens… nous ne serons pas entourés de ces splendeurs qui souvent te pèsent… Mais nous serons riches de bonheur ! Oh ! mais riches… à rendre heureux tout un monde… Et si un jour tu as quelques ressouvenirs de ton opulence passée… tu diras un mot… mon travail, mon intelligence te créeront des trésors… mais purs ceux-là comme la source où je les aurai puisés… mais glorieux ceux-là et pour moi et pour toi… Oh ! viens, mon ange… viens, te dis-je… nous ne nous appartenons plus… tu es à moi… comme je suis à toi !

— Grâce… Just… grâce… mais pensez donc… mon Dieu !

— À quoi ? voyons ? pauvre généreuse… ton mari a vengé la mémoire de ta mère. C’est bien,… c’est beau… il a fait son devoir d’homme d’honneur. J’ai été le premier à te le dire : tu ne serais pas seule à être reconnaissante envers lui ; mais qu’est-ce que cela fait à notre amour ?

— Mais il m’aime… mais il souffre ! mais il est malheureux… lui !

— Je t’aime ! — s’écria Just, — je t’aime ! Comment ? pendant une année il t’a délaissée, il t’a accablée de ses froids dédains, il t’a incurablement blessée au cœur… toi qu’il aurait dû bénir… adorer à genoux… et un jour, voyant que, par sa faute, il a perdu cette noble et vaillante affection, dont tu lui as donné tant de preuves, il lui prend la fantaisie de venir te dire qu’il t’aime encore ? et tu le croirais ?

— Il dit vrai, Just… je vous le jure… par ma mère, il dit vrai… S’il m’était permis de vous confier… son secret… vous verriez que, inexplicable en apparence, ce malheureux amour… n’est que trop réel…

— Et mon amour à moi ? n’est-il pas réel aussi ? n’ai-je pas aussi bien souffert, l’as-tu oublié ? ce départ si déchirant que tu m’as imposé ? je m’y suis résigné… tu m’as dit : reviens… je suis revenu… Plus tard, lorsque tous deux nous avons si souvent eu à lutter contre les entraînements de notre passion, combien de fois ne m’as-tu pas dit d’une voix mourante, lorsque éperdu, brisé, pleurant, je tombais à tes pieds : — Oh ! mon Just, c’est généreux à toi, d’écouter ma prière, de me respecter, — disais-tu. — Car, hélas ! je t’adore, je suis sans force. — Je ne peux que te dire : Grâce…

— Oui !… oh oui ! vous avez été bon, vous avez été noble, courageux comme toujours.

— J’ai été bon, noble, courageux, parce que je savais qu’une faute te causerait des remords… si affreux que mon amour même serait peut-être impuissant à les calmer… voilà ce qui m’a donné force et courage… Mais, à cette heure, nous pouvons être libres, heureux… sans remords pour toi ! Mordieu ! je ne jette pas ainsi mon bonheur au vent ! Tant pis… L’amour pour tous ! chacun pour son cœur !… tu m’as rendu d’un égoïsme féroce en amour, et puisque ton mari te rend ta liberté…

— Mais c’est sa générosité qui m’accable.

— Sa générosité ?… ah ! pardieu ! elle est grande ! Que pourrait-il donc faire ?… Voyons ? tu ne l’aimes plus… heureusement, devant cela, tombent ces contrats, ces chaînes prétendues indissolubles. Est-ce au nom de la loi qu’il viendra t’imposer son amour ?… se battra-t-il avec moi ?… Eh bien, après ?… qu’il me tue ou que je le tue ?

— Oh ! Just ! pas de ces idées… c’est horrible !

— Enfin, un duel heureux ou malheureux pour lui, changera-t-il sa position ? Il te demande de lui laisser essayer de regagner ton cœur… Quant à cela, je ne peux que te dire encore : M’aimes-tu ?

— Si je t’aime…

— Alors… à quoi bon cette tentative ?… Est-ce qu’il ne sait pas que tu n’auras jamais l’indignité de lui dire : — Essayez de vous faire aimer, — bien certaine d’avance qu’il n’y parviendra pas.

