Maurin des Maures/XLVII

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Ernest Flammarion, Éditeur (p. 397-405).

CHAPITRE XLII


Qu’il ne faut pas lire, parce qu’on y relate la profonde et ennuyeuse conversation qu’eurent ensemble, — en présence de Maurin des Maures et de Parlo-Soulet, — M. Rinal et M. Cabissol, lequel se décida, pour en finir, à conter deux galégeades.

Le lendemain du jour où il avait conté à ses amis la Lièvre de juin, Maurin ne fut pas oisif.

Désireux de se rendre utile à son hôte, pour lui témoigner sa reconnaissance, il passait, en effet, ses après-midi devant un banc de menuisier, réparant une porte ou un volet, un pied de table ou de chaise, car il faisait de ses mains, comme on dit, tout ce qu’il voulait, notre homme, et, dans une île déserte, pourvu que le naufrage lui eût laissé quelques outils à peu près, il eût été capable de construire une péniche presque aussi bien que le charpentier du bord.

Le soir, après le dîner auquel assista M. Cabissol et où, bien entendu, fut servi un poulet sans tête, la conversation prit un tour singulièrement philosophique.

Lorsqu’arriva Pastouré qui, silencieux à son habitude, s’assit sur son escabeau tout en allumant sa pipe, la discussion entre l’avocat et l’ancien chirurgien de marine battait son plein.

Les deux chasseurs écoutaient, s’efforçant de comprendre, et comprenant en effet bien des choses, mais non pas tout, et pour cause.

Les deux interlocuteurs parlaient de Nietzsche.

À quel propos ?

À propos du sentiment de pitié auquel le lièvre de Pitalugue avait dû sa libération.

Le philosophe allemand, dissertant de la pitié, dit en propres termes : « Les petites gens la tiennent aujourd’hui pour la vertu par excellence… Gardons-nous de la pitié. Soyons durs. »

— Il a bien raison, s’écriait M. Rinal. Robespierre et Marat pitoyables, c’est la révolution française, l’émancipation du monde rendues impossibles.

— Cependant, répliquait M. Cabissol qui partageait, au fond, l’opinion de M. Rinal, mais qui s’amusait à le contredire à seule fin de l’exciter aux répliques, — cependant vous ne pouvez pas voir dans votre assiette une tête de poulet ?

— Les poulets sont des innocents. Toutes les bêtes sont innocentes.

— Maurin est un chasseur ; il tue des bêtes.

— Il les tue pour en vivre. La vie inférieure doit être sacrifiée à la vie supérieure, et celle-ci a le droit d’être impitoyable lorsqu’il s’agit pour elle d’assurer sa conservation et les moyens de s’élever encore. Les miséricordieux sont les protecteurs de la vie ; mais ils doivent la protéger, par pitié suprême, contre les premiers mouvements de leur pitié instinctive, laquelle pourrait donner la victoire aux vrais impitoyables… N’en doutez pas, c’est le fond de la pensée de Nietzsche.

Il faut croire que Maurin avait compris car il grommela :

— Il vaut mieux tuer le diable…

— Que si le diable vous tue, proféra Pastouré le taciturne.

— Le difficile, continua M. Rinal, c’est de distinguer entre les véritables durs capables de sacrifier l’humanité entière à leurs convenances personnelles, et les autres, ceux qui ne sont inexorables qu’en vue du bien général.

— Théorie dangereuse.

— Théorie féconde. Et tenez, dans la vie courante, à toute heure, il faut savoir broyer en soi, douloureusement, toute compassion envers ceux qu’on aime, afin d’assurer leur progrès moral et par conséquent de les aider à être heureux un jour. C’est l’idée éducatrice par excellence. Jésus n’eut-il pas ses heures de colère ? Nietzsche n’a rien inventé ! — Au demeurant, poursuivit M. Rinal, les philosophes ne me plaisent guère parce qu’ils ont la prétention, chacun, de trouver la définitive formule de la vérité. La vérité est éparse et il n’est encore au pouvoir de nulle créature humaine d’en raccorder les fragments disséminés. Le secret, la clef de cet accord ont été cachés dès l’origine sous une pierre des fées ou dans un antre de pythonisse. Il y a plus de vérité dans l’intuition intermittente des simples en général et des poètes en particulier, que dans les systèmes prétentieux d’un philosophe. Les philosophes ne sont que des poètes manqués et, ce qui est plus grave, de simples gens de lettres, du moins pour la plupart.

— Qu’entendez-vous par là ?

