Maurice Scève et la Renaissance lyonnaise/05

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Honoré Champion (p. 66-77).

chapitre cinquième

RELATIONS AVEC MARGUERITE DE NAVARRE. — LE PLATONISME.

Après les événements racontés plus haut, nous retrouvons pour la première fois le nom de Maurice Scève dans une œuvre littéraire en langue vulgaire. Au mois de septembre 1540[1], le maître de requêtes de Marguerite de Navarre, Charles de Sainte-Marthe, le poète, théologien et réformateur qui eut l’honneur de prononcer l’oraison funèbre de la reine, publia un petit volume de poésies françaises[2]. Quelques unes des épigrammes de ce livre sont adressées à des Lyonnais[3], ce qui prouve que leur auteur était en relations amicales avec la ville où il les fit imprimer.

Le plus cher de ses amis lyonnais, le seul à qui il ait voué une admiration démesurée, est Maurice Scève. Les louanges qu’il lui adresse, dépassent tout ce qu’on peut attendre des humanistes dans ce domaine.
      À Maurice Scève, Lyonnais, homme très érudit.
Ainsi comme l’aimant le fer attire
Par un bien grand secret de nature occulté,
O très cher amy Scève, ainsi fait ton escire
Le mien tant rude esprit par sa grand déité.
Voyant devant mes yeux ta docte gravité,
Ta profonde éloquence et mirable facture
Je double là soudain, ravis et arresté
Si tu es plus divin qu’humaine créature.               (p. 50.)

Voilà les accents d’un disciple enthousiaste ! Il est impossible que ce panégyrique soit adressé à l’auteur de la déplourable Fin de Flamete, des Blasons et de l’Arion. Sainte-Marthe connaissait sans doute les dizains de la Délie qui existaient déjà à cette époque et peut-être même des ouvrages qui ne se sont pas conservés.

Nous trouvons encore d’autres passages relatifs à Maurice Scève dans les poésies de Charles de Sainte-Marthe. Un huitain dans lequel il le compare à Marot et à Saint-Gelais — comparaison où Scève tient le deuxième rang — me paraît surtout digne d’intérêt.
À un qui le dehortait de mettre ses Œuvres en lumière.
Chacun Marot escrivant ne peult estre
Pour attirer le lecteur par doux style.
Un chascun n’est comme Sceve bien dextre
Pour fulminer d’invention subtile,
Chascun n’a pas son esprit tant fertile
Que Sainct-Gelais ; il ne s’ensuit pourtant
Que celuy-là qui n’en peult faire autant
En ses escripts soit du tout inutile.               (p. 52.)
Dans l’Élégie du Tempé de France, une description allégorique qui est moins fade que d’autres du même temps, Sainte-Marthe met sous la sauvegarde d’une Muse chaque poète français. Ainsi Calliope, muse de la poésie épique et de l’éloquence a trouvé une voix qui est „consonnante“ à la sienne : c’est Clément Marot, il serait difficile de dire pourquoi. Colin[4] est le fervent de Clio, Saint-Gelais l’adorateur d’Erato, parallèle évidemment manqué, puisque ce poète n’a point écrit d’élégies à ce que je sache et que son style est aussi loin que possible de l’élégiaque. Auprès de lui est placé Maurice Scève
Petit de corps, d’un grand esprit rassis
Qui l’escoutant, mal gré qu’il en ait, lie
Aux graves sons de sa douce Thalie.

Si les rapprochements entre Marot et Caliiope, entre Saint-Gelais et Erato, entre Héroët et Melpomène n’étaient pas dénués de toute raison, on pourrait trouver dans ces vers quelque allusion à un poème idyllique de Scève. Mais il n’est guère probable que la Saulsaye, publiée en 1547, ait existé à cette époque ; les qualités stylistiques de cette églogue ne permettent pas de l’admettre. On pourrait plutôt croire à quelque poème perdu.

