Mauprat/Chapitre 23

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Mauprat (1837)
A. Quantin, imprimeur-éditeur (p. 322-330).



XXIII


L’abbé entra et me salua d’un air sombre et froid, puis il me fit signe, et, m’éloignant du lit :

— Vous êtes un insensé ! me dit-il. Retournez chez vous, ayez la prudence de ne pas venir ici ; c’est tout ce qui vous reste à faire.

— Et depuis quand, m’écrirai-je transporté de fureur, avez-vous le droit de me chasser du sein de ma famille ?

— Hélas ! vous n’avez plus de famille, répondit-il avec un accent de douleur qui me désarma. D’un père et d’une fille, il ne reste plus que deux fantômes chez qui la vie morale est éteinte et que la vie physique va bientôt abandonner. Respectez les derniers instants de ceux qui vous ont aimé.

— Et comment puis-je témoigner mon respect et ma douleur en les abandonnant ? répondis-je atterré.

— À cet égard, dit l’abbé, je ne veux et ne dois rien vous dire, car vous savez que votre présence est ici une témérité et une profanation. Partez. Quand ils ne seront plus (ce qui ne peut tarder), si vous avez des droits sur cette maison, vous y reviendrez, et vous ne m’y trouverez certainement pas pour vous les contester ou pour vous les confirmer. En attendant, comme je ne connais pas ces droits, je crois pouvoir prendre sur moi de faire respecter jusqu’au bout ces deux saintes agonies.

— Malheureux ! m’écriai-je, je ne sais à quoi tient que je ne te mette en pièces ! Quel abominable caprice te pousse à me retourner vingt fois le poignard dans le sein ? Crains-tu que je ne survive à mon malheur ? Ne sais-tu pas que trois cercueils sortiront ensemble de cette maison ? Crois-tu que je vienne chercher ici autre chose qu’un dernier regard et une dernière bénédiction ?

— Dites un dernier pardon, répondît l’abbé d’une voix sinistre et avec un geste d’inexorable condamnation.

— Je dis que vous êtes fou ! m’écriai-je, et que, si vous n’étiez pas un prêtre, je vous briserais dans ma main pour la manière dont vous me parlez.

— Je vous crains peu, monsieur, me répondit-il. M’ôter la vie serait me rendre un grand service ; mais je suis fâché que vous confirmiez par vos menaces et votre emportement les accusations qui portent sur votre tête. Si je vous voyais touché de repentir, je pleurerais avec vous ; mais votre assurance me fait horreur. Jusqu’ici, je n’avais vu en vous qu’un fou furieux ; aujourd’hui, je crois voir un scélérat. Retirez-vous.

Je tombai sur un fauteuil, suffoqué de rage et de douleur. Un instant, j’espérai que j’allais mourir. Edmée expirante à côté de moi, et en face de moi un juge saisi d’une telle conviction, que, de doux et timide qu’il était par nature, il se faisait rude et implacable ! La perte de celle que j’aimais me précipitait vers le désir de la mort ; mais l’accusation horrible qui pesait sur moi réveillait mon énergie.

Je ne pouvais croire qu’une telle accusation tînt un seul instant contre l’accent de la vérité. Je m’imaginais qu’il suffirait d’un regard et d’un mot de moi pour la faire tomber ; mais je me sentais si consterné, si profondément blessé, que ce moyen de défense m’était refusé ; et plus l’opprobre du soupçon s’appesantit sur moi, plus je compris qu’il est presque impossible de se défendre avec succès quand on n’a pour soi que la fierté de l’innocence méconnue.

Je restais accablé sans pouvoir proférer une parole. Il me semblait qu’une voûte de plomb me pesait sur le crâne. La porte se rouvrit, et Mlle Leblanc, s’approchant de moi d’un air haineux et guindé, me dit qu’une personne qui était sur l’escalier demandait à me parler. Je sortis machinalement et je trouvai Patience qui m’attendait, les bras croisés, dans son attitude la plus austère et avec une expression de visage qui m’eût commandé le respect et la crainte si j’eusse été coupable.

— Monsieur de Mauprat, dit-il, il est nécessaire que j’aie avec vous un entretien particulier ; voulez-vous bien me suivre jusque chez moi ?

— Oui, je le veux, répondis-je. Je supporterai toutes les humiliations, pourvu que je sache ce qu’on veut de moi et pourquoi l’on se plaît à outrager le plus infortuné des hommes. Marche, Patience, et va vite, je suis pressé de revenir ici.

Patience marcha devant moi d’un air impassible, et quand nous fûmes arrivés à sa maisonnette, nous vîmes mon pauvre sergent qui venait d’arriver aussi à la hâte. Ne trouvant pas de cheval pour me suivre et ne voulant pas me quitter, il était venu à pied et si vite qu’il était baigné de sueur. Il se releva néanmoins avec vivacité du banc sur lequel il s’était jeté sous le berceau de vigne pour venir à notre rencontre.

