Marxisme contre dictature/Préface à la deuxième édition

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Spartacus (p. 3-8).


MARXISME
contre
DICTATURE




La brochure de Rosa Luxembourg, que nous reproduisons ici, a été publiée aux éditions du Nouveau Prométhée en 1934 et son tirage rapidement épuisé. Il nous était impossible de retrouver les originaux allemands ou russes d’où étaient traduits les articles que nous publions, et nous tenons à remercier l’éditeur W. Epstein, qui a autorisé cette édition, et Lucien Laurat, qui nous permet la reproduction des textes qu’il réunit et préfaça. Nous déférons à son désir en publiant son avant-propos de 1934, qui garde toute sa valeur, et que nous augmentons d’une préface qui souligne l’évolution des hommes et des choses au cours des événements politiques et sociaux qui ont bouleversé le monde dans les dernières années. Sp.

Cette nouvelle édition, douze ans après la première, réclame une nouvelle préface. Les événements que nous avons vécus depuis 1934, date de la première édition, corroborent dans leur ensemble la thèse centrale exposée par Rosa Luxembourg et selon laquelle léninisme et réformisme[1], si opposés qu’ils paraissent l’un à l’autre, ont cette tendance commune à traiter les travailleurs comme de la pâte à pétrir. L’un et l’autre conduisent à la dictature d’un «  chef  » investi d’un pouvoir discrétionnaire et imposant à la masse sa volonté absolue, en un mot à ce qu’on appelle aujourd’hui le totalitarisme. Rosa Luxembourg en a discerné les germes voici plus de quarante ans, et c’est au nom du marxisme qu’elle dénonce ces aberrations si foncièrement contraires à l’esprit socialiste. Nous ne savons comment qualifier l’obstination que mettent certains auteurs, de M. François Mauriac à Georges Izard, à identifier le marxisme avec le totalitarisme. Ils semblent ignorer que tous les grands théoriciens marxistes de renom international : Kart Kautsky, Émile Vandervelde, Rodolphe Hilferding, Karl Renner, Georges Plekhanov — et nous en passons — dénonçaient tout autant que Rosa Luxembourg la doctrine totalitaire de Lénine comme absolument contraire aux principes du marxisme.

La publication de cette brochure s’imposait en 1934 pour fournir aux socialistes attachés à la démocratie des armes contre les deux courants totalitaires de notre époque : le révolutionnarisme verbeux imprégné d’esprit dictatorial et le révisionnisme sans principe ni retenue qui se traduisait à l’époque par la formule : « Ordre, autorité, nation ». Le porte-parole du premier courant, M. Jean Zyromski, a aujourd’hui rejoint le bercail du totalitarisme stalinien ; celui de l’autre tendance, M. Marcel Déat, a évolué vers le totalitarisme hitlérien. Rien n’illustre mieux la parenté de ces deux extrêmes que l’aventure de Jacques Doriot. Léniniste cent pour cent jusqu’à 1934 (qu’on se souvienne du 9 février !) et chef du parti communiste aux côtés de M. Maurice Thorez, il ne prévoyait assurément pas, en rompant avec le stalinisme et en se mettant au service de Hitler, qu’il se retrouverait un jour d’accord avec son ancien camarade et rival, l’un et l’autre travaillant, de 1939 à 1941, pour la défaite de la démocratie et de la France, puisque leurs patrons respectifs avaient conclu un pacte d’amitié.

Il y a une magnifique continuité de vues dans l’œuvre de Rosa Luxembourg. En insistant sur la nécessité absolue de l’activité propre des masses laborieuses dans leur lutte pour le socialisme et sur l’inversion des rapports entre les dirigeants et la masse à l’encontre de ce qui s’était passé dans la révolution bourgeoise, Rosa Luxembourg dénie aux chefs le droit d’imposer leurs vues à la masse par le mensonge, par la contrainte et par la terreur. À ceux qui voudraient insinuer qu’elle aurait changé d’avis à la fin de sa carrière de militante, nous rappellerons sa brochure de septembre 1918 sur la révolution russe, où elle critique âprement la suppression des libertés publiques par le bolchevisme, et le programme de Spartacus rédigé par elle quinze jours avant sa mort, où l’on trouve ce passage significatif :

« La révolution prolétarienne n’a pas besoin de terreur pour atteindre son but, elle a le meurtre en haine et en horreur. Elle n’a pas besoin de ces moyens de lutte parce qu’elle ne combat pas contre les individus, mais contre les institutions, parce qu’elle n’apporte pas dans l’arène de naïves illusions dont la perte doive être vengée dans le sang. »

Le bolchevisme a fait exactement le contraire. Depuis la première édition de cette brochure, la terreur n’a cessé de s’aggraver en Russie. Après avoir « liquidé » mencheviks et socialistes-révolutionnaires, la terreur stalinienne a exterminé toute la vieille garde léniniste. Les procès infâmes qui se déroulèrent à partir du mois d’août 1936, coûtèrent la vie à Zinoviev, Kaméniev, Tomsky (qui parvint à se suicider), Préobrajensky, Piatakov, Boukharine, Rykov, pour ne citer que les principaux. Et, en août 1940, Trotsky lui-même fut assassiné à Mexico. Il ne reste plus personne des compagnons d’armes de Lénine. Le totalitarisme triomphe dans toute sa hideur, la population de la Russie tout entière est réduite en esclavage.