Charles de Sainte-Marthe n’est pas le seul des familiers de Marguerite de Navarre qui ait eu des relations avec la société de Lyon. Un autre littérateur du cercle de la reine qui occupe très souvent les imprimeurs de la ville, est Antoine du Moulin[5]. Nous le trouvons dès 1536 parmi les poètes qui fournissent à Etienne Dolet des vers pour le recueil fait à l’occasion de la mort du dauphin. Il s’y présente comme auteur d’un dizain, (et il est avec Saint-Gelais et M. Scève le seul de ces poètes qui ait écrit en français). Il est l’ami intime de Dolet, puisqu’il accompagne de pièces en vers qui les recommandent au public le Cato cristianus (1538) et les Francisci Valerii gallorum regis fata (1539) de celui-ci. Il entretient une correspondance poétique avec Gilbert Ducher, ce qui laisse soupçonner des relations avec tous les membres de la société humaniste de Lyon. — Les salons mondains ne lui étaient pas non plus étrangers. En 1545 il publie la Déploration de Venus sur la Mort du bel Adonis de Mellin de Saint-Gelais, et, en 1547, dans une nouvelle édition de cette poésie, il ajoute la Suite de ladite Fable par Pernette du Guillet, jadis maîtresse de Maurice Scève, les Rimes de laquelle il a mises en lumière déjà en 1545, peu après la mort prématurée de cette Lyonnaise si célèbre.

L’ami le plus intime d’Antoine du Moulin est sans aucun doute Bonaventure Despériers[6]. Déjà en 1536, lorsque du Moulin n’était que depuis peu valet de chambre de la reine de Navarre, il se chargeait de remettre à la reine les vers de son ami sur l’Impudence des Prognostiqueurs[7]. Les poésies de l’auteur du Cymbalum Mundi prouvent que leur amitié n’alla jamais décroissant. Bonaventure est donc un autre de ces poètes qui ont contribué à nouer des relations entre les auteurs lyonnais et la cour de Marguerite. Après sa mort volontaire en 1544, Antoine du Moulin se fait l’exécuteur de la dernière volonté de son ami en publiant ses poésies qu’il dédie à Marguerite.

Dans les ouvrages des humanistes lyonnais, nous trouvons souvent des traces de leurs relations avec la reine de Navarre. Étienne Dolet en particulier, l’ami d’Antoine du Moulin et de Bonaventure Despériers, est un grand admirateur de cette princesse ; il n’échappa à un emprisonnement que grâce à la protection de la reine, de même que Boissonné[8]. Nicolas Bourbon et Jean Visagier trouvent un refuge à la cour de Nérac, lorsque la terre de Lyon leur brûle sous les pieds. François Rabelais dédie à la reine le Tiers Livre des Faitz et Ditz héroïques du noble Pantagruel[9].

Non seulement Marguerite de Navarre entretient des rapports indirects avec la société de Lyon, par le moyen de ses familiers, mais elle fait souvent dans cette ville des séjours prolongés qui lui donnent l’occasion de communiquer directement avec les poètes et érudits lyonnais. En 1536, lorsque François Ier reste dès le commencement de mai jusqu’aux premiers jours d’août à Lyon pour vaquer aux préparatifs de la guerre de Provence, Marguerite y rejoint son frère et y passe les mois d’avril, de mai, de juin et de juillet. Nous avons constaté plus haut que le roi fut très clément aux poètes et humanistes lyonnais pendant ce séjour et qu’il ne dédaignait pas de fréquenter les salons des dames de cette ville, célèbres pour leur esprit et leur ascendant littéraire. Il est permis de supposer que sa sœur, qui partageait ses goûts, l’y accompagnait, et c’est probablement de cette époque que datent la plupart des relations, dont nous avons parlé plus haut, entre la reine et la société lyonnaise. Du moins savons-nous avec certitude qu’elle a fait la connaissance de Bonaventure Despériers à cette occasion.