— J’entends par là des artistes qui se préoccupent surtout de leur gloire. Le désir de se signaler gâte leur sincérité. L’univers nous apparaît comme contradictoire à lui-même ; notre esprit est encore incapable de concevoir que le conflit des forces opposées, la lutte des antinomies, vie et mort, bien et mal, est la condition même de l’ordre dans le monde. Or, malgré eux, les philosophes, dont la logique est mise en déroute par l’inexplicable, finissent par se préoccuper avant tout de paraître originaux. Il faut fonder un système qui ne ressemble pas au système des aînés, sans quoi on n’est que leur écolier, et il s’agit de se poser en maître. Nietzsche est un douloureux attendri qui porte sa robe à l’envers. De quoi est-il vêtu ? Quelles couleurs singulières ! Retournez l’étoffe de Nessus qui emprisonne sa chair et vous reconnaîtrez la pitié. Il la hait parce qu’il en meurt. Grand poète, un peu obscur, que la mort de Dieu a rendu fou, admirateur de l’énergie parce qu’il se sentait faible et de la dureté parce qu’il était trop tendre.

M. Cabissol toussa.

— La pitié, la pitié, dit-il, c’est, au bout du compte, un acte instinctif par lequel nous nous supposons à la place de l’homme qui souffre ; nous nous y voyons, par une opération imaginative qui nous fait souffrir son mal ; et c’est nous que, égoïstement, nous soulageons ou voulons soulager en lui.

— Même ainsi comprise, dit M. Rinal, la pitié est noble. Elle est la protection de chacun dans tous, de tous par chacun. Elle fait éclater aux yeux de l’esprit le mystère de l’unité dans l’innombrable.

— Les mots peuvent tout dire. Toutes les thèses se peuvent soutenir, s’écria M. Cabissol. Où est la vérité, je vous le demande ?

— Dans tout, vous dis-je ; la vie ne se trompe pas. Le singe flaire une pomme vénéneuse et la rejette.

« Le besoin d’une morale préexiste, dans l’homme, à toute morale formulée. Ce besoin est un fait physiologique, comme la faim.

« Et l’homme, pris en masse, en tant qu’être moral, se comporte vis-à-vis des idées comme le singe avec les fruits : il reconnaît au flair les doctrines qui empoisonnent, ou s’il y mord, il ne s’en nourrit pas.

M. Cabissol toussa de nouveau.

— S’il y goûte, il peut en mourir, dit-il.

— Individuellement ; mais en tant que race, en tant qu’humanité, l’homme résiste à tous les poisons que produit son cerveau, car la volonté de vivre est infinie, et indépendante de son raisonnement. La cause reste la plus forte. L’espérance indéfinie, si voisine de la foi, est, comme le besoin d’une morale, un fait physiologique.

Pastouré, émerveillé, renouvela un mot célèbre :

— C’est bougrement beau : je n’y comprends rien.

— Tout de même, poursuivit M. Rinal, l’idéal, le rêve du meilleur et du plus beau, produit par le cerveau humain, est un fait. On peut très bien admettre que ce rêve est une étape vers la réalisation positive des plus nobles chimères.

« Il ne me paraît pas absurde d’affirmer que Dieu, ainsi compris, et qui n’existe pas encore pour qui n’en a pas la conception, existe déjà réellement pour celui qui l’aime !…

« Pourquoi, dans l’infini, le progrès ne serait-il pas indéfini ? Il n’est pas nécessaire aujourd’hui d’avoir du génie pour constater que, dans l’ordre social, tout évolue et que tout monte.

— Vous trouvez ? dit M. Cabissol.

— Parbleu ! quand on ne s’en aperçoit pas, c’est qu’on oublie le passé. Mais, à travers toutes les cruautés, les trivialités, les stupidités de notre vie sociale, il est facile, en comparant les conditions de l’existence moderne avec ce que nous savons du passé, de voir que tout est mieux. Un peu de mieux suffit à l’espérance d’un autre « peu de mieux ». De jour en jour, l’homme s’installe plus confortablement sur le globe et par suite il a le loisir de jouir mieux que jamais, et de mieux comprendre les beautés de la nature et celles des arts.

— En vérité ! dit M, Cabissol, vous croyez que le peuple se soucie de l’art ?

— Pas encore beaucoup, mais donnez-lui le temps. Éduquez-le. Voilà Maurin qui nous écoute… et voilà Pastouré. Eh bien, leur manière de raconter ou d’écouter prouve qu’ils ont le goût de la vie, de la pensée et de l’expression artiste.

— Je vous avoue que bien souvent je me dis au contraire (et j’en demande pardon à Maurin) que la masse est aveugle, stupide et indécrottable. Elle n’aime que les cabarets. Et sans des bourgeois comme vous, qui la conseillent et la guident, elle ne serait même pas capable de revendiquer les libertés qu’elle ne comprend point et qu’elle s’imagine conquérir parce que vous les lui accordez. Qu’est-ce que le socialisme, sans les bourgeois de gouvernement ? Un tas d’ignares, une tourbe envieuse, imbécile et mauvaise ; ça, c’est le peuple.

— Mais sacrebleu ! s’écria M. Rinal, les bourgeois de gouvernement c’est le peuple, c’est le surpeuple si vous voulez, mais le peuple d’aujourd’hui sera le surpeuple de demain. Sans doute le monde, vu superficiellement, est bête, mauvais, vilain, mais n’est-il pas admirable que de tout ce chaos se dégage en somme une idée d’humanité supérieure, un simple petit espoir, mais lumineux, une vision d’homme plus doux, plus fort, plus civilisé ? Et ces bourgeois qu’on accuse — je les accuse — qu’on méprise — je les méprise — n’est-il pas magnifique, après tout, que ce soit eux qui se fassent les instruments de l’évolution du prolétariat à laquelle ils perdront quelque chose de leurs avantages ?

