Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/VIII/6

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VI


CHAPITRE VI.


la surprise


Ici nous interromprons les Mémoires de Martin, pour rappeler au lecteur de ce livre les faits qui se sont passés en suite de l’arrestation de Bête-Puante (ou plutôt de Claude Gérard, à qui nous restituerons son véritable nom).

Surpris sur le bord de l’étang de la métairie du Grand-Genevrier par le brigadier Beaucadet, embusqué avec quelques-uns de ses hommes, près des ruines du fournil, Claude Gérard et Martin venaient de tomber entre les mains des gendarmes, lorsque le comte et son fils, avertis par Beaucadet, étaient arrivés sur le lieu de l’arrestation, afin de s’assurer qu’un de leurs domestiques devait se trouver à un mystérieux rendez-vous avec Bête-Puante accusé d’avoir tiré un coup de feu sur M. Duriveau.

Nous rappellerons enfin au lecteur qu’ayant reconnu dans Claude Gérard, le braconnier, un homme que deux fois il avait mortellement outragé, le père de Scipion, par une odieuse bravade, s’était plu à donner en présence de Claude Gérard l’ordre de chasser maître Chervin et sa femme de la métairie du Grand-Genevrier.

Cette méchante action accomplie, Scipion et son père, remontant en voiture, étaient revenus au château du Tremblay pendant que les gendarmes emmenaient Claude et Martin.

De retour chez lui, le comte, suivant l’avis de Beaucadet, crut prudent de faire quelques recherches dans la chambre de Martin sur qui de graves soupçons planaient alors.

Ces recherches furent d’abord vaines, mais M. Duriveau, trouvant une malle fermée, s’était cru autorisé à la forcer, et y avait pris un coffret de bois blanc renfermant le cahier manuscrit des Mémoires de Martin, accompagné d’une lettre au roi.

Cette correspondance de son valet de chambre avec un roi, excitant vivement la curiosité de M. Duriveau, il avait emporté le manuscrit des Mémoires dans sa chambre, et s’était mis à les lire alors qu’une heure du matin sonnait à l’horloge du château du Tremblay.

Telles étaient, on le sait, les premières lignes des Mémoires de Martin :

« Je n’ai conservé qu’une idée confuse et incomplète des événements qui ont précédé ma huitième ou ma neuvième année. Cependant, de cet obscur passé déjà si lointain, j’ai gardé la mémoire d’une jeune belle femme dont les doigts agiles faisaient presque continuellement bruire les fuseaux d’un métier à dentelles tout couvert de brillantes épingles de cuivre ; le cliquetis sonore des fuseaux faisait ma joie ; il me semble l’entendre encore ; mais, le soir, cette joie se changeait en admiration ; couché dans mon petit lit, je voyais cette même jeune femme, ouvrière infatigable (ma mère peut-être), travailler à la lueur d’une chandelle dont la vive clarté redoublait d’éclat en traversant une eau limpide renfermée dans un globe de verre ; la vue de ce foyer lumineux me causait une sorte d’éblouissement et d’extase auquel le sommeil seul mettait un terme. »

Lors même que la curiosité de M. Duriveau n’eût pas été excitée par d’autres motifs, les lignes seules que nous venons de rappeler auraient suffi pour attirer vivement son attention sinon son intérêt sur ces Mémoires.

La jeune fille qu’il avait autrefois séduite était une ouvrière en dentelles, comme la jeune femme que Martin croyait être sa mère…

Elle se nommait Perrine Martin… et le valet de chambre dont il lisait les Mémoires se nommait Martin…

Enfin l’âge que celui-ci paraissait avoir, certaines particularités de ressemblance physique, d’abord à peine remarquées par le comte, mais que ces premiers soupçons rappelèrent aussitôt à sa mémoire ; toutes ces circonstances réunies, sans convaincre M. Duriveau que Martin était son fils… lui présentaient cette hypothèse comme possible.

On conçoit dès lors combien de causes excitantes, irritantes avaient attaché le comte à la lecture des Mémoires de Martin.

Puis, au bout de quelques pages, M. Duriveau rencontra les noms de Bamboche et de Basquine, ces deux compagnons d’enfance de Martin.

Bamboche devenu ce meurtrier redoutable que l’on avait traqué la veille dans les bois du comte.