Il est presque certain que Maurice Scève lui fut également présenté pendant ce séjour. Les deux dizains de la Délie qui chantent avec enthousiasme les louanges de Marguerite[10], sont placés presque immédiatement après celui qui est adressé à François Ier et que nous avons daté de 1536[11].

La reine ne resta point insensible aux louanges d’un poète si célèbre dont le caractère sérieux et les rares talents devaient beaucoup lui plaire. Elle lui donna une preuve de son estime et de son amitié, lorsqu’elle fit publier, par son valet de chambre Jean de la Haye (Johannes Sylvius), en 1547, le recueil de ses poésies intitulé : Marguerites de la Marguerite des princesses, très illustre royne de Navarre[12]. À part Jean de la Haye qui a écrit une épître liminaire de 220 vers adressée à très illustre et très chrétienne princesse, Madame la princesse de Navarre, et un poète anonyme qui a placé un sonnet à la fin du premier livre, signé de la devise Amour demourra le maistre, Maurice Scève est le seul qui ait eu l’honneur de joindre de ses vers aux productions littéraires de la révérée princesse, témoignage d’une confiance et d’une estime exceptionnelles. Le premier livre — les Marguerites — , et le second — la Suyte des Marguerites —, ont chacun pour introduction un sonnet signé M. SC, initiales qui ne peuvent se rapporter qu’à Maurice Scève, et leur style ne nous laisse aucun doute sur la personne de l’auteur.

Le premier de ces sonnets s’adresse aux Dames, des vertus de la très illustre et très vertueuse Princesse Marguerite de France, royne de Navarre dévotement affectionnées. C’est Diane, la déesse du mysticisme platonique, qui y chante la princesse, dont l’esprit est semblable à la lumière de la lune par sa clarté douce et tranquille.

Bien que je soys la plus clere d’icy,
      Je ne reluys pénétramment qu’en l’eau :
      Ou du bas monde un seul royal cerveau
      Ça-haut me passe, et les neuf cieux aussi,
Qui me fait croire (et croire fault ainsi)
      Que quand ça sus son esprit clair et beau
      Retournera pur intellect nouveau
      Il te rendra, Phœbus, moins esclercy.
Cecy chantant, Dyane entre les Dieux
      Disoit encore : Et en sa bonne grâce
      Je m’y plairai, et tous l’advouerez.
Parquoy ayant, Dames, devant vos yeulx
      Ces rayz très saintz de si haulte efficace
      En les louant, nostre honneur louerez.

Voilà bien des passages très significatifs pour l’état d’âme de la reine de Navarre pendant ses dernières années ; c’est bien l’aspiration vers le divin de ce royal cerveau qui passe les neuf deux et dont le poète espère qu’il y retournera pur intellect nouveau, plus rayonnant que le soleil même. Ce sont les mêmes idées que Rabelais exprime dans la dédicace du tiers livre de Pantragruel : à l’esprit de la royne de Navarre ; idées qui sont des témoignages si précieux pour la vie intérieure de l’auteur de l’Héptaméron à cette époque où elle était tellement accablée par toutes sortes de malheurs, que les spéculations philosophiques et théologiques restaient l’unique consolation de cette femme singulière[13].

Le sonnet qui sert d’introduction à la Suyte des Marguerites, est adressée à Jeanne d’Albret, Infante de Navarre[14]. Il n’est pas aussi intéressant que le premier, n’étant qu’un panégyrique des superbes qualités de l’illustre princesse, donnée en exemple à sa fille.

La Marguerite où la céleste Aurore
      De ses couleurs print l’imitation
      S’esclot ici en la perfection
      Qui saintement ce Monde emperle et dore :
Et de la France ainsi le nom décore
      Que par chrestienne et rare invention,
      Discours divins et haulte affection
      Avec le ciel la terre en Dieu adore.
Dont du soleil de ses vertus le lustre,
      Maugré le temps illustrera tout aage
      Par éternelle et heureuse mémoire.
A celle fin que vous. Princesse illustre
      Estant miroir de sa royale image
      Soyez aussi image de sa gloire.
Notons ici déjà un rapport singulier entre Marguerite et Maurice Scève : la poésie qui suit ce deuxième sonnet, l’Histoire des Satyres et Nymphes de Dyane n’est qu’une amplification, on pourrait même dire une moralisation dans le sens du moyen-âge d’un épisode de la Saulsaye de Scève, publiée la même année.

