Massé… doine/04

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Librairie Beauchemin, Ltée (p. 80-91).


iv

L’ÎLOT ERRANT DE WATERLOO


Waterloo possède, entre autres avantages naturels, un lac et un fort joli lac quoique les malins Granbygeois affectent de l’appeler une grenouillère.

Granby et Waterloo, vous savez, c’est un peu et proportion gardée, Rome et Carthage. Ainsi, Granby chine avec envie le lac du chef-lieu du comté de Shefford et Waterloo, de son côté, zieute avec convoitise les sveltes cheminées d’usines de la métropole du district de Bedford.

Blague à part, le lac est, dans la physionomie de la ville, un grain de beauté dont fort s’accommoderaient nombre de villes et villages moins biens partagés. Et ses charmes, le lac ne les emprunte pas aux baigneuses, puisqu’il n’y a pas de plages ! Ajoutons également que, sous le rapport de la pêche, on n’y capture que des espèces jugées roturières par les amateurs : brochets, perchaudes ou barbottes.

Mais quand, sous les feux du crépuscule, sa nappe se couvre de moires chatoyantes, le lac fait un tableau qu’on s’attarde à contempler. Sur les côteaux qui dévalent vers ses bords, s’alignent les rectangles des champs et des clos, clavier où se joue toute la gamme des verts, depuis le vert tendre et délayé des pâtis, tiqueté du rouge des durhams ou du noir des holsteins, jusqu’au vert sombre et épais des massifs de sapins, strié des baguettes claires des bouleaux ténus. À l’arrière-plan s’estompe, bien découpée sur l’horizon mauve, la carapace de quelque monstre apocalyptique que fait la montagne de Shefford. Là-bas, dominant la ville comme une sentinelle qui monte la garde, le clocher de Saint-Bernardin dont le soleil dore la croix d’un ultime hommage, copte l’angelus d’une voix grave. L’oreille du citadin mélomane distingue peut-être plus de fonte que de bronze dans ce son, mais l’âme plus ingénue du paysan y trouve, lorsque cesse le labeur des champs, un réconfort fait de paix intérieure et d’espoir serein. Au loin, comme un répons, antiphone la clarine de l’ayrshire qui, d’un coup de mufle, écartant le hallier, s’engage, le pis gonflé, dans le sentier battu qui mène vers la laiterie.

Une mare aux grenouilles, le lac de Waterloo ! Allons donc ! C’est une gemme de lapis-lazzuli enchâssée dans de l’émeraude. C’est une vasque de limpide cristal au marli historié d’un gentil motif de feuillage. C’est… mais il s’agit bien de poésie et si le lac de Waterloo doit retenir notre attention pendant quelques pages, ce n’est pas à raison de son décor champêtre ni de son charme pastoral.

Trouvez-moi un lac qui ne soit pas plus ou moins pittoresque ? Ce dont il s’agit ici c’est d’un lac qui n’est pas comme tout le monde. Car sachez que ce lac possède une île, disons plutôt un ilôt, mais un ilôt peu banal puisqu’il s’agit d’un ilôt errant.

C’est du badinage, vous récriez-vous ? Vous n’êtes pas sérieux ?

Vrai comme vous êtes là, vous dis-je, il s’agit d’un ilôt de quelques arpents carrés, qui se déplace à certaines époques, se détache de la terre ferme et s’en va, comme à la dérive, atterrir sur le côté opposé, quitte à recommencer le manège.

Reconnaissez qu’il y a là quelque chose d’extraordinaire, qu’il s’agit bel et bien d’un phénomène. Une île qui se moque de la géographie elle-même, une île qui défie la définition classique puisque qu’elle cesse parfois de s’entourer d’eau d’un côté sinon par en-dessous, une île qui erre à l’aventure d’un bout à l’autre du lac cherchant peut-être une issue par où déguerpir tout à fait, comme un ours captif du Parc Lafontaine, a-t-on jamais entendu parler de chose pareille ?