— Patience ! s’écria-t-il d’un ton dramatique qui m’eût fait sourire s’il m’eût été possible d’avoir une lueur de gaieté dans de tels instants. Vieux fou !… Calomniateur à votre âge ?… Fi ! monsieur… Perdu par la fortune… vous l’êtes… oui.

Patience, toujours impassible, leva les épaules et dit à son ami :

— Marcasse, vous ne savez ce que vous dites. Allez vous reposer au bout du verger. Vous n’avez rien à faire ici, et je ne puis parler qu’à votre maître. Allez, je le veux, ajouta-t-il en le poussant de la main avec une autorité à laquelle le sergent, quoique fier et chatouilleux, céda par instinct et par habitude.

Quand nous fûmes seuls, Patience entra en matière et procéda à un interrogatoire que je résolus de subir afin d’obtenir plus vite moi-même l’éclaircissement de ce qui se passait autour de moi.

— Voulez-vous bien, monsieur, me dit-il, m’apprendre ce que vous comptez faire maintenant ?

— Je compte rester dans ma famille, répondis-je, tant que j’aurai une famille, et, quand je n’aurai plus de famille, ce que je ferai n’intéresse personne.

— Mais, monsieur, reprit Patience, si on vous disait que vous ne pouvez pas rester dans votre famille sans porter le coup de la mort à l’un ou à l’autre de ses membres, vous obstineriez-vous à y rester ?

— Si j’étais convaincu qu’il en fût ainsi, répondis-je, je ne me montrerais pas devant eux ; j’attendrais, au seuil de leur porte, ou le dernier jour de leur vie ou celui de leur rétablissement pour leur redemander une tendresse que je n’ai pas cessé de mériter…

— Ah ! nous en sommes là ! dit Patience avec un sourire de mépris. Je ne l’aurais pas cru. Au reste, j’en suis bien aise, c’est plus clair.

— Que voulez-vous dire ? m’écriai-je. Parlez, misérable ! expliquez-vous.

— Il n’y a ici que vous de misérable, répondit-il froidement en s’asseyant sur son unique escabeau, tandis que je restais debout devant lui.

Je voulais à tout prix qu’il s’expliquât. Je me contins, j’eus même l’humilité de dire que j’écouterais un bon conseil s’il consentait à me répéter les paroles qu’Edmée avait prononcées aussitôt après l’événement, et celles qu’elle disait encore aux heures de la fièvre.

— Non, certes, répondit Patience avec dureté ; vous n’êtes pas digne d’entendre un mot de cette bouche, et ce ne sera pas moi qui vous les redirai. Qu’avez-vous besoin de les savoir ? Espérez-vous cacher désormais quelque chose aux hommes ? Dieu vous a vu, il n’y a pas de secret pour lui. Partez, restez à la Roche-Mauprat, tenez-vous tranquille, et, quand votre oncle sera mort, que vos affaires seront réglées, quittez le pays. Si vous m’en croyez même, quittez-le dès à présent. Je ne veux pas vous faire poursuivre, à moins que vous ne m’y forciez par votre conduite. Mais d’autres que moi ont, sinon la certitude, du moins le soupçon de la vérité. Avant qu’il soit deux jours, un mot dit au hasard dans le public, l’indiscrétion d’un domestique, peuvent éveiller l’attention de la justice, et de là à l’échafaud, quand on est coupable, il n’y a qu’un pas. Je ne vous haïssais point, j’ai même eu de l’amitié pour vous ; croyez donc ce bon conseil que vous vous dites disposé à recevoir. Partez, ou tenez-vous caché et prêt à fuir. Je ne voudrais pas votre perte, Edmée ne la voudrait pas non plus… ainsi… Entendez-vous ?

— Vous êtes insensé de croire que j’écouterai un semblable conseil. Moi, me cacher ! moi, fuir comme un coupable ! vous n’y songez pas ! Allez, allez, je vous brave tous. Je ne sais quelle fureur et quelle haine vous rongent, vous liguent contre moi ; je ne sais pourquoi vous voulez m’empêcher de voir mon oncle et ma cousine ; mais je méprise vos folies. Ma place est ici, je ne m’en éloignerai que sur l’ordre formel de ma cousine ou de mon oncle, et encore faudra-t-il que j’entende cet ordre sortir de leur bouche ; car je ne me laisserai transmettre d’avis par aucun étranger. Ainsi donc, merci de votre sagesse, monsieur Patience, la mienne ici suffira. Je vous salue.

Je m’apprêtais à sortir de la chaumière, lorsqu’il s’élança au-devant de moi, et un instant je le vis disposé à employer la force pour me retenir. Malgré son âge avancé, malgré ma grande taille et ma force athlétique, il était encore capable de soutenir une lutte de ce genre peut-être avec avantage. Petit, voûté, large des épaules, c’était un hercule.