— Eh ! mon Dieu… — s’écria Régina avec un accent d’angoisse inexprimable, — est-ce que j’éprouverais ces déchirements affreux ! Si je savais que faire ? Si, comme vous, je pouvais prendre résolument un parti… Ça vous est bien facile, à vous… Mais moi je ne le peux pas… comme cela… tout de suite… Surtout quand je songe à…

— Régina, dit Just d’un ton de surprise amère. — Vous hésitez…

— Mon Dieu, — s’écria la pauvre créature que j’entendis fondre en larmes, — ne me parlez pas ainsi, ne me regardez pas ainsi… Vous savez bien que je vous aime… Oui, Just, je vous aime éperdument ; mon seul rêve serait de passer mes jours près de vous, toute à vous. Mais je ne peux pas non plus m’empêcher de penser qu’il m’aime aussi, lui… qu’il a bien souffert… qu’il souffre toujours… Il ne peut pas invoquer ses droits pour se faire aimer… je le sais bien… mais enfin ces droits, il pourrait en abuser, me rendre la vie insupportable… en me séparant à jamais de vous, ou me forcer à un scandale… qui maintenant m’épouvante… malgré mon amour pour vous… Enfin… Just… est-ce vrai cela ? ne pourrait-il pas nous faire bien du mal ?

— Beaucoup de mal… — répondit Just d’une voix sourde, — mais le mal… appelle le mal.

— Mon Dieu, que je suis malheureuse, — s’écria Régina d’un ton déchirant, — vous ne voulez rien entendre non plus ; vous ne voulez pas voir la position où je suis envers lui, qui vient de venger la mémoire de ma mère, et qui se montre envers nous d’une admirable générosité… Il ne faut pourtant pas non plus être injuste et impitoyable pour ceux qui souffrent et qui se repentent !

Et j’entendis Régina éclater en sanglots.

Après quelques instants de silence, pendant lesquels dut s’opérer un changement presque complet dans les sentiments de Just, il reprit d’une voix douce et triste :

— Vous avez raison, Régina… il ne faut pas être injuste… impitoyable pour ceux qui aiment… qui se repentent et qui souffrent cruellement de n’être plus aimés…

— Que dites-vous ?

— La vérité… Régina… Un moment le fatal égoïsme de la passion m’a aveuglé… je vous ai dit : ne pensons qu’à nous… servons-nous de la générosité de votre mari, puis, désormais heureux, oublions-le dans son désespoir. Je vous ai dit cela… Régina… c’était mal… c’était lâche…

— Oh ! vous êtes ce qu’il y a de meilleur, ce qu’il y a de plus noble au monde…

— Je vous aime, Régina, voilà tout ; je veux que toujours nous soyons dignes l’un de l’autre… Tout-à-l’heure… brisée, déchirée par une de ces luttes affreuses auxquelles les grands cœurs sont seuls exposés… vous êtes venue à moi dans vos irrésolutions, dans vos angoisses, dans vos terreurs. Pauvre femme… et à moi, que vous croyez généreux et fort… vous, vous m’avez demandé, que faut-il faire ?

— Oui… Just… parlez… et quoi que vous ordonniez, j’obéirai ; dites : que faut-il faire ?

— Ce n’est pas moi qui vais vous le dire, Régina,… c’est mon père — reprit Just d’une voix profondément émue ; il m’a souvent répété dans son langage simple et austère : — « Mon enfant… je n’admets pas l’indécision dans les graves questions de la vie ; un seul parti est à prendre, celui du devoir… Quant aux conséquences, tôt ou tard, le bien engendre le bienSouvent on est dupe de son bon cœur, disent les sots et les méchants, c’est faux. — Quand une loyale et bonne action a-t-elle été funeste à son auteur ? jamais. — Peu importe l’ingratitude, le bien se fait pour le bien, — celui à qui vous donnez votre manteau aura-t-il moins chaud, parce qu’il sera ingrat ? Non — le bien est fait, songez à un autre. — Si l’on ne baise pas la main qui donne… jamais, du moins, on ne la déchire, sinon les fous, les enragés. Faut-il juger l’humanité au point de vue des fous et des enragés ? Un proverbe dit : Fais ce que dois… C’est juste, le proverbe ajoute : advienne que pourra… Cette invocation au hasard est indigne. — Fais ce que dois, le bien adviendra, voilà le vrai. »