Pourtant, je n’invente rien. L’ilôt flottant ou mouvant de Waterloo est une curiosité connue et constatée. Je vous accorde que ses pérégrinations ne sont pas d’occurrence très fréquente. La dernière remonte, si j’ai bonne mémoire, à une quinzaine d’années. Les annales ou la tradition en notent une douzaine depuis 1812 alors que le phénomène fut constaté pour la première fois. Peut-être y en a-t-il eu davantage, car les choses les plus inouïes, à force de se répéter, finissent par émousser l’étonnement, et peut-être les Waterloois n’ont-ils pas tenu un compte très exact des fugues de leur ilôt nomade.

Cette étendue de terre se trouvait originairement à l’ouest du lac. Elle était alors boisée. Ce bois a depuis longtemps, disparu et l’ilôt est aujourd’hui couvert de brousse seulement, à raison peut-être d’un humus trop peu substantifique. En se détachant de la terre ferme, l’ilôt y laissa une échancrure et c’est de là qu’est résultée la Pointe Jamieson.

Une pièce de terre boisée qui fiche le camp, vous comprenez que cela dût intriguer, dans le temps, les colons du voisinage. C’est qu’il y avait vraiment de quoi éveiller la curiosité des moins badauds, exciter l’imagination la plus terne.

Et puis, il n’y a pas que l’intérêt platonique. Un lopin de terre qui déguerpit un bon jour, sans dire pourquoi, c’est assez inquiétant. Pour peu qu’un exemple aussi pernicieux se propage, c’en est fait de toute une ferme !

La surprise devint de la stupéfaction quand on s’aperçut que l’ilôt ainsi formé n’était pas stationnaire, qu’il flottait, qu’il se mouvait, pour ainsi dire. De fait, il traversa le lac et alla accoster le côté opposé. Le colon vit arriver sans enthousiasme ce visiteur et ne conçut aucune joie à cet accroissement de son bien. Au surplus, le séjour de l’intrus fut de courte durée et il a depuis abordé, si l’on peut dire, à tous les endroits du rivage sans cependant jamais, le volage, se ranger pour de bon, faire une fin.

Mais la raison, le pourquoi de ces allées et venues insolites sinon contre-nature ?

Il ne saurait s’agir de supercherie ou de fumisterie. Puisque la performance remonte à 1812, il ne peut non plus être question d’automob…île. Au surplus, je ne sache pas que le machinisme même moderne ait jamais prétendu mobiliser de la sorte tout un pan de forêt. Ce serait vraiment trop commode pour l’industrie du bois si l’on pouvait ainsi pratiquer le flottage… sur pied.

Mais alors, quelle explication donner, quelle théorie proposer ?

Un savant aurait recherché une cause scientifique et, n’en trouvant pas, n’aurait pas manqué d’en supposer une. Il n’y a rien de moins réfutable qu’une théorie dite scientifique soutenue avec assurance par un bachelier quelconque (j’allais dire bateleur), à grand renfort de termes pédantesques et obscurs, même — je devrais dire : surtout — si elle n’est étayée d’aucune donnée bien plausible. La science, la misérable science n’est souvent qu’un trompe-l’œil dont se leurrent les faibles esprits forts qu’offusque le surnaturel.

Je me suis, en toute bonne foi, imposé la tâche de pénétrer ce mystère, cet énigme. J’ai fait des recherches élaborées, j’ai suivi toutes les pistes, j’ai examiné à fond toutes les hypothèses, j’ai glané les vieux papiers de famille, scruté les archives, questionné les descendants des pionniers, j’ai, en un mot, retourné chaque pierre pour faire mon enquête complète et consciencieuse. De la masse des renseignements recueillis, il ressort, à n’en pas douter, que l’ilôt de Waterloo est ensorcelé, ni plus ni moins.

Vous souriez, incrédules ! Je m’y attendais. J’ai levé les épaules, moi aussi, quand on a prononcé le mot « sortilège ». J’avoue sans fausse honte que mon scepticisme a dû en rabattre quand il s’est vu confronté avec certaines constatations d’une évidence irréfragable.