C’est en première ligne grâce à l’influence de l’auteur de l’Héptaméron que les Lyonnais ont commencé à cultiver la nouvelle science du platonisme. Lyon n’est point la première ville de France où l’on se soit rallié à cette doctrine. Les premières traductions latines et françaises de Platon qui soient sorties des presses françaises, ont toutes paru à Paris qui a été bien avant Lyon un grand centre de l’humanisme, et c’est seulement à partir des relations entre les Lyonnais et la reine de Navarre que les imprimeurs de la ville commencent à s’occuper dans leurs officines des ouvrages du grand disciple de Socrate. Les premiers humanistes qui leur fournissent des traductions françaises de Platon, sont justement des protégés, des familiers même de Marguerite : Bonaventure Despériers et Etienne Dolet[15]. À partir de ce moment, les éditions lyonnaises de Platon, latines et françaises, vont se suivre avec une rapidité étonnante[16].

Le terrain, il est vrai, ne pouvait nulle part être mieux préparé qu’à Lyon à recevoir la semence du platonisme. Il y avait déjà presque un siècle que la ville était en contact avec les Florentins qui avaient apporté dans leur nouvelle patrie la façon de penser qu’ils avaient acquise à l’Académie de Laurent de Médicis, dans le commerce avec Marsile Ficin et Pic de la Mirandole. Des Vénitiens qui avaient fréquenté les cercles où conversaient Aide Manuce et d’autres savants, apportaient aussi un souffle de la nouvelle philosophie. La joie de vivre et le goût de l’élégance, nés dans de nombreuses fêtes et par le contact avec la cour, donnaient aux Lyonnais le besoin de quitter la vie rude du moyen-âge. Vers 1535, les humanistes de la ville se souvinrent de Platon à tout moment dans leurs vers latins. Et si les libraires lyonnais ne s’occupaient pas encore des ouvrages de Platon même, ils ne dédaignaient pas d’imprimer des productions de la littérature italienne tout imprégnées de sa doctrine : à savoir ceux de Pétrarque, de Castiglione et de Léon Baptiste Alberti.

L’étincelle qui devait allumer dans la société mondaine et française de Lyon la nouvelle lumière : l’aspiration déterminée vers la philosophie de la Renaissance, partit de la cour de Marguerite. Un de ses familiers et pensionnaires, Antoine Héroët, le futur évêque de Digne, publia en 1543[17] chez un autre protégé de la reine — Etienne Dolet — un poème qui voulait expliquer aux lecteurs français la doctrine de l’amour telle que l’avaient comprise le disciple de Socrate et ses admirateurs italiens. C’est la Parfaicte Amye (poème en trois chants)[18] qui était accompagnée de la traduction de deux fragments de dialogues de Platon : l’Androgyne, extrait du Banquet, et l’Accroissement d’Amour, aultre invention extraite de Platon.