Ne laissons pas déplacer les responsabilités : c’est le marxisme qui a dénoncé dès le début, dès 1904, les germes de cette évolution néfaste — l’étude ci-après de Rosa Luxembourg le prouve — et ce sont les plus grands marxistes du XXe siècle, ceux dont nous citions les noms tout à l’heure, qui estiment que le bolchevisme n’a rien à voir avec le marxisme. On nous permettra de juger qu’en cette matière la compétence des Kautsky, Vandervelde, Hilferding, etc., est supérieure à celle de M. François Mauriac et de Georges Izard.

Aux yeux de Rosa Luxembourg comme de tous les marxistes, c’est la masse organisée, éclairée et se disciplinant elle-même dans son organisation politique, qui est la force motrice de la lutte pour le socialisme. Rosa Luxembourg se méfie à juste titre des masses inorganisées, des suiveurs, de ceux qui se contentent de déposer tous les quatre ou cinq ans leur bulletin de vote dans l’urne et qui, dans l’intervalle, se désintéressent de la vie publique[2]. Aussi blâme-t-elle les députés réformistes[3] de vouloir « s’émanciper du contrôle et de l’influence des organisations du Parti » et d’« en appeler à la masse électorale amorphe et inorganisée ». Sur ce point encore, réformisme et bolchevisme sont frères jumeaux, l’un et l’autre préférant une masse de suiveurs à une masse consciente : tandis que les « révolutionnaires professionnels » du léninisme spéculent sur cette masse amorphe pour l’entraîner, souvent par des slogans mensongers, dans des actions violentes, les réformistes professionnels du bernsteinisme voient dans cette même masse la matière première rêvée pour leurs campagnes électorales, au cours desquelles ils n’énoncent pas précisément des vérités pures et profondes.

Les réactions aveugles de ces masses incultes, qu’elles se manifestent sur le plan insurrectionnel ou sur le plan électoral, peuvent mettre la démocratie en péril et préparer le lit du totalitarisme : on l’a vu dans l’Allemagne de 1932-1933, où l’assaut de ces masses frustes et désespérées, embrigadées par les nazis et par les communistes pour leur action à la fois parlementaire et extraparlementaire, finit par avoir raison de la République de Weimar.

Dans la France d’aujourd’hui, sur laquelle plane toujours la menace totalitaire, et dans d’autres pays européens encore, la question se pose sous un autre jour qu’à l’époque où Rosa Luxembourg écrivait les études qu’on va lire. Le fonctionnement de nos institutions depuis la libération, et notamment la loi électorale, soustraient les députés au contrôle des électeurs et font des partis des organismes plus ou moins affranchis de la volonté du corps électoral, auquel le système des listes rigides ne permet pas de désigner lui-même ses représentants. Il pourrait sembler à l’observateur superficiel que les critiques formulées aujourd’hui contre ce système traduisent des préoccupations semblables à celles des bernsteiniens allemands, des turatistes italiens et des jauressistes français, que Rosa Luxembourg combat dans cette brochure (p. 39.)

Mais en examinant cette question de plus près, on observe des différences sensibles entre la situation d’alors et celle d’aujourd’hui. Les partis que Rosa Luxembourg avait en vue étaient démocratiquement organisés, les tendances s’y affrontaient librement et leurs adhérents pouvaient se déterminer et décider de la politique à suivre en pleine liberté et en entière connaissance de cause. Ces conditions ne sont pas données dans certains partis ouvriers de la période 1944-1946. Ne pouvant manifester leur opposition au sein de leur parti en raison de sa structure totalitaire, beaucoup de militants organisés ne peuvent plus exprimer leur réprobation qu’en leur qualité d’électeurs — le referendum du 5 mai l’a démontré pour la France. La liberté de décision de la masse des électeurs apparaît ici comme correctif indispensable aux penchants et méthodes totalitaires des partis.

D’autre part, dans des périodes troubles, surtout après une guerre, l’afflux massif d’éléments novices dans les partis abaisse la maturité et le niveau intellectuel de ces derniers : on l’avait déjà vu lors de la scission de Tours (1920) et au lendemain de mai-juin 1936, et nous constatons aujourd’hui le même phénomène. Les adhérents de la dernière heure n’acquièrent pas la maturité nécessaire au moment où l’on colle les timbres sur leur carte toute neuve : même organisés, ils conservent pendant quelque temps les réactions aveugles et irréfléchies qui caractérisent la masse amorphe et inorganisée.