Mais souffrez que je vous mette au courant. Et si vous trouvez que je vais au but par le chemin des écoliers, n’allez pas croire que c’est intentionnellement pour vous faire languir. Non, c’est que, dans une affaire de cette nature, il faut se garder de brûler les étapes, le moindre fil devenant parfois un chaînon, et le détail le plus infime, un événement gros de conséquences.

Au commencement du siècle dernier, le capitaine John Savage, du Vermont, s’était fait concéder, pour lui et ses associés, une quarantaine de mille acres de terre dans le canton de Shefford, c’est-à-dire la presque totalité du canton si l’on excepte la partie (les deux tiers de la superficie totale) réservée par l’administration aux fins officielles, civiles et ecclésiastiques. C’est ce qu’on appela les « Clergy Reserves ».

À cette époque reculée, il n’y avait guère d’établissements, dans cette partie des Cantons de l’Est, que le long de la frontière, surtout à la Baie Missisquoi et à Dunham Flats. Toutefois et dès 1797, un « chemin du Roi » avait été ouvert de la Baie jusqu’aux seigneuries. C’était la route de la poste ou de la diligence. Elle reliait les États-Unis à Montréal et se trouvait à traverser le canton de Shefford d’un bout à l’autre.

Il ne faut pas croire que Savage et ses compagnons eurent la faculté de se fixer à proximité du chemin public. Non, chacun dût s’établir sur le lot de quelques acres qui lui avait été attribué au petit bonheur et se tirer d’affaires au mieux de son endurance et de son initiative. C’est dire que les concessionnaires se trouvèrent dispersés sur une vaste étendue, sans voies de communication et sans autres ressources que celles qu’une nature plantureuse mettait à leur disposition. Et dans les circonstances, ces ressources constituaient plutôt des obstacles.

Ce fut une démonstration typique de la thèse du « survival of the fittest ». Aussi, la plupart finirent par jeter le manche après la cognée et ceux qui « durèrent » furent ceux qui surent se fixer par groupes dans un voisinage au moins relatif des autres, à proximité de la grand’route ou de quelque cours d’eau, auxiliaires précieux.

Telle est la genèse de la colonisation dans les Cantons de l’Est. Ces groupements embryonnaires sont devenus Granby, Frost Village, Shefford Plain, Roxton Falls, etc. dans le canton de Shefford.

Ces colons recherchaient les « beaver meadows », c’est-à-dire les clairières résultant des opérations de défrichement que pratiquent les castors industrieux pour construire de véritables barrages où l’eau d’un ruisseau s’épand sur une assez vaste étendue. Ces étangs artificiels noient toute végétation jusqu’à ce que une cause quelconque vienne crever la chaussée, faisant du lit de l’étang une riche alluvion, un champ déjà en jachère.

Décidément, le castor nous a rendu de grands services et il mérite bien de figurer sur nos écussons.

Ces prairies toutes faites fournissaient la pâture à un attelage de bœufs pour aider au défrichement ou encore à une vache pour donner du lait à la famille. C’est là tout près que le colon bâtissait sa hutte, style… bois rond, sans festons ni astragales ! C’était très nature, n’est-ce pas ? La génération suivante érigea les solides et décidément plus confortables maisons en pierres des champs. Après cent ans et plus, un grand nombre sont encore là pour dire que nos aïeux avaient plutôt le souci de la solidité que du fignolage. Au reste, ces constructions d’ordonnance sévère étaient dans la note, car une architecture la moindrement maniérée eut été, dans les circonstances de temps et de lieu, franchement ridicule.

Il n’entre pas dans le cadre de ce récit de vous dire par le menu ce que comporta de misère et de privations la vie de ces premiers défricheurs du sol. Ce serait refaire l’historique de la colonisation dans un pays où le climat est rigoureux, où la nature sauvage défend son domaine avec opiniâtreté et résiste désespérément aux assauts que lui livrent les envahisseurs. Ajoutons que ces derniers étaient loin d’être équipés de ce qu’il aurait fallu pour une lutte aussi inégale.