La parfaicte Amye valut à son auteur le litre à heureux illustrateur du haut sens de Platon (du Verdier). La femme idéale dont il nous trace le portrait est une élève très enthousiaste de Platon et des mystiques alexandrins, comme Bourciez l’a déjà remarqué[19]. Elle ne connaît point la jalousie, car son amour n’est point charnel ; le vrai amour terrestre ne peut être que la réapparition d’un amour de la préexistence, et sa forme la plus pure sera la reconnaissance d’une femme pour la vertu que son amant lui a enseignée dans le sens de l’école platonique ; à savoir l’instruction et le progrès intellectuel, esthétique et moral. „Sûre de conserver, en dépit de toutes les vicissitudes, le cœur de son ami, la parfaite amie dédaigne l’opinion des hommes et se promené à travers le monde, sereine et forte, tout entière au sentiment qui l’occupe et vivant d’une vie idéale, dont rien ne peut rompre la paix ni l’harmonie.“ (Lefranc.) La vieille école gauloise dont le chef était Marot et qui se ralliait à l’idéal de l’amour exprimé dans la deuxième partie du Roman de la Rose (si l’on peut appeler cela un idéal) et dans les romans de chevalerie, n’accepta pas les idées immatérielles et exaltées de la parfaite Amie. Un élève de Marot, Jean Boiceau de la Borderie, poitevin, entama la polémique par l’Amye de Court (Paris 1543). Il y chante une femme mondaine qui ne voit dans l’amour qu’une source d’amusements et qu’un moyen d’exercer sa puissance ; c’est la négation de la vie du cœur la plus cynique qu’on puisse imaginer.

La réponse à cette œuvre banale et prolixe vint de Lyon. Charles Fontaine (parisien, ainsi qu’il n’oubliait jamais d’ajouter à son nom) également disciple de Marot, mais plus instruit puisqu’il savait tourner aussi des vers latins[20] et connaissait les doctrines platoniciennes, riposta par la Contre-Amye de Court (Lyon 1543). Il y chante un amour pur et désintéressé, ne voulant ni honneurs ni richesses, mais seulement l’accroissement de la vertu des deux amants ; au fond ses idées ne diffèrent guère de celle de Héroët.

La discussion n’était pas finie encore : Paul Angier de Carantan s’efforça de faire triompher les théories de la Borderie ; Papillon, un autre „marotique" à la façon de Charles Fontaine, se décida à appuyer ce dernier et Héroët. En 1547 encore, Gilles d’Aurigny chercha à faire renaître la querelle avec son Tuteur d’Amour.

Le public s’intéressait beaucoup à cette controverse dont la pédanterie était bien dans l’esprit du temps. C’était une lutte de principe entre le moyen-âge et la Renaissance. Au temps des trouvères on avait réfléchi presque autant sur l’amour qu’à l’époque des humanistes, et on avait voulu en faire un art ou une science. On avait même cherché des arguments dans l’antiquité : la morale décadente de l’Art d’aimer d’Ovide avait exercé une influence prépondérante ; et c’est la même morale que nous trouvons dans les livres les plus répandus en France avant cette époque : dans le Roman de la Rose, dans les vers de Marot et de Saint-Gelais, dont les adversaires de Héroët ont hérité. La Renaissance et la Réforme exigeaient une morale plus sérieuse, plus délicate et plus idéale, elles la trouvaient dans la philosophie de Platon.

Il va sans dire que beaucoup de Français comprirent toute l’importance de cette controverse : Jean de Tournes et d’autres éditeurs en profitèrent pour faire une édition collective de tous ces petits poèmes qui fut publiée plusieurs fois sous le titre Opuscules d’Amour[21].

Il n’y a presque point d’écrivain français, entre 1540 et 1550, qui n’ait pris part à cette discussion à laquelle nous devons (Abel Lefranc vient de le prouver), à côté de nombreux ouvrages oubliés aujourd’hui, des chefs d’oeuvre comme l’Heptaméron et le tiers livre de Pantagruel. Mais ce sont justement les auteurs les plus sympathiques qui se gardent de donner à leurs ouvrages des allures polémiques, sachant bien que la plupart des collaborateurs des Opuscules d’Amour avaient choqué le goût raffiné de la Renaissance par leurs petits poèmes pédantesques et criards. Cela dut être l’avis de Maurice Scève qui se rangea certainement du côté d’Héroët. Dès sa jeunesse il avait été admirateur fervent de Pétrarque, et, dans le commerce qu’il avait eu avec des Italiens instruits — avec des Florentins surtout — déjà comme étudiant, le nouvel esprit et la nouvelle philosophie n’avaient pu lui rester cachés. Ses Blasons en font foi par la chasteté de leur langage, par l’immatérialité extraordinaire de leurs idées et par l’indépendance de leur conception. Depuis, il n’avait pas cessé de faire des poésies d’amour qui circulaient chez ses amis, et qu’on le priait de publier.