Il s’arrêta pourtant au moment où il levait le bras sur moi, et, saisi d’un de ces accès de vive sensibilité auxquels il était sujet dans les moments de sa plus grande rudesse, il me regarda d’un air attendri et me parla avec douceur :

— Malheureux ! me dit-il, toi que j’ai aimé comme mon enfant, car je te regardais comme le frère d’Edmée, ne cours pas à ta perte. Je t’en supplie au nom de celle que tu as assassinée et que tu aimes encore, je le sais, mais que tu ne peux plus revoir. Crois-moi, ta famille était, hier encore, un vaisseau superbe dont tu tenais le gouvernail ; aujourd’hui, c’est un vaisseau échoué qui n’a plus ni voile ni pilote ; il faut que les mousses fassent la manœuvre, comme dit l’ami Marcasse. Eh bien ! mon pauvre naufragé, ne vous obstinez pas à vous noyer ; je vous tends la corde, prenez-la ; un jour de plus, et il sera trop tard. Songez que, si la justice s’empare de vous, celui qui essaye aujourd’hui de vous sauver sera obligé demain de vous accuser et de vous condamner. Ne me forcez pas à faire une chose dont la seule pensée m’arrache des larmes. Bernard, vous avez été aimé, mon enfant, vivez encore aujourd’hui sur le passé.

Je fondis en larmes, et le sergent, qui rentra en cet instant, se mit à pleurer aussi et à me supplier de retourner à la Roche-Mauprat. Mais bientôt je me relevai, et, les repoussant :

— Je sais que vous êtes des hommes excellents, leur dis-je ; vous êtes généreux et vous m’aimez bien, puisque, me croyant souillé d’un crime effroyable, vous songez encore à me sauver la vie. Mais rassurez-vous, mes amis, je suis pur de ce crime, et je désire, au contraire, qu’on cherche des éclaircissements qui m’absoudront, soyez-en sûrs. Je dois à ma famille de vivre jusqu’à ce que mon honneur soit réhabilité. Ensuite, si je suis condamné à voir périr ma cousine, comme je n’ai qu’elle à aimer sur la terre, je me ferai sauter la cervelle. Pourquoi donc serais-je accablé ? Je ne tiens pas à la vie. Que Dieu rende douces et sereines les dernières heures de celle à qui je ne survivrai certainement pas ! C’est tout ce que je lui demande.

Patience secoua la tête d’un air sombre et mécontent. Il était si convaincu de mon crime que toutes mes dénégations m’aliénaient sa pitié. Marcasse m’aimait quand même ; mais je n’avais pour garant de mon innocence que moi seul au monde.

— Si vous retournez au château, vous allez jurer ici de ne pas rentrer dans la chambre de votre cousine ou de votre oncle sans l’autorisation de l’abbé ! s’écria Patience.

— Je jure que je suis innocent, répondis-je, et que je ne me laisserai convaincre de crime par personne. Arrière tous deux ! laissez-moi. Patience, si vous croyez qu’il soit de votre devoir de me dénoncer, allez, faites-le ; tout ce que je désire, c’est qu’on ne me condamne pas sans m’entendre ; j’aime mieux le tribunal des lois que celui de l’opinion.

Je m’élançai hors de la chaumière et je retournai au château. Cependant, ne voulant pas faire d’esclandre devant les valets, et sachant bien qu’on ne pourrait me cacher le véritable état d’Edmée, j’allai m’enfermer dans la chambre que j’habitais ordinairement.

Mais, au moment où j’en sortais, vers le soir, pour savoir des nouvelles des deux malades, Mlle Leblanc me dit de nouveau qu’on me demandait dehors. Je remarquai sur son visage une double expression de satisfaction et de peur. Je compris qu’on venait m’arrêter, et je pressentis (ce qui était vrai) que Mlle Leblanc m’avait dénoncé. Je me mis à la fenêtre, et je vis dans la cour les cavaliers de la maréchaussée.

— C’est bien, dis-je, il faut que mon destin s’accomplisse.

Mais, avant de quitter, pour toujours peut-être, cette maison où je laissais mon âme, je voulus revoir Edmée pour la dernière fois. Je marchai droit à sa chambre. Mlle Leblanc voulut se jeter en travers de la porte ; je la poussai si rudement qu’elle tomba, et se fit, je crois, un peu de mal. Elle remplit la maison de ses cris, et fit grand bruit plus tard, dans les débats, de ce qu’il lui plaisait d’appeler une tentative d’assassinat sur sa personne. J’entrai donc chez Edmée ; j’y trouvai l’abbé et le médecin. J’écoutai en silence ce que disait celui-ci. J’appris que les blessures n’étaient pas mortelles par elles-mêmes, qu’elles ne seraient même pas très graves, si une violente irritation du cerveau ne compliquait le mal et ne faisait craindre le tétanos. Ce mot affreux tomba sur moi comme un arrêt de mort. À la suite de blessures reçues à la guerre, j’avais vu en Amérique beaucoup de personnes mourir de cette terrible maladie. Je m’approchai du lit. L’abbé était si consterné qu’il ne songea point à m’en empêcher. Je pris la main d’Edmée, toujours insensible et froide. Je la baisai une dernière fois, et, sans dire un seul mot aux autres personnes, j’allai me livrer à la maréchaussée.