Et pourtant ils ont triomphé ; la forêt a reculé, ils ont asservi le sol !

On se demande aujourd’hui quel courage il leur a fallu déployer, quels sacrifices ils ont dû s’imposer et quelle somme de travail ils ont eu à accomplir pour réussir cette tâche géante : se tailler un patrimoine à même la forêt vierge, se construire un foyer, élever une famille souvent nombreuse. Et cela dans quelles conditions ? Dépourvus du nécessaire, privés du moindre confort physique comme des nécessaires consolations morales, à dix lieues du médecin et ne recevant qu’à de rares intervalles la visite du missionnaire !

À cette rude école — la seule qui de longtemps exista dans ces parages — ils apprirent de profitables leçons ; ils accumulèrent, pour les générations qui ont suivi, des réserves de vitalité physique, de santé morale et intellectuelle. Il ne faut pas s’étonner que ces vaillants — on a statufié des hommes autrement moins méritoires — aient fait souche d’une progéniture où se sont recrutées les célébrités de la presse ou du parlement, les fastes du clergé, de la magistrature et des carrières libérales.

Mais, me direz-vous, ces pionniers au milieu de la forêt vierge vivaient-ils de l’air du temps ou de la vache enragée qu’ils mangeaient ?

De tout temps, le colon canadien a vécu de… bois. Il n’en allait pas autrement dans les Cantons de l’Est en 1800. La forêt marâtre, une fois dompté son orgueil farouche, devient mère nourricière, comme si elle se sentait touchée au cœur par la détresse du colon en même temps que par sa cognée. La civilisation humaine a connu l’âge de pierre et l’âge de fer. La colonisation, elle, ne connaît que l’âge de bois.

Le colon de nos jours vit de bois de pulpe. Il y a cinquante ans, il a vécu de bois de construction. L’écorce de pruche a aussi figuré sur son menu ; c’était la nourriture du tan !

Sous l’ancien régime, le colon réservait sa haute futaie pour les bâtiments royaux. On sait que Baptiste était moins futé de se mettre à contribution pour la marine en 1911 !

Au commencement du XIXe siècle, le colon des Cantons de l’Est vécut du bois franc qui se trouvait en abondance sur son lot. À la suite de l’embargo continental décrété par le Premier Consul, le prix de la soude ramenda, les procédés modernes d’extraction n’étant pas alors découverts. Aussi, la potasse et la perlasse résultant du lessivage de la cendre du bois dur et de la calcination du résidu devinrent la meilleure source de revenu, le gagne-pain du colon cantonnais.

Ces sels de potasse dits sels noirs devinrent le médium d’échange ou l’étalon de valeur dans le trafic des denrées, car le papier-monnaie était alors peu répandu et il ne circulait guère d’espèces métalliques que la piastre espagnole ou le dollar américain assez peu sensible, en ce temps-là, aux fluctuations du change.

Ces sels se vendaient ou plutôt s’échangeaient à la Baie, à Montréal ou même à Maska ou à Saint-Pie. C’est que, voyez-vous, il n’y avait pas encore de magasin dans Shefford, en 1810. Tout au plus y avait-il des colporteurs qui visitaient les colons en ces lointains parages deux ou trois fois l’an. Même que je vous ai fait parcourir ce long circuit pour vous présenter l’un de ces marchands ambulants autour duquel va maintenant se restreindre notre intérêt.

Son nom ? On me l’a prononcé comme Lackstone, Laxton ou Laxtham. Je me suis donné beaucoup de mal pour m’assurer de l’orthographe exacte. Je me suis adressé au Vermont State Recorder, à Montpelier, qui en a référé au conservateur du Boston Historical Museum qui, lui-même, m’a renvoyé à l’Interstate Bureau of National Archives, Washington, D. C.