À ce moment l’occasion lui parut favorable de les mettre en lumière. De nombreux Français avaient abandonné les préjugés de la tradition gauloise concernant les relations des deux sexes ; la dispute engagée par Héroët avait frayé la voie à une conception nouvelle de l’amour, identique à celle de Pétrarque et des autres poètes lyriques de l’Italie qui avaient servi de modèle à Maurice Scève. Il ne lui restait qu’à grouper ses poésies, à éliminer celles qui ne convenaient pas au cadre du livre qu’il se proposait de publier, à compléter peut-être le nombre de celles qu’il allait accepter dans son recueil, auquel il voulait donner une disposition symétrique en groupant les dizains (d’autres formes poétiques n’étaient pas admises) d’après des principes mathématiques. Il réussit si bien à faire ressembler ce recueil de vers d’occasion à un poème fait d’un seul jet que même un critique aussi expérimenté que M. F. Brunetière a été trompé par cet arrangement.

Le nom par lequel Scève désigne la femme à laquelle sont adressés tous ces vers, fut le titre du livre ; le poète y ajouta la qualité qui la distinguait à ses yeux et qui la lui rendait chère : Délie, object de plus haulte vertu parut en 1544 chez le marchand libraire Antoine Constantin (homme de tendances évangéliques), imprimée par Sulpice Sabon. C’était probablement au printemps ; le privilège du libraire est daté du 30 octobre 1543.

La Délie est l’ouvrage principal de Maurice Scève ; ses contemporains et les critiques modernes le connaissent surtout comme auteur de ce livre, et presque toute l’influence que le chef reconnu de l’école lyonnaise a exercée sur la littérature de son siècle est l’œuvre de la Délie. L’objet d’une autre étude qui sera publiée sous peu, sera d’analyser les idées et le langage de cet ouvrage étrange que les historiens de la littérature française ont jugé si différemment.

Malheureusement nous ne savons que très peu de chose sur le succès immédiat de cette principale publication de Maurice Scève. L’année 1544 ne fut guère heureuse pour la France politique et littéraire. Charles-Quint occupait la Champagne et avançait jusqu’à Château-Thierry, presque sous les murs de Paris. Henri VIII avait fait une invasion en Picardie avec une armée redoutable et seul le mauvais état de santé et la sénilité des monarques alliés sauvèrent la France dans ce moment désespéré. La paix de Crespy du 18 septembre lia les mains de François Ier et les persécutions contre les hérétiques allèrent redoublant en France au grand péril de la liberté de l’esprit et de la littérature ; le printemps de 1545 amena le massacre des vaudois à Cabrières. — Étienne Dolet fut incarcéré cette même année 1544, et l’on instruisit son procès qui ne finit que sur le bûcher de la place Maubert. Bonaventure Despériers chercha une mort volontaire. Clément Marot finit sa vie dans l’exil et dans la misère à Turin. Bref, le temps n’était pas propice pour un recueil de poésies lyriques très difficiles à comprendre et qui n’avaient pas les qualités propres à égayer une société plongée dans les calamités.

D’autre part, le contraste entre la poésie légère et gracieuse de Marot et de Saint-Gelais dont la renommée était à son apogée, et les vers sérieux, quintessenciés et obscurs de la Délie était si grand, que personne ne s’étonnera de trouver des témoignages qui nous assurent que le premier succès du livre fut très médiocre et qu’on ne le goûta que quelques années après sa publication.

En 1553 Guillaume des Autels, ami très intime et admirateur de Scève, nous apprend que la Délie… (combien qu’elle ait quelques ans demeuré sans crédit sus le vulgaire) a enhardy tant de bons esprits de nous purger de telle peste. (D’une poésie sans idéalisme[22].)