Basquine devenue l’une des plus célèbres artistes de l’époque… femme infernale selon ceux-ci, angélique selon ceux-là, mais doublement infernale selon le comte, car peu de jours s’étaient passés depuis que Scipion avait audacieusement annoncé à son père qu’il eût à regarder Basquine comme le suprême arbitre de son mariage à lui Duriveau avec Mme Wilson ; insolente prétention qui avait amené cette scène déplorable, effrayante, entre le père et le fils ; scène à laquelle avait succédé de part et d’autre une suspension d’hostilités, le comte ayant le lendemain dit à son fils, que, quelque bizarre que fussent ses prétentions à poser Basquine comme arbitre de ce double mariage, du père et du fils… il aviserait

Puis venait, dans les mémoires, la rencontre de Martin au fond de la forêt de Chantilly avec Régina, Scipion et Robert de Mareuil

Quels souvenirs ces noms ne devaient-ils éveiller dans la mémoire de M. Duriveau :

Scipion… son fils…

Robert de Mareuil dont il avait été le rival… lors de ses prétentions à la main de Régina qu’il devait un jour attirer dans un piège horrible… pour se venger de ses dédains…

Venait ensuite l’enfance et la première jeunesse de Martin chez Claude Gérard…

Claude Gérard… encore un nom écrit en lettres sinistres ineffaçables dans la vie du comte…

Là encore reparaissait Régina ; Régina enfant, puis adolescente, puis jeune fille, et grandissant pour ainsi dire aux yeux de Martin à chaque anniversaire de la mort de la baronne de Noirlieu…

C’était ensuite cette pauvre folle que Claude Gérard entourait de ses soins pieux et touchants.

Un pressentiment invincible disait au comte que cette femme folle était Perrine Martin… dont il avait enlevé le cœur à Claude Gérard, pour la séduire, la délaisser ensuite, et lui faire plus tard enlever son enfant, afin de se débarrasser des exigeantes réclamations de cette mère qu’il abandonnait lâchement, la sachant réduite aux faibles ressources d’un travail opiniâtre.

Martin arrivait à Paris…

Encore des noms qui résonnaient dans la mémoire du comte Duriveau :

Régina,

Robert de Mareuil,

le prince de Montbar

Et plus tard cette scène des Funambules, où le comte assistait avec son fils, scène d’où datait, pour ainsi dire, la haine incurable de Basquine contre Scipion et — ceux de sa race oisive et méchante, — avait dit la jeune fille.

Plus tard c’était le séjour de Martin chez le docteur Clément… puis les recommandations du docteur qui, près de mourir, chargeait Martin de veiller sur Régina, qu’il savait menacée de l’implacable vengeance de M. Duriveau…

Les pressentiments du docteur ne l’avaient pas trompé… Martin ne faillissait pas à la mission que son maître mourant lui avait confiée : il envoyait un sauveur à Régina prise au piège tendu par le comte, dans la maison déserte de la rue du Marché-Vieux.

Ce sauveur… c’était Just Clément… qui devait si cruellement châtier l’infâme conduite de M. Duriveau et lui imposer un duel dont les conditions mettaient désormais Régina à l’abri de calomnies infâmes…

Enfin, c’était Mme Wilson, que le comte aimait d’une si ardente, d’une si folle passion, dont il retrouvait encore le nom dans le récit de Martin.

On le voit, ces Mémoires touchaient par tant de points à la vie de M. Duriveau, que cela seul eût suffi à expliquer l’opiniâtre curiosité avec laquelle il poursuivit cette lecture…

Mais lorsqu’il vint à songer que ce malheureux enfant abandonné, voué à tant de misères, à tant de chagrins, à tant de rudes épreuves subies avec résignation, avec courage et dont il devait sortir pur..... lorsque le comte vint enfin à songer, disons-nous, que Martin était sans doute son fils, il se sentit en proie à une frayeur mêlée de honte insupportable à la seule pensée de se trouver face à face avec Martin, dont l’esprit était si droit, le cœur si pur, le caractère si élevé.

Cette honte aurait déjà paru insupportable au comte, lors même que Martin eût encore ignoré le secret de sa naissance… Mais se remémorant quelques particularités de sa première entrevue avec lui, songeant à l’affection qui l’unissait à Claude Gérard, se disant enfin qu’il était peu probable que le hasard seul eût conduit Martin à entrer comme domestique chez lui, le comte éprouvait une nouvelle et plus terrible angoisse… il ne doutait plus que Martin ne fût instruit des liens qui les unissaient…

Ainsi, riche d’une fortune immense, cet homme d’un caractère impitoyable, d’une volonté de fer, d’une dureté, d’une audace sans pareilles, cet homme enfin qui, professant pour tant de nobles sentiments un cynique et indomptable dédain, rougissait, tremblait… à la seule pensée d’affronter le regard d’un pauvre valet… d’un malheureux enfant abandonné.

Mais aussi,… ce valet possesseur de secrets si déshonorants… ce valet avait une belle âme… et ce valet était son fils !