Je ne suis guère plus avancé sur la façon correcte d’épeler ce nom que nous orthographierons Laxtham. Toutefois, mes recherches n’ont pas été inutiles quant à établir l’identité de l’individu. Ce Laxtham était de race juive et j’ai pu remonter assez loin dans sa généalogie pour me convaincre que, de genuit autem en genuit autem, il descendait, en ligne droite, d’Isaac Laquedem lui-même, le Juif Errant original. J’ai même tout lieu de croire que ce nom de Laxton ou Laxtham n’est qu’une corruption de Laquedem.

Ce Samuel Laxtham (il n’y a pas de doute quant à son prénom) était venu s’établir — si l’on peut parler ainsi d’un colporteur et, qui plus est, d’un colporteur juif — dans le canton de Shefford. Le fait est que son établissement dans ces parages ne devait être, dans son intention, que temporaire, tant était sommaire l’espèce de « home » où il venait se reposer quelques jours après ses échinantes tournées. Car il s’était bâti une mauvaise hutte sur les bords du lac de Waterloo où le poisson et le gibier à plume lui fournissaient la viande cawchère pour se nourrir selon le menu rituélique que le Talmud prescrit à ses adeptes. Il se trouvait là à distance commode de la grand’route et au centre du circuit qu’il avait à parcourir, sa clientèle se trouvant éparpillée de Dunham à Farnham.

Il vivait seul. Un baudet, un banc et une table composaient l’ameublement de sa misérable case. On peut dire, en toute vérité, que lorsqu’il s’acheminait courbé sous son ballot de marchandises, il emportait avec lui toute sa fortune, à part, bien entendu, les sacs d’écus que l’imagination populaire disait déposés au crédit du roublard chez un banquier de sa race, à Boston.

Il arrêtait à chaque ferme, débouclait les bricoles de son ballot et étalait par terre la marchandise disparate qui constituait son fonds de commerce : du fil, des cuillers d’étain, un briquet, des aiguilles, des peignes, un moule à chandelles, des bibles, des rubans, des couteaux, une pièce de futaine, des épingles, du papier à lettre, des pelotes de ficelle, des douilles pour emmancher des outils, un coupon de cariset ou de gros, des pipes, etc. Et notre homme, avec toute la rouerie du métier, savait mettre en valeur sa pacotille en dissimulant avec ostentation la verrotterie, les colifichets qui tiraient l’œil des femmes et des enfants.

Le colon ou sa « colone » faisaient leurs emplettes et le colporteur recevait en retour de la pelleterie ou bien une reconnaissance ou un « bon » griffonné sur un bout de papier que notre homme escomptait ensuite chez Ruiter, à la Baie, chez Paige, à West Alburgh, Vt ou encore chez Cushing, à Montréal.

Et le colporteur, reposé par ce relai, restauré souvent d’une écuelle de sagamité ou de quelques galettes de sarrasin, rechargeait son ballot sur son échine et se remettait en route, en vrai rejeton d’Isaac Laquedem, errant de par le monde, sans but, sans hâte d’arriver quelque part parce qu’il n’est chez soi nulle part.

Les colporteurs n’ont pas toujours eu bonne renommée dans les campagnes. La plupart étaient matois, retors, âpres au gain et il n’y a pas de doute qu’il n’y eût parmi eux des individus peu scrupuleux. Ne tenant ni feu ni lieu, apparaissant pour ne plus revenir, ils avaient peu d’intérêt à être honnêtes. Aussi, furent-ils facilement en butte aux préventions populaires et ne se fit-on pas faute de leur attribuer, à eux ainsi qu’aux bohémiens, les larcins et même les méfaits qui coïncidaient avec leur passage. C’étaient, avec les quêteux, les croquemitaines à la mode — si l’on peut dire — et l’on mettait à leur compte aussi bien des enlèvements imaginaires que les déprédations que Maître Renard en maraude opérait dans la basse-cour.

On doit toutefois leur rendre cette justice que les colporteurs n’étaient pas des parasites ni des fainéants. Ils furent, à leur façon, des colons, colons du commerce dans les endroits où le marchand sédentaire n’aurait pu se maintenir, la clientèle étant alors trop disséminée sur un parcours étendu et peu praticable. Ces pauvres trinqueballes furent d’utiles auxiliaires aux colons qu’ils tiraient souvent d’embarras et qui leur faisaient généralement, bon accueil. Ils avaient aussi d’autres cordes à leur arc et agissaient volontiers, à l’appât de quelque rémunération, comme postillon, écrivains publics ou même rebouteurs.