— Ils n’y perdent rien, dit timidement M. Cabissol ; ils y gagnent momentanément le pouvoir. Cette compensation leur suffit.

— Un pouvoir qu’ils emploient à préparer leur chute de demain !… Vous m’agacez à la fin.

« De quel droit suspectez-vous leur bonne foi ? Pourquoi pas la mienne ? Qu’ai-je à gagner, moi par exemple, à l’avènement de Maurin, de Pastouré et de tous les prolétaires de France ? Rien. Je professe une opinion qui les sert et qui peut me desservir, puisque je ne brigue ni le mandat de député ni celui de conseiller municipal. Et pourquoi suis-je avec eux ? Parce que je les aime, tout bêtement, et parce que j’aime la justice.

— Oh ! vous ! vous !… vous êtes un saint laïque, grogna Cabissol.

— Noum dé pas Diou ! dit Maurin, vous me faites venir la chair de poule, monsieur Rinal, à force de bien parler. Ah ! si nous en avions « de comme vous » pour les envoyer là-haut, on te la referait, la France ! Qu’en dis-tu, Pastouré ?

— Je suis là que je me le pense, dit le colosse-enfant.

M. Cabissol semblait réfléchir.

— Alors, reprit-il enfin après un long silence, vous croyez vraiment qu’il y a un autre progrès que le progrès industriel, matériel ? non ! L’homme s’installe de jour en jour plus confortablement sur ce globe, mais il est resté la méchante bête qu’il fut et sera toujours.

— Mon cher Cabissol, dit M. Rinal, voici à quoi je pensais, pendant que Maurin nous contait hier sa jolie histoire de La lièvre de juin… Quelques années avant la Révolution française, une troupe de jeunes gens, tous apparentés, de près ou de loin, à MM. les membres du Parlement d’Aix, revenaient, un soir, d’une partie de campagne. Ils avaient avec eux d’aimables femmes. Ils étaient gais, excités par les propos libres et les bons vins qu’ils avaient bus dans la journée. Ayant rencontré, près de la ville, un paysan qui s’en retournait chez lui monté sur son âne, ils le plaisantèrent à qui mieux mieux et, de fil en aiguille (le paysan répondant à la galégeade par la galégeade), ils lui proposèrent de jouer avec eux… au Parlement. S’il consentait à tenir le rôle de l’accusé dans la comédie qu’ils allaient improviser, il aurait pour sa récompense un bel écu d’argent. Le paysan, bonhomme, y consentit. On prit goût au jeu, on s’échauffa, et ayant jugé le manant pour rire… on le pendit pour de bon !

« Ce crime ne fut pas puni. Un procès en règle aurait compromis des noms de juges trop illustres !

« Voilà à quelle conception de l’inégalité des hommes en étaient arrivés quelques-uns au moins des puissants du jour, ceux que la Révolution allait abattre. Ces illustres, ces bien-nés pouvaient tout faire, tout se permettre contre le droit des humbles.

« Tout une caste, ou du moins (et cela suffit) les plus orgueilleux d’une caste orgueilleuse, se croyaient tellement au-dessus du peuple qu’ils prenaient avec lui toutes licences. C’était, devenu légion, Néron, incarnation de toute-puissance et d’orgueil. C’était la tyrannie d’une seule classe de citoyens sur toutes les autres, et, dans le crime commis contre tout ce qui n’était pas elle, elle goûtait des joies sadiques, monstrueuses. Voilà ce que la Révolution vint détruire d’une façon immédiate, sans pitié, au nom d’une pitié supérieure, à longue échéance.

« À ce meurtre du paysan d’Aix, pendu par des fils de parlementaires en humeur de rire (histoire exceptionnelle, je le veux bien, mais qui ne serait plus possible de nos jours, sinon au fond de l’Afrique et contre des nègres, et pour les mêmes motifs d’orgueil maladif), l’évolution morale, le progrès moral de notre civilisation libertaire répondent aujourd’hui par l’histoire (exceptionnelle aussi, je le veux bien), de La lièvre de juin, que Maurin nous a contée hier.

« L’homme est devenu meilleur pour l’homme et même pour les bêtes.

« Et je n’ajouterai qu’un mot : Le génie lui-même ne met pas l’homme au-dessus des hommes. Le savant ou l’artiste n’est digne du respect universel que lorsque, bien loin de s’isoler dans des œuvres d’orgueil, inaccessibles aux masses, il devient au contraire le cœur multiplié qui se donne aux foules pour les consoler ou les guérir.

« Allons ! allons, conclut M. Rinal, vous nous avez promis une histoire gaie, Cabissol, contez-nous-la.

Cabissol commença ainsi :

LES CANARDS DU LABRADOR….