Rosa Luxembourg se méfiait à juste titre de la grande masse inorganisée des suiveurs, dont l’ignorance était la base, la contrepartie, voire la justification des conceptions totalitaires professées par les léninistes et par les réformistes quant aux rapports entre la masse et les chefs. Un troupeau aveugle et ignare a évidemment besoin d’un berger et d’un chien, que celui-ci s’appelle Guépéou ou Gestapo. Cette méfiance manifestée par Rosa Luxembourg à l’égard de la masse amorphe est toujours de mise. Mais il y a aujourd’hui un fait nouveau : une partie importante de cette masse amorphe de suiveurs a cessé d’être inorganisée, elle est embrigadée dans des partis totalitaires d’obédience fasciste ou bolcheviste. Encasernée et encellulée, elle y suit aveuglément les mots d’ordre les plus stupides et les plus contradictoires, se complaît dans l’adoration béate d’un « fils du peuple » ou d’un « père des peuples » et ne discute jamais les consignes données.

Ce fait nouveau que Rosa Luxembourg n’a pas pu connaître puisque les précurseurs des nazis l’assassinèrent en janvier 1919, devrait solliciter toute l’attention des militants de nos jours et les inciter à y réfléchir. Dans cette brève préface, nous nous bornons à le signaler purement et simplement, en indiquant toutefois que cette analyse devrait expliquer avant tout pourquoi une fraction si considérable des masses populaires de nos jours consent à se dépouiller de toute dignité humaine en se prosternant devant des « chefs ». À notre avis, l’explication de ce phénomène devra être recherchée dans les modifications qu’a subies la structure sociale du monde du travail au cours des dernières décades, notamment par suite de la guerre de 1914, de la crise de 1929 et de la dernière conflagration mondiale.

L’observation de la réalité nous oblige ainsi à constater que la dialectique de l’histoire a renversé, sur ce point, la position de Rosa Luxembourg quant aux rapports entre la masse organisée dans les partis et la masse inorganisée. Dans la mesure où les partis ont une structure totalitaire et où leurs adhérents acceptent cette structure et s’en accommodent, la masse organisée tombe au niveau de la masse amorphe qui reste en marge de l’organisation, et les organisés perdent le droit de prétendre à la prééminence sur les inorganisés.

La France et l’Europe ne sont pas encore à l’abri d’une nouvelle expérience totalitaire. Après la défaite du totalitarisme fasciste, un autre totalitarisme nous menace. Mais la démocratie et les partis qui s’en réclament réellement et sincèrement ne pourront résister avec succès à cet autre péril totalitaire que s’ils commencent par extirper les dernières traces du virus totalitaire en leur propre sein, et par s’interdire toute compromission avec les ennemis de la liberté. Et si l’on nous dit que le parti communiste est « quand même » un parti ouvrier, nous répondrons que le parti nazi lui aussi s’intitulait « parti ouvrier » et qu’il comptait même des millions d’ouvriers authentiques dans ses rangs, des ouvriers authentiques mais égarés, comme ceux du parti communiste. Et pourtant aucun parti se réclamant du socialisme n’aurait jamais songé à envisager l’unité avec les nazis. Par contre, le Parti communiste allemand a réalisé plus d’une fois le front unique avec les hitlériens… contre la social-démocratie au pouvoir. L’aurait-on oublié ?

Paris, juin 1946.




  1. À l’heure actuelle, le terme de « réformisme » prête tellement à confusion que nous croyons utile de le définir. Le socialisme scientifique désigne par réformisme le système d’idées défendu à la fin du siècle par le social-démocrate Édouard Bernstein et selon lequel le capitalisme se transformera automatiquement en un régime social et économique nouveau grâce à l’accumulation graduelle et insensible de réformes à la petite semaine. Cette idée implique l’abandon du but socialiste et de ce que nous appelons aujourd’hui « réformes de structure ». Si le mouvement socialiste adoptait les idées de Bernstein, il devrait se borner à amender et à replâtrer l’ordre existant au lieu d’en changer les fondements et de le dépasser.

    Tout en condamnant le réformisme tel que nous venons de le définir, le socialisme scientifique ne condamne évidemment point la lutte pour des réformes, si minimes soient-elles, tant que les circonstances ne permettent pas de promouvoir des réformes de plus grande envergure transgressant le cadre capitaliste. Soulignons enfin qu’aucun théoricien socialiste digne de ce nom n’a jamais qualifié de « réformiste » l’idée que cette transformation sociale ne pourra s’effectuer du jour au lendemain et qu’elle s’étendra sur une période assez longue.

  2. Sur ce point, Rosa Luxembourg fut moins conséquente avec elle-même : à certains moments (cf. sa brochure sur la grève en masse, qui date de 1907, et son discours sur le programme de Spartacus — 1er janvier 1919), elle exalte le rôle des inorganisés et des organisés de fraîche date, qui constituent la fraction la moins éclairée de la masse prolétarienne.
  3. Nous avons expliqué dans une note précédente ce qu’il faut entendre par réformiste.