Laxtham, comme ceux de sa race, ne s’associait guère aux chrétiens. Nature morne et taciturne, il ne dédaignait cependant pas faire des frais d’amabilité lorsqu’il s’agissait d’amadouer la clientèle et de bâcler une affaire. S’il y avait de la familiarité voisine du mépris dans les « Sam » ou « Sammie, the peddler » dont on saluait son arrivée à la case du colon, il savait, comme on dit, mettre un bémol à la clef, ou, en d’autres termes, régurgiter son dépit, quitte à majorer d’un chelin le prix d’un piège ou d’une tarière.

Un matin d’octobre 1811, deux frères de Frost Village, Increase et Homer Davis, étaient à pêcher dans le lac de Waterloo. Apercevant la cabane de Laxtham, ils eurent la curiosité d’y pénétrer.

La porte en était ouverte et un spectacle d’épouvante frappa leur vue. Laxtham ou plutôt son squelette gisait au milieu de la pièce. Quelques lambeaux de chair ou de tendon adhéraient encore aux articulations. Les pieds et les mains étaient sans phalanges lesquelles apparemment avaient été broyées. Jusqu’à la casquette de cuir et les vêtements qui avaient été déchiquetés. À côté se trouvait la dépouille ensanglantée d’un loup d’assez forte taille.

On reconstitua aisément le drame sinistre qui s’était déroulé. Le malheureux colporteur, arrivant à sa cabane, y avait trouvé des loups avec lesquels il avait engagé un combat furieux. Harassé de fatigue, gêné dans ses mouvements par son ballot, il avait soutenu une lutte inégale avec les carnassiers, blessant tout de même à mort celui dont la dépouille gisait à ses côtés.

Puis épuisé, affaibli, perdant son sang, il avait succombé sous les crocs acérés des fauves qui l’avaient dévoré jusqu’aux os.

C’était là l’hypothèse la plus vraisemblable, la seule admissible, le ballot de marchandises se trouvant là intact, ce qui écartait la théorie du vol par un sauvage abénaquis comme il en passait parfois dans le canton.

Il ne pouvait être question d’inhumer le cadavre d’un israélite à côté de ceux de chrétiens. Aussi, on creusa une fosse près de la hutte et on y jeta les ossements.

Mais, me dites-vous, vous paraissez au terme de votre récit et il n’est toujours pas question de cette île errante dont vous deviez éclaircir le mystère !

Tout beau, c’est qu’il me reste à enregistrer un dernier fait, à poser une constatation définitive : c’est que la hutte de Laxtham et sa fosse se trouvaient sur cette pointe de terre qui, au printemps de 1812, se détachait du rivage pour devenir l’ilôt errant.

Et quel rapport… ?

Mais ce que je déduis en toute logique — car la conclusion me paraît découler rigoureusement des prémisses — que la malédiction s’accomplit, implacable, inéluctable : ni trêve ni repos !

Qu’il soit dans le ventre du loup ou enfoui sous terre, le rejeton d’Isaac Laquedem ne saurait se soustraire à l’arrêt fatidique ; toujours ce qui reste de lui vagabonde sans jamais pouvoir se fixer définitivement. Pour tout le monde, la tombe est le repos suprême, excepté pour le Juif Errant. Ainsi l’a décrété le courroux céleste après l’ignominie du Golgotha.

Et sans doute, éperdue et désolée, erre aussi entre le parvis céleste et la géhenne redoutée, l’âme de Samuel Laxtham jusqu’au jour où, dans la vallée de Josaphat, éclateront les trompettes du jugement dernier alors que la miséricorde infinie donnera à cette âme en peine, en même temps qu’à l’ilôt errant de Waterloo, le repos éternel.

Waterloo, juin 1911.