Et dans le Solitaire premier de Pontus de Tyard, qui est un dialogue sur la fureur poétique (malheureusement non encore assez étudié pour la connaissance de la poésie lyrique du seizième siècle), Pasithée, l’interlocutrice du Solitaire, lui adresse les paroles suivantes : Vous souvient-il point de celuy qui un jour arrivant ici me trouvant une Délie en mains : et de quelle grâce, l’ayant prinse et encor non /eu le second vers entier, il se rida le front et la jeta sur la table à demi courroucé ? — A quoi le Solitaire répond : Oh, si fais deà, et ay bien mémoire qu’entre autres choses quand je le vys autant nouveau et incapable d’entendre la raison que les doctes vers du Seigneur Maurice Scevc (lequel vous savez, Pasithée, que je nomme toujours avec honneur), je luy respondis qu’aussi se souciait bien peu le Seigneur Maurice que sa Délie feust vëue ny maniée des veaux[23].

Voilà ce qui explique que Scève ne chercha pas même un grand succès populaire, mais seulement l’approbation de quelques amis qui partageaient ses idées et ses sentiments[24].



  1. L’épître dédicatoire est datée du 1er sept. 1540.
  2. La poésie française de Charles de Saincte-Marthe, natif de Fontévrault en Poictou. Divisé en trois livres. Le tout adressé à tresnoble et tresillustre princesse. Madame la Duchesse d’Estampes et Comtesse de Poinctièvre. Plus un livre de ses amis. Imprimé à Lyon chez le Prince 1540.
  3. p. ii : à Pierre Tolet, médecin du grand hospital de Lyon. Sur l’amitié de lui et de Dolet. — p. 33 : à Étienne Dolet. — p. 104 à Maistres et Compagnons de l’imprimerie de Lyon, estans ensemble différents. — p. 157 : à Madame Claude (Claudine ?) Scève ; femme de Monsieur l’Avocat du roy à Lyon. (Probablement une sœur de Maurice, mariée à Matthieu de Vauzelles.)
  4. Jacques Colin d’Auxerre, lecteur et secrétaire de François Ier avant du Châtel (jusqu’en 1537). Il est l’auteur d’une traduction du Cortegiano dont Mellin de Saint-Gelais a publié une édition de luxe en 1538. Il a écrit le prologue de la traduction de Thucydide par Claude de Seyssel, et a traduit en vers une métamorphose d’Ovide : la dispute d’Ajax et d’Ulisse, imprimé à Lyon en 1547.
  5. Revue d’hist. litt. III. p. 90, 218.
  6. Chenevière, op. cit. passim.
  7. Prognostication des Prognostications pour tous temps, à jamais, sur toutes autres véritable ; laquelle descœuvre l’impudence des prognostiqueurs. Recueil des Œuvres, p. 130,
  8. Christie, Ét. Dolet. p. an, 301.
  9. Abel Lefranc. Le tiers livre de Pantagruel et la querelle des femmes. Revue des Études Rabelaisiennes, tome II. p. i, 78.
  10. Délie, dizains 354 et 355.
    Si le blanc pur est Foy immaculée,
    Et le vert gay est joyeuse Espérance,
    Le rouge ardent par couleur simulée
    De Charité est la signifiance :
    Et si ces trois de diverse substance
    (Chascune en soy) ont vertu spéciale,
    Vertu estant divinement royale.
    Où pourra l’on, selon leur hault mérite
    Les allier en leur puissance égalle
    Sinon en une et seule Marguerite ?
    De la claire unde yssant hors Cytharée
    Parmy Amours d’aymer non résolue,
    En volupté non encor esgarée,
    Mais de pensée et de fait impolue,
    Lorsques Prognes le beau Printemps salue,
    Et la mer calme aux vents plus ne s’irrite.
    Entre plusieurs vit une Marguerite
    Dans sa coquille, et la prenant : j’eslis
    Geste, dit-elle, en pris, lustre et mérite
    Pour décorer (un temps viendra) le Lys.
    .
  11. Délie, dizain 252 (cf. p. 47).
  12. Lyon, Jean de Tournes 1547. L’extrait des registres du Parlement de Bordeaux est daté du 29 mars 1546 (nouveau style 1547).
  13. Cf. les ouvrages suivants d’Abel Le franc : Les dernières poésies de la reine de Navarre. Paris, A. Colin 1896. — Le platonisme de la Renaissance française. Revue d’hist. litt. III p. i. — Marguerite de Navarre et le platonisme de la Renaissance. Bibl. de l’Ecole des Chartes. LVIII p. 359, LIX p. 712.
  14. Abel Lefranc (Revue d’hist. litt.) ne se prononce pas sur l’auteur de ce sonnet qui est pourtant signé M. SC. Par contre il attribue à Scève le sonnet à la fin de la première partie signé : Amour demourra le maistre. Or il est très probable que ce deuxième sonnet n’est pas de Scève ; rien ne l’aurait empêché de le signer aussi bien que les autres ; ce n’est pas son style, du reste. Je ne sais pas qui se cache derrière cette devise.
  15. Le Recueil des Œuvres de Bonaventure Des Périers (Lyon 1544) est introduit par le Discours de la Queste d’Amytié, dit Lysis de Platon, traduit probablement vers 1541. (Revue d’hist. litt. III p. 13.)

