Matelots

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Les Amours jaunesGlady (p. 255-261).


MATELOTS


 

Vos marins de quinquets à l’Opéra… comique,
Sous un frac en bleu-ciel jurent « Mille sabords ! »
Et, sur les boulevards, le survivant chronique
Du Vengeur vend l’onguent à tuer les rats morts.
Le Jûn’homme infligé d’un bras — même en voyage —
Infortuné, chantant par suite de naufrage ;
La femme en bain de mer qui tord ses bras au flot ;
Et l’amiral *** — Ce n’est pas matelot !

— Matelots — quelle brusque et nerveuse saillie
Fait cette Race à part sur la race faillie !
Comme ils vous mettent tous, terriens, au même sac !
Un curé dans ton lit, un’ fill’ dans mon hamac !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


— On ne les connaît pas, ces gens à rudes nœuds.
Ils ont le mal de mer sur vos planchers à bœufs ;

 
À terre — oiseaux palmés — ils sont gauches et veûles.
Ils sont mal culottés comme leurs brûle-gueules.
Quand le roulis leur manque… ils se sentent rouler :
À terre, on a beau boire, on ne peut désoûler !

— On ne les connaît pas. — Eux : que leur fait la terre ?…
Une relâche, avec l’hôpital militaire,
Des filles, la prison, des horions, du vin…
Le reste : Eh bien, après ? — Est-ce que c’est marin ?…

— Eux ils sont matelots. — À travers les tortures,
Les luttes, les dangers, les larges aventures,
Leur face-à-coups-de-hache a pris un tic nerveux
D’insouciant dédain pour ce qui n’est pas Eux…
C’est qu’ils se sentent bien, ces chiens ! Ce sont des mâles !
— Eux : l’Océan ! — et vous : les plates-bandes sales ;
Vous êtes des terriens, en un mot, des troupiers :
De la terre de pipe et de la sueur de pieds !

Eux sont les vieux-de-cale et les frères-la-côte,
Gens au cœur sur la main, et toujours la main haute ;
Des natures en barre ! — Et capables de tout…
— Faites-en donc autant !… — Ils sont de mauvais goût
— Peut-être… Ils ont chez vous des amours tolérées

Par un grippe-Jésus[1] accueillant leurs entrées…
— Eh ! faut-il pas du cœur au ventre quelque part,
Pour entrer en plein jour là — bagne-lupanar,
Qu’ils nomment le Cap-Horn, dans leur langue hâlée :
— Le cap Horn, noir séjour de tempête grêlée —
Et se coller en vrac, sans crampe d’estomac,
De la chair à chiquer — comme un nœud de tabac !

Jetant leur solde avec leur trop-plein de tendresse,
À tout vent ; ils vont là comme ils vont à la messe…
Ces anges mal léchés, ces durs enfants perdus !
— Leur tête a du requin et du petit-Jésus.

Ils aiment à tout crin : Ils aiment plaie et bosse,
La Bonne-Vierge, avec le gendarme qu’on rosse ;
Ils font des vœux à tout… mais leur vœu caressé
A toujours l’habit bleu d’un Jésus-christ[2] rossé.

— Allez : ce franc cynique a sa grâce native…
Comme il vous toise un chef, à sa façon naïve !
Comme il connaît son maître : — Un d’un seul bloc de bois !

Un mauvais chien toujours qu’un bon enfant parfois !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


— Allez : à bord, chez eux, ils ont leur poésie !
Ces brutes ont des chants ivres d’âme saisie
Improvisés aux quarts sur le gaillard-d’avant…
— Ils ne s’en doutent pas, eux, poème vivant.

— Ils ont toujours, pour leur bonne femme de mère,
Une larme d’enfant, ces héros de misère ;
Pour leur Douce-Jolie, une larme d’amour !…
Au pays — loin — ils ont, espérant leur retour,
Ces gens de cuivre rouge, une pâle fiancée
Que, pour la mer jolie, un jour ils ont laissée.
Elle attend vaguement… comme on attend là-bas.
Eux ils portent son nom tatoué sur leur bras.
Peut-être elle sera veuve avant d’être épouse…
— Car la mer est bien grande et la mer est jalouse. —
Mais elle sera fière, à travers un sanglot,
De pouvoir dire encore : — Il était matelot !…

— C’est plus qu’un homme aussi devant la mer géante,
Ce matelot entier !…
Ce matelot entier !…Piétinant sous la plante

De son pied marin le pont près de crouler ;
Tiens bon ! Ça le connaît, ça va le désoûler.
Il finit comme ça, simple en sa grande allure,
D’un bloc : — Un trou dans l’eau, quoi !… pas de fioriture. —

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .



On en voit revenir pourtant : bris de naufrage,
Ramassis de scorbut et hachis d’abordage…
Cassés, défigurés, dépaysés, perclus :
— Un œil en moins. — Et vous, en avez-vous en plus :
— La fièvre-jaune. — Eh bien, et vous, l’avez-vous rose ?
— Une balafre. — Ah, c’est signé !… C’est quelque chose !
— Et le bras en pantenne. — Oui, c’est un biscaïen,
Le reste c’est le bel ouvrage au chirurgien.
— Et ce trou dans la joue ? — Un ancien coup de pique.
— Cette bosse ? — À tribord ?… excusez : c’est ma chique.
— Ça ? — Rien : une foutaise, un pruneau dans la main,
Ça sert de baromètre, et vous verrez demain :
Je ne vous dis que ça, sûr ! quand je sens ma crampe…
Allez, on n’en fait plus de coques de ma trempe !
On m’a pendu deux fois… —
On m’a pendu deux fois… —Et l’honnête forban
Creuse un bateau de bois pour un petit enfant.


— Ils durent comme ça, reniflant la tempête
Riches de gloire et de trois cents francs de retraite,
Vieux culots de gargousse, épaves de héros !…
— Héros ? — ils riraient bien !… — Non merci : matelots !

— Matelots ! — Ce n’est pas vous, jeunes mateluches,
Pour qui les femmes ont toujours des coqueluches…
Ah, les vieux avaient de plus fiers appétits !
En haussant leur épaule ils vous trouvent petits.
À treize ans ils mangeaient de l’Anglais, les corsaires !
Vous, vous n’êtes que des pelletas militaires…
Allez, on n’en fait plus de ces purs, premier brin !
Tout s’en va… tout ! La mer… elle n’est plus marin !
De leur temps, elle était plus salée et sauvage.
Mais, à présent, rien n’a plus de pucelage…
La mer… La mer n’est plus qu’une fille à soldats !…

— Vous, matelots, rêvez, en faisant vos cent pas
Comme dans les grands quarts… Paisible rêverie
De carcasse qui geint, de mât craqué qui crie…
— Aux pompes !…
— Aux pompes !…— Non… fini ! — Les beaux jours sont passés :
Adieu mon beau navire aux trois mâts pavoisés !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Tel qu’une vieille coque, au sec et dégréée,
Où vient encor parfois clapoter la marée :
Âme-de-mer en peine est le vieux matelot
Attendant, échoué… — quoi : la mort ?
Attendant, échoué… — quoi : la— Non, le flot.


(Île d’Ouessant. — Avril.)



  1. Grippe-Jésus : petit nom marin du gendarme.
  2. Jésus-christ : du même au même.