— Oui… il me semble entendre votre bon et noble père, — dit la princesse, — voilà ses sentiments, voilà ses paroles…

— Eh bien ! Régina, à ces enseignements nous ne faillirons pas ; nous dirons, comme mon père, un parti seul est à prendre, celui du devoir… Faisons ce que devons… le bien adviendra. Vous devez à votre mari une reconnaissance éternelle ; il vous a persuadée de son amour… il souffre, il se résigne, il se repent, il vous demande comme grâce suprême de permettre qu’à force de dévoûment il tente de regagner votre cœur… Régina… vous n’hésiterez pas…

— Just… oh ! mon Dieu !… — dit la princesse d’une voix tremblante, — je ne sais… mais maintenant… j’ai peur… cette épreuve m’épouvante…

— Elle doit vous effrayer, Régina, car elle m’effraie aussi pour mon amour… sans cela… cette épreuve, je ne vous la conseillerais pas.

— Que dites-vous ?

— Si cette épreuve était par vous résolue d’avance, je vous l’ai dit, Régina, souffrir qu’elle fût tentée, serait une indigne hypocrisie.

— Mon Dieu… mais vous croyez donc que je puis l’aimer encore d’amour, lui ?

— En disant oui… je me tromperais peut-être, Régina… en disant non, je pourrais me tromper encore… Qu’adviendra-t-il de cette épreuve, de ce devoir accompli ?…

— Hélas… vous l’ignorez comme moi… et, je vous le dis… à cette heure ce doute m’épouvante.

— Quoi qu’il arrive de cette épreuve… il en adviendra le bien, comme disait mon père.

— Le bien ?

— Ou vous m’aimerez toujours, Régina, et cette épreuve aura, par sa générosité même, affermi, consacré notre amour, ou… votre mari aura regagné votre cœur… et votre bonheur… le sien… seront assurés…

— Mais vous… mon Dieu ! mais vous ?

— Ma part sera belle encore, Régina…… oui…… belle, grande… et consolante. Ce bonheur dont vous jouirez, lui et vous… n’y aurai-je pas contribué par mon sacrifice ? N’est-ce donc rien que cela ?

— Et moi ! — s’écria Régina, cédant à une nouvelle angoisse à la pensée de perdre l’amour de Just. — Et, moi, je ne veux plus de cette épreuve, je vous dis qu’elle m’épouvante : je me suis crue forte, généreuse, eh bien ! je ne le suis pas… voilà tout. Mon mari m’offre ma liberté… j’accepte ! Et, d’ailleurs, n’avez-vous pas fait pour moi autant que lui ? n’avez-vous pas été blessé pour moi, dans un duel terrible où vous m’avez sauvé l’honneur… la vie ?… car je me serais tuée si j’avais été victime de l’infâme dont vous m’avez vengée…

— Régina… écoutez-moi…

— Non, non, — s’écria la princesse avec un redoublement d’exaltation. — Après tout, je t’aime… toi… je n’aime que toi ; tu es la seule espérance qui me reste au monde… Tu es venu à moi quand j’étais si malheureuse… Tu m’as consolée ; sans toi, je serais morte… Je ne veux pas risquer de te perdre à présent ! Il ne faut pas être égoïstes, dis-tu… je le veux bien… Mais il ne faut pourtant pas non plus se suicider, quand votre mort ne sert à personne.

— Régina… je vous en conjure…

— Je me connais bien… peut-être… Je te dis qu’il me sera impossible d’aimer mon mari maintenant… Je prendrai tout sur moi… C’est à moi qu’il offre la liberté… ce sera moi seule qui accepterai.

— Je vous conjure…

— N’attends jamais cela de moi ; tu diras, si tu veux, que je suis lâche, égoïste, impitoyable… Eh bien ! il faudra que tu m’aimes ainsi… Tant pis… chacun pour son cœur… tu l’as dit… et…

Un violent coup de sonnette ayant retenti à la porte extérieure de l’appartement de la princesse, je ne pus entendre ses dernières paroles. Je courus ouvrir. C’était M. de Noirlieu, père de Régina.