    Deux Dialogues de Platon, l’un intitulé Axiochus qui est des misères de la vie humaine, de l’immortalité de l’âme, et l’autre Hypparchus qui est de la convoitise de l’homme touchant la lucrative, traduictz par Estienne Dolet. Lyon, Dolet 1544. en-16. On sait qu’un passage du premier des deux dialogues a été le prétexte de la condamnation du traducteur.

  16. Omnia divini Platonis Opéra tralatione Marsilii Ficini, etnendatione Simonis Gryncei. Lugduni, apud Ant. Vincentium 1548. — L’apologie de Socrate, traduicte en français par Fr. Hotmann. Lyon, S. Gryphe 1549. — Platoni Opera, Lugduni apud Joh. Tornaesium 1550. — Platonis Gnomologia grceco-latina, per locos communes digesta. (a Nic. Liburnio Veneto). Lugduni apud Tornæsium 1555, 1560, 1582.
  17. Une première édition en avait paru en 1542, à Lyon chez Pierre de Tour, et à Troyes.
  18. Cf. une analyse de ce petit livre et une appréciation de son immense succès chez Abel Lefranc, Le tiers livre de Pantagruel et la querelle des femmes. Revue des Études Rabl. tome II, p. 91 ff.
  19. É. Bourciez. Les mœurs polies et la littérature de cour sous Henri II, Paris 1885. p. 132. — Un passage d’une ode, adressée par du Bellay à Héroët nous prouve que celui-ci était regardé comme Lyonnais et exerçant une grande influence sur cette ville.
    Ta muse, des Graces amie,
    La mienne à te louer semond,
    Qui sur le haut du double mont
    As érigé l’Académie.

    Cela veut dire que Héroët a introduit à Lyon les doctrines platoniciennes. En tout cas, du Bellay ne vise pas, avec ces mots, la prétendue Académie de Fourvière, ni une autre qui aurait disparu sans laisser de trace.

  20. Borbonius, Nugæ. éd. Bâle 1540. p. 15.
  21. Jean de Tournes 1547, 1550, 1556, 1586. Paris, Galiot du Pré 1544.
  22. Guillaume des Autels. Amoureux Repos. Lyon, Jean Temporal 1553. Préface : À sa Sainte.
  23. Pontus de Tyard. Solitaire premier. Lyon, Jean de Tournes 1552 p. 59— 60.
  24. Cf. plus loin les reproches que Thomas Sibilet adresse aux envieux et détracteurs de Scève.